Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 30 mai 2009

Sylvain Gouguenheim, et après



La nouvelle fabrique de l'histoire, une émission animée par Emmanuel Laurentin sur France Culture, revient, ce 26 mai 2009, sur le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, publié aux éditions du Seuil en avril 2008, dans la collection "L'Univers historique". Un an après donc, sont réunis par ses soins les professeurs André Vauchez, Annliese Nef et Max Lejbowicz. L'animateur commence par expliquer que, si Sylvain Gouguenheim refuse ce genre de débats, c'est probablement parce qu'il a été complètement «dépassé» (1) par cette affaire, ce qui aura dispensé en tous cas Emmanuel Laurentin de songer à inviter à son émission toute autre voix discordante.

Estimant au contraire l'explication suffisante, il ouvre son émission sur la seule question qui vaille: «Qu'est-ce qui vous a choqués dans ce livre?». Aussitôt l'accord des trois invités est complet, l'émission pourrait même être terminée avant d'avoir seulement commencé: un «mauvais livre"»; «erreurs factuelles énormes»; «aucune connaissance linguistique»; l'auteur parle de «textes qu'il n'a jamais lus»; «discussion de comptoir de bar»; contenus "affligeants", dont il n'y a strictement «rien à retenir, tout est à jeter»; ce livre «caresse un "certain" [c'est leur ton, et non nous, qui souligne ce "certain"] public dans le sens du poil: les souverainistes en particulier»; il est caractéristique de «notre époque post-coloniale»; «il s'inscrit dans le choc des civilisations». Le docteur Max Lejbowicz, en particulier, trouve enfin «raciste» l'affirmation selon laquelle certaines langues ne peuvent traduire certaines idées, ni certains univers de pensée, ce que madame la maître de conférences Annliese Nef se borne à disqualifier de «culturalisme» (2).
Mot pour mot. En l'absence de l'auteur, ce qui aggrave son cas, et en celle d'un quelconque contradicteur, chacun souscrit «à cent pour cent» à ce que dit l'autre.

Plus serein, le directeur de recherches au CNRS André Vauchez tente ensuite de donner quelque sens historique à l'existence d'une telle horreur: il n'était pas forcément nécessaire que des collègues réclament sa démission, mais sans s'attarder outre mesure sur ce qui lui paraît simplement un excès, alors qu'il s'agissait plus précisément d'une pétition d'universitaires organisés, dont nous avons rapporté in extenso les termes et rappelé le cadre, dans notre note Sylvain Gouguenheim s'explique, en date du 4 juillet 2008. Puis monsieur André Vauchez y voit la preuve que les procédures françaises de publication en France des ouvrages historiques manquent de rigueur et que, comme cela se fait partout ailleurs selon lui sauf dans la patrie de Michelet, toute publication de ce genre devrait être soumise aux deux ou trois experts connus sur le sujet, il précise même qu'il n'y en pas tant que cela et que tout le monde les connaît et les reconnaît. Bon prince, et au nom d'une ancienne relation qu'il a autrefois nouée avec Sylvain Gouguenheim, il y voit la conséquence d'une probable exaspération de son ancien ami devant les «discours de type Unesco ou Jack Lang» sur l'esprit de Cordoue, le mythe voltairien d'un âge d'or andalou ou sicilien. Et sans doute aussi un réflexe de frustration qu'aurait engendré le refus du personnel politique français d'approfondir le débat sur les «racines chrétiennes» de l'Europe, lors de la rédaction de notre Traité Constitutionnel Européen, et ce débat, qui n'a pas eu lieu pour des raisons «bassement électorales» a été «rentré»: voilà pourquoi, par des réactions somme toute plus animales que scientifiques, «on se rattrape par les biais les plus mauvais».
Au passage, madame Annliese Nef ajoute deux ou trois réflexions personnelles: le scandale s'aggrave du fait que ce livre ait pu être publié par une grande maison d'éditions, et dans une collection jusque-là fort sérieuse, qui a «d'ailleurs» [!] renoncé à en tirer une seconde édition, décision considérée par nos invités comme un indice supplémentaire de la méchanceté de ce livre enfin reconnue par ses éditeurs mêmes, alors qu'au moins une autre interprétation de ce recul nous paraît possible; ensuite, l'article de Roger Pol-Droit, qui mit le feu aux poudres, lui démontre qu'il faudrait en arriver à cette règle qu'«on ne doit pas s'exprimer sur les sujets qu'on ne connaît pas». Elle ajoute encore que, dans ce «pamphlet», Sylvain Gouguenheim «fait mine» de confondre le discours sur la tolérance et celui sur l'interaction entre les sociétés; que son «hagiographe», Roger Pol-Droit est «inapte» et que, s'il revendique pourtant le droit d'agiter cette polémique, ce serait «peut-être» à rapprocher du fait que le chroniqueur du Monde est l'auteur d'un «petit livre sur ce qu'est l'Occident ...» [dont la chercheuse scientifique ne cite pas le titre exact — L'Occident expliqué à tout le monde, Seuil, 2008 — et aucun des participants ne vient à la rescousse de sa mémoire défaillante], «... ce qui pourrait expliquer son intérêt pour le livre de Sylvain Gouguenheim», sur ce même ton doux, chuchoté et discrètement interrogatif, en signe d'objectif étonnement, qui habitait déjà son «certain public». Mais ce qui prouve enfin définitivement à ses yeux que ce livre est un enfer épistémologique, qui ne mérite même pas les indulgentes pistes de réflexions sociologiques que propose son collègue monsieur André Vauchez, c'est qu'il évoque, dans une note, le 11 septembre. L'accord redevient très vite unanime sur ce fait que les historiens médiévistes devraient dialoguer un peu plus entre eux, mais surtout s'occuper plus activement des programmes scolaires, des manuels, et de la manière d'enseigner l'histoire en France, et en particulier celle du fait religieux.

Ce sidérant consensus entre gens qui savent comment doit se faire l'histoire; qui doit la fabriquer; qui doit l'éditer et comment; qui peut parler et qui ne peut pas; entre gens qui savent ce que, sous leur houlette de chercheurs universitaires [car en matière d'histoire, il n'y en a guère ailleurs (3)], doivent enseigner (4) les enseignants du secondaire et comment: nous voilà loin d'une soi-disant querelle autour d'un livre ou d'un auteur présumé factieux.
Nous avions déjà bien des raisons de voir notre démocratie dériver en société bananière. Faudra-t-il aussi trouver à notre goût une université mandarine?

1. Tous les guillemets sont ici la traduction d'une transcription que nous avons réalisée personnellement de cette émission, aussi soigneusement que possible.

2. Nous voilà donc définitivement raciste à notre tour puisque, à propos déjà de ce livre, nous résumions naguère ainsi notre petite expérience de vingt ans de traduction littéraire, entre deux langues latines pourtant: «Le seul point important demeure cette thèse de Sylvain Gouguenheim — qui peut en effet être discutée et, digne de considération, pourrait alimenter une si belle et si profonde controverse — selon laquelle il existe un génie propre aux langues, qui rend les traductions difficiles et les transmissions malaisées, ou improbables. Pourquoi ne pas traiter calmement, et honnêtement, d'une question que, de façon synchronique déjà, tous les traducteurs rencontrent dans leur simple pratique et ne résolvent jamais vraiment de façon satisfaisante? Alors que dire quand l'histoire et les siècles s'en mêlent?». Note du 26 avril 2008: Traductions et trahisons des clercs.

3. Reconnaissons au professeur Max Lejbowicz ce souci du bien public. En quatrième de couverture du livre dirigé par lui: L'islam médiéval en terres chrétiennes: sciences et idéologie (Presses universitaires du Septentrion, 2009), entièrement consacré à la mise en pièces du livre de Sylvain Gouguenheim, son éditeur écrit ceci, forcément avec son aval: «Qu'un éditeur prestigieux ait fait paraître un pareil livre conduit les médiévistes à s'interroger sur la formation et la diffusion de leur savoir: eux dont les recherches sont financées par des fonds publics, doivent se faire entendre dès qu'un des leurs divague.»

Notons enfin que cet historien a aussi de grandes compétences dans le domaine de l'astrologie naturelle, comme on pourra en avoir ici un aperçu.

4. «Enseigner»? Ces universitaires préféreraient sans doute ici le mot «transmettre», tant leurs propos de ce jour ignoraient qu'un professeur d'histoire, fût-ce du secondaire, aime parfois se cultiver, approfondir la discipline qu'il enseigne et le manuel qu'il prescrit, au point de s'en approprier les contenus. Ces enseignants pourraient même avoir sur ces spécialistes l'avantage de se fonder sur une réelle connaissance de leurs élèves, et mieux apprécier qu'eux la façon d'aborder avec pertinence, sur le vrai terrain de l'école concrète, des sujets aussi complexes que le fait religieux. Alors que, à entendre aujourd'hui Annliese Nef: «Sur les concepts historiographiques, nos étudiants sont collectivement incapables de se positionner un tant soit peu.» Beaucoup d'inaptes aujourd'hui, décidément, dont, sans ironie, nous faisons évidemment partie.

• Dossier Sylvain Gouguenheim: accéder ici au dossier détaillé.

• 9 avril 2008: Roger-Pol Droit: Et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'islam, Le Monde, 4 avril 2008, à propos de: Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, Seuil.
• 26 avril 2008: Traductions et trahisons des clercs.
• 4 juillet 2008: Sylvain Gouguenheim s'explique, suivi de deux entretiens avec l'auteur: 1. On me prête des intentions que je n'ai pas, Le Monde, 25 avril 2008.2. Gouguenheim s'explique, Lire, juillet 2008.
• 1er septembre 2008: Une précision de Jean-Claude Zancarini.
• 5 mai 2009: Treize mois après, suivi de Gil Mihaely: Le seuil d'intolérance. L'affaire Gouguenheim: chronique d'un procès en sorcellerie, Le Causeur, 29 mars 2009.
• 30 mai 2009: Sylvain Gouguenheim, et après. Ou la nouvelle fabrique de l'Histoire.


© Photographie: la bibliothèque de la Sorbonne, tous droits réservés.

mercredi 20 mai 2009

Ralentir Travaux: lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille


Après deux années de collaboration généreuse à
Ralentir travaux, Philippe Méziat ouvre son espace personnel. Vous y retrouverez tous les textes publiés jusqu'ici dans notre site, ses Chroniques, ses Recensions, son Alphabet des musiciens. Nous lui donnons volontiers aussi nos recommandations vidéo en matière de jazz, ici dans Écouter voir. Gageons que nous irons bientôt glaner chez lui ses trouvailles et merveilles, pour enrichir notre propre section.

De même, nous avions signalé ici la naissance d'un artiste de la musique et du clavecin. Nous sommes heureux aujourd'hui de parrainer le site personnel d'Aurélien Delage, où vous pourrez suivre toute son actualité, en particulier celle de ses concerts. Enfin, nous n'avions jamais eu l'occasion d'évoquer sur Ralentir travaux l'immense luthiste et musicien, Eugène Ferré, professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, concertiste et directeur d'ensemble. Là encore, nous tenons sur les fonts baptismaux le site personnel d'Eugène Ferré et celui, encore en construction mais déjà accessible, de son épouse, l'unique flûtiste Sabine Weill, professeur au Conservatoire de Musique et de Danse Darius-Milhaud d'Aix-en-Provence,
créatrice du Département de Musique Ancienne et animatrice d'un atelier d’initiation à la Gravure Musicale Informatique.

Ces quatre sites se ressemblent, c'est normal, une sorte d'air de famille. Nous sommes gros de deux autres, dont nous vous laissons la prochaine surprise.

mardi 5 mai 2009

Sylvain Gouguenheim, treize mois après (5)


Publiée dans Le Causeur, salon de réflexions, en date du 29 mars 2009, cette synthèse de Gil Mihaely rappelle d'excellente façon les étapes, enjeux et non-dits qui ont caractérisé l'accueil de l'ouvrage de Sylvain Gouguenheim: Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, publié au Seuil en avril 2008, processus que nous avons tenté de suivre au cours de ces treize derniers mois.

Le seuil d'intolérance. L'affaire Gouguenheim: chronique d'un procès en sorcellerie. — On croit souvent que la chasse aux sorcières est une pratique du Moyen Âge. On se trompe doublement. D’abord parce que ce sport était plutôt prisé du temps de François Ier et de Louis XIV que de celui de Saint-Louis, et puis parce que certains milieux, en France, aujourd’hui, s’y adonnent avec un enthousiasme et une dextérité dignes des Puritains du XVIIe siècle. Depuis un an, une grande partie de la communauté des historiens médiévistes est en train d’en faire la démonstration à travers un cas qui mérite bien le titre d’«affaire Sylvain Gouguenheim». Selon ces universitaires, douter de l’apport essentiel de la civilisation islamique à l’Europe chrétienne n’est pas une erreur à discuter et éventuellement à corriger, mais une hérésie à combattre.

Médiéviste et germaniste, Sylvain Gouguenheim enseigne à Normale Sup Lyon (ENS-LSH, Lettres et Sciences humaines). Sa mission consiste essentiellement à préparer des étudiants à l’agrégation. Dans l’affaire qui lui vaut d’être ostracisé par l’institution et par l’ensemble de la communauté enseignante, le soutien de ses élèves témoigne en faveur de ses compétences pédagogiques. Il les revendique avec passion. Gouguenheim est d’abord un professeur.

Avant «l’affaire», il était un historien sans histoires. Son domaine de recherche, le Moyen Âge allemand, plus précisément la pensée mystique en pays rhénan au XIIe siècle ou les Chevaliers teutoniques, n’avait pas attiré l’attention des censeurs. L’envie lui a pris de s’attaquer à un sujet à plus haute teneur idéologique: le rôle des moines et des monastères d’Europe occidentale dans la transmission du savoir grec à l’Occident. En s’autorisant un pas de côté par rapport à la thèse communément répandue d’une transmission exclusivement opérée par le monde islamique, Gouguenheim s’est, semble-t-il, mis au ban de la communauté historienne. Faut-il un conclure que tout ce qui a trait à l’islam relève d’une recherche pré-balisée ?

La démarche de l’auteur n’a pourtant rien d’extraordinaire. L’historien israélien Shlomo Sand, spécialiste en histoire intellectuelle des XIXe et XXe siècles, a récemment publié un livre polémique, Comment le peuple juif fut inventé, où il traite de questions et de périodes qui n’appartiennent pas à ses champs de compétences académiques. Pourtant, cette contribution au débat sur le sionisme et la légitimité de l’Etat d’Israël a été plutôt bien accueillie, et, en France, l’ouvrage a même été couronné par le prix Aujourd’hui. On n’a pas assisté à une levée de boucliers des professionnels de l’histoire biblique ou hellénistique pour dénoncer les motivations et les compétences de l’auteur. Et le débat a pu avoir lieu.

Gouguenheim n’a pas eu cette chance. Son ouvrage aurait pu susciter une discussion sans concession mais honnête. Ses détracteurs auraient déployé contre lui des efforts d’argumentation. Ils ont préféré l’indignation et l’invective, en contravention avec toutes les règles de la courtoisie académique et de l’échange intellectuel. Quelques semaines après la publication aux éditions du Seuil, de Aristote au mont Saint-Michel, Les racines grecques de l’Europe chrétienne, en avril 2008, il découvrait que son intuition ne l’avait pas trompé: il avait touché à un sujet sensible. Mis les pieds dans une zone dangereuse. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est la violence de la tempête qui allait s’abattre sur lui.

Dans les premières semaines, la réception du livre semble pourtant encourageante. Après tout, il a été accepté par le Seuil et publié dans la série prestigieuse «L’Univers historique». Très vite, l’ouvrage est traité dans deux articles favorables et même élogieux: dans Le Monde sous la signature de Roger Pol-Droit et quinze jours plus tard dans les colonnes du Figaro, sous celle de Stéphane Boiron. Même après ces deux recensions, il suffirait que les adversaires de Gouguenheim s’en tiennent à un silence glacé et on en resterait là: le livre passerait des librairies aux oubliettes et les idées supposément pernicieuses qu’il contient ne risqueraient pas de pervertir l’esprit public. Mais pour la corporation des historiens — qui se montre mieux inspirée quand elle combat pour la liberté de penser que quand elle la combat — le silence est encore un châtiment trop doux. Un article dans Le Monde et un autre dans Le Figaro ne valent-ils pas, pour le grand public, tous les honneurs académiques ?

C’est d’ailleurs dans Le Monde des Livres qu’est lancée la contre-attaque — encore qu’il n’y a pas eu «attaque». Télérama et Libération publient à leur tour des textes de réfutation. À ce stade, on pourrait encore en rester à un débat, vif, mais un débat tout de même, sur une thèse provocatrice destinée au grand public. Ce genre de querelle d’historiens défraie la chronique de temps à autre; on s’empaille sur la comparaison entre nazisme et stalinisme ou sur des questions telles que «les poilus, acteurs ou victimes?». Sauf que cette fois-ci, les arguments ont vite laissé place aux invectives et la saine polémique à une guerre sainte contre Gouguenheim. Il n’avait déjà pas dû être très agréable à celui-ci de voir les ténors de sa discipline mettre sa thèse en pièces. Loin de se contenter de ce bizutage public, certains décident de s’en prendre personnellement à l’auteur. Pour son crime de mauvaise pensée, une seule peine s’impose: la mort professionnelle. L’indignation — sincère quoique disproportionnée — des uns se mêle à des arrière-pensées moins avouables. Beaucoup, dans leur for intérieur, trouvaient intolérable qu’un non-normalien fût admis à enseigner dans ce temple de l’excellence. D’autres aimeraient bien pousser vers la sortie la directrice de collection qui a accepté le livre. Bref, derrière les motivations les plus savantes et les plus nobles, se joue aussi l’une de ces parties de billard à plusieurs bandes si caractéristiques de notre République des lettres. L’ennui, pour Gouguenheim, c’est qu’il joue le rôle de la boule.

Des pressions sont exercées sur la direction de l’ENS afin de la pousser à se désolidariser de son professeur. Celui-ci comprend vite qu’il ne peut pas compter sur le soutien de ses supérieurs. L’affaire prend des allures de lynchage. mondain. La quasi totalité des professeurs de la maison, y compris certains qui n’ont pas lu une ligne de l’ouvrage, signent une pétition haineuse contre Gouguenheim qui est presque totalement isolé. On revisite avec des airs entendus ses précédents travaux: bizarre, non, cet intérêt pour les Chevaliers teutoniques? Son quotidien devient infernal. À l’exception de ses élèves, plus personne ne lui adresse la parole.

Certes, des spécialistes aussi reconnus que Rémi Brague (téléchargement de son article: À propos d'une polémique récente), Christian Jambet, Dominique Urvoy ou encore Gérard Troupeau, le défendent — sans pour autant valider l’ensemble de sa thèse. Jacques Le Goff, médiéviste mondialement réputé, juge le livre «intéressant mais discutable». Mais pour la corporation, il n’est pas question de discuter. Au mépris de toute déontologie, un colloque sur sa thèse est organisé le 4 octobre 2008 avril à la Sorbonne. Pourquoi s’imposer l’ennui d’un débat contradictoire quand on est convaincu de sa propre légitimité? En fait de discussion, c’est à une descente en flammes que se livrent tous les orateurs. Les organisateurs de la réunion n’ont pas jugé utile d’inviter Gouguenheim, ni même l’un de ses défenseurs. «Il ne s’agit pas d’instruire le procès d’un auteur ni d’instaurer une police de l’intelligence», proclament-ils. On m’accordera que c’est mal imité. Dans un tribunal, l’accusé aurait au moins été invité à s’expliquer. Le plus désolant est peut-être que Fayard s’apprête à publier le compte-rendu de ce procès à charge dans une collection nommée «Ouvertures» — ça ne s’invente pas.

Peut-être les détracteurs de Gouguenheim ont-ils en partie ou totalement raison quant à la pertinence de sa thèse — je me garderai bien d’en juger. Leurs méthodes, qui consistent à abattre un auteur au lieu de critiquer ses idées, n’en sont pas moins injustes et indignes de la communauté universitaire. Il est ignoble d’accuser Gouguenheim d’islamophobie et de faire de lui un promoteur du «choc des civilisations». C’est plutôt en prétendant soustraire non seulement l’islam mais aussi l’histoire du monde islamique à la liberté de la critique et de la recherche qu’on creusera un fossé entre les civilisations.

Les auteurs de ces attaques portent une lourde responsabilité. L’affaire Gouguenheim a en tout cas changé de registre, glissant de la controverse académique au procès stalinien. La question n’est pas, n’est plus, le rôle de tel ou tel moine obscur, les compétences linguistiques de Sylvain Gouguenheim ou ses supposées erreurs et approximations. Ce n’est plus le contenu du débat qui importe mais le débat lui-même, ses limites et ses règles et, en vérité, sa possibilité même. Ce qui est en jeu, c’est la liberté de s’exprimer et même de se tromper, sans craindre pour son honneur ou son avenir professionnel, sans avoir à redouter d’être victime de harcèlement moral. En ce moment, c’est la seule question qui vaille.

• Dossier Sylvain Gouguenheim: accéder ici au dossier détaillé.

• 9 avril 2008: Roger-Pol Droit: Et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'islam, Le Monde, 4 avril 2008, à propos de: Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, Seuil.
• 26 avril 2008: Traductions et trahisons des clercs.
• 4 juillet 2008: Sylvain Gouguenheim s'explique, suivi de deux entretiens avec l'auteur: 1. On me prête des intentions que je n'ai pas, Le Monde, 25 avril 2008.2. Gouguenheim s'explique, Lire, juillet 2008.
• 1er septembre 2008: Une précision de Jean-Claude Zancarini.
• 5 mai 2009: Treize mois après, suivi de Gil Mihaely: Le seuil d'intolérance. L'affaire Gouguenheim: chronique d'un procès en sorcellerie, Le Causeur, 29 mars 2009.
• 30 mai 2009: Sylvain Gouguenheim, et après. Ou la nouvelle fabrique de l'Histoire.

Gil Mihaely, né en 1965 en Israël, est historien et journaliste. Après des études à l'Université de Tel-Aviv, il a soutenu une thèse d'Histoire (XIXe siècle) à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris.