Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 25 septembre 2009

Raphaël Nadjari 3: Apartment #5C (2002)




Avant tout générique, la première image nous instruit déjà: ce sera l'histoire d'une très jeune fille, mollement atone, dénudée, exposée. Puis vision frontale: sur la paroi du fond un triptyque de pacotille, en silhouette d'autel le montant d'un lit forcément prêt pour l'holocauste, même si, pour la circonstance, le sacrifice paraît joueur.

C'est l'histoire d'un petit chien. Sans colliers, sans papiers, son premier acte d'indépendance est d'échouer à singer le méfait de son boy friend, violent, irascible, possessif et indifférent même à son sexe. Sitôt perdu son premier maître, elle n'a de cesse, yeux tristes de cocker, que de retrouver à la niche une nouvelle laisse. Dans les rues, elle marche le plus souvent derrière l'autre, il va toujours trop vite, il ne l'attend pas, il s'impatiente et la presse, il la tire par le cou, par le bras, le premier mange son sandwich en la laissant sur le trottoir, devant la vitrine. Le second, nous allons le voir, a d'autres manières de restaurant.
Quant elle s'est tiré une balle dans la cuisse, on lui donne à mordre un linge pour qu'elle cesse de crier, on la confie à un vétérinaire ivre, qui a fait ça «cent fois sur les chiens» et quand, enfin au restaurant, elle ouvre son cœur à son deuxième homme qui vient de l'y inviter, il se lève brusquement et fait emballer son repas pour qu'elle l'emporte chez elle: ce qu'à New York, on nomme un dog bag. Et images et son, les irruptions et les aboiements du vrai chien, seul amour vivant du logeur hémiplégique.

Car, à part ces aboiements, la parole n'a guère de place. Les séquences muettes (ou humanisées par le seul saxophone de John Surman, celui de I am Josh Polonski Brother), s'attardent sur tous ces moments intermédiaires: on marche, on se transporte, on se déshabille et se rhabille, on se lave, on attend assis dans l'escalier, sur le palier, on s'en va, on court, on boite, on conduit, on se bat et se débat, on s'agite, on se serre par instants, on se prostre. Extérieure, exclue, convoitée pour sa seule utilité sexuelle et encore c'est elle qui attend, fille sans qualités, elle regarde et que veut ce regard qui est la vraie caméra? demander de l'aide, envie de tenir sa partie dans ce Thanksgiving où il faut juste dire merci, et où, aussitôt prise, le temps de croire à la bonace, la parole familière, presque familiale dérape dans la méchanceté et l'offense. Alors, la chienne docile se convertit en agneau pascal, elle affirme sa première révolte morale en boitant, en souffrant, longue montée au calvaire de deux étages interminables. Et, toujours sans un mot, un autre geste, un répétitif et obscène va-et-vient, va inscrire sur son visage le gros plan du dégoût, et précipiter l'homme dans le meurtre soudain et irréparable, celui des irruptions récurrentes des tireurs fous de la société américaine.

C'est une fille qui ne sait que marcher, qui, sauf pour téléphoner à sa mère, ne sait que se sauver en courant dans les rues de Manhattan, et qui s'est logé une balle. Où? Justement dans la cuisse. Transportée à hue et à dia dans une couverture, elle finit par se redresser, longtemps elle boite, et quand enfin, au bout d'un an peut-être, elle remarche, voilà que c'est sa main qui intéresse l'infirme en fauteuil, et que ce corps qu'elle continue à offrir et dont elle voudrait qu'enfin on l'accepte en son entier, personne n'en veut vraiment, elle reste à la porte. Et c'est dans Brooklyn nocturne qu'elle finit par être obligée de prendre ses jambes à son cou.

Elle vient d'arriver à Manhattan, elle est israélienne, elle voudrait même agiter un petit drapeau américain en papier — «son premier» — à la Parade, c'est à Brooklyn qu'elle fête Thanksgiving, elle ne rencontre que la solitude, la perte, la folie, la pauvreté, le meurtre, la fuite. God bless America.

C'est Apartment #5C, c'est le dernier film de Raphaël Nadjari à New York, où il est arrivé il y a quelques années. Ce film parle hébreu, Nadjari commence à vouloir vraiment filmer l'enfance, il y rencontre sa première israélienne (l'actrice s'appelle Tinkerbell, le nom anglais de notre fée Clochette dans Peter Pan). Ce film est déjà l'histoire de la partance du jeune cinéaste pour Israël. S'il fuit ici la violence, la solitude, la folie, le meurtre, croit-il à ce moment qu'en est préservée la terre de la grande promesse, s'il y part fou d'espérance?

© Photogramme: Raphaël Nadjari: Richard Edson et Tinkerbell dans Apartment #5C, 2002.

samedi 19 septembre 2009

Jacques Rivette: la grâce pour toute espérance


    36 vues du Pic Saint-Loup, de Jacques Rivette. Le cirque est pauvre, ils sont cinq ou six à vouloir le faire vivre; le cirque est orphelin, il vient de perdre son père, et la fille, ancienne manieuse de fouet aux lourds secrets devenue une Parisienne que réclame le microcosme de la mode, vient un moment aider sa sœur au chapiteau; deux clowns, l'un irascible, l'autre alcoolique, tout droit sortis de En attendant Godot, qui ne comprennent même plus qu'ils puissent faire rire, deux jeunes gens qui pourraient bien être tentés par l'idylle. Un terrible et sombre accident a mis en panne la petite troupe qui n'avait guère besoin de ça, c'est que la mode justement n'est plus aux petits cirques de campagne. et c'est une autre panne, mécanique celle-là, qui introduit l'étranger, un Italien en voiture de sport et tout de blanc vêtu. L'ange d'abord silencieux et bientôt fouineur ne reprendra son envol que lorsqu'il aura percé tous leurs mystères et rendu à tous la vie et l'espérance, sans même se faire payer en quelque façon que ce soit.

    Le cirque tourne autour du Pic Saint-Loup comme autour de son axe, non loin sans doute de la demeure où, au siècle dernier, était enfermée toute nue la Belle Noiseuse; le cirque livre par bribes et peu à peu ses courtes splendeurs, toujours plus corporelles, toujours plus périlleuses: après les clowns, vient un acrobatique main-à-main au sol (hors piste la funambule), puis une marionnette aérienne se joue de ses filins et vole à cinq mètres de hauteur, ensuite les jongleurs de feu, pour en arriver au fouet qui une fois tua et qui va lacérer une double feuille du Canard enchaîné, en allusion sans doute à l'exquise gaucherie de Kate (le corps toujours en excès de la grande Jane Birkin) cadenassée d'avoir été la meurtrière involontaire de son amant. Au bord du gouffre, "tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses souffrantes", c'est partout la grâce: de toutes les gravités et de toutes les fantaisies, le vieux maître Rivette — beaux bustes et beaux visages à bonne distance, sereins déplacements dans l'espace cévenol — laisse ces gens se déployer, se rencontrer, s'éviter, se cacher, se courtiser, s'affronter parfois, jouant comme toujours à sauter d'un praticable à l'autre du grand théâtre. Ne disons rien davantage des mille et une surprises de ce dernier, certainement non ultime, bijou de l'octogénaire.

    Mais le cirque est vide aussi, comme cette salle de cinéma où j'ai vu ce film, vidée entre autres par le complot des blancs-becs, si prompts à s'enthousiasmer à l'unisson des pompeuses impostures d'un Tarantino ou d'un Audiard. Mais écoutez-les comploter, ces fats, ces mondains, ces sots qui courent après les films savonnettes dans le but qu'enfin le gogo les lise, voyez comment ils se traitent, car, pour finir, ces innommables ne sortent jamais d'eux-mêmes:

    S'irrite le plumitif de L'Express: «Des ratages, le cinéma français en a produit et en produira. Mais ces films-là existent pour de mauvaises raisons, ce qui est plus agaçant encore: la notoriété d'une comédienne pour l'un, la routine d'un cinéaste pour l'autre. Pas de nécessité artistique, aucune remise en question. Ceci explique cela.»

    Ironise l'autoproclamé "chic et choc" de Télérama: «Encore faut-il que les personnages et les situations soient un minimum convaincants. Or, comment croire une seconde [...]? Et comment ne pas ricaner [...]? Ça tombe bien : pour une fois, Rivette a fait court...»

    Mais qui sont ces seconds couteaux, pour se croire ainsi tout permis? Qu'en effet le fouet lacère leurs canards en bandelettes! Comme Kate délivrés, nous rencontrerons alors plus aisément sur notre chemin la grâce de la vie.
    © Photogramme: Jacques Rivette, 36 vues du Pic Saint-Loup.

mercredi 16 septembre 2009

Ken Loach ou La Croisette pour Terre promise




Après le conseil d'administration de l'Université Paris-VI qui, le 16 décembre 2002, avait appelé au boycott par l'Union européenne des universités israéliennes; après l'appel des écrivains italiens, suivis par d'autres travailleurs du sens et du langage, à refuser de côtoyer leurs semblables dans les allées du Salon du Livre de Paris en 2008, voilà maintenant que Ken Loach se met à distribuer à travers la planète ses bons et ses mauvais points, d'une fort étrange façon. N'en déplaise au jury du 59e festival de Cannes dont il n'a pas boudé la Palme d'or (Dieu assistait Loach en cette année 2006, puisqu'Israël n'était présent que dans les programmes de la section Tous les Cinémas du Monde), ses manifestes simplificateurs et démagogiques, depuis Family Life jusqu'à ce Vent se lève, parviendront-ils encore longtemps à se donner des airs de grand œuvre, et mesurera-t-on encore longtemps le génie artistique à la seule aune des proclamations d'intentions, et du chic du prêt-à-porter idéologique? Dans Le Monde du 16 septembre 2009, Ariel Schweitzer, historien et critique de cinéma, nous précise l'engagement à géométrie variable du cinéaste prolétarien. Rappelons aussi que ce même faiseur, entouré d'une cinquantaine de consciences tout aussi vigiles (la sociologue canadienne Naomi Klein, l'actrice américaine Jane Fonda (1) ou le réalisateur israélien Udi Aloni), vient d'accuser de complicité avec «la machine de propagande israélienne» la plus importante manifestation d'Amérique du Nord, le Festival international des films de Toronto, en raison de son choix de Tel Aviv et de son cinéma pour son programme du 10 au 19 septembre. Une occasion de plus de voir le beau DVD de Raphaël Nadjari sur "Une histoire du cinéma israélien" (2), qui montre à quel point ce cinéma sur cette terre même porte haut les valeurs du véritable engagement pour la liberté et les droits élémentaires, en dépit des menaces, des anathèmes et des Tartuffe.

Israël, cible de Ken Loach. — On a appris cet été que le cinéaste Ken Loach, qui devait présenter son dernier film, Looking for Eric, au Festival de Melbourne, en Australie, a décidé de le retirer du programme. Loach a voulu ainsi protester contre la participation à cette manifestation d'un film israélien, Le Sens de la vie pour 9,99 dollars, dont les frais de voyage de l'auteur, Tatia Rosenthal, ont été payés par une institution publique israélienne. Auparavant, Loach avait demandé au directeur du festival, Richard Moore, de refuser la contribution financière israélienne. Devant le refus de ce dernier, qui a qualifié l'exigence de Loach de "chantage", le cinéaste anglais a choisi de boycotter l'événement.

Ce n'est pas la première fois que Loach applique la même méthode. Au mois de mai dernier, il a même réussi à convaincre la direction du Festival d'Édimbourg, en Écosse, de refuser la venue d'une autre cinéaste israélienne, Tali Shalom-Ezer, dont le voyage devait être payé par l'ambassade israélienne. Au terme d'un long débat, la cinéaste est arrivée au festival qui a fini par assumer lui-même ces dépenses.

C'est le droit de Ken Loach d'envoyer son film où bon lui semble. C'est aussi son droit de protester contre l'État d'Israël et sa politique d'occupation. Le problème est la méthode choisie. Car si l'on suit la logique de Loach, on est en droit de questionner la décision du cinéaste de boycotter le Festival de Melbourne et non pas, par exemple, le dernier Festival de Cannes où il est venu présenter le même film, Looking for Eric, en compétition. En effet, cinq films israéliens (trois longs et deux courts métrages) furent présentés à Cannes cette année. Tous financés par des fonds publics israéliens et dont la venue au festival a été soutenue par des institutions du même pays.

Pourquoi donc Melbourne et pas Cannes? Peut-être parce que Cannes est un grand festival dont les enjeux médiatiques et économiques sont trop importants, même pour un cinéaste engagé comme Ken Loach, alors que Melbourne est un petit festival où l'on peut faire son numéro de cinéaste militant donneur de leçons.

Mais au-delà des méthodes pratiquées par Ken Loach, on peut aussi s'interroger sur le bien-fondé et l'efficacité de cette attitude. Car qui est finalement visé par ce boycottage? Des cinéastes israéliens dont une grande majorité fait partie de la gauche israélienne et qui luttent depuis des années pour les droits des Palestiniens et contre la politique d'occupation de leur gouvernement. Des cinéastes d'opposition comme Amos Gitaï, Avi Mograbi, Ari Folman ou Keren Yedaya, pour ne citer que les plus connus, qui véhiculent dans leurs films une image complexe, souvent extrêmement critique de la société israélienne.

Loin de moi l'envie d'idéaliser l'État d'Israël, sûrement pas sa politique d'occupation, mais il faut au moins reconnaître que les auteurs israéliens bénéficient d'une grande liberté d'expression et que de nombreux films politiques sont financés par l'argent public israélien. Des mauvaises langues diront que cette politique cultuelle sert d'alibi, visant à donner du pays l'image d'une démocratie éclairée, une posture qui masque sa véritable attitude répressive à l'égard des Palestiniens. Admettons.

Mais je préfère franchement cette politique culturelle à la situation existante dans bien des pays de la région où l'on ne peut point faire des films politiques et sûrement pas avec l'aide de l'État. Les cinéastes israéliens, militants de gauche, sont déjà isolés dans leur propre pays. Au lieu de les isoler davantage, au lieu de les boycotter, donnons-leur au contraire la parole pour que leur voix et leur message soient entendus en Israël comme à l'étranger. — Ariel Schweitzer.

1. Dès le 14 septembre 2009, et ce avant l'ouverture du Festival de Toronto, Jane Fonda a expliqué pourquoi elle regrettait d'avoir signé cet appel. Texte original de sa lettre en anglais ici. Il se trouve que le 17 juin 2010, Le Monde, dans des conditions que nous commentons a cru bon de présenter ce texte qui avait près d'un an comme une tardive nuance que Jane Fonda apportait à sa décision. On peut donc en lire ici la traduction.
2. «C'est un cinéma puissant parce qu'il pose en permanence la question de la fonction du cinéma en tant que récit collectif, national, tout en étant conscient de la nécessité de se défaire de sa mission idéologique didactique [...] Il faut qu'il reste en mouvement» dit Raphaël Nadjari dans le livret accompagnant le double DVD de son documentaire Une histoire du cinéma israélien, Arte Éditions, juin 2009.

© Photogramme: Ronit Elkabetz dans Mon Trésor de Keren Yedaya, 2003.

dimanche 13 septembre 2009

Pour le compte du cinéma: Manoel de Oliveira



Singularités d'une jeune fille blonde, de Manoel de Oliveira. — Ce n'est pas parce qu'il ne dure qu'une heure que le dernier film du premier centenaire du cinéma mondial devrait passer inaperçu. D'autant que, l'air de rien, ce joli conte est une sorte de variation sur le cinéma tout entier, le muet et le parlant. Qu'on le suive: le film s'ouvre dans un train — pour toujours le train au cinéma renverra d'abord aux frères Lumière, puis rouleront d'autres trains —, les voyageurs sont rangés les uns derrière les autres dans des fauteuils semblables aux nôtres, nous qui regardons le film; un employé poli contrôle les billets, comme les ouvreuses le font sans doute encore dans les salles portugaises et peut-être même là-bas souhaitent-elles toujours «Bon film» comme dans nos mémoires, à l'instar de ce «Bon voyage» du contrôleur courtois? Tandis que sur l'écran de la fenêtre défile le paysage, nous voilà embarqués en effet, qui sommes ici réunis pour le plaisir d'une histoire: un homme entreprend de raconter sa tragédie à une femme: s'il s'agit de raconter ses joies ou ses tristesses, «ce que tu ne racontes ni à ta femme ni à ton ami, raconte-le à un étranger». Une femme qui va d'autant mieux se figurer ce que l'homme lui narre, qu'elle est longtemps présentée comme une aveugle, tant son regard néglige le conteur et son visage pour demeurer obstinément fixé sur l'intérieur projeté droit devant elle («Les aveugles eux ont une issue, moi je vois», disait déjà Jean-Luc Godard). Voilà pour l'ouverture spéculaire, vers ce qui semblerait un classique flash-back, si seulement nous étions assurés de voir le souvenir de l'homme plutôt que l'imaginaire de son auditrice, c'est-à-dire un peu le nôtre. Toujours est-il que les séquences vont se construire en éloges des cadres et des écrans (qui s'ouvrent ou s'interposent): la fenêtre où apparaît la jeune starlette à l'éventail, devant ou derrière le rideau simple ou double (encore les anciennes salles de cinéma?); éloges des glaces, des portes et des vitrines, des escaliers scénographiques et des couloirs («couloirs interminables succédant aux couloirs interminables», comme dirait Alain Resnais), propices à toutes les corniches; ponctuation régulière du plan large emblématique de Lisbonne à toutes les lumières du jour et de la nuit ou gros plans sur les luxueux détails architecturaux et urbains de la capitale. C'est l'histoire que se rejoue un homme qui a voulu, sur un coup de tête, rêver sa vie comme dans un film, et c'est l'histoire du prix que peut coûter semblable production: inévitablement il s'agit de se lancer dans l'aventure, fréquenter les soirées mondaines et les cocktails chez des notaires ou la tartufferie des cercles littéraires, jouer à la roulette en fermant aussi longtemps que possible les yeux sur les larcins de la vulgaire petite voleuse — que deviendrait le rêve si je me mettais à percevoir? —, abandonner la confortable sécurité du comptable, rompre avec sa famille qui ne veut pas entendre parler d'un rejeton cinéaste, se contenter d'une chambre sordide dans un hôtel borgne pour y écrire son scénario, croire aux amis, monter des combinaisons compliquées pour réunir l'argent nécessaire à la romance, déifier la starlette, ouvertement kleptomane pourtant, et s'aveugler (ou s'hypnotiser) à son tour pour l'amour d'un accessoire éventail, devoir sortir encore et toujours son portefeuille pour régler la note du projet avorté et des caprices de la star déchue, c'est la fin du film, le retour à l'ordinaire. Alors, des rails vers l'infini plein la mémoire, nous quittons le cinéma.

© Photogramme: Manoel de Oliveira, Luisa (Catarina Wallenstein) à la fenêtre, Singularités d'une jeune fille blonde.

vendredi 11 septembre 2009

Un temps pour l'Ecclésiaste




Aujourd'hui 11 septembre 2009, revoir ici pour la troisième fois cette photographie, et laisser résonner aussi loin qu'il se peut ces quelques lignes que nous croyons anciennes, prisonniers du sentiment que nous les avons toujours entendues. Se les remettre un instant sous les yeux, dans les oreilles, donner place aux sens:

Un temps pour tout

1 Un moment pour tout, un temps pour tout désir sous les ciels.
2 Un temps pour enfanter, un temps pour mourir.
Un temps pour planter, un temps pour extirper le plant.
3 Un temps pour tuer, un temps pour guérir.
Un temps pour faire brèche, un temps pour bâtir.
4 Un temps pour pleurer, un temps pour rire.
Un temps se lamenter, un temps danser.
5 Un temps pour jeter des pierres, un temps pour ramasser des pierres.
Un temps pour étreindre, un temps pour s'éloigner d'étreindre.
6 Un temps pour chercher, un temps pour perdre.
Un temps pour garder, un temps pour jeter.
7 Un temps pour déchirer, un temps pour coudre.
Un temps pour chuchoter, un temps pour parler.
8 Un temps pour aimer, un temps pour haïr.
Un temps, la guerre, un temps, la paix.

Qohèlet / L'Ecclésiaste, 3, 1-8, traduction d'André Chouraqui.

© Photographie prise le 13 octobre 2000 devant la mosquée Al-Aqsa par le photographe israélien Amit Shabi, pour l'agence Reuters (et exposition Figmag, grilles du jardin du Luxembourg, 2008).

jeudi 3 septembre 2009

Raphaël Nadjari 4: Avanim (2005)




Tourner son quatrième film à Tel Aviv quand on s'est fait le regard à New York avec les trois premiers n'est sans doute pas une mince reconversion. On est de Marseille, issu d'une famille sépharade, venue d'Égypte et de Turquie, on a vingt-six ans, on traverse l'Atlantique sans savoir un mot d'anglais, on est habité par la nostalgie du cinéma américain, on pense qu'on a tout compris en s'en remettant à la féconde emprise de John Cassavetes:

La grande leçon cassavetienne: tourner des séries de plans sur des modes différents, presque dodécaphoniques. Travailler sur des conflits intérieurs. Assumer qu'on soit approximatif même vis-à-vis de nos propres sentiments. Raconter une histoire d'une autre façon, avec des espaces contradictoires.

En 1997, on se met à découvrir frénétiquement ce New York de cinéma — tous les touristes piétons de New York (ou de Venise) connaissent ce sentiment d'y être embarqués dans un film — mais on est déjà un vrai créateur, on a de profondes racines, on est comme spontanément happé par les particularismes ethniques: «Pour moi New-York était un lieu juif par excellence, une ville où l’on peut être entièrement soi, sans avoir à se justifier», ce que Cassavetes avait refusé lorsqu'il déclina l'offre de tourner Mean Streets (Martin Scorsese, 1973) qui l'aurait amené à se cantonner, selon lui, au folklore de Little Italy. Et on filme la fin du Lower East Side dans I am Josh Polonski's brother, et tout ce Manhattan qui se décompose sous les bulldozers de la restructuration bourgeoise, celle-là même qu'accompagne le zèle nanti et réjoui du bon Woody Allen; dans Apartment #5C, on fuit vers Brooklyn avec le jeune couple dans la New York d'après 2001, un autre bout de quelque chose; on capte la survie crasseuse et nocturne, les existences veuves (The Shade), fratricides (I am Josh Polonski's brother) ou orphelines (Apartment #5C), la mouche sous le verre.
Je vais même vous dire: c'est en tournant Apartment #5C que je rencontre «des israéliens qui m’ont fait réfléchir sur la notion de "terre promise" [...] En plus, tout a basculé après le 11 septembre, notamment ce sentiment de sécurité», j'écris huit versions du traitement (script sans les dialogues) d'Avanim ("Pierres") et, voilà, en 2003, je retraverse Atlantique et Europe dans l'autre sens, vers la terre des origines, convoqué par «quelque chose d'identitaire, un travail sur l'être que je ne comprenais pas encore». À cette heure j'y ai tourné deux films, ce Avanim dont vous parlez, Tehilim (2006), et un documentaire-fleuve, Une histoire du cinéma israélien (2009), sorte de formation professionnelle et vitale, qui se boucle en quatre ou cinq ans à peine.
Faut-il souligner le tour de force?

Par sa modernité et son activité créatrice, Tel Aviv, ville nouvelle qui vient de célébrer son centenaire, pourrait être la New York d'Israël si, retrouvailles de sa propre histoire familiale, le cinéaste n'y avait reconnu une terre familière plus que découvert l'Eldorado de la grande promesse. Ou encore retour à Marseille, ville solaire comme Tel Aviv aux maisons basses, couchée sur la mer, présente par le refrain du ressac et les cris des mouettes, mais jamais on ne la verra dans Avanim. Puisqu'ici la lumière est, il va bien falloir ici continuer, inventer, satisfaire le besoin presque documentaire de saisir le temps des hommes, des femmes et des quartiers, la vie change ici aussi à toute allure.

Pourtant, Avanim ne s'ouvre pas sur l'humble tâtonnement du nouveau venu: si Raphaël s'est installé ici, c'est avec la volonté affichée d'en découdre et, pour commencer, deux séquences irréductibles et scandaleuses, intolérables au pays des origines: une femme (Asi Levi), manifestement moderne et active, est assise à une terrasse de café. Le moins prévenu des spectateurs perçoit cette ambiance du shabbat: elle se repose et prend son temps, mais la place d'une femme un jour pareil n'est certainement pas là! Quant à sa tenue, jambes croisées qui relèvent au centre de l'écran une jupe dont on constatera ensuite qu'elle aura été la plus courte de tout le film! Et comble de cette ostentation obscène, elle transgresse l'interdit hebdomadaire du feu avec sa cigarette! Deuxième séquence, un adultère passionnel, compulsif et fébrile, cadré de beaucoup trop près, dominante rouge d'une image numérique en panne de lumière, pas de paroles, des bruits de draps, de corps, de vêtements, d'instants presque suprêmes. Ne serait-ce shabbat où, sauf mon livre de prières, je n'ai pas le droit de porter quoi que ce soit, il y aurait de quoi lui jeter la première pierre.

Je suis le fils prodigue, je reviens de New York, je rentre chez moi et, en guise de profil bas, voilà les premières images de mon premier film ici: une jeune femme, celle que je vous enjoins d'aimer et d'approuver, consomme l'adultère dans un hôtel un matin de shabbat à Tel Aviv, après avoir attendu son homme à une terrasse de café au bord de la Promenade marine, dans sa livrée d'amour et cigarette aux lèvres. Pour le soleil et l'horizontalité de la ville, on verra plus tard.

Comme tous les cinéastes américains qui l'inspirent, l'instruisent et lui importent, Nadjari a déjà brossé de magnifiques portraits de femmes, jeunes ou moins jeunes (Anna et la mère de Simon dans The Shade, Jill de I am Josh Polonski's brother, le couple de Apartment #5C), les a suivies, victimes new-yorkaises, dans leurs pas, leurs errances, leurs chutes. Depuis l'Amérique, tous ses films obéissent au même principe: pris dans des contraintes, des rôles, des rituels qui leur préexistent, des personnages ne parviennent pas à dépasser leur médiocre condition, ou s'en contentent. Tôt ou tard arrive forcément la crise (qui fait film) et c'est le temps de la conscience: «le personnage veut se libérer ou en tout cas arriver à être». C'est le cas de Simon, le mari de la femme douce, c'est le cas de Ben, qui n'est personne, sauf le frère de Josh Polonsky. Mais avec Michale «brouillonne et comme distancée», pour la première fois dans la recherche de son Graal: «un humanisme en creux qui fonctionne non sur l'attaque de l'autre, mais sur le travail sur soi», Raphaël Nadjari accompagne et regarde une conquérante, une femme de l'avenir.

Dans cette très longue première partie où il ne se passe à peu près rien qu'un lent quotidien, une accumulation d'allées et venues, de petits problèmes professionnels, privés, domestiques, les longs rituels d'un interminable shabbat, les frictions au bureau avec son père assiégé et miné sous ses yeux de fille par la corruption, les négociations de plus en plus crispées et morcelées avec les intégristes voyous, la grande audace publique de Michale est surtout de lâcher ses cheveux que, contre son père, contre les étudiants talmudiques, elle refuse obstinément de couvrir, avec la seule indulgente complicité du vieux rabbin et ses simples paroles: «Michale est comme ça, elle ne pense pas mal agir». Cinquante minutes où les séquences se tendent, se raccourcissent et se cognent, où le temps se fragmente, où monte la trépidation de la ville et, tout à coup, au sens propre, c'est la bombe: la mort de son amant dans un attentat-suicide sur la place Atarim où, instant volé à sa vie de travail, elle venait de lui donner impromptu rendez-vous, après une matinée éprouvante à se confronter à ces religieux malfrats, ces tartuffes violents.
Alors Michale passe de l'autre côté, emportant avec elle dans la crise son enfant, son silence, son obstination à simplement être, une évidence à l'obscur contenu.

Ce lit d'hôtel roule tout au long du film son éboulis: le lit domestique, dans lequel Michale remplit consciencieusement ses devoirs conjugaux; celui que lui prête Nehama, — puéricultrice et souveraine d'un monde d'enfants (on y croise un instant la radieuse Sarah Adler, centrale dans Notre Musique de Jean-Luc Godard) qui, face aux menaces des sectaires dont Michale a dénoncé les malversations, prendra la défense de son amie, et son destin jusqu'à y trouver la mort — lit de Nehama, autre lit à deux places, que Michale va partager encore et toujours mais avec son enfant (jamais indifférent, ce moment où un cinéaste ose filmer l'enfant, aventure amplifiée dans Tehilim). Un autre lit enfin, inaccessible où, après une nuit de désespoir passée sur une chaise longue à écouter mugir la mer, elle ne pourra jamais aller se reposer seule, interdiction qui l'amènera à quitter le domicile. Mais au bout de la fuite, au bout du film même, le trouvera-t-elle enfin, ce lit pour soi?

Les précédents films américains avaient poussé l'improvisation à son extrême. Sincère et ingénu, Nadjari lui confiait la trop lourde tâche d'être seule garante de vie de résidus sociaux voués à disparaître dans la métropole mortifère, des gens jeunes pourtant, jouissant d'une sorte de fascination de la mort et se sachant condamnés d'avance à son précoce rendez-vous. Apartment #5C ayant rencontré les limites de cette première grâce narrative et filmique, Nadjari perdit son innocence aux mains pleines et se trouva contraint de bouleverser ses manières et ses préoccupations.
Avanim explore un après, un au-delà de l'improvisation: la caméra numérique (haute définition cette fois) est entourée par une équipe désormais familière où tous ont pris ensemble le "pli du danger" pour se consacrer à la captation vitale. Par exemple, Michale n'est pas seulement Michale, c'est en réalité, d'abord et peut-être surtout, qui elle est: la figurante Asi Levi, nouvelle madone des castings, doit se battre pour exister devant les monstres sacrés du cinéma israélien (et eux voudraient, dans le film même, continuer à dominer, violemment s'il le faut, le monde des génériques), avec pour toute arme son corps, ses yeux qui les fixent sans sourciller, son entêtement à être. Quand la caméra de Nadjari témoigne de cette expérience humaine réelle, serre de très près cette chorégraphie de l'affirmation d'une abstraite mais déterminante fureur, ou cueille de loin au téléobjectif la prisonnière en fuite dans les lumières crues et les interpositions de la ville, des embouteillages, du mouvement, y voir des effets d'improvisation, c'est refuser d'être au cinéma dans un lieu de pensée.

Alors ce titre: Avanim ("Pierres"), la fin seule le justifierait-elle pleinement? Ici plus qu'ailleurs nous sommes en un pays où il faut toujours, à l'obscure clarté des symboles, déchiffrer à revers les mots, les gens, les vies et les films: même si elles ne sont que des pierres, tout le monde sait ici qu'elles ont toujours été là, et la pétrification des rites ne peut être ébranlée que par la dureté minérale de l'obstination d'exister. Quittes à ce que, entre des mains de religieux criminels, une pierre tue, quitte à ce que des doigts qui ont un instant pu se brûler à l'existence même soient à nouveau persuadés d'enfoncer avec foi ces pierres rituelles dans la terre d'une tombe fraîchement comblée. Au moins, l'expérience traversée de cette intifada intime nous promet à présent le retour inéluctable de l'intérieur défi.

jeudi 3 septembre 2009



Le regard de Fanny:

Je viens de voir Avanim dont tu m'avais parlé, j'avais envie de te livrer (très pudiquement), mes "associations libres", car ce film m'a beaucoup touchée.

Cette femme qui s'octroie quelques moments de liberté dans un corps à corps, dans une décharge pulsionnelle, une étreinte sans paroles. Et le retour au père, mais elle n'est jamais là, même avec son fils avec qui elle semble avoir une relation heureuse, elle n'y est pas. Elle appartient au père comme le mari qui n'existe pas sans le père, je ne voudrais pas en faire une histoire banalement œdipienne, mais il me semble que ce lien au père très particulier que Nadjari explore sous toutes les coutures dans ses autres films est très prégnant. On navigue toujours entre disparition et meurtre, comme si la présence à soi-même ne pouvait passer que par la rupture radicale, violente et meurtrière et de fait il ne peut pas en être autrement. La réconciliation avec le père marque la distance possible, plus rien ne sera comme avant: «Tu n'es plus "ma" fille». Elle choisit de vivre ailleurs en-dehors de la mainmise du Père tout puissant qui couvre la tête des femmes et les lapide.

C'est comme si la disparition de l'autre permettait de se positionner, la perte nécessaire qui permet d'être un peu plus présent à soi-même, car elle semble tout avoir, un père, un mari, un amant un fils et pourtant tout est vide, elle ne peut ni être mère, ni femme, ni fille, elle est juste là, sans consistance, toujours à côté...


• Nous signalons la parution en avril 2011 de nos prochains ouvrage: "Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard", et "Pour John Cassavetes", aux éditions Le Temps qu'il fait.


Pour toute proposition de commentaire, nous écrire par mail.
Une fois accepté, nous nous chargeons de sa mise en page.

© Photogrammes: Raphaël Nadjari, Avanim (2005). 1. Asi Levi et Shaul Mizrahi — 2. Rav Ozeri.

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Lettre 10: été 2009




Les Trains de Lumière:
1. Travail en cours sur John Cassavetes: Deux invitées: Élise Domenach sur She's so lovely de Nick Cassavetes, Malaise dans la conversation, et d'Isabelle Régnier: L'errance de deux malfrats oubliés par la vie dans la nuit de Philadelphie sur Mikey and Nickie, le film d'Elaine May.
2. Travail en cours sur Raphaël Nadjari: The Shade (1999) — Tehilim (2007) et un texte de 2000 de Bertand Loutte sur sa vision (alors en avant-première) de I am Josh Polonski's brother (2001), le second film de l'auteur.
• 3. Autres brèves: Des nouvelles de Jean-Luc Godard, sur un ou deux films à venir, note en deux temps. — Paul Carpita, l'artiste absolu.

Images: Éveline Lavenu renouvelle régulièrement ses albums de croquis, acryliques et gouaches. — Les quatre épisodes de notre diaporama Manhattan, juin 2009, suite aux huit premiers albums de 2007 et du diaporama de 2008 dans Manhattania.

Liber@ te: 1. Sylvain Gouguenheim, treize mois après, chronique d'un procès en sorcellerie dans l'Université française. —2. Sylvain Gouguenheim, et après, à propos d'une livraison de La Nouvelle Fabrique de l'Histoire sur France-Culture. — 3. Maurice Grimaud (1913-2009), texte intégral de sa lettre aux forces de police du 29 mai 1968. 4. Notre Iran, l'appel d'une exilée. — 5 & 6. Auschwitz, où est ta défaite? ou Hitler a gagné la guerre, suivi de Jacques Ellul: Victoire d'Hitler? Réforme, 23 juin 1945. — 7. Madame Aung San Suu Kyi, le langage assigné. — 8. Pour Robert Redeker, chronique d'une trahison des clercs.

Manhattania:
1 & 2. Suite à notre recension sur le livre de Jean-Christophe Bailly, L'instant et son ombre, La passion de Claude Eatherly (1918-1978). — 3. Après le Discours du Caire du président Obama.

Judaïca:
— 1. Pour Patrick Desbois et son équipe: En défense du Père Desbois, de Serge Klarsfeld. — 2 & 3. Auschwitz, où est ta défaite? ou Hitler a gagné la guerre, suivi de Jacques Ellul: Victoire d'Hitler? Réforme, 23 juin 1945. — 4. Être juif? une histoire en deux temps. — 5. 2. Guerre ou Paix, Palestine-sur-Web, des espaces nécessaires.

— Naissances et parrainages de nos sites amis.

La plupart des articles se retrouvent en défilant les varia et leurs libellés en page d'accueil et suivantes, avec option en lecture plein écran. Utiliser aussi les tris pas libellés. En colonne de gauche, Tout retrouver et la table générale qui liste tous les articles par auteur.

© Éveline Lavenu, tiré de Vaches, acrylique sur toile.


En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
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