Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 24 septembre 2010

La droite en Europe




Cette carte (cliquer sur elle pour l'agrandir) met en évidence l'écrasante domination de la droite en Europe. À l'heure de ces lignes, seules la péninsule ibérique, la Grèce et Chypre ont encore un gouvernement de gauche. Sans nous avancer beaucoup, l'Espagne n'est pas assurée de le conserver longtemps, les socialistes chancellent au Portugal; avec ses comptes truqués et ses gabegies publiques, le gouvernement Geórgios Papandréou ne peut vraiment constituer un idéal de progrès et de justice sociale; quant à Chypre, présidée par le communiste Dimitris Christofias, outre sa situation tout à fait particulière, elle ne peut porter à elle seule tous les espoirs de la gauche européenne.

Cette droite est souvent libérale? Arrivé au pouvoir en 1994 dans l'aveuglement de la gauche italienne — qui se croyait à l'abri derrière des unités de façade et préférait orchestrer la seconde mort de Leonardo Sciascia (relire là-dessus notre texte L'hiver est pareil à l'absence, paru dans Esprit n° 200, mars-avril 1994) — le berlusconisme règne sur l'Italie, sur ses médias et sur la majorité des électeurs, et ceux qui vingt ans après continuent à ne voir en lui qu'un pitre ou un histrion passent à côté de l'essentiel: il s'agit d'une invention politique majeure, historiquement aussi importante que celle du fascisme par exemple, que ses opposants extérieurs, qui n'avaient à en souffrir que de loin, réduisaient souvent à l'époque aux fanfaronnades d'un gros plein de macaronis. L'esprit berlusconien a gagné de nombreux pans de la droite européenne: ce n'est pas l'évolution actuelle de la France qui le contredira, ni la précédente d'ailleurs: chacun se souvient qu'en 1985, l'un des calculs politiques du pouvoir mitterrandien en difficulté fut la création de La Cinq, chaîne commerciale privée qu'il confia à Silvio Berlusconi puisque, en matière de médias, le Condottiere ne cachait ni son jeu ni son savoir-faire. Loin d'être une pantalonnade, avec sa pacotille jouisseuse et consumériste, son culte emblématique du maquillage, son ici et maintenant, son fétichisme de l'argent, mais aussi ses plus sombres alliances, le berlusconisme est au contraire une savante expérimentation politique assurée d'un vivace aujourd'hui et promise à vierge et bel avenir.

Sauf cas isolés, cette domination européenne ne s'explique pas par des élections truquées, des urnes bourrées, une corruption de masse. Elle est le fait d'électeurs qui peuvent lire, débattre, dont les droits fondamentaux, politiques, syndicaux et civils sont respectés, et souvent au fait — autant que vous autant que moi au moins — des périls que le monopole de la finance sur la politique (qualifié de libéralisme, allez savoir pourquoi) promet au monde, en matière de désordres économiques, politiques, écologiques, et militaires. Si les électeurs votent à droite aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'ils sont des imbéciles manipulés par les médias — qui manipulent en effet mais tout le monde le sait: «Ne lisez pas les journaux et épousez des riches» recommandait récemment Berlusconi à son mouvement de jeunesse —, ou des naïfs qui croiraient aux promesses de gens dont ils ont l'expérience au point de les rejeter massivement entre les élections et pourtant le jour venu préféreraient les reconduire —, c'est tout simplement parce que, si paradoxalement raisonnable que cela paraisse, en matière de construction européenne, de direction économique des affaires, de la clé cruciale de l'emploi, d'intégration, de délinquance, d'éducation, de santé, de services publics, de sécurité du territoire et de nos ressortissants que l'islamisme menace à l'évidence et que la gauche sous-estime quand elle ne se trompe pas de coupable, de laïcité, de principes républicains, et même de redistribution et de justice sociale, l'électorat, souvent après avoir fait durablement l'expérience de la gauche au pouvoir, ne trouve pas de convictions suffisamment mobilisatrices ailleurs.

Un ailleurs qui devrait logiquement être à gauche en l'occurrence si, depuis trop longtemps, elle n'était aphasique sur tous ces sujets et ne préférait se fédérer pour ainsi dire spontanément — démagogiquement pour parler vrai — autour de rejets globaux (l'antisarkozisme pour doctrine), de réactions victimaires (l'exaspération des défavorisés) et d'amalgames (convoquant jusqu'au nazisme pour railler le pouvoir). Dire non ne dispense pas de construire, et notre malheur serait grand si, hasard des circonstances, la gauche au lieu de prendre le pouvoir, le ramassait.

Aussi grand serait notre malheur si, en l'absence persistante d'un horizon politique concret et urgent dégagé par la gauche, la droite classique en faillite ou du moins en grande difficulté, y compris électorale, était amenée — comme Berlusconi a été contraint de le faire récemment — à se rallier à une extrême-droite dont les succès, que nous soulignions au printemps dernier dans Gauche gauche, nous sommes les carabiniers et que prolongent sa forte percée en Suède ce 19 septembre 2010, ne doivent pas grand-chose non plus à la sottise et à la naïveté des citoyens, mais à leur désespoir de n'être nulle part traités en adultes, ce qui est différent.

© Source: Toute l'Europe et Le Monde-Magazine du 11 septembre 2010.

mardi 21 septembre 2010

Bruno Dumont: La vie de Jésus (1996)



Lecture dans dossier cliquer ici.
On peut installer la vidéo en plein écran.

Premier film qui, avec L'humanité, Flandres et quelques séquences de Hadewijch, pourrait constituer un cycle du Houtland, le pays des bois de Marguerite Yourcenar, La vie de Jésus suit un groupe de jeunes gens dans quelques rues de Bailleul et sur les routes environnantes. Il est disponible aux éditions Montparnasse depuis 2002, enrichi d'une lecture du scénario par Jacques Bonnaffé, création sonore pour elle-même et, maintenant qu'elle est là, partie prenante de l'œuvre.

Bailleul donc, premier personnage de La vie de Jésus: Dumont vide les rues de ses gens, de ses voitures, pour tracer les perspectives de maisons rouges, les silhouettes assises devant les portes ou appuyées contre les murs, l’œil du monde en quelque sorte, et de temps en temps de vrombissants vélomoteurs qui se rêvent motocyclettes, dérisoire remake de L’équipée sauvage. Théâtre du racisme ordinaire et d’archaïques liens familiaux, Au Petit Casino, un café décentré autour de la télévision, images d'une course cycliste sur les pavés du Nord ou enfer du génocide au Rwanda et des tas de cadavres ensevelis au bulldozer. Quand il fait chaud, les corps transpirent, la sueur colle aux cheveux, les torses s'exposent et se marquent de chutes et de blessures.

Cette épure et ce titre pour nous dissuader de réduire ce quotidien tragique à un film de critique sociale. Tout y serait pourtant: la région frappée à mort par la désindustrialisation, une jeunesse perdue livrée au long des routes à l’invariable ennui, filles et garçons tentant de forcer les mystères de l’amour par les secondes de possession physique, dominés par les codes partagés du machisme ordinaire, longueurs et poids des silences d'amour tentant d'éprouver l’impuissant côte à côte, indicibles plus que silencieux jusqu'à la poignante fraternité élémentaire, l'émotion cruelle des guerres intimes. Et pourtant, de Bailleul, où il habite et où il capte suffisamment la confiance des gens au point de les convaincre de vivre et de montrer ainsi leurs aliénations dans de tels films, Bruno Dumont «s'en cogne» comme il dit: c’est de la vie de Jésus qu’il s’agit ici, alors que, s'il y a bien une Marie (Marjorie Cottreel) seule à avoir un emploi (caissière en supermarché au service de la seule consommation), pas de Jésus dans le film, même pas le fils d'un ouvrier espagnol.

Chercher sans le trouver Jésus annoncé, absent, contracté plutôt dans les plis de l'histoire. Sa première épiphanie est sans doute ce visage stigmatisé par le sarcome de Cloclo en déposition sur le lit d'hôpital, entouré de son frère Miche et de ses amis, et sur le mur un chromo, La résurrection de Lazare de Giotto: mais Cloclo ne se lève ni ne marche, pas plus que Kader (Kader Chaatouf), tué méthodiquement à coups de pieds par Freddy (David Douche) assisté de sa bande, et qu'ils emmènent — ecce homo —, étendu sur le coffre arrière de leur voiture, une Renault 12 reconvertie en décapotable qui sait rouler sur la mer, le long d'une plage près de Dunkerque. Ou Marie en ascension d'un ancien terril en télésiège avec son Freddy: alors, entre ciel et terre au-dessus de l’immense et splendide pays des bois et ses lumières longues et rouges, un peu de parole se libère: «Tu m'aimes, Fred? — Bien sûr, Je t'aime. Pour toujours» et faut-il aller à Lille ou rester à la campagne? vrai débat quand on sait que Bruno Dumont a rencontré le SDF David Douche dans les rues de Lille, justement. Torse nu, cheveux rasés à mi-film, les électrodes dans la tête pour sonder le mystère de son haut mal, Freddy est lié à la colonne, Freddy frappe et cherche les coups et les chutes les plus dures.

«Le corps [du Christ] dans la peinture, la contorsion, la souffrance, c'est ça qui m'émeut. Dans ma tête, le torse de Freddy, c'est ça. C'est la représentation de l'homme, de sa misère, de son espoir.»

Si la vie est souffrances, l'aimer comme elle est. Souffrances, et silences. Bien sûr, «Ça pue la pisse ici», «On va faire un tour», «Barre tes fesses, Marie» et Marie laisse Maman (Geneviève Cottreel) avec Freddy sur leur lit d'amour. Mais Freddy fait siffler des pinsons, la bande imite les baragouins maghrébins, se réjouit de brefs réflexes grivois, ou une magnifique séquence pour elle-même de la mère au bain: «Avec cette canicule on passerait son temps dans la baignoire». Juste un «Réfléchis», lorsqu'ils parlent starter et carburateur, et deux justes conversations: l'une sur l'île du télésiège donc, et l'autre dans celle de la voiture où les amis tentent d'apporter leur soutien à Miche, qui vient de perdre son frère, Cloclo («un homosexuel comme tous les mecs de la télé»). Et si, parmi ce qui se tait, Dieu n’est jamais nommé, si les faces s'enfouissent dans la terre, chacun chacune tourne à son tour ses yeux vers le ciel, mouvement des âmes appelées invinciblement par l’insondable de la rédemption. Un christianisme qu’on aurait vite fait, cinéphilie et déclarations de Dumont aidant, de rattacher à Bresson, mais qui — adolescents d'une tout autre antibeauté en prime —, regarde surtout du côté du messianisme athée de Pasolini?

«Mon film est là pour vous confronter à un être à la fois attachant et hideux; je vous le jette en pâture, car lui, c'est nous, c'est vous.»

Foi dans l'homme au fond, puisqu'en amont de Jésus, il serait aisé de déceler dans ce film les lois de Noé, fondement civil de tout humanisme: devoir d'établir un système légal, interdiction du faux témoignage et du mensonge, rejet de toute idolâtrie (ici le vélomoteur ou la voiture), interdiction de l'inceste, de l'adultère et du viol (ce qui peut se réparer en allant faire les patates pour le compte de la famille de la victime), du meurtre et du vol. Freddy y ajoute le mosaïque respect dû à sa mère.

Foi dans la puissance du cinéma. Qui donne à voir ces visages de vérité, ceux-là même qu'introduisit Le Caravage, ceux des santons des crèches napolitaines, ceux de la peinture et la littérature romantiques, à recevoir aussi la puissante présence humaine dans ces paysages déserts et vidés par un monde sans paysans (ou un seul: «Gégé, n'oublie pas de ranger ma caisse à outils»), et sans classe ouvrière, la terre lourde et noire et ses sillons, les vallons, les ciels, les herbes hautes et les arbres dans les lumières d'angélus, ces crépuscules sincères attendus et traqués avec toute la patience et le soin du monde.

Cinquante ans après la mort de Staline, dix ans après la chute du mur, après Rossellini, Pasolini, Bresson, Pialat, Tarkovski, comment, à propos de ce film et, dans le même sac, de L'humanité, Grand prix du Jury à Cannes en mai 1999 et sifflé par le public, souffrir ces lignes d'un certain Carlos Pardo —, dans Le Monde diplomatique (sic) de février 2000:

[...] Du haut de son statut de metteur en scène, [Bruno Dumont] préfère fournir aux bourgeois, spectateurs potentiels de son film austère, l’image-cliché qu’ils attendent du prolétariat et des pauvres, quitte à se rapprocher de la caricature douteuse des Deschiens. [...] Le travail [à Bailleul], il n’y en a pas, point à la ligne. Quant à toute autre perspective, inutile d’y songer. Il y a bien Marie, la petite amie de Freddy, faible lueur dans la noirceur de ce film. Mais, lorsqu’il la retrouve dans sa chambre, ce n’est que pour la «prendre comme une bête» [Les guillemets s'ouvrent et se ferment sur les dires et les façons de Carlos Pardo, car personne dans le film ne dit cette phrase], sans autre dialogue que celui du sexe bestial, seule manière — c’est bien connu — pour le peuple de faire l’amour. [...] Le regard pornographique est, une fois encore, justifié par le même milieu sordide dans lequel se déroule l’intrigue. Où les jeunes ouvrières, évidemment, ne pensent qu’à «ça» [idem pour les guillemets].

D'accord en cela avec ces siffleurs nantis qui, cette année-là, foulèrent à Cannes le tapis rouge, cet ignoble aveu de son intime conviction sur la classe ouvrière, le sordide, l'amour et de la sexualité, croit expédier ainsi dans les poubelles du cinéma l'un des importants cinéastes français vivants. En tous les cas, cela ne s'invente pas.

© Bruno Dumont, La vie de Jésus. Vidéos: En tête: les huit dernières minutes du film, sur Youtube.

mardi 14 septembre 2010

Désespérer Istanbul?




Encore une fois, je me demande si je ne comprends plus rien aux rudiments de la politique, si je deviens cynique ou paranoïaque, ou si seulement je sais encore lire.

En juillet 2007, lorsque Recep Tayyip Erdogan procéda à des élections législatives anticipées en vue de changer à son profit la Constitution et de pouvoir se faire un jour élire "à la française" président de la République au suffrage universel, Le Monde (texte cité) et d'autres chantèrent les louanges de ce régime et sa "volonté de réformes et d'avancées démocratiques", au grand dam des ridicules "élites laïques" en proie à des peurs infondées selon eux, mais où je reconnais les miennes.

En février 2008, même accueil encourageant et positif de la presse démocratique française, lorsque le même Recep Tayyip Erdogan fait passer une réforme constitutionnelle contre ce qu'il appelle les "préjugés rigides" de l'ancien régime laïque et qui introduit le port du voile à l'université.

Lorsque, en juin 2010, ce même gouvernement favorise, c'est un euphémisme, l'armement par une secte islamiste de la fameuse flotille dite humanitaire pour forcer le blocus de Gaza, avec les désastreuses conséquences dont chacun se souvient, les mêmes média — textes et images — ne se bornent pas à dénoncer la faute israélienne, avérée certes, mais participent activement à de douteuses campagnes qui produisirent un peu partout de dérisoires rejetons, truquent délibérément l'information comme autour de ce soi-disant appel de Jane Fonda à boycotter les artistes israéliens, dont nous rapportons le détail.

Tous oublient, quand ils ne justifient pas, les louanges dont Recep Tayyip Erdogan couvrit en juin 2009 l'usurpateur iranien pour sa réélection frauduleuse et sanguinaire; oublient que, au même moment, la Turquie se range aux côtés du Brésil pour s'opposer aux sanctions imposées par l'ONU, en vue de faire obstacle au développement nucléaire militaire de l'Iran; oublient en un mot ce que Recep Tayyip Erdogan lui-même a clairement dit, dès 1996 et qu'il est de bon ton aujourd'hui de minimiser: «Pour nous, la démocratie n’est pas un objectif mais un moyen. (...) Mais notre référence est l’islam. Nous ne voulons pas agir à l’encontre de notre référence. Nous n’avons pas créé la démocratie en Turquie. Ce sont ceux qui sont contre nous qui l’ont créée. Pour nous, la démocratie est un moyen comme un tramway. Nous prendrons ce tram et nous nous dirigerons vers notre objectif ».

Ainsi, après avoir de façon cohérente redéfini en deux ans sa place dans le rapport de forces international, en s'éloignant de ses alliances avec les USA, Israël et de nombreux pays arabes — là où il pouvait faire œuvre de paix — pour se rapprocher de l'Iran, du Brésil ou du Venezuela de Chavez, il est à nouveau félicité par notre presse pour sa victoire incontestée à un référendum «constitutionnel en vue de se rapprocher des standards européens» comportant vingt-six modifications fort diverses pour un oui ou pour un non global, dont le résultat principal est de mettre la justice et la magistrature au service du pouvoir islamiste modéré. En attendant les universités et l'armée elle-même et, pour ce faire, un respect de la volonté populaire, affiché et répété avec une grande force de conviction si on en juge aux applaudissements des politologues européens. Au moins jusqu'à l'accession plébiscitaire de l'islamiste modéré et allié récent de trop anciens dictateurs à la présidence de la République turque.

Mais Européens, pouvons-nous nous croire seulement spectateurs ou commentateurs de tous ces retournements? L'Europe a-t-elle su expliquer à temps et clairement aux électeurs turcs — manifestement comme tant d'autres en quête de davantage de libertés, de démocratie, d'avenir en un mot — ce qu'elle attendait de leurs gouvernants pour admettre la Turquie en son sein sans doubles discours ni arrière-pensées? S'il en est encore temps, renouer le fil demanderait d'autres courages et d'autres lucidités, nécessaires si nous voulons faire savoir à ce peuple, aussi riche en histoire et en traditions que le peuple iranien, que nous ne nous résignons ni à en faire un épouvantail pour une droite frileuse, ni à contribuer à le livrer en otage à une dictature rampante, avec la bénédiction de nos irresponsables expertises en matière des droits de l'homme, et des femmes.

© Photographie: Sissi, Femmes turques.

samedi 11 septembre 2010

Vers la vie: World Trade Center

Lecture dans dossier cliquer ici.



Septembre 2007.


Juin 2009.


Octobre 2009.


Chaque voyage nous donne des nouvelles de l'état du chantier du World Trade Center. Nous retrouverons ces albums et les suivants, à l'occasion de chaque nouvelle livraison et tous les 11 septembre. Cliquer sur les dates pour voir les diaporamas.

mardi 7 septembre 2010

Frederick Wiseman: La Danse (2009)





7 septembre 2010. — Les Éditions Montparnasse sont décidément une équipe à part dans l'édition française de films. Nous avions déjà apprécié ici son ensemble Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard, que cette maison avait d'abord distribuée en salles, nous reviendrons nécessairement sur l'intégrale en cours (quatre coffrets parus et un à paraître) de l'œuvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub et à qui nous consacrerons un site. Saluons encore l'édition de vingt-cinq films de la RKO, ou la collection des classiques russes, et le soin particulier au service des grands documentaristes contemporains, que ce soient Jean Rouch, Nicolas Philibert en intégrale, Denis Gheerbrandt, Henri-François Imbert ou les groupes Medvekine, Robert Flaherty ou Robert Kramer. Et — c'est eux aussi — L'Abécédaire de Gilles Deleuze. Un aperçu rapide d'une vraie malle aux trésors.

Ce n'est pas un hasard si, pour la première fois en France, ce sont eux qui éditent aujourd'hui Frederick Wiseman. Tous nos lecteurs connaissent cet américain auteur de quarante films qui constituent le plus vaste ensemble documentaire sur les USA. Nous lui consacrons un travail particulier dans notre dossier Pour Frederick Wiseman qui présente d'ores et déjà sa filmographie, sa méthode, divers essais d'auteurs, plusieurs entretiens, et des notes spécifiques sur quelques-uns de ses films, avec l'envie de couvrir peu à peu l'ensemble de l'œuvre.

Frederick Wiseman a choisi la France pour seconde patrie créatrice, avec une élection pour nos institutions du spectacle. Nous rappelons ci-dessous les différents épisodes de ses aventures françaises. C'est
son dernier film, La Danse, Le Ballet de l'Opéra de Paris, que nous offrent aujourd'hui les éditions Montparnasse, avec un livret utile où Frederick Wiseman s'entretient avec Pierre Legendre. L'occasion aussi de relire la note que nous avions consacrée à ce travail à sa sortie en salles, fin 2009. Il paraît que le cinéaste nous prépare un quatrième film français sur... le Crazy Horse.

16 novembre 2009. — Dans son dernier documentaire La Danse — Le Ballet de l'Opéra de Paris, Frederick Wiseman renoue avec ses chemins de traverse. Abandonnant le temps de ce film son grand œuvre sur son pays, ses institutions, ses groupes sociaux, ses lieux de consommation et de loisir («un seul film de quatre-vingt dix heures» sur la société américaine, avec, il est vrai, son idée discutable mais souvent affirmée, que cette société renverrait à toutes les grandes sociétés contemporaines), pour tourner en France un film sur la grâce et sur la beauté.

C'est que la France est pour Wiseman une sorte de seconde patrie: il parle parfaitement notre langue, qu'il apprit sans doute en vivant à Paris de 1956 à 1958, le temps d'adorer Beckett et Ionesco, l'un dont Watt le guérit de toute velléité d'explication, l'autre dont il dit souvent que ses essais sur ses pièces lui sont un véritable manuel de montage. En 1996, il donne La Comédie-Française ou L'Amour Joué, tourné au terme de trois mois de tractations avec ceux que l'administrateur d'alors, Jean-Pierre Miquel, appelait "les Cardinaux" à savoir les représentants des vingt-trois syndicats dont il dut, dans les cafés, dans les couloirs, obtenir l'accord, la bienveillance et le bénévolat. Circonstance où il rencontre Catherine Samie qu'il mettra en scène dans La dernière lettre, à partir du chapitre 17 du livre Vie et Destin de Vassili Grossman — qui aboutira en 2001 à son seul film (même titre et magnifique) de fiction —, et en 2005 dans Oh les Beaux jours! de son maître Samuel Beckett.

Ces expériences et l'intelligence de Brigitte Lefèvre, alors directrice de la danse à l'Opéra de Paris, ont certainement permis une coopération beaucoup plus immédiate avec les habitants de la maison, même si
Frederick Wiseman a dû y tenir trois fois la même réunion, l'une pour le corps de ballet, une autre pour les premiers danseurs, une enfin pour les étoiles.

Deux versants donc apparemment, l'un qui serait l'observation des dysfonctionnements sociaux (américains) et l'autre l'admiration de la beauté, de l'évanescence et de la grâce, le premier en rencontre des situations imprévisibles que Wiseman ne filme pas toujours par plaisir, le second aux aguets amoureux du travail d'artiste, dans ses obstinations, dans ses répétitions, dans sa recherche pour des spectacles dont il éprouve les joies sensuelles.

La distance est pourtant moins grande qu'il n'y paraît.

Le ballet d'abord, dont il est amateur fervent: il l'avait déjà abordé aux États-Unis avec son film Ballet (1995) sur l'American Ballet Theatre de New York et ses tournées à Athènes et Copenhague, centré davantage sur l'organisation que sur la danse même. Il est vrai que ce qu'il n'a pu trouver qu'à Paris, c'est cette la longue transmission d'une tradition artistique et culturelle, même si elle se paye d'une obsession des hiérarchies et des petites guerres de clans.

Plus profondément: sans revenir à une description de sa méthode que, avec lui et d'autres auteurs, nous avons précisée ailleurs, Wiseman veut une immersion totale et immédiate dans le champ de son observation, il regarde, entend et se tait obstinément, ne filme que ceux qui le veulent bien sans chercher à les convaincre, leur demande seulement la permission d'être là, avec sa toute petite équipe (1), et pour toute défense et illustration ses films précédents, rapporte de trois mois de tournage trente à quarante fois la durée de son futur film qu'il n'élucidera qu'au cours d'un an de montage, conçu comme une écriture romanesque, avec sa structure dramatique et ses thèmes récurrents.

De ce point de vue essentiel, La Danse ne fait pas exception dans l'œuvre: cent quarante heures d'images tournées en douze semaines pour un film de plus de deux heures et demie; avec la monteuse Valérie Pico, une construction en longues séquences ordonnées en tableaux ponctués par des plans fixes d'arrière-scène souvent des escaliers, des retours, des réponses et des correspondances dramatiques, des conversations vitales et tendues entre les différents protagonistes: Brigitte Lefevre — pour une fois chez
Frederick Wiseman une sorte de Monsieur Loyal, fil rouge tendu à travers le film — et ses immenses responsabilités affectives, politiques et financières, les danseuses, les chorégraphes, mais aussi les syndicats, les costumières, les facteurs de marionnettes, les maquilleuses, les gens des vestiaires, les peintres, le personnel de plateau et d'entretien, la cantine, les poissons des mares en sous-sol et les abeilles des ruches sur les toits — nous le disions, tous les habitants de cette maison — et où se structurent des thèmes forts comme ceux de la mort, Mort de Médée, mort de Béjart, pleureuses de La Maison de Bernarda, mort de la danse. Ou, plus tragique encore, celui du vieillissement, c'est-à-dire avoir ici quarante ans.

Ensuite, au-delà de leurs différences de champ, tous les films de Wiseman tirent leur complexité du fait que, Beckett aidant, il se refuse à toute pédagogie, toute explication, toute dénonciation, toute schématisation. Son engagement est à l'évidence enraciné aux côtés des hommes et des femmes en marge, des individus souffrants et blessés dans leur dignité, son courage de l'image est indiscutable dès sa première œuvre, Titicut Follies
(1967), insoutenable et indispensable film sur le pénitencier psychiatrique de Bridgewater (Massachusetts) qui ramène le Salo de Pasolini au rang de bluette pour jeunes filles, et qui fut interdit vingt-quatre ans aux USA, et donc ailleurs. Pour autant, son amour de la vérité et de la pensée, sa capacité à la grande émotion le portent à montrer en quoi chacun de nous, policier, travailleur social, infirmier, enseignant, est, là où il est, capable à la fois d'actes pervers et de la plus forte générosité. En fraternel connaisseur, Frederick Wiseman donne à apprécier partout où il la rencontre la compétence professionnelle, la bonne volonté, l'obstination à bien faire son travail, y compris dans les conditions les plus difficiles et les plus désespérées. Sans la mise en scène de cette ambiguïté, l'esprit documentaire sombre dans le prêchi-prêcha et dans l'insupportable égocentrisme. Les films de Wiseman jettent la lumière la plus crue et la plus impitoyable sur les juteuses et complices impostures d'un Michael Moore.

Alors ici, à Garnier, à Favart ou à Bastille, c'est la pause, le moment rare et fragile de l'enchantement, puisque l'essentiel est de montrer comment tous à leurs postes, et par eux toute une administration, une institution publique dont on raille si facilement les lourdeurs, ensemble ils conjuguent l'amour de la discipline corporelle, du travail bien fait, de l'écoute attentive de l'autre face à ses angoissantes et vitales difficultés, pour donner à voir au spectateur innocent la joie d'être, la grâce, la légèreté, l'âme tranquille et le corps emmené. Là pour dérober à nos yeux cette ascèse qui commence à six ans, régimes alimentaires, forçages du corps et de la volonté — «Les enfants dans les couloirs me faisaient la révérence» —, classes le matin, répétitions toute la journée, spectacle le soir. Pour montrer à travers six ballets classiques et modernes (2), le tragique et la dérision, et peu importe qui danse: toute la danse en pied, tout le mouvement dans son temps, tout le corps et son espace malgré les pièges que tendent souvent à la caméra deux immenses murs de miroirs, quarante artistes parfois, sans la myopie ou les convulsions cathodiques que les retransmissions télévisées nous infligent. Mine de rien, Frederick Wiseman n'oublie pas les leçons de Stanley Donen ou de Vincente Minnelli. En attendant ses nouveaux films, l'un toujours parisien sur le Crazy Horse et l'autre, heureux qui comme Ulysse, sur la boxe (3), dans le Texas, annoncés pour l'an prochain.

La Danse — Le Ballet de l'Opéra de Paris, on en voudrait cinq heures, tout à voir et à entendre, rien à raconter.

 
1. Lui-même au son comme toujours, John Davey à la caméra et un assistant pour changer les bobines.
2. Saison d'automne 2007: répertoire classique avec Paquita de Pierre Lacotte, Casse-Noisette de Rudolf Noureev, Roméo et Juliette de Sasha Waltz; danse moderne avec Genus de Wayne McGregor, Le Songe de Médée d'Angelin Preljocaj, et La Maison de Bernarda de Mats Ek.
3. Parlant devant les syndicats, Brigitte Lefèvre dit des danseuses qu'elles sont à la fois «nonnes et boxeurs». Tout l'émerveillement de Frederick Wiseman pour les humains est là.


Nous préparons un ouvrage à paraître en 2012. Maurice Darmon: Pour Frederick Wiseman.

Il est par ailleurs très simple de voir la plupart des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Pompidou possède une bonne collection, ainsi que la plupart des grandes médiathèques de France.

© Sophie Dulac Distribution. Frederick Wiseman: Marie-Agnès Gillot dans Genus, chorégraphié par Wayne McGregor.