Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 23 avril 2011

R. W. Fassbinder: Je veux seulement que vous m'aimiez




Je veux seulement que vous m'aimiez (Ich will doch nur, daß ihr mich liebt, 1976) est l'adaptation par Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) d'un des cinq portraits brossés par Klaus Antes et Christiane Erhardt dans leur livre Lebenslänglich, Protokolle aus der Haft, (Perpétuité, les protocoles de la détention). La construction circulaire et complexe du film manipule cyniquement le spectateur: nous saurons à la fin qui a vraiment été tué, alors que tout le film part cette évidence que Peter a tué son père — magnifique composition éclatée de Vitus Zeplichal, qui ne se ressemble jamais tout à fait d'une séquence à l'autre; à la fin aussi nous saurons qui est cette patiente et souriante femme donnée implicitement pour une visiteuse de prison ou une psychologue, armée de son Uher 4200, ce qui se fait alors de mieux et de plus solide en matière de magnétophone de reportage — et sur quoi Peter peut bien cogner —, symbole du miracle allemand: ici Munich, la ville la plus chère d'Allemagne, tandis que l'ouvrier habite un logement d'entreprise avec des voisins turcs, rue de Dachau. Après tout, on peut le révéler, la douce dame est là pour faire un livre, pour de l'argent elle comme les autres, puisque c'est le moteur de toute l'histoire. Ça additionne, ça pose deux et ça retient un, Peter s'endette pour acheter des fleurs à sa violente et migraineuse mère, des robes, des bracelets, des meubles, une machine à tricoter pour donner corps à son amour pour Erika, son épouse pour le meilleur et pour le pire, toujours vaincue par les cadeaux somptueux qui les ruinent et menacent leur toit, leur confort, et pour finir leur enfant, Ernst. Ernst, le nom aussi de son père, riche pourtant, à qui il a construit une magnifique maison mais, même au fond du désastre, il est incapable de lui demander le moindre secours, qui lui aurait pourtant été jeté sans marchander.

Le maçon Peter est exemplaire, son contremaître le défend sans cesse et, autant que le permettent les limites de la petite exploitation paternaliste, son patron, certain de posséder un ouvrier hors du commun, le rassure sans cesse et va même jusqu'à lui conseiller de prendre quelques vacances. Le chantier, les heures supplémentaires, les longs transports en train de Munich vers Dachau, les grands magasins, le crédit, les traites, les banques, l'huissier, l'humiliation quotidienne des faibles. Certes, son père est indifférent mais ne manifeste aucune animosité particulière, accède à ses requêtes, y va même de son obole, Erika est aimante, fidèle, douce, toujours consentante et sa grand-mère est directement issue des contes de fées. Ni le système, ni l'appât du gain, ni la passion destructrice, ni la méchanceté humaine n'expliquent vraiment la trajectoire singulière de Peter, son obsession de prouver sans cesse son amour, sa honte au point de renoncer d'avance à toute parole, sa douceur offerte à sa douleur. Tout à coup un pistolet inutile, le chantier buissonnier et les mensonges sans avenir à sa femme, en finir, mal tuer pas le bon. Reflets, demi-visages dans les encoignures. Dans les intérieurs ouvriers ou petits-bourgeois, dans les trains, dans les rues, les magasins, les chantiers, comme dans cette rue de nuit sous la pluie évidemment reconstituée, on n'est pas au cinéma. Peter peut bien vouloir être aimé, il est même ici le bien-aimé de Fassbinder et de son empathie constante pour les faibles, si spécifique de son mélodrame et du théâtre dont il sait l'invincible cruauté. La fleurs de la vie de Peter sont «seulement» dans les vases, sur les murs, sur les tabliers de ménagères, sur les humbles corsages, mais le vert est celui des billets.

Après quatre coffrets, les deux feuilletons télévisés, l'immense Berlin Alexanderplatz (1980) et, l'an dernier, Le Monde sur le fil (1973), Carlotta nous offre ce film en salles, en attendant sa version DVD. La même équipe nous promet pour cette année un chef-d’œuvre de plus: Despair (1978) avec Dirk Bogarde et Andréa Ferréol. Parmi les grands absents, restent La femme du Chef de gare (1976) et Femmes à New York (1977). Demeurent enfin invisibles au moins sept autres productions pour la télévision dont l'admirable Gibier de Passage (1972). Et un documentaire de 1981 Théâtre en transe, seul témoignage vivant de Rainer Werner Fassbinder dramaturge.

© Photogramme: Rainer Werner Fassbinder: Je veux seulement que vous m'aimiez, avec Vitus Zeplichal et Elke Aberle.

vendredi 22 avril 2011

Israël / Palestine: Le temps au bond



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Nous écrivions ici, le 6 mars dernier, dans notre note Instants furtifs de lumière:

«Aurais-je été le chef de l'État israélien, que j'aurais profité de ce moment si fragile, si particulier et surtout si éphémère, pour défier mon adversaire en lui proposant la signature immédiate d'un traité de paix sur ces bases connues de tous depuis au moins dix ans. Dans les circonstances qui sont déjà en train de s'enfoncer dans le passé, j'aurais eu la quasi-certitude d'obtenir pour mon pays et pour le leur, bien au-delà de tout ce que j'aurais pu espérer. Une conjoncture pareille ne se représentera pas de sitôt, cela seul eût dû inspirer l'audace de la décision capitale. Ah, quelle fétichiste bêtise vaguement théorisée nous porte à croire que le développement historique fait mécaniquement émerger les grands hommes dont il a besoin! Seul le rendez-vous de l'initiative avec l'événement est susceptible de saisir le temps au bond.»

Cet article de Corinne Mellul, paru aujourd'hui dans Le Monde, développe mieux que je ne saurais le faire ce qu'alors je tentais d'articuler. Instants furtifs de lumière hier, inconcevable aveuglement aujourd'hui.

L'inconcevable aveuglement des Israéliens. — Comment accepter que, dans le bouillonnement de la révolte au Moyen-Orient, le mortifère statu quo israélo-palestinien reste en place? Le scénario, que personne ne pouvait imaginer, d'une rue arabe exigeant la fin des dictatures, est devenu réalité en seulement quelques semaines dans plus de la moitié des pays de la région. Et il faudrait se résigner à ce que demeure impossible la signature d'un accord de paix dont les paramètres sont connus du monde entier et approuvés par la communauté internationale depuis presque vingt ans?

Les juifs de France, dont je fais partie, aiment dans leur majorité à affirmer et réaffirmer leur attachement viscéral à Israël, que ce soit à titre individuel ou par le biais d'organisations prétendant parler au nom d'eux tous, comme le Conseil représentatif des institutions juives de France. Nombre d'entre eux pensent faire la preuve d'un tel attachement en condamnant comme manifestation d'antisémitisme toute critique non juive, et de haine de soi toute critique juive, des politiques d'Israël envers les Palestiniens. Mais les événements actuels ne prescrivent-ils pas à tous ceux qui refusent ce débat de se demander s'ils ont vraiment à cœur de défendre l'intérêt d'Israël?

Nul ne sait encore ce que sera le Moyen-Orient de demain, mais les équilibres régionaux qui mettaient jusqu'à présent dans le même camp objectif Israël et les autocraties arabes face à la menace islamiste sont indéniablement en voie de dissolution. Et pour Israël, il y a pire: si aucun accord de paix avec l’État juif n'est conclu dans les mois qui viennent, l'Autorité palestinienne demandera en septembre à l'Assemblée générale des Nations unies de reconnaître un État palestinien dans les frontières de 1967. Il est pressenti qu'une majorité d’États membres lui accordera cette reconnaissance, comme elle l'accorda à Israël en 1948.

Or Benyamin Nétanyahou et son gouvernement paraissent incapables, soit de saisir l'importance pour Israël de cet enjeu, soit d'y répondre. Cette impuissance pourrait condamner l’État juif à voir se sceller le sort de la Palestine sans participer en quoi que ce soit à la résolution de cette question, qui figure depuis toujours au sommet de ses préoccupations nationales. Un État palestinien dont Israël ne serait pas co-acteur de la naissance reléguerait l’État juif, déjà paria des nations, sur le bas-côté de la marche de l'Histoire. Pourtant, c'est sans doute ce qui se produira si l'initiative annoncée du premier ministre israélien de formuler des propositions lors d'un discours, en mai, devant le Congrès américain, s'avère être, comme chacune des actions passées de Nétanyahou dans ce sens, une manœuvre de diversion — en l'occurrence une offre soigneusement calibrée pour être refusée par Mahmoud Abbas.

Si de surcroît Barack Obama continue à s'abstenir de faire pression sur lui, Nétanyahou estimera peut-être alors être triplement gagnant: en ayant neutralisé toute possibilité de reprise des négociations, en s'étant offert la possibilité de rejeter la responsabilité de ce énième échec sur les Palestiniens, et en ayant ainsi préservé une coalition qui lui permettra de se maintenir au pouvoir quelques mois de plus. Noble victoire face à un tel enjeu.

Mais Nétanyahou n'est que le symptôme du mal et non la cause. La société israélienne, longtemps guidée par une pensée progressiste, ouverte sur le monde, se crispe depuis quelques années dans un mouvement de repli qui l'isole de façon grandissante sur l'échiquier international. Les groupes désormais dominants et qui sont l'électorat naturel de Nétanyahou — ultraorthodoxes, colons, Israéliens d'origine russe — tendent à cultiver une vision du monde axée sur la peur, la démonisation et le rejet, parfois raciste, de l'autre. Cette évolution, impensable il y a dix ans, démontre peut-être qu'Israël n'est pas encore parvenu à s'arracher du cœur les terreurs ancestrales de l'exil et de la tête les schémas de pensée du ghetto.

Or il faut du courage pour faire la paix, plus encore peut-être que pour faire la guerre. Un courage que n'ont pas les dirigeants actuels de l’État juif. Des peuples arabes, paralysés depuis des décennies dans la soumission à l'égard de régimes répressifs maintenus en vie par l'omniprésence de la police secrète, parviennent à vaincre la peur et à chasser ou à tenter de chasser leurs tyrans. Et il faudrait laisser se figer dans le temps un Israël trop craintif pour signer un accord de paix qui aurait dû être conclu depuis des années? Il faudrait accepter l'ironie du sort qui en fait aujourd'hui un pays retranché du monde, à un moment où il aurait pu apparaître comme précurseur régional de la démocratie, et en tant que tel tendre la main à des voisins arabes qui n'aspirent qu'à rejoindre le monde?

L'attachement viscéral à Israël, s'il est bien vrai qu'il recouvre le désir de voir advenir ce qui est bon pour Israël, peut-il en conséquence enjoindre aux juifs de France et d'ailleurs de rester muets face à l'entreprise d'autosabordage dans laquelle s'est lancé l’État hébreu? Peut-il exiger d'eux autre chose qu'une mobilisation urgente et massive pour tenter de convaincre Israël de reprendre les négociations, et de consentir aux difficiles concessions qui mèneront enfin à la solution de deux États pour deux peuples?

Il se peut que l'argument du bien-fondé de la revendication des Palestiniens à l'indépendance, de la légitimité de leur droit à l'autodétermination — ce même droit qui permit la création de l’État juif - n'ait pas emporté l'adhésion de la majorité des supporteurs viscéraux d'Israël. Mais ce dont il s'agit aujourd'hui, c'est bien de préserver Israël comme membre plein de la communauté des nations. Tout attachement qui ne porterait pas à déployer les plus grands efforts dans ce but ne serait-il pas à ranger dans la catégorie des pulsions de mort? — Corinne Mellul est chargée d'enseignement à la faculté des sciences sociales de l'Institut catholique de Paris. Le Monde 22 avril 2011.

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Que Corinne Mellul m'autorise ici quelques nuances dans l'approbation totale qui me pousse à donner ici à lire ce texte, sans doute pour dire au fond les mêmes choses autrement. D'abord, évidemment, dénier avec force au CRIF tout monopole sur l'opinion des juifs de France, et même toute labellisation du juif par son intermédiaire. Pour de nombreux français, juifs ou non juifs, la politique du CRIF est proprement suicidaire. De même, je crois important de résister à l'instrumentalisation de l'extermination convoquée trop souvent pour d'indignes fins.


Mais, en manière de notes marginales à ce texte indispensable:

• La reconnaissance internationale d'un État palestinien ne me semble pas «pire», surtout pour le peuple d'Israël, si elle déconsidère une bonne fois l'extrême-droite qui le gouverne, comme beaucoup d'autres pays d'ailleurs: en la matière, l'Europe ne semble malheureusement pas mieux lotie, avec les élections finlandaises par exemple: qu'on se reporte à notre note du 24 septembre 2010: La droite en Europe.

• Ensuite, n'espérons pas de sitôt meilleur président américain sur ces questions que Barack Obama, et je nous souhaite même un second mandat avec lui, en l'état actuel du monde. Il est moins sot de finir par se convaincre que ce problème dépend tout de même aussi un peu des Israéliens et des Palestiniens et que, d'abord président d'un pays en proie à d'assez graves événements, Barack Obama n'est pas en mesure d'imposer sa solution, si même comme nous avons pu avec Élie Barnavi tous le souhaiter il y a deux ans encore, tout en voyant clairement déjà que cette reconnaissance unilatérale de l'État palestinien était un souhaitable pas en avant: I have a dream, le geste et la parole, notre note du 3 octobre 2009, un mois avant notre propre voyage en Palestine et notre difficile retour: Israël / Palestine, l'entrée de l'hiver, note du 13 novembre 2009.

• Enfin, on ne peut parler ainsi de «la société israélienne» se «crispant» ainsi sur elle-même. C'est faire trop bon marché de ses forces vives — fanatiquement boycottées ici par certaines universités et instances culturelles victime d'un jumeau simplisme. Ces forces, de tous milieux, de tous âges et de toutes origines, continuent à exiger le dialogue et la paix et se convainquent assez aisément que des voisins palestiniens seront moins dangereux que celui qui, le 4 novembre 1995, assassina Yitzhak Rabin, ou du kahaniste qui, le 25 septembre 2008, voulut attenter à la vie du lauréat du Prix Israël Ze'ev Sternhell. Car c'est uniquement de cela qu'il s'agit — admettre l'idée du voisinage — puisque comme le rappelle Corinne Mellul: «les paramètres sont connus du monde entier et approuvés par la communauté internationale depuis presque vingt ans». Ces forces vives sont partout présentes en Israël — nous en avons rencontré à Sderot sous les roquettes du Hamas — et ailleurs, attachés, non point «viscéralement» mais intelligemment, à l'existence nécessaire d'un État démocratique israélien. De nouveau en effet, ou enfin.

© Photographie: Solange Nuizière-Abramowicz: Devantures de magasins dans le glacis de la rue principale d'Hébron (Cisjordanie, 180 000 habitants) et marquées de l'Étoile de David par les colons orthodoxes (800), novembre 2009, tirée de notre album collectif Gens de là-bas.

jeudi 7 avril 2011

Retour sur le rapport Goldstone




Richard Goldstone fut le rédacteur d'un rapport rédigé au lendemain de l'opération «Plomb durci», dont le contenu connut un fort retentissement. Il estime nécessaire aujourd’hui de corriger ses conclusions. Les journaux ont mentionné le fait, mais sans toujours entrer dans le détail de son nouveau texte, publié dans le Washington Post du 1er avril 2011. Nous croyons nécessaire de le proposer à nos lecteurs dans son intégralité.


Retour sur le rapport Goldstone. Israël et les crimes de guerre. — Nous en savons bien plus aujourd’hui sur ce qui s’est passé en 2008-2009 au cours de la guerre de Gaza qu’au moment où je présidais la mission d’enquête du Conseil des Droits de l’Homme des Nations-Unies. Si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui, le document qu’est le rapport Goldstone eût été différent.

Le rapport définitif qui suivit — celui de la commission d’experts indépendants des Nations-Unies présidée par la magistrate new-yorkaise Mary McGowan Davis —, sur recommandation du rapport Goldstone, a conclu qu’Israël «avait doté de moyens importants l’enquête portant sur les 400 allégations de fautes dans la conduite des opérations à Gaza», alors que «les autorités de fait (à savoir le Hamas) n’avaient pas mené la moindre enquête sur les tirs de roquettes et de mortier contre Israël ».

Notre rapport a mis en évidence de possibles crimes de guerre, « voire des crimes contre l’humanité », commis tant par Israël que par le Hamas. Que les crimes imputés au Hamas aient été intentionnels va sans dire — ses roquettes prenaient délibérément et sans distinction des civils pour cibles.

Les allégations d’intention israélienne délibérée se fondaient sur les morts et les blessures infligées à des civils dans des circonstances où notre commission d’enquête ne disposait d’aucun élément menant à quelque autre conclusion raisonnable que ce fût. Si les investigations rendues publiques par l’armée israélienne et entérinées par le rapport de la commission des Nations-Unies ont établi la réalité de certains des événements sur lesquels nous avons enquêté dans des cas impliquant des soldats à titre individuel, elles montrent également que prendre des civils pour cible ne relevait pas d’une politique délibérée.

Les allégations les plus graves du rapport Goldstone, par exemple, portaient sur la mort des quelque 29 membres de la famille al-Simouni tués dans leur maison. Le pilonnage de la maison fut apparemment la conséquence de l’interprétation erronée par un commandant israélien d’une image prise par un drone, et un officier israélien est mis en examen pour avoir ordonné l’attaque. Pour décevante que soit la longueur de cette enquête, il semble que des procédures appropriées soient en cours et je suis confiant quant aux suites qu’Israël leur donnera s’il s’avère que l’officier en question a fait preuve de négligence. Le but de ces investigations, comme je l’ai toujours dit, est de définir les responsabilités en cas de faute, non de critiquer a posteriori et le recul aidant des officiers qui prennent sur le terrain des décisions difficiles.

Si je trouve bienvenues les enquêtes israéliennes portant sur ces allégations, je partage la préoccupation qui se manifeste dans le rapport McGowan Davis du fait que peu de ces enquêtes sont parvenues à leur terme, et je crois que les débats auraient dû se tenir en public. Bien que les témoignages israéliens venus au jour depuis la publication de notre rapport ne démentent pas la perte tragique de vies civiles, je regrette que notre mission d’enquête n’ait pas disposé de tels éléments expliquant les circonstances dans lesquelles nous avons dit que des civils ont été visés à Gaza, car cela aurait probablement infléchi nos conclusions quant à l’intentionnalité et aux crimes de guerre.

L’absence de coopération israélienne à notre enquête a entraîné l’impossibilité pour nous de confirmer combien de civils et combien de combattants comptaient au nombre des Gazaouis tués. Les chiffres communiqués par Israël se sont révélés similaires à ceux récemment donnés par le Hamas (bien que le Hamas puisse avoir ses raisons de gonfler le nombre de ses combattants).

Ainsi que je l’ai précisé d’emblée, j’aurais fait bon accueil à une coopération israélienne. L’objectif du rapport Goldstone n’a jamais été de démontrer des conclusions toutes faites hostiles à Israël. J’ai insisté pour que soit modifié le mandat initial du Conseil des Droits de l’Homme, qui était dirigé contre Israël. J’ai toujours été clair quant au fait qu’Israël, comme tout autre nation souveraine, a le droit et le devoir de se défendre et de protéger ses citoyens face aux attaques venues de l’étranger ou de l’intérieur. Il n’a pas été assez dit que notre rapport constitue la première circonstance où des actes illégaux de terrorisme émanant du Hamas ont été soumis à examen et condamnés par les Nations-Unies. Je nourrissais l’espoir que notre enquête sur tous les aspects du conflit à Gaza inaugurerait une ère nouvelle d’impartialité au sein du Conseil des Droits de l’Homme des Nations-Unies, dont le parti pris passé à l’encontre d’Israël ne fait pas de doute.

D’aucuns ont reproché aux procédures suivies par nous de ne pas répondre aux normes judiciaires. Soyons clairs, notre mission n’était en aucun cas d’ordre judiciaire, ni même quasi judiciaire. Nos investigations n’ont pas porté sur les menées criminelles d’un individu ou d’un autre en Israël, à Gaza ou en Cisjordanie. Nous avons formé nos recommandations sur la base des données en notre possession, qui ne comprenaient malheureusement aucun élément fourni par le gouvernement israélien. En fait, notre recommandation essentielle fut que chacune des parties enquête dans la transparence et en toute bonne foi sur les incidents auxquels notre rapport faisait référence. Le rapport McGowan Davis constate qu’Israël l’a fait en bonne mesure; le Hamas n’a rien fait.

À en entendre certains, il était absurde d’attendre du Hamas, organisation dont l’objectif est la destruction de l’État d’Israël, qu’il enquête sur ce que nous avons qualifié de graves crimes de guerre. Je nourrissais l’espoir, fût-il irréaliste, que le Hamas le ferait, surtout si Israël menait ses propres investigations. Au minimum, j’espérais que le Hamas, confronté au clair constat de graves crimes de guerre commis par ses membres, limiterait ses attaques. Il est triste de voir que tel ne fut pas le cas. Des centaines d’autres salves de roquettes et de mortier ont pris des civils pour cibles dans le sud d’Israël. Que relativement peu d’Israéliens aient été tués par les attaques de roquettes et de mortier illégalement tirées depuis Gaza ne les rend pas moins criminelles. Le Conseil des Droits de l’Homme des Nations-Unies devrait condamner ces actes de haine dans les termes les plus forts.

Au final, il se peut qu’il ait été vain de demander au Hamas d’enquêter. Le Conseil des Droits de l’homme des Nations-Unies devrait donc également condamner l’impardonnable massacre, récemment perpétré de sang-froid, d’un jeune couple israélien et de trois de leurs enfants en bas âge dans leurs lits.

Fonder et appliquer la loi internationale en cas de conflits prolongés et meurtriers est une cause en laquelle je continue de croire. Notre rapport a conduit à tirer de nombreuses leçons et entraîné des changements de politique, dont l’adoption par Israel Defence Forces de nouvelles règles de protection des civils en cas de guérilla urbaine et des restrictions à l’usage du phosphore blanc en zone peuplée de civils. L’Autorité palestinienne a fondé une enquête indépendante sur les exactions — assassinats, torture et détentions arbitraires — perpétrées selon nos allégations par le Fata’h en Cisjordanie, en particulier contre des membres du Hamas. La plupart de ces présomptions furent confirmées par l’enquête. Il est regrettable que le Hamas n’ait pas fait l’effort, à Gaza, d’enquêter sur les imputations à son encontre de crimes de guerre et d’éventuels crimes contre l’humanité.

Disons-le tout net, les lois des conflits armés ne s’appliquent pas moins à des acteurs non étatiques comme le Hamas qu’à des armées nationales. S’assurer que des acteurs non étatiques respectent ces principes, et sont soumis à examen quand ils ne le font pas, représente l’un des plus hauts défis lancés à la législation des conflits armés. C’est à la seule condition que toutes les parties aux conflits armés soient soumises à ces règles qu’il nous sera possible de protéger des civils pris, sans l’avoir choisi, dans les rets de la guerre. — Traduction: Tal, avec un commentaire, pour La Paix maintenant.

© Saïd Bouaissi: Gaza vue de Sderot, novembre 2009. extrait de l'album collectif Les gens de là-bas.

dimanche 3 avril 2011

Le genre humain, menacé




Le genre humain, menacé, c'est le titre d'un texte publié aujourd'hui dans Le Monde des 2/3 avril 2011, signé de Michel Rocard, Dominique Bourg et Floran Augagneur. Les choses sont dites, mieux que nous ne pourrons jamais le ramasser nous-même. Il faut donc lire ces lignes difficiles. La question que nous nous posons depuis quelque temps, les lecteurs fidèles s'en aperçoivent sans doute: faut-il inlassablement continuer à saisir toutes les occasions de répéter à peu près les mêmes choses sur l'état de notre planète, l'esprit démocratique abstraitement encensé mais concrètement mis à mal, l'indécence médiatique, la nullité corrélative des propositions politiques de la part de ceux qui devraient s'attacher à nous redonner, ne serait-ce que le cœur d'aller voter? Ou tout est-il vraiment dit sur ces sujets? Parfois nous sommes saisis d'un trop long moment de fatigue.

Le genre humain, menacé. — Une information fondamentale publiée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) est passée totalement inaperçue: le pic pétrolier s'est produit en 2006. Alors que la demande mondiale continuera à croître avec la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde et Brésil), la production de pétrole conventionnel va connaître un déclin inexorable après avoir plafonné. La crise économique masque pour l'heure cette réalité.

Mais elle obérera tout retour de la croissance. La remontée des coûts d'exploration-production fera naître des tensions extrêmement vives. L'exploitation du charbon et des réserves fossiles non conventionnelles exigera des investissements lourds et progressifs qui ne permettront guère de desserrer l'étau des prix à un horizon de temps proche. Les prix de l'énergie ne peuvent ainsi que s'affoler.

Le silence et l'ignorance d'une grande partie de la classe politique sur ce sujet ne sont guère plus rassurants. Et cela sans tenir compte du fait que nous aurons relâché et continuerons à dissiper dans l'atmosphère le dioxyde de carbone stocké pendant des millénaires... Chocs pétroliers à répétition jusqu'à l'effondrement et péril climatique. Voilà donc ce que nous préparent les tenants des stratégies de l'aveuglement. La catastrophe de Fukushima alourdira encore la donne énergétique.

De telles remarques génèrent souvent de grands malentendus. Les objections diagnostiquent et dénoncent aussitôt les prophètes de malheur comme le symptôme d'une société sur le déclin, qui ne croit plus au progrès. Ces stratégies de l'aveuglement sont absurdes. Affirmer que notre époque est caractérisée par une «épistémophobie» ou la recherche du risque zéro est une grave erreur d'analyse, elle éclipse derrière des réactions aux processus d'adaptation la cause du bouleversement.

Ce qui change radicalement la donne, c'est que notre vulnérabilité est désormais issue de l'incroyable étendue de notre puissance. L'«indisponible» à l'action des hommes, le tiers intouchable, est désormais modifiable, soit par l'action collective (nos consommations cumulées) soit par un individu isolé (biohackers). Nos démocraties se retrouvent démunies face à deux aspects de ce que nous avons rendu disponible: l'atteinte aux mécanismes régulateurs de la biosphère et aux substrats biologiques de la condition humaine.

Cette situation fait apparaître «le spectre menaçant de la tyrannie» évoqué par le philosophe allemand Hans Jonas. Parce que nos démocraties n'auront pas été capables de se prémunir de leurs propres excès, elles risquent de basculer dans l'état d'exception et de céder aux dérives totalitaristes.

Prenons l'exemple de la controverse climatique. Comme le démontre la comparaison entre les études de l'historienne des sciences Naomi Oreskes avec celles du politologue Jules Boykoff, les évolutions du système médiatique jouent dans cette affaire un rôle majeur. Alors que la première ne répertoria aucune contestation directe de l'origine anthropique du réchauffement climatique dans les revues scientifiques peer reviewed («à comité de lecture»), le second a constaté sur la période étudiée que 53 % des articles grand public de la presse américaine mettaient en doute les conclusions scientifiques.

Ce décalage s'explique par le remplacement du souci d'une information rigoureuse par une volonté de flatter le goût du spectacle. Les sujets scientifiques complexes sont traités de façon simpliste (pour ou contre). Ceci explique en partie les résultats de l'étude de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pilotée par Daniel Boy sur les représentations sociales de l'effet de serre démontrant un sérieux décrochage du pourcentage de Français attribuant le dérèglement climatique aux activités humaines (65 % en 2010, contre 81 % en 2009). Ces dérives qui engendrent doute et scepticisme au sein de la population permettent aux dirigeants actuels, dont le manque de connaissance scientifique est alarmant, de justifier leur inaction.

Le sommet de Cancun a sauvé le processus de négociation en réussissant en outre à y intégrer les grands pays émergents. Mais des accords contraignants à la hauteur de l'objectif des seconds sont encore loin. S'il en est ainsi, c'est parce que les dirigeants de la planète (à l'exception notable de quelques-uns) ont décidé de nier les conclusions scientifiques pour se décharger de l'ampleur des responsabilités en jeu. Comment pourraient-ils à la fois croire en la catastrophe et ne rien faire, ou si peu, pour l'éviter ?

Enfermée dans le court terme des échéances électorales et dans le temps médiatique, la politique s'est peu à peu transformée en gestion des affaires courantes. Elle est devenue incapable de penser le temps long. Or la crise écologique renverse une perception du progrès où le temps joue en notre faveur. Parce que nous créons les moyens de l'appauvrissement de la vie sur terre et que nous nions la possibilité de la catastrophe, nous rendons celle-ci crédible.

Il est impossible de connaître le point de basculement définitif vers l'improbable; en revanche, il est certain que le risque de le dépasser est inversement proportionnel à la rapidité de notre réaction. Nous ne pouvons attendre et tergiverser sur la controverse climatique jusqu'au point de basculement, le moment où la multiplication des désastres naturels dissipera ce qu'il reste de doute. Il sera alors trop tard. Lorsque les océans se seront réchauffés, nous n'aurons aucun moyen de les refroidir.

La démocratie sera la première victime de l'altération des conditions universelles d'existence que nous sommes en train de programmer. Les catastrophes écologiques qui se préparent à l'échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la rareté locale de l'eau, la fin de l'énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, la dégradation de la biodiversité, l'érosion et la dégradation des sols, les événements climatiques extrêmes... produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s'en protéger, pour un temps, et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits.

L'ampleur des catastrophes sociales qu'elles risquent d'engendrer a, par le passé, conduit à la disparition de sociétés entières. C'est, hélas, une réalité historique objective. À cela s'ajoutera le fait que des nouvelles technologies de plus en plus facilement accessibles fourniront des armes de destruction massive à la portée de toutes les bourses et des esprits les plus tourmentés.

Lorsque l'effondrement de l'espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l'urgence n'aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l'Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice. Pour s'être heurtées aux limites physiques, les sociétés seront livrées à la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque que les démocraties cèdent sous de telles menaces.

Le stade ultime sera l'autodestruction de l'existence humaine, soit physiquement, soit par l'altération biologique. Le processus de convergence des nouvelles technologies donnera à l'individu un pouvoir monstrueux capable de faire naître des sous-espèces. C'est l'unité du genre humain qui sera atteinte. Il ne s'agit guère de l'avenir, il s'agit du présent. Le cyborg n'est déjà plus une figure de style cinématographique, mais une réalité de laboratoire, puisqu'il est devenu possible, grâce à des fonds publics, d'associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels.

L'idéologie du progrès a mal tourné. Les inégalités planétaires actuelles auraient fait rougir de honte les concepteurs du projet moderne, Bacon, Descartes ou Hegel. À l'époque des Lumières, il n'existait aucune région du monde, en dehors des peuples vernaculaires, où la richesse moyenne par habitant aurait été le double d'une autre. Aujourd'hui, le ratio atteint 1 à 428 (entre le Zimbabwe et le Qatar).

Les échecs répétés des conférences de l'ONU montrent bien que nous sommes loin d'unir les nations contre la menace et de dépasser les intérêts immédiats et égoïstes des États comme des individus. Les enjeux, tant pour la gouvernance internationale et nationale que pour l'avenir macroéconomique, sont de nous libérer du culte de la compétitivité, de la croissance qui nous ronge et de la civilisation de la pauvreté dans le gaspillage.

Le nouveau paradigme doit émerger. Les outils conceptuels sont présents, que ce soit dans les précieux travaux du Britannique Tim Jackson ou dans ceux de la Prix Nobel d'économie 2009, l'Américaine Elinor Ostrom, ainsi que dans diverses initiatives de la société civile.

Nos démocraties doivent se restructurer, démocratiser la culture scientifique et maîtriser l'immédiateté qui contredit la prise en compte du temps long. Nous pouvons encore transformer la menace en promesse désirable et crédible. Mais si nous n'agissons pas promptement, c'est à la barbarie que nous sommes certains de nous exposer.

Pour cette raison, répondre à la crise écologique est un devoir moral absolu. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l'écologie. — Michel Rocard, Dominique Bourg, Floran Augagneur, Le Monde 2/3 avril 2011.

© Photographie: Maurice Darmon, Central Park, septembre 2007.