Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 29 août 2014

Gaidz Minassian: Le monde est désarmé face aux sociétés guerrières




    Le monde est désarmé face aux sociétés guerrières. — Le monde vire au gris. De la Mauritanie jusqu'aux confins de la Chine via tout le Moyen-Orient, un épais nuage recouvre lentement mais assurément l'ensemble des États. Sur son passage, la tempête gomme les souverainetés, efface les frontières et détruit l'ordre établi. La désintégration totale et irréversible des États-nations n'y est plus une menace, c'est devenu une réalité.

    Jusqu'aux attentats du 11 septembre, les terrorismes et guérillas qui rongeaient ces sociétés étaient marginalisés, mobilisateurs certes de ressources mais pas vraiment dominants. Une vie normale pouvait s'accomplir à Nouakchott comme à Damas ou encore à Islamabad. Aujourd'hui, le djihadisme s'est diffusé sur l'ensemble du corps social, laissant apparaître des sociétés guerrières solidement établies de la côte ouest de l'Afrique jusqu'aux montagnes d'Asie centrale. Ce n'est plus l'État-nation, même autoritaire, qui est la norme de cet ensemble en pleine déliquescence, mais la religion radicalisée et la violence portée par des sociétés dépourvues de tout autre mode de régulation. Le syndrome afghan, cet État en guerre quasi permanente depuis près de quatre décennies, a proliféré tel un virus foudroyant entraînant dans son sillage la déconstruction de l'État. On a cru pendant longtemps que le reste du monde était à l'abri de ce vieux conflit lié à la guerre froide. À tort. Petit à petit, le modèle de la société djihadiste ou guerrière a contaminé l'État-nation là où il montrait de forts signes de vulnérabilité.

    On a également eu tort de penser que l'État-nation était l'aboutissement logique du développement politique, comme s'il ne pouvait pas y avoir une alternative à ce modèle de souveraineté, comme si l'histoire s'était arrêtée au carcan national et que le postnational n'était que chimère. On n'a pas voulu voir — car l'esprit cartésien l'interdit — que, si l'on n'y prenait pas garde, l'État pouvait être privé de son monopole de la violence légitime au profit de groupes islamistes où chaos et nihilisme font bon ménage.

    Ce qui se passe dans cette région en collier de perles djihadistes vient en fait fermer la parenthèse de Westphalie, cet acte de naissance de la souveraineté délivré en 1648 à la fin de la guerre de Trente Ans. Après plus de trois siècles de construction nationale, le monde se désinstitutionnalise sous nos yeux et à grands pas. La thèse du retour à l'âge médiéval n'a jamais été aussi pertinente qu'aujourd'hui. La modernité de l'État-nation ne fait plus recette, et sa chute commence là où la demande sociale des peuples fragilisés par l'histoire et la géographie n'est plus assouvie et se transforme en désillusions sur place et indifférence sinon mépris de la part de nos sociétés prospères.

    Le système international peut-il arrêter la destruction de sa vieille maison? Aujourd'hui, il ne peut pas grand-chose. Pour deux raisons. D'une part, il est responsable de cette situation, car à force de traiter ces crises par l'usage des moyens militaires, les puissances majeures, garantes de l'ordre mondial, ont fini par décourager les populations prêtes désormais à suivre ou subir les idéologies les plus obscurantistes ne serait-ce que pour essayer de s'en sortir. La nature ayant horreur du vide, en l'absence d'institutions, ces groupes humains se tournent vers ce qui leur semble le plus «sécurisant».

    D'autre part, le système international est impuissant, car il repose sur des échanges permanents entre interlocuteurs identifiés et légalisés. Or il n'y a plus d'interlocuteurs fiables ni d'autorités incontestables dans la plupart des ces pays: avec qui discuter? Avec qui négocier? Des leaders djihadistes? Des chefs terroristes invisibles dont la seule ambition est de briser le système des souverainetés pour créer un «nouveau monde»? Le système international est désarmé, désemparé, face à la disparition de toutes normes politiques au profit de la norme religieuse. Si le système n'est pas en mesure de mettre un terme à cette anomie, à cette folle spirale du chaos dont le centre nerveux se trouve aujourd'hui sur les ruines de la Syrie et de l'Irak, il est dans l'obligation de s'interroger sur ses capacités de rénovation et de correction de ses difformités au moment où le monde touche à nouveau le fond avec un crime génocidaire en Mésopotamie. Comme tous les génocides, les crimes contre l'humanité commis à l'encontre des yézidis et des chrétiens d'Orient ne relèvent pas du hasard ni du court terme.

    Outre les causes immédiates comme les discriminations religieuses ou les haines raciales, il y a aussi des causes lointaines, comme par exemple la souveraineté excessive des États ou les logiques d'exclusion et de marginalisation. Tant que les puissances n'auront pas réglé les défauts de fabrication du système international, d'autres tragédies sont, hélas! à prévoir en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie.

    Tant que les puissances attendront l'inconcevable pour réagir, alors qu'elles peuvent intervenir dès les premiers signes d'autoritarisme d'un tyran et de ses sicaires, les dictateurs auront un bel avenir devant eux. Bref, il est difficile d'expliquer comment les puissances peuvent d'un côté être en mesure de pulvériser le monde avec leur arsenal nucléaire et de l'autre se montrer incapables de rectifier les défauts d'origine du système mondial générateurs de tragédies et de génocides. — Gaidz Minassian, Le Monde, 24 août 2014.

    © Photographie: 11 septembre 2001, auteur non identifié, tous droits réservés.