Nous avons souvent trouvé l'occasion ici de penser que nous
n'éviterons pas le choc frontal avec l'islamisme international,
littéralement pour la première fois dans une note de d'avril 2003 — «Nous sommes vaincus, à très brève échéance: dix ans, et sans doute moins»
— et en novembre 2005, où fut grand l'aveuglement durant les émeutes des banlieues:
«Bagdad,
Beyrouth, Alger, demain d'autres capitales du monde arabe ou musulman,
rien n'empêche ni n'enraye l'action de ces minorités liées certes au
confusionnisme islamiste, mais fortes surtout de l'organisation
capillaire, serrée, de l'exaltation sommaire de ces valeurs ethniques,
recouvrant en fait les trafics et le muselage de toute vie démocratique.
Ceci avec la compréhension, l'explication, la justification, la
complicité et l'encouragement de fait de petits joueurs politiciens qui
se donnent de faux airs d'anges.»
Les idiots utiles de service continuent d'analyser les événements du
Mali avec des grilles de lecture fondées sur de sempiternels intérêts
énergétiques (qui seraient plutôt au Niger qui ne demande pas mieux que
son uranium soit exploité et se vende), des commodes relents
post-coloniaux parfaitement inopérants, ou des fantasmes de lutte contre
des délinquants narcoterroristes. La France n'envoie pourtant ni juges,
ni police, mais bien une armée de plus de deux mille hommes, une flotte
aérienne importante et n'entend partir que lorsque sera extirpé
l'islamisme du Mali. Pour la première fois, la France engage, seule de
surcroît pour l'instant, une guerre contre le fascisme islamique.
Nommons un chat un chat, même si ces factieux fanatiques et ignorants
sont drogués par ailleurs.
Gilles Kepel: L'intenable solitude française au Mali. — En envoyant l'aviation française frapper les colonnes djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako, puis en dépêchant les troupes au sol pour pallier les défaillances de l'armée malienne, le président de la République, François Hollande, gère d'abord les effets pervers de la frappe de son prédécesseur sur les colonnes blindées de Kadhafi qui faisaient route vers Benghazi le 19 mars 2011.
Ce que l'on nomme aujourd'hui encore en Libye avec émotion «Darbet Sarcou» (la frappe de Sarko) a indéniablement sauvé des milliers de civils dans la capitale de la Cyrénaïque, et permis à la révolution de prendre le tournant qui aboutirait à la chute du tyran. Mais faute d'accompagnement politique, et parce qu'elle n'a pas mobilisé — au-delà de l'émotion de départ — les connaissances et les savoirs de fond disponibles sur les sociétés arabo-islamiques, l'intervention de la France et de l'OTAN en Libye s'est traduite par l'implosion de ce pays en une myriade de factions locales, ethniques ou idéologiques, appuyées sur des katibas (phalanges) surarmées auxquelles le chétif État post-kadhafiste ne peut imposer le monopole d'une quelconque force légitime.
Du fait de cette imprévoyance de nos décideurs et stratèges, toute la région, du Sahel au Moyen-Orient, est noyée sous un afflux d'armements provenant du pillage des énormes arsenaux libyens — et cela a constitué une aubaine pour les groupes salafistes radicaux. Leur prolifération profite du désenchantement généralisé des couches déshéritées deux ans après les révolutions arabes, confrontées à la récession économique et à l'aggravation de la misère. L'impunité des djihadistes de tout poil bénéficie aussi de l'affaiblissement des instances de maintien de l'ordre après la chute des régimes autoritaires, ainsi que des ambiguïtés de certains dirigeants des partis portés au pouvoir par les élections, issus des Frères musulmans, et qui les favorisent en sous-main pour combattre leurs ennemis communs laïques.
Comme on le voit en Tunisie, en Égypte et en Libye notamment, ces groupes prônent aujourd'hui en guise de panacée sociale l'établissement par la violence d'un État islamique et la stricte application de la charî'a — dont les mesures ont été mises en œuvre spectaculairement au nord du Mali par les AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et autres Anṣār ad-Dīn (les Partisans de la Religion); mais elles se sont traduites également avec l'attaque du consulat américain de Benghazi et de l'ambassade américaine à Tunis par des groupes salafistes portant le même nom, Anṣār al-charî'a (Les Partisans de la Charia) en septembre dernier. Boucs émissaires de ces exactions: d'abord les femmes non voilées, les universitaires et artistes, les minorités religieuses, et les adeptes de l'islam traditionnel non radical.
Les antiques mausolées de ces derniers sont aujourd'hui dynamités pour "impiété" de Tombouctou à Sidi Bou Saïd et de Tripoli à la vallée du Nil, par des jeunes barbus fascinés par les fatwas de prédicateurs d'Arabie Saoudite et autres pétromonarchies, téléchargées sur internet. Cette flambée salafiste a désormais atteint la révolution syrienne, où les groupes les mieux dotés en fonds par des donateurs des États arabes du Golfe détiennent le meilleur armement et attirent les recrues, au milieu du dénuement général et sous les bombardements de l'armée d'Assad.
Ces groupes radicaux sont ultra-minoritaires dans les populations. Toutefois, la déréliction générale des structures policières et militaires après les révolutions, ou dans les États faillis (comme le Mali), survalorise l'impact de mouvements à la fois soudés par un endoctrinement très prégnant et par un solide armement — sans parler de leurs financements généreux, dérivés pervers de la rente pétrolière. Même l'Algérie, dont l'appareil de répression donnait un sentiment de puissance, car il était parvenu à étouffer les répliques locales du séisme révolutionnaire arabe en 2011, n'échappe plus au phénomène.
La prise d'otages occidentaux, advenue à In Amenas, dans le sud-est du pays, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière libyenne, en rétorsion à l'autorisation de survol du territoire donnée par Alger aux Rafale qui allaient bombarder le Mali, indique l'ampleur d'une menace d'autant plus préoccupante qu'elle est réticulaire et polycentrique.
La France est-elle équipée pour mener à bien l'action de restauration de la souveraineté malienne et de coup d'arrêt à la prolifération djihadiste au Sahel? En d'autres termes, quelle que soit l'issue des combats le véritable test sur le terrain sera sa capacité à favoriser la transition politique démocratique, à se garder des errements qui ont suivi les opérations de l'OTAN en Libye, des États-Unis en Irak ou de la coalition internationale en Afghanistan. La solitude française, dans un enjeu qui concerne toute l'Europe dans sa façade méridionale, n'est pas tenable, sauf à vider l'Union de son sens.
Et la prise d'otages d'In Amenas, parce qu'elle concerne dans leur immense majorité des ressortissants de pays anglo-saxons et scandinaves, et qu'elle a lieu sur un site d'extraction d'hydrocarbures — la clef de l'insertion du monde arabe dans le système économique mondial — va impliquer par force de nouveaux États dans le conflit, fût-ce contraints et forcés. Pour cela, la connaissance du terrain et des ramifications régionales, de l'imbrication entre le Sahel et un monde arabe où les révolutions s'effilochent, et des liens de ces régions avec leurs ressortissants expatriés en France, est cruciale pour la réussite de l'opération.
Dans un contexte où le cyberterrorisme est une ressource de guerre, ou les mises en scène macabres sur les sites de partage de vidéo sont utilisées comme moyen de chantage sur la société, et où
l'affaire Merah reste dans toutes les mémoires, tout conflit prend instantanément un caractère à la fois global et local. La complexité et la multiplicité d'enjeux interpénétrés font de cette guerre contre un djihadisme post-moderne quasiment doté d'ubiquité un véritable défi de société: il suppose à la fois une grande cohésion de la communauté nationale, et une maîtrise des savoirs et des connaissances sur les mondes arabe et musulman contemporains. Dans ce domaine, la France, il y a peu l'un des leaders mondiaux, accuse depuis les cinq dernières années un retard considérable.
Là où les États-Unis, nos partenaires européens, et désormais les pays d'Asie et même du Golfe ont investi considérablement pour développer centres d'études et de recherches, enseignements, think tanks, ont su nouer de multiples partenariats avec les sociétés civiles du monde musulman, notre pays, qui compte pourtant le plus grand nombre d'Arabes et de musulmans en Europe occidentale, est à la traîne. À titre d'exemple, l'Institut du Monde Arabe, paralysé par la politique politicienne de l'Hexagone, est passé
totalement à côté de la signification des révolutions arabes — alors que, dans le même temps, ont été élus dix députés de France au Parlement tunisien. À Sciences-Po, les études sur le monde arabe, un fleuron de l'établissement pendant le dernier quart de siècle, ont été fermées en... décembre 2010, le mois où Mohammed Bouazizi s'est immolé par le feu en Tunisie. C'est désormais de l'autre côté de la Manche ou de l'Atlantique que beaucoup vont quérir le savoir que l'on venait autrefois du monde entier chercher à Paris.
Ce qui se joue au Mali n'est donc pas seulement une affaire de militaires et l'on voit que, dans les jours qui ont suivi sa survenue, la guerre a fait tache d'huile dans un grand pays voisin. Cela demande la mise en œuvre d'une stratégie internationale et la maîtrise d'enjeux de société complexes — c'est un défi de civilisation à l'heure de la mondialisation, de l'interpénétration des cultures et de la circulation accélérée des doctrines et des idéologies, des images et des vidéos, des hommes, des biens et des armes à travers les frontières. De ce phénomène le Sahel constitue à la fois la victime par excellence et le lieu d'incandescence. — Gilles Kepel, membre de l'Institut universitaire de France, du Haut conseil de l'Institut du monde arabe et professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris.
© Un mausolée de Tombouctou, cible des fascistes islamistes d'Anṣār ad-Dīn (Les Partisans de la Religion).