Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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jeudi 12 juin 2014

Jean-Luc Godard: Le cinéma, c'est un oubli de la réalité




    Le Monde, 12 juin 2014. Deux heures d'entretien, réalisé à Paris mardi 27 mai, au domicile de son assistant, Jean-Paul Battaggia, avec Philippe Dagen et Franck Nouchi.

      Le Monde. — Comment analysez-vous ce qui se passe actuellement en Europe? Vous avez peut-être envie de mettre votre grain de sel...
      Jean-Luc Godard. — Oui, j'ai mon opinion... J'espérais que le Front national arriverait en tête. Je trouve que Hollande devrait nommer — je l'avais dit à France-Inter, mais ils l'ont supprimé — Marine Le Pen premier ministre.
      Le Monde. — Pour quelles raisons?
      Jean-Luc Godard. — Pour que ça bouge un peu. Pour qu'on fasse semblant de bouger, si on ne bouge pas vraiment. Ce qui est mieux que de faire semblant de ne rien faire (rires). Du reste, on oublie toujours que le Front national avait deux sièges au Conseil national de la Résistance. À l'époque, c'était une organisation paracommuniste. N'empêche qu'elle s'appelait Front national...
      Le Monde. — Ce n'est qu'une synonymie...
      Jean-Luc Godard. — Non. Si on dit que ce n'est qu'une synonymie, on reste dans les mots, pas dans les faits. C'est un fait. Vu l'importance de la nomination, et de nommer, bien sûr, que c'est une synonymie... Le premier ministre du Luxembourg s'appelle Juncker. C'était aussi le nom d'un bombardier allemand [Junkers]...
      Le Monde. — Un Junker, c'est aussi un aristocrate prussien...
      Jean-Luc Godard. — Les hobereaux allemands de l'époque. Encore faut-il s'intéresser à la linguistique... Je ne sais pas si vous connaissez un petit film de Michel Gondry, très joli, une conversation avec Chomsky. C'est un travail incroyable qui, à la longue, devient un peu répétitif...
      Le Monde. — Tous ces votes, un peu partout, en France, au Royaume-Uni, au Danemark, ça traduit quoi?
      Jean-Luc Godard. — Ça traduit mon cas. Je ne suis pas pour eux. Il y a longtemps, Jean-Marie Le Pen avait demandé que je sois viré de France. Mais j'ai juste envie que ça bouge un peu... Les grands vainqueurs, ce sont les abstentionnistes. J'en fais partie depuis longtemps.
      Le Monde. — Pourquoi cette incapacité à bouger?
      Jean-Luc Godard. — Ils sont soit trop vieux, soit trop jeunes. C'est comme ça. Regardez ce prix donné à Cannes, à moi et à Xavier Dolan que je ne connais pas. Ils ont réuni un vieux metteur en scène qui fait un jeune film avec un jeune metteur en scène qui fait un film ancien. Il a même pris le format des films anciens. Au moins qu'on dise ça... Pourquoi ils ne bougent pas? C'est bien fait pour eux. Ils veulent un chef, eh bien, ils ont un chef. Ils veulent des chefs, ils ont des chefs. Et, au bout d'un moment, ils en veulent au chef de ne pas bouger, alors qu'eux-mêmes n'y arrivent pas. J'ai appris, il y a longtemps, qu'il y a un seul endroit où on peut faire changer les choses: c'est dans la façon de faire des films, disons dans le cinéma. C'est un petit monde. Ce n'est pas un individu seul, c'est une cellule vivante de société. Comme cette fameuse cellule qui sert à tout le monde, la Bacteria...
      Le Monde. — Escherichia coli...
      Jean-Luc Godard. — Voilà! Si l'on faisait une métaphore sociologique, je n'aime pas tellement le mot sociétal qu'on emploie aujourd'hui, ce serait la naissance, l'adolescence, puis la mort d'un film. Ça se passe sur trois quatre mois, maximum cent personnes pour une grosse production, trois pour nous... C'est le seul endroit, vu qu'il y a peu de monde, où on pourrait changer au moins la façon de vivre de cette petite société... Eh bien, non...
      Le Monde. — Si, la preuve: vous...
      Jean-Luc Godard. — Un individu, de temps en temps. Mais l'individu ne suffit pas non plus. C'est ce que disait cet Allemand qui s'était fait élire à la Convention, le baron de Klootz — il a été guillotiné. Il disait: «France, protège-toi de l'individu.» Le cinéma, c'est le seul endroit où quinze, vingt, cent personnes pourraient décider de faire leur propre travail autrement…
      Le Monde. — La cellule Godard...
      Jean-Luc Godard. — Il n'y a pas de cellule Godard, non. Il y a toujours le désir qu'un petit groupe arrive à changer les choses. Ç'a été un petit moment — la Nouvelle Vague. Un tout petit moment. Si j'ai un peu de nostalgie, c'est ça. Trois personnes, Truffaut, moi et Rivette, certains oncles comme Rohmer, Melville, Leenhardt… C'étaient trois garçons qui avaient quitté leur famille. Rivette, comme Frédéric Moreau, était parti de Rouen. François, moi, on recherchait une autre famille que la nôtre.
      Le Monde. — Est-ce que vous aviez le sentiment d'avoir quelque chose en commun tous les trois? Et est-ce que vous pouviez le nommer?
      Jean-Luc Godard. — Non. Ce qui est bien, c'est qu'on ne le nommait pas.
      Le Monde. — Ça s'éprouvait, mais ça ne se disait pas...
      Jean-Luc Godard. — On était bien sûr influencés plus ou moins chacun par les siens, moi par la littérature, je pense, à cause de ma mère, qui lisait beaucoup et qui me permettait de piocher dans sa bibliothèque. Enfin, pas tout... Pas Autant en emporte en vent, qui était un ouvrage trop subversif... Je me souviens que, chez ma grand-mère, en France, les ouvrages de Maupassant, parce qu'il y avait des figures de femmes nues en couverture, on les mettait tout en haut de la bibliothèque. Je lisais des revues comme Fontaine, Poésie 84, des auteurs comme André Dhôtel — c'est un bon romancier, avec un côté Ramuz français —, Louis Guilloux, Le Sang noir, des choses comme ça... Même si on divergeait sur plein de choses, on s'entendait sur deux ou trois trucs... Notre ambition, c'était de publier un premier roman chez Gallimard. Ce qu'avait fait Schérer — Éric Rohmer — avec son premier roman... C'était très lié aux découvertes que nous faisait faire la Cinémathèque.
      Le Monde. — Et puis vous aviez envie, tous les trois, de faire découvrir un certain cinéma américain...
      Jean-Luc Godard. — On se rendait compte qu'il y avait aussi un côté capitalistes contre certains metteurs en scène qu'on aimait… Don Siegel, Edgar George Ulmer, d'autres encore, qui faisaient des films en quatre jours, et dans lesquels il y avait des choses que n'avaient pas les autres. On les a soutenus, on les a encensés, même exagérément, à une époque où ils étaient vomis. C'était l'époque des accords Blum-Byrnes. Rivette et François étaient plus mordants que moi à l'époque. J'étais plus prudent, plus paresseux. Dans cette sorte de caverne d'Ali Baba d'Henri Langlois, il y avait un monde qui pouvait être à nous, vu qu'il n'était à personne.
      Le Monde. — À quand remonte votre passion du tennis?
      Jean-Luc Godard. — J'en avais fait, jeune. Quand je suis venu à Paris, en 1946-1947, j'ai tout arrêté. Puis j'ai repris, par période, petit à petit, en me rendant compte que c'était le seul endroit où quelqu'un me renvoyait la balle — dans les autres endroits, on ne me la renvoie pas, ou alors ils jouent avec, mais ils ne me la renvoient pas... Même en psychanalyse (rires)!
      Le Monde. — Serge Daney disait que vous étiez le seul cinéaste qui, en conférence de presse, renvoyait toujours la balle...
      Jean-Luc Godard. — Oui, oui, j'essayais de prendre la sottise que pouvait me dire une journaliste, sud-coréenne ou je ne sais quoi, pour aller voir s'il n'y avait pas quelque chose... D'inventer par rapport à ça. En football, aussi, on pourrait peut-être un petit peu changer les choses... Mais ils n'ont pas les moyens intellectuels, culturels. Ils ne jouent qu'avec leurs pieds. Tandis que, dans la petite cellule du cinéma, il y a de tout, des moyens, de la culture, de l'argent, de l'amour, de la création artistique, de l'économie... Les gens disent «le cinéma», mais en fait ils veulent dire «les films». Le cinéma, c'est autre chose. Il y a une anecdote, je ne sais pas si elle est vraie, sur Cézanne. Il peint pour la centième fois la montagne Sainte-Victoire. Quelqu'un passe et lui dit: «Oh, elle est belle, votre montagne!» Cézanne: «Foutez-moi le camp, je ne peins pas une montagne, je peins un tableau.»
      Le Monde. — Dans Adieu au langage, à un moment, il y a une boîte de couleurs, de l'aquarelle. Faut-il en déduire que, pour vous, peindre, c'est un des derniers langages qui existent?
      Jean-Luc Godard. — J'avais fait cela en espérant que quelqu'un, pour lui-même, penserait qu'il y a là quelqu'un qui a un encrier et de l'encre — le noir, l'impression —, et puis, de l'autre, il y a une boîte de couleurs. Penserait que, d'un côté, il y a le texte, et de l'autre, l'image. Ici, si on était tous les deux, je prendrais plutôt une boîte de couleurs, et puis, vous, je vous laisserais l'encrier. Les gens me demandent ce que ça veut dire. Moi, je filme un état de fait.
      Le Monde. — Dans les Cahiers du cinéma, vous aviez interrogé Robert Bresson sur l'importance de la forme. La première chose qu'il vous a dite, c'est: «Je suis peintre»...
      Jean-Luc Godard. — Il était peintre, oui. Je n'ai jamais vu ses peintures.
      Le Monde. — Vous êtes d'accord avec lui sur l'importance première accordée à la forme?
      Jean-Luc Godard. — Non, je dirais qu'il y a un aller et retour. J'aime utiliser l'image de plonger et de remonter à la surface. On part de la surface et on va au fond. On remonte ensuite... Des choses comme ça... Bresson a écrit un petit bouquin, très bien, qui s'appelle Notes sur le cinématographe. Il disait: « Sois sûr d'avoir épuisé tout ce qui se communique par l'immobilité et le silence.» Aujourd'hui, je ne suis pas sûr qu'on l'ait épuisé!(Rires.)
      Le Monde. — Pialat aussi avait pensé qu'il allait devenir peintre...
      Jean-Luc Godard. — Son Van Gogh est un très très beau film. Le seul, sans doute, qu'on ait pu faire sur l'art. Je n'aime pas tout chez lui, et puis il était difficile de caractère. Souvent, quand les cinéastes essaient de filmer les peintres, c'est une catastrophe!
      Le Monde. — Sans regret pour Cannes de ne pas être venu?
      Jean-Luc Godard. — Ça n'existe plus.
      Le Monde. — Ça ne sert à rien, les festivals?
      Jean-Luc Godard. — Ça ne devrait pas être fait comme ça. Encore un endroit où on devrait faire autrement.
      Le Monde. — Comment?
      Jean-Luc Godard. — Je ne sais pas, on pourrait faire en sorte — au conseil des ministres aussi, d'ailleurs — que les délibérations du jury ne soient pas secrètes. On pourrait faire que les films ne passent pas que dans une seule salle... Regardez la liaison entre ça, le spectacle et la manière de gouverner. Cette idée du sauveur suprême...
      Le Monde. — Vous voulez dire que la structure ultra-hiérarchisée du Festival de Cannes mime la société française?
      Jean-Luc Godard. — C'est l'histoire de la nature et de la métaphore. La métaphore n'est pas une simple reproduction, une image, c'est autre chose.
      Le Monde. — Ça peut en être l'aggravation...
      Jean-Luc Godard. — Je ne sais pas. On ne peut pas remplacer un mot par un autre. Le mot «parole» en français n'existe pas dans d'autres langues. Je regrette de ne pas savoir plus de langues, mais pour ça, il faut voyager. Et il ne faut pas voyager trop jeune non plus; et puis après, ça devient un peu tard, c'est difficile... Mais, par exemple, le mot «parole» n'existe ni en allemand ni en anglais. En chinois, je ne sais pas; en finlandais ou en hongrois, je ne sais pas non plus. J'aimerais bien savoir... Les Allemands disent sprechen, qu'on traduit par «la langue». Mais la langue n'est pas la même chose que la parole. Qui elle-même n'est pas la même chose que la voix. Comment c'est apparu? Qu'est-ce qui vient en premier? Un ensemble de cris et d'images je crois...
      Le Monde. — Adieu au langage...
      Jean-Luc Godard. — J'ai lu quelques critiques. Ils croient que ça prend un caractère biographique! Or, pas du tout.
      Le Monde. — «Adieu», en Suisse, c'est aussi une manière de dire bonjour...
      Jean-Luc Godard. — Ça, c'est dans le canton de Vaud, tout à fait. Il y a les deux sens, forcément.
      Le Monde. — En sculpture ou en peinture, on peut laisser une part au hasard. Au cinéma aussi?
      Jean-Luc Godard. — Oui, tout à fait.
      Le Monde. — Le système n'est pas trop contraignant?
      Jean-Luc Godard. — Il n'y a pas de système. Enfin, il y en a un, mais si vous quittez l'autoroute, vous pouvez prendre les chemins de traverse dont parlait Heidegger.
      Le Monde. — Votre chien, Roxy, n'est pas avec vous. Vous l'avez laissé en Suisse?
      Jean-Luc Godard. — On ne peut pas voyager avec lui. Il a son monde. On ne va pas le déplacer, lui faire connaître d'autres mondes...
      Le Monde. — Que vous apporte Roxy?
      Jean-Luc Godard. — Un lien, entre deux personnes. Le lien dont parlait ce vieux philosophe qui était le prof de ma mère, Léon Brunschvicg. C'était une des sommités de la philosophie française à l'époque. J'ai lu un petit livre de lui qui s'appelait Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Descartes, je sais, Pascal, je crois, et Montaigne, je doute. Il disait l'un est dans l'autre et l'autre est dans l'un. Je trouve intéressante, très vivante, cette sensation de trois personnes. J'aime au cinéma, non pas l'image contre le texte, mais ce quelque chose d'avant le texte, qui est la parole.
      Le langage, c'est, pour employer le verbe «être», parole et image. Non pas la parole, la voix ou la parole de Dieu, quelque chose d'autre qui ne peut pas vivre sans l'image. Dans l'image au cinéma, il y a autre chose, une espèce de reproduction de la réalité, une première émotion. La caméra est un instrument comme, chez les scientifiques, le microscope ou le télescope. Vient ensuite l'analyse des données — on dit les données, mais elles sont données par qui? (Rires.)
      Le Monde. — En fait, ce dont vous parlez, ce serait une sorte d'état premier de la perception...
      Jean-Luc Godard. — De la réception, de la perception, de la réfraction. J'ai toujours été intéressé par ceux qui étaient en marge de ça, des philosophes comme Canguilhem ou Bachelard. Un petit bouquin comme La Philosophie du non, Bachelard l'écrit à l'époque où de Gaulle était à Londres. Moi, je fais toujours un rapport. Ensuite, est-ce que celui à qui il envoie la balle accepte, lui, de considérer cette balle comme un rapport? De faire son rapport à lui? Et de m'envoyer un autre rapport?
      Je suis toujours surpris quand l'État demande des rapports. Il n'y a jamais même une photo dans un rapport. On ne rit jamais en lisant un rapport! Il faut essayer de comprendre un peu, à sa façon, ce que Heisenberg a pu trouver, ses disputes avec Bohr au début de la mécanique quantique... J'ai essayé de faire un film avec Ilya Prigogine… J'ai fait une fois un interview de René Thom sur les catastrophes. Il était très sympathique. Aujourd'hui, il doit être considéré comme un has been...
      Le Monde. — Ça peut-être aussi un commencement. Regardez par exemple Jacques Monod...
      Jean-Luc Godard. — Un demi-oncle à moi...
      Le Monde. — Avec François Jacob, ils ont découvert le code génétique, l'alphabet de la génétique. Cet alphabet, aujourd'hui encore, on s'en sert...
      Jean-Luc Godard. — Tout à fait. Je me souviens d'une émission sur RTL, «Le Journal inattendu». Monod m'avait invité, à la fois en tant que petit cousin et cinéaste. Et il parlait d'ADN, d'ARN... Il disait que ça va dans un sens, de l'ADN vers l'ARN. Et moi, je lui avais dit que ça pouvait aussi aller dans l'autre sens. Il avait dit: «Jamais!» Quelques années après, un nommé Howard Temin a découvert la transcriptase inverse!
      Le Monde. — Il a eu le prix Nobel pour ça!
      Jean-Luc Godard. — J'étais très fier d'avoir trouvé ça. (Rires.)
      Le Monde. — Le virus du sida a été découvert de cette manière. En postulant qu'il pourrait être un rétrovirus, fonctionnant à l'envers...
      Jean-Luc Godard. — Ah bon? Anne-Marie dit que, sur ma tombe, elle écrira: «Au contraire». (Rires.) On peut enregistrer au moins des choses comme ça dans un film. Après, les gens en font ce qu'ils veulent. On pourrait faire ça, mais on ne le fait pas. Dans un petit monde, qui ne fait de mal à personne, on pourrait. Mais on préfère un grand monde qui fait du mal à beaucoup de gens.
      Le Monde. — Dans Godard au travail, l'ouvrage d'Alain Bergala, on comprend que votre méthode de travail est différente selon les films. Quelle fut-elle sur Adieu au langage?
      Jean-Luc Godard. — Mais il n'y a pas de méthode. Il y a du travail.
      Le Monde. — Vous voyez pourtant ce que je veux dire...
      Jean-Luc Godard. — Oui, mais si on le voit, ça ne peut presque plus se dire. Il faudrait sinon arriver à dire autrement ce que le film ne peut pas dire. Le journaliste pourrait arriver à le dire, mais il ne le fait pas. Il pourrait publier d'autres photos, d'autres choses... À force de jeux de mots, on peut petit à petit trouver une méthode de travail. Au tennis, il y a le contre-pied, en boxe, le contre. Tout ça, ce sont des images qui disent que Roland-Garros pourrait être fait autrement. Or ce n'est pas filmé. On ne suit pas le jeu, on ne suit pas le match. Il faut être au moins sur place pour arriver à suivre. Ce que fera Dany Cohn-Bendit, dans le football, au Brésil, c'est nul. Pauvre Dany!
      Le Monde. — Pourquoi? Ça peut être bien?
      Jean-Luc Godard. — Mais il ne peut pas. Il ne voit pas. Il a fait 68, il l'a un peu créé. Ensuite il a écrit Forget 68, et il est allé au Parlement européen. Et quand l'Europe, son Europe, va mal, il quitte le bateau. C'est triste.
      Le Monde. — Les caméras, à Roland-Garros, vous les mettriez où?
      Jean-Luc Godard. — On a essayé... On ne pouvait pas, on n'avait pas le droit d'aller sur le terrain, même déguisés en ramasseurs de balles. J'aurais évidemment fait le film d'un ramasseur de balles. Je voulais voir autrement... Sur la peinture, les textes de Sartre m'ont beaucoup intéressé. Il m'a fait connaître des tas de peintres comme Fautrier, Rebeyrolle, le Tintoret... Les textes critiques de Sartre sont magnifiques, tout comme certains textes de Malraux ou encore de Sollers. Je cite souvent Philippe quand on critique mon goût des citations. Les citations sont des preuves. Il sous-titrait l'Olympia de Manet: «Portrait d'une anarchiste». Vous n'êtes pas d'accord? Discutons...
      Le Monde. — Cette interprétation de l'Olympia...
      Jean-Luc Godard. — Mais ce n'est pas une interprétation...
      Le Monde. — À partir du moment où vous mettez ces mots sous le tableau, vous forcez le regard à aller dans une certaine direction...
      Jean-Luc Godard. — Tout à fait. Mais ensuite on peut aller dans bien d'autres directions...
      Le Monde. — Il y a chez Sollers une manière de prendre possession...
      Jean-Luc Godard. — Tout à fait...
  Le Monde. — ... de la peinture d'une façon qui s'intègre à son propre système...
      Jean-Luc Godard. — Oui, mais à un moment, il voit des choses...
      Le Monde. — De manière très péremptoire...
      Jean-Luc Godard. — Je me souviens d'un article de lui sur Mauriac qui faisait une conférence... À une femme qui lui parlait, Mauriac disait quelque chose comme: «Rangez votre petit sac, madame.»Sollers avait vu ça. Il y avait là tout à coup un point de vue, et non pas un point d'écrit, si j'ose dire.
      Le Monde. — Pour en revenir à Roxy, ce serait absurde de penser que vous aimeriez voir le monde avec ses yeux?
      Jean-Luc Godard. — C'est ça, en partie. Avec Anne-Marie, c'est ce qu'on fait un peu à l'aide d'un déluge de preuves, qui viennent de Rilke, de Buffon, de ceci et de cela. Les trois quarts des phrases que j'utilise, je ne sais plus d'où elles viennent et je ne m'en préoccupe plus. La liste des gens au générique est plus ou moins vraie, ou plus ou moins fantaisiste. Je note juste la phrase. Par exemple: «Il n'y a pas de nudité dans la nature. L'animal n'est pas nu parce qu'il est nu.» Si j'étais critique, je dirais que je ne comprends pas très bien. Ou que je ne suis pas sûr de comprendre. Pas nu parce que nu... Mais en même temps, ça fait divaguer un peu, ça fait glisser, ça suffit...
      Le Monde. — Vous êtes déjà en train de réfléchir à votre prochain film?
      Jean-Luc Godard. — Ah non, pas du tout. Peut-être que je n'en ferai pas, ou sinon des petits films, comme la Lettre à Gilles Jacob. C'était une lettre privée, mais il a décidé de la rendre publique. C'était pour dire: voici comment avec un simple petit appareil du commerce, moi qui sais à peine m'en servir, on peut écrire et envoyer une lettre. Ce que les gens ne font pas. Ne fût-ce que joindre une photo, une image, une légende, à votre bonne amie, sur votre vie privée. Un échange. Mais même si je fais ça, on ne me renvoie pas la balle.
      Le Monde. — C'est-à-dire?
      Jean-Luc Godard. — Eh bien, la bonne amie ne me répond pas. Gilles Jacob ne m'a pas répondu. Qu'est-ce que vous voulez qu'il dise? Ça ne l'intéresse pas. Ou il ne voit pas. Il ne voit même pas que je me souviens qu'il avait une revue qui s'appelait Raccords. Je lui dis: «J'espère que tu trouveras un bon raccord avec ta prochaine destinée.»
      Le Monde. — Dans le film, à de nombreuses reprises, vous faites des expérimentations techniques sur l'image. Ce que font les artistes vidéo, ça vous intéresse? Bill Viola, vous allez le voir au Grand Palais?
      Jean-Luc Godard. — Non, je déteste. Tout comme Bob Wilson. C'est du scénario. Du texte écrit, mis en image, souvent brillant...
      Le Monde. — Il y a des cinéastes, aujourd'hui, qui vous épatent...
      Jean-Luc Godard. — Les neuf dixièmes, je ne les connais pas. À Paris, je n'ai plus envie de rôder dans les rues pour aller voir un film. Juste peut-être le film syrien montré à Cannes, et puis le film de Sissako, j'avais vu Bamako en DVD... Mommy, je n'irai pas. Je sais ce que c'est. Les trois quarts des films, on sait ce que c'est juste par le petit récit qu'il y a dans Pariscope. «Un aviateur aime une dentiste...»
      Le Monde. — Vous pensez que la démocratie est morte?
      Jean-Luc Godard. — Non, mais elle ne devrait pas s'exercer comme cela. Il y a peut-être d'autres moyens. C'est souvent à la naissance des choses qu'on peut les voir. C'est pour ça que c'est intéressant, souvent, de revenir en arrière. Récemment, j'ai eu envie de relire, de Malraux, Les noyers de l'Altenburg. Je l'ai trouvé dans La Pléiade. Dans le même volume, il y a un immense texte, Le Démon de l'absolu, consacré par Malraux à Lawrence d'Arabie. Je ne le connaissais pas, c'est assez différent de livres comme L'Espoir ou La Condition humaine. Ne pas oublier non plus ce texte qui s'appelle De la Vistule à la Résistance, dans lequel Malraux décrit une attaque par les gaz sur le front polono-russe. Ne pas oublier non plus que Sartre a écrit Morts sans sépulture, qui traite des problèmes sans solution de la Shoah. Et que Malraux a tourné L'Espoir avant de l'écrire. Il avait besoin de faire plus qu'un livre. De faire autre chose. De faire un film. Un des premiers textes qui m'ait aidé, c'était Esquisse d'une psychologie du cinéma, écrit en 1946, mais que j'ai lu dans Verve, la revue de Tériade.
      Malraux, Sartre, pour moi, ce sont des demi-dieux protecteurs. Quel est l'équivalent masculin de «muses»? Il n'y a pas de mot. J'aime beaucoup Clio, de Péguy. Clio, la muse de l'Histoire. Il disait: «Nous n'avons que du livre à mettre dans un livre...» Je l'ai mis dans Histoire(s) du cinéma. Le cinéma, ce n'est pas une reproduction de la réalité, c'est un oubli de la réalité. Mais on si enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel. C'est Blanchot qui a dit: «Ce beau souvenir qu'est l'oubli.»
      Le Monde. — Documentaire ou fiction, c'est un problème pour vous?
      Jean-Luc Godard. — C'est la même chose. On l'a dit à l'époque de Rouch, c'était évident. Même si Resnais, très vite, a eu besoin d'un scénario, d'un texte. Pareil pour Straub. Certains de ses films, magnifiques, viennent de Pavese ou de la Résistance… J'ai aimé Warhol quand il a fait un film de trois jours sur manger ou sur dormir. Je ne tenais pas une heure devant, mais quand même, quarante minutes, c'est déjà bien…
     Le Monde. — Lanzmann dit qu'il voudrait faire un film sur ce problème de la dialectique entre documentaire et fiction...
      Jean-Luc Godard. — C'est un scénariste. On s'est un peu disputés quelquefois lui et moi. Mais c'était avec des mots. Dans un de mes films, j'ai mis une scène de lui, celle où il fait rejouer le coiffeur d'Auschwitz. C'était dans Shoah. C'était quelque chose! Ce n'était pas une mise en scène qui partait d'un texte, je vais faire ci, je vais le mettre là, et je vais parler de ça. Ça n'avait jamais été fait... Le Chagrin et la Pitié, d'Ophuls, c'est intéressant aussi. Il l'a fait au moment où il fallait le faire, même si ce n'est pas son plus beau film.
      Le Monde. — C'est Hôtel Terminus?
      Jean-Luc Godard. — Oui. Avec son côté Groucho Marx quand il va interroger les gens!

© Photogramme: Jean-Luc Godard, Adieu au langage, 2014.

mardi 6 mai 2014

Philippe Méziat: The Fear, de Richard Cottan, 2012



      The Fear. —Une mini-série qui en vaut largement une autre tant, parmi les maxi-, l’hypertrophie du temps peut provoquer des étirements propices à la fatigue, si ce n’est au sommeil. Passons. Mais c’est déjà un (bon) point acquis. Car avec The Fear on n’a pas toujours peur, mais on ne s’ennuie pas. Quand on aura dit que l’interprétation du personnage central (Richie Beckett) est confiée à l’excellent Peter Mullan, on aura déjà indiqué au lecteur l’un des arguments qui incite à la vision. Mais il y en a d’autres, et pas des moindres.

      Sur la côte sud est de l’Angleterre, Brighton est une station balnéaire très fréquentée, connue pour ses monuments quelque peu extravagants, et pour une jetée actuellement en friche, suite à un incendie aux causes mal connues. C’est justement là que commence le film (on peut assimiler en effet la série à un film qui durerait plus de trois heures, ce qui n’a rien d’exceptionnel), quand Richie Beckett exhibe le gros chèque qu’il vient de signer pour le projet de reconstruction de la jetée. Sorte de parrain de la pègre locale, il est à la fois à la tête de commerces légaux florissants, et touche sa dîme sur l’ensemble de ceux qui le sont moins, drogue et prostitution entre autres. Trente ans que ça dure: une situation bien assise, une femme qui touche à l’art contemporain par une galerie en vue, deux fils qui se la coulent douce, évidemment bâtis sur deux modèles opposés: Matty, doué, intelligent, réfléchi, obéissant, et Cal, tête en l’air, fonceur, frondeur, passablement obsédé par les femmes et néanmoins marié et père de famille. Ils ont emprunté chacun des traits au père, et ce dernier ne peut donc renier aucun de ses deux rejetons. C’est la coexistence de ces traits opposés qui va poser problème, à la fois entre les frères, et dans l’âme et le corps de Richie lui-même.

      L’affaire se noue quand on comprend qu’il présente de curieux symptômes d’oubli du passé immédiat, ainsi qu’une fâcheuse tendance à la violence incontrôlée, qui ne vont pas tarder à se préciser et prendre forme d’une démence précoce, dont la forme — classique de nos jours — est celle de la maladie d’Alzheimer. Tout pourrait aller vers une fin triste mais banale si d’inquiétants nouveaux arrivants (kosovars, ou albanais) ne venaient semer le trouble en réclamant une part du gâteau, au motif qu’ils viennent d’arriver et que leur fraîcheur physique et leur capacité de nuire mérite bien une compensation pour être tenue en respect. Formant avec la triade de base une sorte de miroir, c’est leur insistante brutalité qui va faire avancer l’intrigue. Et si Cal — qui a imprudemment engagé avec eux des tractations (au nom du père!) et a laissé son ADN sur le corps d’une prostituée dont on lui renvoie la seule tête afin de lui faire entendre qu’il doit tenir parole — hésite entre leur rentrer dans le lard manu militari et passer des accords avec eux pour le business, Matty comprend vite qu’il faut traiter si l’on veut survivre, et agit en ce sens auprès de Richie. Lequel, je l’ai dit, est divisé en lui-même comme le sont ses fils entre eux, et ne peut donc rien décider de sûr et de constant. Sans compter sa maladie naissante, qui ne va pas tarder à s’aggraver, et le faire replonger dans un passé vieux de trente ans, où les souvenirs incertains se bousculent, où des gestes regrettables lui reviennent en mémoire, quand ce ne sont pas les compromissions illégales qui l’ont conduit à sa fortune, et à son règne de roi de la pègre locale. Rien ne viendra arranger les choses, si ce n’est l’issue fatale dont je vous laisse le plaisir de la découverte, car quand on croit avoir tout compris, reste quand même une part d’inconnu non négligeable!

      Série attachante pour de très nombreuses raisons. La plus importante étant que la «confusion» (titre des deux tableaux que la femme de Richie songe à acheter à son amant, et qu’elle installe dans leur maison afin de juger de leur valeur in situ) est rendue dans le jeu de Peter Mullan d’une façon très exceptionnelle. En effet, en de nombreux moments, il parvient à transmettre au spectateur l’indécision dans laquelle se trouve le héros, à un point tel qu’on ne sait pas si Richie joue le jeu de celui qui a perdu la mémoire, ou si réellement il est atteint des symptômes d’Alzheimer. Autrement dit nous sommes, comme le héros lui-même, divisés entre la certitude que tout ne va pas bien dans sa tête, et l’idée que finalement ça ne va quand même pas si mal que ça. Ce fading est restitué avec brio et il nous «déplace» à de nombreuses reprises, nous renvoyant dans les cordes quand nous croyons avoir saisi quelque chose de la supposée vérité. La question sous-jacente ici est celle de la rationalité des actes: les héros de romans, de films, sont-ils supposés agir selon des motivations rationnelles (qui expliquent qu’on puisse les comprendre, donc nous identifier à eux) ou bien sont-ils les jouets de passions folles, ce qui les rendraient imprévisibles, et en un sens les éloigneraient de nous? Les règlements de comptes mafieux sont-ils soumis à des calculs rationnels, ou sont-ils du registre de l’irruption de la folie dans les comportements humains? Au-delà, on peut étendre la même question à la vie réelle: ceux qui nous gouvernent, ceux qui sont en place de maîtres, ont-ils en tête quand ils agissent des motifs rationnels comme ils tendent à le faire croire, ou sont-ils, en puissance ou en acte, des malades mentaux? On touche là à des questions que Shakespeare avait constamment abordées dans son théâtre, et parfois la question ontologique d’Hamlet rejoint celle de la quiddité beckettienne. «Qui suis-je?» se demande Richie (Beckett), quand Hamlet, plus radical, se questionne quant à son être même. Le point commun étant qu’il y a bien quelque chose de pourri dans le fonctionnement politique des cités, des républiques. Et des monarchies constitutionnelles.

      Bien que la trame narrative du film ne laisse place qu’à un suspens léger, les questions posées par l’évolution du personnage central tiennent en éveil. Ajoutons une qualité d’attention à l’histoire du cinéma non négligeable, même si les allusions à Hitchcock, manifestes à la moindre scène de douche ou à l’escalade du moindre escalier sont un peu appuyées. On a dit que les «Albanais» (je ne peux m’empêcher de penser à Mozart et à Cosi fan tutte  quand il est question d’Albanais) avaient été traités de façon grossière. Ils sont en effet présentés comme tout uniment violents, et leurs relations familiales ne sont pas analysées avec la même attention que dans le cas de la famille Beckett. Mais leur rôle dramatique les place en position de révélateurs des contradictions de ce qui se passe chez les  nantis, et on ne leur demande pas plus, sauf à transformer la série en documentaire sur les migrations en Europe au XXIe siècle! L’image est soignée, les cadrages serrés sur Richie Beckett, souvent répétés, restituent quelque chose de l’angoisse qui le traverse à l’idée qu’il est en train de se perdre, et, de-ci de-là, de belles utilisations de l’architecture de la ville, comme cette célèbre grande roue, qui ne manque pas de tourner. Et en effet, c’est bien là la question. — Philippe Méziat.

      Série de quatre épisodes, réalisée par Richard Cottan, diffusée sur Channel Four en 2012, et interprétée par Peter Mullan, Anastasia Hille, Harry Lloyd, Paul Nicholls. Deux DVD, éditions Montparnasse, sortie le 6 mai 2014, 20 euros.

      © Visuel: Peter Mullan, dans The Fear de Richard Cottan, 2012. Éditions Montparnasse.

jeudi 5 décembre 2013

Robert Bresson: Une femme douce, 1969




    Tourné à l'automne 1968, après le triomphe en juin de la droite parlementaire et au plein de la normalisation tchécoslovaque, Une femme douce est le neuvième film de Robert Bresson, sur les treize qu'il tourna durant quarante ans entre Les anges du péché (1943) et L'argent (1983). Il a soixante-sept ans et dans les dix années précédentes — Pickpocket, Le Procès de Jeanne d'Arc, Au hasard Balthazar, et Mouchette dont, pour la petite histoire, Jean-Luc Godard fit une bande-annonce — les moins cinéphiles se surent convoqués à des chefs-d'œuvre. L'opérateur Ghislain Cloquet — de Nuit et Brouillard (1955) d'Alain Resnais à Tess (1979) de Roman Polanski, en passant par Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras ou Guerre et amour (1975) de Woody Allen — avait assuré les splendides noir et blanc des deux derniers films. C'est à lui que Bresson confia son premier film en couleur.

    À partir du négatif original pour la nouvelle sortie de ce film invisible depuis plus de quarante ans, les laboratoires Éclair ont apporté tous leurs soins au filtrage et à la stabilisation de la palette réfléchie entre Bresson et Clocquet. Et, si importante dans le cinéma bressonnien, la bande son a été entourée des mêmes compétences techniques, historiques et artistiques pour que gronde cette circulation, vrillent ces klaxons, crissent ces pneus et ces freins, ceux de la fin des années Soixante.

     Éclats des néons rouges et jaunes, des éclairages publics et des phares des voitures, le film est documentaire des nuits de Paris. Et dans les extérieurs de rues et de parcs, l'automne impose ses délicates transparences et ses ocres soutenus. Plaisirs furtifs du Eastmancolor, puis le monde du magasin d'achats d'objets — prêteur sur gages dans Krotkaïa, la nouvelle de Dostoievski (1876) —, et l'appartement petit-bourgeois du couple sont gris ou beiges, étriqués comme leurs ternes vêtements de confection courante, ou le marron rayé d'une cravate de convention. Longtemps peintre, il fuit la peinture dans ses films: «J'ai horreur du cartepostalisme». De la couleur, Bresson attend qu'elle apporte «une plus grande puissance d'expression ou de conviction de l'image. On peut frapper fort avec la couleur. Mais si la couleur n'est pas juste, alors on tombe dans l'horrible réalité du faux». S'il voulait rejoindre la peinture, le cinéaste ou le photographe que Bresson fut aussi aurait davantage à attendre du noir et blanc: «le vert d'un arbre qu'il suggère est plus proche du vrai vert que le faux vert photographique dans un film en couleur (1)». Autant de garde-fous pour les étalonneurs numériques de la copie neuve.

    En 1986, Thérèse d'Alain Cavalier aura retenu la leçon. Déjà nécessaire pour les blancs des draps et des nappes, la couleur existe pour la terrible tache de sang sur le visage de Dominique Sanda, dix-sept ans et premier film: «Elle paraissait seize ans, Anna, tu te rappelles?». Bresson l'aurait choisie pour le bombé unique de son front, s'il n'avait été conquis par sa voix au téléphone, sans l'avoir jamais vue. Visage indemne et sang rouge sur le trottoir, ineffaçable malgré les serviettes rougies dans la cuvette par l'ultime toilette de la morte sur son lit pliant de quatre-vingt-dix, répudiée dans le salon devant le piano à queue, pour ses nuits de femme douce.

    En amont aussi, Bresson reçoit tout le cinéma. Plans sur les mains et les corps et, à l'opposé de toute idée de flashback, une «confrontation de la mort et de la vie (2)» dans les entremêlements de divers présents, comme déjà on les vit dans Hiroshima mon amour d'Alain Resnais (1959) et L'année dernière à Marienbad (1961), Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964), Shadows (1961 en France) ou Faces (1968) de John Cassavetes, en noir et blanc en effet. Couleur? voilà jumelle l'histoire tout entière de Marnie (1964), triomphe du rouge dans le mariage forcé, vu par Alfred Hitchcock. Et quant aux mots, à l'instant de l'irrémédiable, ils éclatent et se dérobent dans les escaliers et les portes: «En une seconde tout son visage a changé. La douceur a fait place au défi, à la révolte». Reviennent le regard de Camille livrée par son mari Paul à la décapotable rouge de Jeremy Prokosch, puis celui, charbonneux et silencieux, dans le parc de la villa romaine — même œil froid de la femme douce vers son mari dans sa décapotable, noire celle-là, avant de jeter la brassée de marguerites. Camille encore, descendant la cage de l'escalier de leur appartement: «Je te méprise».

    Sidérante rencontre du «Je t'aime je te désire», mot pour mot contemporain dans le livre et le film de Marguerite Duras, Détruire dit-elle (1969): qui rencontre l'autre?    

     Je pense que Bresson a introduit la plus grande nouveauté qu'on pouvait, à l'heure actuelle, introduire dans le cinéma, c'est celle de la pensée. Et cette pensée n'était pas immédiatement apparente. C'est-à-dire que j'étais débordée par le spectacle et, en même temps, je ne pouvais pas mettre le doigt exactement sur ce que je voyais (3).

     Détruire dit-elle où, par l'intercession d'Alissa, son mari Max Thor et un couple conformiste et petit-bourgeois font en quelques heures des pas de géant dans la perception du monde, de la vie, de leurs propres personnes. Ainsi, le promoteur immobilier Bernard Alione est le jumeau de Luc, le mari de la femme douce, tous deux en chemin douloureux vers les lointaines douceur et renoncement à la possession. Ainsi leur découplage entre l'amour et le désir que Dostoievski n'avait pas envisagé non plus: alors que s'aggrave la mésentente, «ce soir-là, comme chaque soir, nous avons tiré de grands plaisirs l'un de l'autre». Ainsi enfin sur l'écran de télévision allumé pour personne, ces images d'archives de l'Adlertag en vue de la «destruction totale» de la Royal Air Force en 1940.

     Après tout, ne suffisait-il pas de se souvenir de La Prisonnière de Marcel Proust, matrice de La captive de Chantal Akerman (2000)? Et pour son premier film, The Shade (1999), Raphaël Nadjari offre aux spectateurs de la fin du siècle une adaptation semblable de la même nouvelle, mais à Greenwich Village, en évident hommage à l'un de ses maîtres en cinéma.

    Ce que les hommes faisaient jusqu'ici de la poésie, de la littérature, Bresson l'a fait avec le cinéma. On peut penser que jusqu'à lui, le cinéma était parasitaire, il procédait d'autres arts. Et qu'on est entré, avec lui, dans le cinéma pur. Et d'un seul (3).

     Duras s'entretenait alors du film précédent, Au hasard Balthazar. Une femme douce est justement ce manifeste, politique, esthétique, c'est-à-dire moral, où Bresson situe le cinéma par rapport à tous les autres arts.

     «Nous irons au cinéma quand tu voudras. Presque pas au théâtre, c'est trop cher», ce sont les premiers mots de Luc au premier matin: «J'ai jeté de l'eau froide sur cet enivrement». Abandonnant pour un soir la télévision, au Paramount-Élysées ils regardent Benjamin ou les mémoires d'un puceau de Michel Deville (1967) que Bresson choisit tard et par commodité puisqu'il était aux catalogues des mêmes producteurs et distributeurs. Mais pas seulement: ce film est alors le dernier gros succès de Mag Bodard, sa productrice, un film séduisant, chatoyant et servi par des vedettes comme Michèle Morgan, Catherine Deneuve, Michel Piccoli et Pierre Clémenti, photographiés par Ghislain Cloquet en costumes du XVIIIe siècle dans un parc splendide, toutes reconstitutions spectaculaires que Bresson refuse pour adapter la «nouvelle bâclée» de Dostoievski: «Je ne me vois pas faisant un film de neige, de troïkas, de coupoles byzantines, de pelisses de fourrure et de barbes (2)».

    Mais on drague trop les femmes au cinéma. Alors Luc se met en chemin et s'affranchit de ses propres règles. Les voilà au théâtre, devant une représentation bruyante et ferraillante de Hamlet. Elle sait la trahison par omission et, au retour, furieuse et sûre de sa mémoire, elle lit le passage (III, 2) coupé par le vulgaire metteur en scène «pour pouvoir crier pendant toute la pièce», où — théâtre dans le théâtre — Hamlet dirige le premier comédien.

    HAMLET, au premier comédien: — Dites vos répliques du bout des lèvres, comme je les ai prononcées moi-même. Si vous les hurlez comme beaucoup de nos acteurs font, j'aimerais mieux donner mon texte au crieur public. Ne sciez pas l'air avec votre main. Car, dans le torrent, la tempête, l'ouragan de la passion il fait toujours user de mesure et acquérir même une certaine douceur.

    Exactement comme Bresson dirigera Dominique Sanda et Guy Frangin. L'une consentante, l'autre contre son gré, il les voulait ainsi.

    Le couple se rend aussi dans trois musées, histoire de dresser l'inventaire d'autres conduites culturelles. Une courte visite au Louvre: «Les Vénus, les Psyché nues qu'elle admirait au Louvre me faisaient plutôt voir la femme comme un instrument de plaisir», au regard de ces mots de Bresson: «Si le nu n'est pas beau, il est obscène (2)». Une galerie d'art moderne où sont exposées des œuvres cinétiques, qu'elle semble seule à apprécier. Le muséum d'histoire naturelle du Jardin des Plantes pour conserver l'animalité dans la grâce: «C'est la même matière première pour tous, mais arrangée différemment pour une souris, pour un éléphant, pour un homme», dit-elle sur une sonate de Mozart en feuilletant un livre d'art, arrêtée sur La blonde aux seins nus de Manet, quelque temps après cette première promenade dans la Ménagerie où il avait forcé sa mise en cage au milieu des rugissements des fauves et des chants d'oiseaux: 

LUI. — Et vous? Que désirez-vous? 
ELLE. — Je ne sais pas. Autre chose, de plus large. Le mariage légal m'assomme.
LUI. — Réfléchissez, des centaines de milliers, des millions de femmes le désirent.
ELLE.— Peut-être. Mais il y a aussi les singes.

    Il faudrait détailler davantage. D'autres séquences questionnent d'autres arts pour entrer «avec lui, dans le cinéma pur. Et d'un seul»: la musique et la littérature par exemple, dans leur fonction d'édification personnelle et d'urgence vitale en même temps que dans leur statut d'objets de consommation: «Elle voulait dire: "Je ne m'attendais pas à trouver en vous un homme instruit"». Lui le Grand prix de Monaco pour bande son tandis qu'elle se prépare à sa joyeuse nuit de noces, ou les courses hippiques à la télévision, elle l'électrophone à même le sol, ce sol où tombent, où sont jetées avec rage ou indifférence les livres et les fleurs. Car le ciel appartient au chant des oiseaux et à l'écharpe de la défenestrée lorsqu'à terre elle aussi, elle n'a plus cru à l'envol.

    Commentant son film (1), Bresson cite Paul Claudel: «Je suis ici, l'autre est ailleurs et le silence est terrible». Une note retrouve opportunément le reste de ce poème, Ténèbres, 1915:

Je souffre et l'autre souffre, et il n'y a point de chemin 
Entre elle et moi, de l'autre à moi point de paroles ni de main.

    Cérémonie secrète, cette scène muette où Luc ramasse la savonnette tombée à terre pour la tendre à sa femme dans la baignoire: pas un mot et les yeux dans les yeux les mains tendues s'évitent. Et secret de tout le cinéma de Robert Bresson: jeu de pistes qu'il faut suivre si nous voulons espérer ramasser une clé. Parmi d'autres car — magie de Bresson, magie de la pensée «non immédiatement apparente» — selon que, personne devant Une femme douce, vous serez seule, accompagnée d'ami de l'un ou l'autre sexe, une ou plusieurs ou à côté de votre conjoint, vous ne serez pas «débordée» par le même film, et votre doigt se posera alors en plus d'un endroit, dont vous finirez par savoir mieux quelque chose.

    Notes.
    1. «Je suis ici, l'autre est ailleurs et le silence est terrible», Bresson par Bresson, entretiens (1943-1983) rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013.
      2. «La confrontation de la mort et de la vie», op. cit.
    3. Marguerite Duras: entretien avec Roger Stéphane, Jean-Luc Godard, Louis Malle et Robert Bresson, Pour le plaisir, ORTF, 1966, «Trouver un truc pour arriver à la vie sans la copier», op. cit.

    © Olga Poláčková-Vyleťalová (1944-), peintre et graphiste alors tchécoslovaque, sur une photographie de Bert Stern: Une femme douce de Robert Bresson, 1969.