Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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samedi 1 décembre 2012

Louis Bernardi: Il faut lire Ammaniti





    Notre collaborateur Louis Bernardi nous envoie aujourd’hui cette nouvelle note de lecture sur les premières pages du roman de Niccolò Ammaniti: Come Dio comanda / Comme Dieu le veut (Grasset, 2007, traduction Myriem Bouzaher, 495 pages).

    Pour un lecteur francophone, Comme Dieu le veut contient tous les éléments d'un roman naturaliste. Ammaniti nous immerge dans les bas-fonds des "petits blancs" d'une périphérie urbaine en mutation rapide; nous assistons au déclassement, à la déchéance de ce lumpenproletariat autochtone qui côtoie une bourgeoisie cynique. Sévère peinture, par le détour des marges et des scories sociales, de la marche forcée de l'Italie capitaliste.

    Nous bornerons ici notre lecture à l'incipit (entendu au sens large: prologo, 1) qui nous appâte par son traitement original de la base traditionnelle du roman naturaliste. Le style fouette, il sous-tend une logique où le discontinu s'articule avec le continu, logique accordée au rythme du vécu contemporain qu'elle éclaire.




    La première partie du prologue adopte le point de vue de l'adolescent Cristiano, réveillé brutalement par son père Rino. Le récit à la troisième personne maintient cependant le narrateur à distance du personnage, acquérant par là-même un air d'objectivité, de sincérité dépouillée d'affectivité. Les notations brèves alignent et mêlent gestes réflexes («si aggrappò al materasso / il s'agrippa au matelas»), automatismes linguistiques subliminaux liés à un sentiment de culpabilité («"Non è colpa mia. La sveglia..." farfugliò il ragazzino / "Ce n'est pas ma faute. Le réveil..." bredouilla le gamin»), perceptions fragmentées («tutto nero tranne il cono giallo del lampione / tout noir sauf le cône jaune du lampadaire»). Ce niveau des sensations et des réflexes place la scène dans un univers proche de l'animalité, le monde de la brute.

    La construction de ce monde doit beaucoup à la discrétion, voire à l'effacement de la rhétorique narrative oratoire: brièveté des répliques qui claquent («Svegliati! Svegliati, cazzo! / Réveille-toi! Réveille-toi! putain!»); typographie qui use des italiques pour supprimer les incises ou les interventions du narrateur dans le monologue intérieur rapporté («"Tre stelle / Trois étoiles"»); notations du décor et des portraits réduites à des flashes qui isolent un élément frappant et significatif («Era a petto nudo [...]  Come fa a non avere freddo? / Il était torse nu [...] Comment fait-il pour ne pas avoir froid?»), source de nombreuses connotations très fortes (ici, l'insensibilité, la dureté du personnage de Rino, le père de Cristiano). Le texte acquiert ainsi un grand pouvoir de suggestion, parce qu'il n'est saturé ni sur le plan descriptif ni sur le plan affectif (absence de modalisations au niveau du narrateur).

    Les choix lexicaux enfin complètent le choc de ce style heurté. Les mots sont crus et violents dès les premières répliques («Cazzo... t'inculano / Putain... ils t'enculent»). Certes, nous sommes plongés dans un milieu populaire, mais en général les parents évitent d'employer ces mots en famille, en dehors d'interjections isolées. D'ailleurs ce n'est pas cela qui alerte Cristiano sur le degré d'exaspération de son père, et lui-même baigne dans le même univers linguistique («stargli il più possibile lontano dai coglioni / se garer le plus loin possible de ses couilles»). Le lecteur en revanche perçoit à travers ces indices la présence d'un sociolecte qui dépasse la simple familiarité des propos.

    La lecture du prologue nous fait avancer à pas heurtés; le récit ne coule pas, il met en place une tension, une exaspération dont nous allons tenter de faire apparaître la logique sous-jacente.




    Le choix du point de vue interne, qui domine (et varie en sautant d'un personnage à l'autre et en passant d'une séquence à la suivante) jusqu'à la fin du roman sans annuler la mise à distance du narrateur omniscient, fait la part belle à la subjectivité, au flux de la conscience sollicitée sans cesse par les sensations et les perceptions qui s'entrechoquent. La réalité est hachée par ces stimulations diverses, parfois contradictoires. Les informations qui parviennent au lecteur lui donnent la vision d'un monde fragmenté, absurde et inquiétant.
Cependant le récit n'est pas décousu. Il suit un ordre chronologique continu, parfaitement régulier, à la trajectoire toujours tendue. Le déroulement historique linéaire du temps renforce le réalisme du récit, déjà installé par la crudité hachée du style.

    Donc style heurté, mais fluidité chronologique cohabitent, et instaurent une sorte de dialectique entre la discontinuité superficielle des états de conscience et la parfaite continuité du récit, entre la subjectivité du personnage (et par la suite des autres personnages) et l'objectivité du regard surplombant du narrateur, entre l'isolement des effets-flashes et la généalogie des liens de causalité. Discontinu et continu sont ainsi étroitement associés jusque dans les comparaisons, où il est impossible de distinguer l'impression ressentie par le personnage et l'image construite par le narrateur: «Cristiano Zeno aprì la bocca e si aggrappò al materasso come se sotto ai piedi gli si fosse spalancata una voragine / Cristiano Zeno demeura bouche bée et s'agrippa au matelas comme si un précipice s'était ouvert sous ses pieds», ou encore «fiocchi di neve grossi come batuffoli di cotone / flocons de neige gros comme touffes de coton».

    Ainsi la dialectique du texte génère-t-elle un rythme haletant, accordé à la fois à la situation de réveil brutal et de demi-sommeil, et à la réalité sociale de notre temps.

    L'incipit de Come Dio Comanda que nous survolons ici présente beaucoup de points communs avec celui de L'Assommoir: le couple Cristiano / Rino, vulnérabilité sur la défensive-violence immédiate et explosive dans un huis-clos délabré, repose sur la même structure que le couple Gervaise / Étienne Lantier, souffrance-brutalité, déréliction-fuite dans le cadre sordide d'une chambre d'hôtel. Évidemment, cette similitude structurelle profonde produit des effets de surface différents.

    Surtout l'écriture de ces deux romans diffère radicalement dès le début. Ammaniti innove en adoptant une écriture hachée, un rythme trépidant, un style qu'on pourrait dire haletant. Violence et zapping (qu'on retrouve à une autre échelle dans l'entrelacs ultérieur des chapitres) procèdent de la structure des phrases, et donnent une image saisissante de notre société. En somme on peut parler de néo-réalisme dans le double sens du terme, qui indique la filiation littéraire avec le courant dominant du roman moderne, mais surtout le renouvellement de ce courant. Ammaniti n'est ni le premier, ni le seul sur ce terrain, mais un des plus talentueux.


    Le début du prologue, destiné à mettre le lecteur en appétit, raconte in medias res une scène consternante mais saisissante. Au niveau du récit, parce que c'est la matrice stylistique (au sens élargi de style d'auteur) de la suite du roman, où la tendresse ne trouve pas d'autre expression que la violence, réalité quotidienne devenue valeur universelle et mode relationnel d'une société livrée aux requins de toutes tailles. Au niveau des valeurs, parce que le titre du livre ne trouve pas place dans ce début noyé dans les humeurs, et qu'il fait naître une attente que seule la satire ironique du catholicisme institutionnel satisfera. Comme Dieu le veut est ancré dans la société italienne actuelle. Au niveau de l'ensemble du roman apparaît, sur le modèle de l'incipit, la maîtrise d'une intrigue compliquée par le morcellement des chapitres — à propos duquel on pourrait employer le terme "zapping" —, intrigue qui échappe au mélodrame en mêlant situations humoristiques, accents de thriller et tentation fantastique. Si on veut bien pardonner quelques longueurs qui ternissent certains épisodes ultérieurs — Complaisance ou tics? Défauts qu'on retrouve dans le roman suivant, Che la festa cominci / Que la fête commence (Laffont, 2011, même traductrice) — on lira cet ouvrage roboratif qui irrite surtout parce qu'il dérange encore. Notre brève étude aura atteint son but si elle encourage cette lecture. — Louis Bernardi.

    © Photogramme: Federico Fellini: La Tentation du docteur Antonio, in Boccaccio 70 (1962).

lundi 29 octobre 2012

Abbas Kiarostami: Like Someone in Love (2012)





Nous avions aimé illustrer notre note sur Shirin (2008) d'Abbas Kiarostami par un photogramme de Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard. Comme les cent dix iraniennes rencontrant leur vérité devant leur légende, Nana / Anna Karina pleurait en s'identifiant à Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer (1927). Et voilà que dans son nouveau film, Like Someone in love, grands yeux graves souvent embués de larmes naissantes, frange brune sur le front, dans une ressemblance qui est cette fois frappante avec Nana, l'étudiante japonaise Akiko se prostitue pour espérer vivre sa vie. Là s'arrêteront les coïncidences: à la différence de Godard, Kiarostami ne veut surtout pas ici documenter frontalement la prostitution économique estudiantine. Entre Shirin et ce dernier film, tourné au Japon, il y avait eu  en 2010 le décevant Copie conforme, sans doute nécessaire, si le vrai but de ce voyage en Italie avait été de filmer en touriste les collines et les bourgs toscans, histoire de reprendre confiance dans le souffle et l'espace ailleurs que dans sa patrie, réduite dans Shirin à un noir sous-sol.

Cette fois, il a fallu aller vraiment plus loin. Au Japon: «Parce que si je tourne au Japon, on ne me dira pas que j’ai fait un film occidental». Au risque de se faire traiter d'extrême-occidental? Fallu abandonner les passeports des stars cabotines — hommes ou femmes — pour s'en remettre à des inconnus et à un figurant au soir de sa vie. Solitude en fond sonore, ce bar de nuit à l'air cossu se révèle vite la couverture d'un réseau de call-girls. Voix off, caméra subjective, Akiko ne parvient guère à résister aux asservissements téléphoniques de son mécano jaloux évidemment ignorant de ses activités parallèles, ni aux injonctions du patron du bar, ordonnateur et organisateur de ses nuits et ses jours. Cette fois, Akiko aurait pourtant une bonne raison de ne pas s'y soumettre: message après message, sa grand-mère qu'elle ne voit jamais, venue exprès pour la journée en ville — détail clairement venu de Voyage à Tokyo de
Yasujirō Ozu (1953) —, balisera son antique patience jusqu'au soir sur le répondeur du portable de sa petite-fille. 

Aller plus loin pour mieux revenir. Kiarostami redonne toute leur importances aux scènes en voiture, déjà présentes dans Le Goût de la Cerise (1997) et poussées à l'extrême dans Ten (2002). Et même dans Copie conforme, il n'y avait pas renoncé, malgré les sortilèges du Chianti. Dans le long trajet nocturne en images complexes, décomposées et pourtant toujours déchiffrables, les énigmes et les mystères des êtres et des comportements ne naissent pas tant des mille reflets de néons nocturnes et superpositions palimpsestes sur les pare-brises et les vitres des portières arrière après celles des portes du bar de nuit, que de ce simple temps laissé aux visages, aux silences et aux rumeurs, aux lents et continus mouvements de caméra, aux embouteillages intérieurs. Ne déflorons pas les magnifiques surprises de cette traversée des apparences en taxi du centre vers la banlieue, emportant, souris en cage, l'étudiante en biologie Akiko vers son client Takashi Watanabe. Table dressée, couverts en tête-à-tête, menu étudié tout exprès, chandeliers, jazz de sa jeunesse, le vieux professeur de sociologie l'attend mais à l'arrivée de la jeune fille, il se laisse embarrasser par divers importuns insistants et indiscrets via son téléphone. Fixe. Leur nuit gardera pudiquement son mystère, mais le jour se lèvera sur comme des gens en amour.

Toujours dans la voiture, le vieux professeur se retrouve confronté à l'irascible fiancé Noriaki, qui le prend pour le grand-père d'Akiko, longue scène dont il faut aussi laisser le spectateur découvrir la conduite et les dialogues. Dire seulement que le jeune homme, incertain de posséder sa belle amie comme il le voudrait, attend du mariage qu'il lui accorde tout pouvoir enfin sur elle, elle justement vêtue tout au long d'une jupette en gaze de tulle, reste clair des robes de mariée que les prostituées japonaises arborent pour signifier leur profession. «Si je la perds, je n'en retrouverais pas une comme elle.» Ainsi, la soumission féminine aux hommes — le souteneur, le client, le fiancé qui se projette en chef de famille dûment marié — jusqu'à la mâle explosion de violence meurtrière n'est pas seulement iranienne et devient peu à peu le principal motif du film. En passant par la police intrusive de voisinage d'une vieille femme fenêtrière qui aura passé sa vie dans l'encadrement de sa lucarne à rêver de faire main basse sur l'inoffensif professeur, occupé surtout de ses publications et de ses pantoufles. Au moins, ses méprises sur la visite de la jeune fille indiquent-elles que monsieur Watanabe n'est guère abonné à ces incartades sexuelles.

La dernière seconde de cette nuit et un jour montrera ce qu'il faut enfin rompre pour que s'écroule ce monde de reflets, de mensonges — Close-Up par exemple (1990) —, de pudiques prostitutions, de servitudes, au risque d'emporter avec lui l'amour et sans doute même la vie. Ou au moins les petites bontés, si chères ailleurs à Vassili Grossman.

© Photogramme: Rin Takanashi dans Like Someone in Love d'Abbas Kiarostami (2012). 

mardi 24 avril 2012

L. Visconti: sur Vaghe stelle dell'Orsa / Sandra (1965)




À l'occasion de la nouvelle sortie en salles du film de Luchino Visconti, Vaghe stelle dell'Orsa (1965), distribué en France sous le sobre mais banal titre Sandra, et en attendant une note sur ce film largement méconnu, nous traduisons ici quelques lignes du cinéaste lui-même, publiées lors de sa première sortie.

Ce film est un "policier" inhabituel. On a parlé d'une «Électre moderne», mais pour expliquer ce qu'ici j'entends par "policier", je citerai une autre tragédie classique: Œdipe-Roi, l'un des premiers "policiers" jamais écrits, où le coupable est le personnage qu'on soupçonne le moins (au début de la tragédie, Œdipe se définit lui-même comme «le seul étranger»). Aux temps de Sophocle, les spectateurs quittaient peut-être le théâtre, convaincus que le vrai coupable n'était pas Œdipe, mais le destin. Cependant, cette commode explication ne suffit pas au spectateur contemporain. Il ne disculpe Œdipe que dans la mesure où il se sent lui-même appelé en jugement, comme pour un concours de culpabilité.

Ainsi, il y a dans mon film des morts et des responsables présumés, mais il n'est pas dit qu'ils soient les vrais coupables et les vraies victimes. En ce sens, ma référence à L'Orestie m'est surtout commode. Prenons Sandra et Gilardini, par exemple: l'une ressemble à Électre par la circonstance qui l'anime, l'autre à Égisthe en ce qu'il est hors du noyau familial, mais ce sont là de schématiques analogies. Sandra figure le justicier, Gilardini l'accusé, mais en réalité ces positions pourraient être interverties.

L'ambiguïté caractérise véritablement tous les personnages du film, sauf Andrew, le mari de Sandra. Il voudrait à tout une explication logique et il se heurte au contraire à un monde dominé par les passions les plus profondes, les plus contradictoires, les plus inexplicables. Ce personnage est le plus proche de la conscience du spectateur qui, incapable justement de se donner une solution logique aux événements, devrait à son tour se retrouver à la fin directement interpellé en jugement. Et contraint de se demander, non tant si la mère et Gilardini sont responsables de la mort du professeur ou Sandra de celle de Gianni, mais si culpabilité il y a eu et laquelle, et si ne se cachent pas en nous une Sandra, un Gianni, un Gilardini.

En somme, un "policier" où tout est clair au début et obscur à la fin, comme chaque fois où quelqu'un se lance dans la difficile entreprise de lire en lui-même avec la hardie certitude de n'avoir rien à apprendre, pour finir par se confronter à l'angoissante problématique du non-être.

Ce film repose sur ma conviction, qui ne date pas d'aujourd'hui, que l'un des moyens, et non le moindre, de questionner la société contemporaine et ses problèmes et de trouver des réponses ni conventionnelles ni statiques, est d'étudier l'âme de certains de ses personnages représentatifs, tout en les situant et en les cadrant. Je ne partage donc pas la surprise de ceux qui, intéressés par mon travail, se sont demandé comment diable j'avais pu choisir une histoire aussi intimiste, presque un «Kammerspiel [film de chambre]», après le souffle historique de films comme Rocco et ses frères et Le Guépard. Le fait est que, si j'atteins mon but, Vaghe stelle dell'Orsa ressemblera plus qu'on ne le croit à mes films précédents et sera le prolongement d'une réflexion commencée il y a plus de vingt ans. Du vieux Kammerspiel de Carl Mayer et Lupu Pick, ce film aura seulement conservé l'unité de temps et de lieu, le ressort dramatique terrifiant, l'abondance des gros plans, toutes choses accidentelles en somme.

Mon attention réelle s'est portée sur la conscience de Sandra, son inconfort moral, ses efforts pour comprendre: les mêmes ressorts qui en leur temps ont animé 'Ntoni, Livia, Rocco ou le Prince Salina [respectivement les personnages centraux de La terre tremble, Senso, Rocco et ses frères, Le Guépard]. Et si ailleurs, j'ai recouru à un bal, à une bataille, au phénomène de l'émigration intérieure, à la lutte pour le pain quotidien, ici m'ont stimulé l'énigme étrusque que Volterra exprime parfaitement, le complexe de supériorité de la race juive, et une figure de femme. Voilà le fond «historique» — et pour l'essentiel les limites — où se joue l'intrigue de mon film. Quant aux éléments psychologiques, ce sont l'exigence proclamée de justice et de vérité, l'insatisfaction sentimentale et sexuelle de Sandra, et sa crise conjugale.

Le drame familial enfin — commun à mes personnages précédemment mentionnés — constitue de même un milieu essentiel. Poussée par l'«incident» (le retour à la maison paternelle), Sandra entame en conscience le chemin ardu vers la recherche de la vérité, une vérité profondément différente de celle dans laquelle elle croyait être fermement enracinée, une vérité douloureuse, et qu'il ne sera peut-être jamais donné à un personnage comme le sien de conquérir entièrement. Ainsi, Sandra et ses victimes (ou ses persécuteurs) trouvent une place dans le cadre de la société contemporaine, ou découvrent qu'ils n'y ont plus de place. Et leur tragédie aide à mieux comprendre la réalité de notre moment historique et ses finalités.

S'il m'est permis de revenir sur un sujet qui me fut cher au début de ma carrière, je dirai que, aujourd'hui plus que jamais, je suis intéressé par un cinéma anthropomorphique. Loin d'être une exception, Vaghe stelle dell'Orsa confirme cet intérêt dominant. C'est le "pourquoi" de ce film.

Quant à son élaboration, en effet «du sujet au film» [c'est le titre de la collection où a été publié ce texte], de celle de tous mes films Vaghe stelle dell'Orsa a peut-être été la plus difficile. Les textes montreront que beaucoup de choses ont aussi changé pendant le tournage. Cela est dû au fait que la matière du film s'est précisée au jour le jour. Je voudrais souligner tout ce qui, d'une part, est dû au séjour lui-même à Volterra, au cadre du palais Inghirami où j'ai tourné la plupart des scènes, à la lente profondeur de l'automne pendant le tournage, et d'autre part à la connaissance des acteurs, dont certains ont été choisis à la dernière minute.

[...] Jean Renoir, qui fut dans sa jeunesse un céramiste passionné, avait l'habitude de dire que la céramique et les films ont ceci en commun: le créateur sait toujours ce qu'il veut faire, mais une fois la pièce enfournée il ne sait jamais vraiment si elle en sortira comme il l'a voulue, ou différente, au moins partiellement. J'ai tenu longtemps Vaghe stelle dell'Orsa dans le four. Longue a été la gestation et, après le tournage, le montage a beaucoup attendu. À présent, nul n'est plus que moi anxieux de savoir si ce «quiz d'âmes» a eu sa juste cuisson.

Pour l'héroïne, j'ai en réalité toujours pensé à Claudia Cardinale. Le personnage de Sandra avait été écrit pour elle en effet, non seulement pour l'énigme cachée derrière son apparente simplicité, mais aussi pour son décalque corporel (la tête, surtout) avec l'apparence parvenue à nous des femmes étrusques. Il n'y eut pas davantage de problèmes avec ma chère amie Marie Bell pour le rôle de la mère, ni avec [Renzo] Ricci pour celui de Gilardini. Il se révéla plus difficile de trouver Gianni. Je n'avais jamais travaillé avec [Jean] Sorel, et — une fois que je l'eus choisi — je dus apprendre à le connaître, à adapter sur lui le personnage de Gianni, jour après jour. Plus aventureux encore fut enfin le choix de Michael Craig. Arrivé en Italie la veille du premier jour, il me posa les mêmes questions. Mais je crois que cette gestation compliquée n'a pas rien d'accidentel.

Il était sans doute dans la nature même du film de naître ainsi laborieusement, de même que laborieusement s'expliquent ses personnages. Le titre lui-même créa de nombreux problèmes. Maintenant, j'en suis plus que jamais satisfait, surtout depuis qu'à l'étranger on l'a adopté, alors qu'au début on considérait qu'il était trop difficile à mâchouiller. — Luchino Visconti.

© Luchino Visconti: Vaghe stelle dell'Orsa, aux soins de Pietro Bianchi, dans la série: Dal soggetto al film (collection de scénarios sous la direction de Renzo Renzi) n° 34, Cappelli, Bologna, 1965, 202 pages.
© Photogramme:
Claudia Cardinale dans Vaghe stelle dell'Orsa de Luchino Visconti, 1965.
© Traduction de Maurice Darmon, pour D. M. et pour Ralentir travaux, 2012.

vendredi 27 janvier 2012

Le citron doux



Lecture dans Lexique, cliquer ici.
Lecture dans Les Goûts réunis, cliquer ici.

En réalité, ce n'est ici qu'une traduction mot à mot de l'arabe lim ahlou, en soufflant bien le h. Et c'est en effet exactement un citron doux. L'écorce en est jaune et poreuse, il est seulement un peu plus rond et sa pointe plus enfoncée. Rond et petit. Un même zeste blanc et épais sous la peau. Ceux qui le découvrent aujourd'hui sur Internet lancent cette rumeur qu'il serait difficile à éplucher. Rien n'est plus simple pourtant, nous le savons tous depuis notre enfance, même si nous ne l'avons plus fait depuis cinquante ans à présent: il suffit de couper une rondelle d'écorce de chaque côté et d'entailler quatre côtes en long. Exactement comme la figue de Barbarie, piquants en moins. Mais pendant tout ce temps, son parfum. Ensuite, inutile d'enlever les zestes blancs restants puisqu'on fend chaque tranche en son milieu, entre les membranes, et on ne mange que la chair, juteuse et douce de la plus simple des façons. Les gouttelettes indivises dans leur petits sacs gorgés de sucre, une saveur douce comme jamais plus. Rien comme le citron doux n'a aussi exactement le goût de son odeur. À la fin, il ne reste en main que le «livre», toutes les peaux ensemble, reliées, pages translucides.

Pages aujourd'hui de ma mémoire, le citron doux n'est plus qu'un mot, probablement intraduisible
. Pourtant son odeur est exactement celle de la bergamote, dont on dit ici qu'elle est incomestible et ne sert qu'aux parfums. Je crois que, comme autrefois les pommes de terre, nous sommes simplement des gens qui avons osé la manger. Les jeunes Tunisiens d'aujourd'hui nés en France, parmi lesquels (mais ils tiennent leurs distances et sans doute moi aussi) de plus en plus je vis, ne connaissent pas le lim ahlou, croient que je parle de l'orange douce, «orange», mot qui nous vient de l'arabe, et qu'on appelle là-bas d'un mot qui ressemble à «Portugal».

J'ai un espoir pourtant: il me vient d'une vieille dame du Sud italien qui m'assure que, chez elle, c'est ce qu'on appelle les lumie, ce qui contredirait la note savante de l'édition de la Pléiade du Théâtre de Luigi Pirandello (I, 1186) à propos de sa pièce Lumie di Sicilia, où la traductrice se justifie de traduire lumie par «cédrats». «Le cédrat, un fruit en forme de citron, n'est produit sur le pourtour méditerranéen que dans des microclimats à la température exceptionnellement égale. À peu près inconsommable autrement qu'en confit, c'est surtout en Sicile, comme en Sardaigne ou en Corse, une denrée d'exportation vers les confiseries du continent. Il représente ici, de façon emblématique, la spécificité sicilienne». Traduire est un métier qui dépasse la connaissance des langues.

Mais tout en moi s'insurge contre cette lubie, et je croirais plutôt ma vieille dame: Pirandello parle sans arrêt d'un «petit sac», et les cédrats sont des agrumes extraordinairement volumineux. Et dans une didascalie, l'homme d'Agrigente, ville sur
la côte africaine, droit devant c'est la Tunisie, écrit: «Il verse sur la table des fruits frais qui embaument». Passons sur le «verse», mais je ne crois aucun autre fruit que le citron doux capable d'embaumer en un instant une salle de théâtre, car c'est bien cela que cette instruction de Pirandello attend de la mise en scène: que, lors de la représentation le théâtre sente soudain la bergamote. Plus fort encore: Benjamin Crémieux n'avait-il pas traduit auparavant le même texte «Figues de Sicile»? Il est vrai qu'il en arrive, des choses, aux écrits de Pirandello, ma mésaventure de 1989 racontée ailleurs (lettre à Leonardo Sciascia, du 3 novembre 1989), en est une parmi d'autres, que raconte Leonardo Sciascia, que ce soit dans Pirandello de A à Z, ou dans Faits divers d'histoire littéraire et civile!

Cependant, à l'inverse des cédrats qui sont en effet assez incomestibles, du côté de chez Pirandello, les figues sont délicieuses comme des mamelles d'esclave, c'est leur nom à Racalmuto, village de Leonardo Sciascia, province d'Agrigente justement. Je n'ai jamais trouvé de citrons doux en Sicile, l'hiver est peut-être leur saison.

P.S. Oui, littéralement un post-scriptum, puisque vingt ans après,
l'internet donne à tous aujourd'hui de ce fruit l'indiscutable image et le nom exact: citrus limetta ou bergamotier de Tunisie). Avec un beau point d'interrogation à la rubrique "Origines".

lundi 23 janvier 2012

Vincenzo Consolo (1933-2012)



L'écrivain italien Vincenzo Consolo est mort à Milan ce 21 janvier à l'âge de 79 ans. Nous reproduisons ici la partie de notre article sur
La Sicile Littéraire, que nous avions rédigé pour l'Encyclopædia Universalis (Universalia, 1991).


Vincenzo Consolo. — Rare et discrète, l'œuvre de Consolo s'installe dans la tension entre mots et choses. S'il renonce à être maître du langage, Consolo est un rebelle, déchiré entre deux langues, celle de l'Île, consolatoire et chaude, et celle du continent, répressive, pour laquelle il n'est qu'un baragouineur, un sujet codifié et passif. De là une double menace, donc, de régression et de perte d'identité, qu'il veut conjurer, avec La Blessure d'avril (1963), son premier roman, où une langue réinventée, un dialecte redevenu digne sont la revanche de l'enfant violenté. Un livre que les Italiens ne découvriront qu'après le succès du Sourire d'un marin inconnu (1976), montage savant de documents et d'invention, de registres narratifs diversifiés. Méditation sur l'histoire et sa violence aussi, sur les rapports de pouvoir et les langues plurielles, celle baroque des nobles ou celle des graffitis des prisonniers: lorsque Consolo utilise une langue raffinée, c'est pour aussitôt l'accompagner de sa parodie subversive. Fractures, ruptures, sa musique cache une auto-ironie, là où des critiques ont trop vite crié au retour du dannunzianisme.

La langue concrète, faite de gestes et de vie quotidienne immémoriale, se retrouve dans l'incapacité historique d'exprimer revendications et espoirs modernes. Et même les désespoirs qui font de la vie une prison en forme de colimaçon. Alors seulement la nouveauté de La Blessure d'avril — l'oppression du langage comme première oppression — nous apparaît.
C'est dans Retable (1987) qu'on saisit le mieux ce voyage métaphorique d'un homme des Lumières en Sicile, où poésie, mémoire et histoire se conjuguent étroitement. Si Retable porte à ses extrêmes conséquences le langage lyrique, c'est pour abattre celui qui se veut rationnel alors qu'il n'est plus qu'un mythe technocratique, père amnésique et bientôt aphasique, pour lequel le voyage n'est plus qu'une consommation touristique. Voyager qui, en nous, devrait être au contraire connaître, mourir et renaître, nous dépouiller des conventions, faire une pause dans notre vie pour revenir ensuite régénérés, après avoir touché aux racines maternelles. Si la furie verbale possède les deux protagonistes opposés socialement, c'est parce qu'ils accomplissent en Sicile un voyage aux Enfers, chez les mères.

On trouvera aussi dans notre dossier Italiana, trois textes inédits de Vincenzo Consolo, que nous avions traduits, en particulier pour notre revue Le Cheval de Troie:

L'Etna se donne en spectacle, paru dans Tempo Illustrato, mai 1971, Le Cheval de Troie n° 7: Etna, janvier 1993.
Nelson, duc de Bronte, paru dans Il Messaggero, 16 novembre 1982, Le Cheval de Troie n° 8: Anglais en Méditerranée, septembre 1993.
29 avril 1994, paru en 1994 dans une revue italienne non identifiée.

© Antonello da Messina: Ritratto d'ignoto marinaio (1470-1472 ca), huile sur panneau de noyer, 30,5 cm x 26,3 cm, Cefalù, Museo della Fondazione Mandralisca.

lundi 14 novembre 2011

Quinze jours de l'automne européen




Ainsi, ce que n'ont pu vraiment obtenir les manifestations et les rassemblements pourtant importants durant des mois et des mois en Grèce, en Italie et dans toute l'Europe, s'est accompli en moins de quinze jours. Examinons un instant les nouveaux venus, dans leur ordre d'entrée en scène:

• 1er novembre 2011: Mario Draghi succède à Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque Centrale Européenne (BCE), chargée de l'émission de l'euro et du contrôle de la politique monétaire européenne. Responsable des privatisations en Italie de 1993 à 2001, Mario Draghi a été vice-président de la branche européenne de la banque d'affaires américaine Goldman Sachs entre 2002 et 2005, avant d'être nommé gouverneur de la Banque d'Italie jusqu'à sa prise de fonction à la tête de la BCE.

• 10 novembre 2011: en Grèce, Loukas Papadimos est nommé Premier Ministre, au lendemain de la démission de Geórgios Papandréou. Pour la première fois depuis la chute des colonels, l'extrême-droite grecque participera au gouvernement d'union nationale. Après avoir été à partir de 1980 conseiller économique de la Federal Reserve Bank de Boston, il devient en 1984 économiste en chef de la Banque de Grèce, avant d'en être nommé le 1er décembre 1993 gouverneur adjoint puis gouverneur jusqu'en 2002, où il prépare le passage de la Grèce à l'euro, grâce aux comptes falsifiés par les experts de Goldman Sachs. Ce n'est qu'en février 2010 que les révélations du New York Times permirent de mesurer la responsabilité directe du groupe financier américain dans l'aggravation de la crise de la dette publique grecque, par diverses manipulations qui ont rapporté à cette banque trois cent millions de dollars. De 2002 à 2010, Loukas Papadimos a été vice-président de la BCE.

• 13 novembre: en Italie, le sénateur à vie Mario Monti est chargé de former le nouveau gouvernement, après la démission de Silvio Berlusconi. Auparavant, ce grand universitaire était depuis 2005 International Advisor pour Goldman Sachs. Il est également membre du comité de direction de la conférence Bilderberg, un club informel réunissant chaque année ses cent trente membres environ — diplomates, hommes d'affaires, politiciens et journalistes — pour produire des réflexions et des bilans dont nul ne sait à peu près rien. Ajoutons à sa décharge que s'il se retrouve aujourd'hui à la tête d'une équipe de technocrates pour gouverner le pays, c'est uniquement parce que les irresponsables des différents partis, de droite comme de gauche, ont refusé toute implication plus démocratique dans les mesures forcément impopulaires que Mario Monti devra prendre, pensant qu'ils peuvent attendre en toute quiétude les prochaines élections qui se tiendront — au plus tard — au printemps 2013.

Quant à la banque d'investissement, de capitalisation et d'échanges, de gestion d'actifs et d'assurance The Goldman Sachs Group Inc. dite The Firm: en avril 2010, la Securities and Exchange Commission a poursuivi Goldman Sachs pour fraude durant la crise des subprimes. En mai 2010, le Département de la Justice a ouvert une enquête pénale sur Goldman Sachs au sujet de «vente de titres adossés à des crédits hypothécaires à risque», à la suite de quoi, le 2 septembre 2011, le gouvernement fédéral a entamé de nouvelles poursuites judiciaires contre Goldman Sachs pour son rôle dans la crise des subprimes, à l'origine de la crise économique qui a largement contribué à mettre à bas les économies européennes.

© Photographie: Manhattania. Maurice Darmon, Reflets dans un œil d'or. Voir aussi nos Images.

samedi 3 septembre 2011

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet: Encore huit films aux éditions Montparnasse




Les éditions Montparnasse continuent leur superbe édition intégrale des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Le sixième tome comprend huit titres, l'un de leurs premiers films et certains des derniers tournés par Jean-Marie Straub seul, mais sa compagne aujourd'hui disparue avait travaillé avec lui sur la plupart d'entre eux.

La richesse de cette livraison m'interdit de rédiger une note d'ensemble avec quelques lignes sur chaque film. On se reportera donc à notre dossier Pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet aux titres suivants:

• 1968. Le Fiancé, la comédienne et le maquereau (Der Bräutigam, die Komödiantin und der Zuhälter), d'après Le Mal de la Jeunesse de Ferdinand Bruckner et trois poésies de saint Jean de la Croix, avec Rainer Werner Fassbinder et Hanna Schygulla.
• 1969. Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour, d’après Othon de Pierre Corneille (1606-1684).
• 2000. Ouvriers, paysans (Operai, contadini), d'après Les Femmes de Messine d'Elio Vittorini.
• 2006. Europa 2005 27 octobre (Cinétract), deux adolescents et un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois.
• 2007. Itinéraire de Jean Bricard, le tour de l'île Coton.
• 2009. Corneille-Brecht ou Rome l’unique objet de mon ressentiment, extraits de Horace et de Othon de Corneille et du Procès de Lucullus de Bertolt Brecht.
• 2009. O somma luce, extrait du dernier chant du Paradis de La Divine Comédie de Dante.
• 2009. Joachim Gatti, Jean-Jacques Rousseau et une bavure policière.

Ceux qui apprécient le cinéma des Straub, et ceux qui l'aimeront un jour trouveront dans le même dossier d'autres notes critiques et divers articles et entretiens invités.

© Photographie: auteur inconnu. Hanna Schygulla et Rainer Werner Fassbinder à l'époque du film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub: Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau, 1968.

samedi 13 août 2011

Printemps 2011: Images de Rome




Un diaporama qui n'a d'autre ambition que de raconter un voyage de plus dans Rome, les monuments et les maisons, rentrer à l'intérieur de l'univers du Caravage, se promener sur les plateaux de Cinecittà, la rue où fut tourné Gangs of New York, les décors de tous les péplums du monde, et même une furtive photo volée du fellinien Teatro n° 5, des bribes aussi d'art des rues. Et toujours les origines, Rome plus que jamais ville ouverte à tous ces gens qui la traversent ou qui la peuplent, posant autrement les questions de l'identité nationale. À suivre, forcément.

Voir les cinquante-et-une images du Diaporama.

© Photographie: Tramezzini in piazza Barberini, Rome 2011.


Et toutes nos images:

Paris

dimanche 26 juin 2011

Le Mépris: La maison de Malaparte




«Le roman de Moravia est un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets, en dépit de la modernité des situations. Mais c'est avec ce genre de romans que l'on tourne souvent de beaux films. J'ai gardé la matière principale et simplement transformé quelques détails. Le sujet du Mépris, ce sont des gens qui se regardent et se jugent, puis sont à leur tour regardés et jugés par le cinéma.» Telle est, en décembre 1963, la déclaration d'intentions de Jean-Luc Godard sur son film, a priori ou a posteriori, qui le dira jamais.

On connait assez bien la genèse générale du roman de Moravia: dans des confidences à Enzo Siciliano, il avait précisé que le sujet du livre lui avait été inspiré par l'écrivain sicilien Vitaliano Brancati qui avait travaillé dans le cinéma pour pouvoir offrir une maison à sa femme, qui le quitta le jour même où il put la lui acheter. D'autre part, Moravia dit avoir assisté Mario Camerini en 1953 pour le tournage d'Ulysse, avec Kirk Douglas et Silvana Mangano.

Quant à la maison elle-même, que Malaparte appelait casa come me («maison comme moi»), bec rouge en cap sur la mer de Capri, on peut penser que Jean-Luc Godard l'a choisie pour les seules qualités photogéniques du lieu. En fait, Charles Bitsch trouva la villa, léguée par l'auteur de La Peau à la République populaire de Chine pour le repos de ses intellectuels fatigués, testament contesté par les héritiers de l'écrivain, et négocia difficilement et chèrement la levée des scellés pour le tournage, qui dura six jours. On sait moins que Roberto Rossellini, l'auteur de Voyage en Italie dont Le Mépris est d'abord le formidable et explicite remake avant même d'être une adaptation littéraire, y avait fait une retraite amoureuse avec Roswitha Schmidt en août 1946. Dans son livre Les aventures de Roberto Rossellini (Léo Scheer, 2005), Tag Gallagher évoque le souvenir de Roswitha sur les conversations de son amant avec leur hôte. Le bonheur d'un repérage en quelque sorte? Mais vieille taupe, l'histoire a ses ruses et les choses sont de fait plus compliquées.

En effet, dans les années Trente, le jeune directeur du journal La Stampa, Curzio Malaparte appréciait suffisamment Alberto Moravia, le futur auteur du «roman de gare» Il Disprezzo d'où Godard a tiré son film, pour l'envoyer en Angleterre, avec mission de lui procurer des articles pour son journal. Et le livre de Maurizio Serra, Malaparte, vies et légendes (Grasset, 2011) nous rappelle que Il Disprezzo n'est que le développement devenu autonome d'une partie d'un roman oublié, dont on a retrouvé le manuscrit il y a quelques années et qui a été publié en 2007, chez Flammarion, sous le titre Les deux Amis. Deux amis, qui sont deux hommes opposés idéologiquement, l'un communiste et l'autre fasciste: autrement dit, Alberto Moravia et Curzio Malaparte lui-même.

Tant de choses que Jean-Luc Godard ne savaient pas, de ces involontaires ou inconscientes voyances pourtant qui sont le grand secret de l'art et, qu'on le veuille ou non, donnent toujours à l'art et à l'artiste le dernier mot.

© Photographie: Maurice Darmon, Capri 2010, de l'album Naples, Pâques 2010.

mardi 22 février 2011

Bruno Dumont vs Stanley Kubrick


Je n'ai jamais pu me faire aux acteurs professionnels.
Je vois tout de suite leur jeu, leurs tics, leur fausseté.
J'ai besoin d'une matière brute pour sculpter mes personnages.
Bruno Dumont.



Un fidèle correspondant m'envoie deux photogrammes avec ce commentaire: «Le gros plan sur le visage de Séverine Caneele, à la fin de L'humanité (1999), a quelque chose de celui de Jack Nicholson dans Shining (1980), possédé, défait par la rage (...) le même effet de légère contre-plongée. J'ignore si Bruno Dumont a vraiment pensé la scène ainsi mais on peut l'envisager.»

On le peut en effet: le cinéma appartient à ceux qui rapprochent images et films, en dépit des intentions verbales et filiations affirmées par leurs auteurs, ou des gloses imposées par ceux pour qui le cinéma est d'abord érudition quand nous devons nous y adonner, et par lui nous livrer à notre propre vie. On le peut d'autant plus que Bruno Dumont cite Stanley Kubrick parmi ses cinéastes préférés.

On s'en souviendra longtemps: présidé par David Cronenberg, le 52e festival de Cannes (1999) eut toutes les audaces. Son palmarès mit Hollywood à la porte avec fracas au point que les producteurs américains se promirent de ne plus jamais fouler la Croisette, envoya au tapis quelques films soigneusement prémédités pour vaincre, épater ou séduire: Une histoire vraie de Lynch, L'Été de Kikujiro de Kitano, Ghost Dog de Jarmusch, Kadosh de Gitaï, Le voyage de Felicia d'Egoyan, The Virgin Suicides de Sofia Coppola, ou L'Anglais de Soderbergh; écarta de façon plus intrigante Le Temps retrouvé de Raul Ruiz; pour décerner le prix du Jury à La Lettre de Manoel de Oliveira, celui de la mise en scène à Tout pour ma mère d'Almodovar, mais surtout la Palme d’or à Rosetta des frères Dardenne, le Grand prix du jury à L'humanité de Bruno Dumont, et les prix d’interprétation aux acteurs (tous trois non-professionnels) de ces mêmes films, Émilie Dequenne, Séverine Caneele et Emmanuel Schotté.

Dans un entretien pour Libération du 2 juin 1999, David Cronenberg s'expliqua sur tous ces points sensibles de la controverse cannoise: «Mon désir [était] de répondre avec la subjectivité la plus pure. [...] Nous n'avions pas d'intention politique [...] ça n'avait rien d'un processus intellectuel. Nous n'étions pas un groupe d'agitateurs subversifs se réunissant le soir dans une cave pour fabriquer une bombe. [...] Les films choisis l'ont été passionnément.»

Apparaissant comme un caprice provocateur, une sorte d'exception, ce festival fut l'annonce de nécessités nouvelles: cesser de reconduire les recettes éprouvées; de caresser les spectateurs cannois ou autres dans le supposé sens du poil; d'accompagner l'autocélébration des auteurs, acteurs et critiques tabous; de voler au secours de la victoire et d'évaluer en seule fonction des entrées dans les premières semaines: «Hollywood a fait subir un lavage de cerveau au monde entier [...] pourquoi s'ennuyer à organiser des festivals et ne pas directement récompenser les films qui rapportent le plus d'argent? C'est l'état d'esprit de Hollywood.»

Que ce jury l'ait voulu ou non, il assuma cette fois son rôle médiateur. Deux ans avant 2001 — temps du 11 septembre plutôt qu'odyssée de l'espace —, il pressentit que le monde et le cinéma devaient abandonner l'illusion des combats clairs, des bonnes intentions, des histoires édifiantes pour se confronter, comme aux temps de Shakespeare, aux ambiguïtés, aux opacités, aux repères perdus dans les nuits des âmes et des conflits. Plus encore que Rosetta qui par certains aspects continuait à nous enrôler avec la frêle jeune fille, en lutte héroïque et convulsive contre des forces détestables et relativement identifiées, L'humanité fit perdre aux spectateurs professionnels toute raison et toute intelligence: Le Monde diplomatique par exemple le rangea parmi les films sordides, obscènes et fascisants, et partout l'on tenta de se débarrasser des deux films et de leurs acteurs d'un jour qui faisaient la nique à tous ceux qui voulaient préserver ce monopole de construire nos regards, en les accusant d'être des choses naturalistes, documentaires, élitistes ou pessimistes. La logique voulut qu'on y parvint un peu mieux avec L'humanité qu'avec Rosetta, dont les ruptures étaient surtout formelles.

«Plus une œuvre est difficile, complexe, profonde, plus le spectateur doit travailler pour la comprendre et pour y avoir accès, moins nombreux seront ceux qui auront envie ou seront à même de le faire. Je ne vois pas là d'élitisme ou d'arrogance, c'est juste une autre manière de considérer le cinéma, ou la littérature ou la musique. Je n'ai rien contre les films simples qui font appel directement aux émotions. Ils ne sont pas menacés. [...] Un film qui critique certains aspects de la nature humaine ou de la société n'est pas pessimiste dans la mesure où le cinéaste trouve l'énergie et le désir d'apporter un commentaire. Le vrai pessimisme serait de ne pas faire ce genre de film, de penser que c'est sans espoir et qu'il ne reste rien à dire. D'une certaine manière, le cinéma hollywoodien est le plus pessimiste parce qu'il évite tout commentaire sur la réalité et affirme que discuter ne sert à rien, qu'il vaut mieux s'évader et gagner de l'argent

D'un côté le hollywoodien Jack Nicholson, voué à grimacer et gesticuler comme Nicholson, ils vont tous le chercher pour ça: qui peut, qui veut l'arrêter, ni Kubrick, ni Antonioni, ni Polanski, ni John Huston, — Delon sut au moins s'oublier quelquefois dans les mains de Visconti, Losey, Godard, ou Schlondorff. De l'autre, la flamande Séverine Caneele, BEP de couturière, serveuse, cueilleuse dans les champs de houblon, cariste dans une usine de surgelés alimentaires belges, venue se faire sculpter par Dumont le temps d'un film, à l'expresse condition — au seuil du cinéma, ce fut elle qui en posa — qu'il ne la filme pas nue et que le nom de la doublure pour ces scènes soit précisé en toutes lettres. Elle regretta simplement que ce générique fut à la fin du film, quand tout le monde s'en est allé: elle comprit vite certaines choses! Et, tout à son honneur, elle osa se présenter dans une robe bleue, de Lanvin certes, mais dont personne ne daigna retoucher la taille ou recoudre l'ourlet (après tout, comme dirent certains journalistes, elle était couturière!) avant de repartir pour Hazebrouck se marier et acheter une voiture d'occasion avec son cachet, rejoindre son usine qui la licencia pour s'agrandir. Et quand elle revint une seconde fois au cinéma ce fut pour Une part du ciel (2001), de Bénédicte Liénard sur les femmes en prison. Avez-vous vu ce film?

Caneele n'est donc pas Nicholson et Dumont n'est pas Kubrick. Même s'il l'aime comme il aime Bertrand Blier ou Fellini, à l'évidence ce ne sont pas là ses maîtres. Il les aime, voilà tout. Ne l'eût-il pas répété qu'on le verrait clairement, ses maîtres sont Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. N'empêche: Bruno Dumont résiste-il toujours à l'appel du fond de commerce de Kubrick, son cinéma à l'estomac? Encore qu'en 1999, il n'avait pas tourné Flandres (2006), dont les scènes de guerre — un tiers à peine du film, car pour l'essentiel, Flandres se passe en terre picarde —, furent par le chœur des critiques paresseusement renvoyées à Full Metal Jacket (1987), devenu après Platoon (1967) ou Voyage au bout de l'enfer (1978) la référence obligée de tout film de guerre, alors qu'au-delà de quelques outrances qui stimulèrent leur plumes, les grandes différences auraient dû leur sauter aux yeux. Sans parler de l'expérience américaine des grands moyens et du casting de Twentynine Palms où, louchant davantage à mon sens du côté de Kubrick ou de Cronenberg justement, Bruno Dumont s'est rendu à bien des aspects du système et, juste châtiment, pour pas un rond et pour un film boursouflé et sous influence. Le magnifique Hadewijch (2009) rassure et revient aux éclairs dans la nuit de La vie de Jésus (1996), de L'humanité, et de Flandres aussi.

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
. Justement, Sicilia! fut présenté cette même année 1999 à Cannes / Un certain regard où il voisina avec Les Noces de Dieu de Joao Cesar Monteiro et The Shade, le premier film de Raphaël Nadjari. Dans les Cahiers du Cinéma 538 (septembre 1999) Straub témoigne aussi de ce que, trois mois auparavant, ils ont subi, vu et entendu:

«Quand on voit ce que ces gens [leurs acteurs] ont réussi à faire dans Sicilia!, on comprend à quel point la polémique cannoise autour des acteurs non professionnels est honteuse. Il y a une chose que j'ai redécouverte au moment de Cannes: la presse italienne» [mais il s'est passé la même chose dans la nôtre] «est juste un cran en-dessous de la presse du Docteur Goebbels et de Goering. Et cela s'est produit en quatre ans. On pouvait lire des choses comme: "Qu'est-ce que c'est que ces films qui ont reçu des prix et dans lesquels jouent des acteurs non professionnels qui de toute façon sont mauvais et ne feront pas carrière dans le cinéma?". J'ai lu cela dans de bons quotidiens démocratiques, libéraux et bourgeois, qui ne sont pourtant pas des revues de maquereaux.» Va savoir.

© Jack Nicholson dans Shining de Stanley Kubrick. Séverine Caneele dans L'humanité de Bruno Dumont. Cliquer sur les images pour les agrandir.