Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 13 décembre 2012

La Comédie-Française, aux éditions Montparnasse


Les éditions Montparnasse ont publié un riche coffret de vingt-cinq DVD réunissant les mises en scène des quarante dernières années du vingtième siècle. Nous avons déjà évoqué à ce propos La Double Inconstance de Marivaux. Revenons-y aujourd’hui sous la plume de Philippe Méziat, dont nous avons pu récemment lire sa note sur Le Bourgeois Gentilhomme aux Bouffes du Nord.
 
 Écrin, coffret, boîte à bijoux. Un thème classique, surtout en ces périodes de fin d’année. Tirons donc de l’étui quelques perles fines, sachant que les autres, pour être de culture, n’en sont pas moins précieuses.

 
Et d’abord les acteurs: il y en a un au moins qui tire son épingle du jeu à chaque coup, c’est Robert Hirsch. Il le dit d’ailleurs à un moment clé de la pièce de Georges Feydeau Un fil à la patte: «Je suis joué». Joué par des circonstances invraisemblables sur lesquelles nous ne reviendrons pas — «Il faut bien avoir le courage de vous parler franchement: c’est plein d’esprit, mais ça ne veut rien dire», disait Feydeau lui-même — mais joué aussi par lui-même, par ce corps qui se vrille, qui donne à voir quelque chose des nerfs à vif, et qui fait que même à des années de distance, même à travers le petit écran et les moyens modestes de l’époque, on en ressent quelque chose encore à travers notre vision et notre écoute. Il irradie toujours.
 


Car le théâtre est affaire de corps. Corps de textes évidemment, mais aussi présence des acteurs (voix, regard), et présence sensible des spectateurs qui jouent leur rôle, au point que les pièces captées sans public semblent (aux exceptions près que nous allons examiner) plus lointaines encore, avec déjà l’effet de distance de la captation frontale par une télévision qui n’a pas eu toujours les moyens d’affirmer son langage propre, du moins en ses débuts.

Mais venons-en aux perles. Deux sont dues à ce que le metteur en scène de la pièce au Français est aussi le réalisateur en télévision, et que les moyens dont il dispose ont pu lui permettre de faire exister et consister ce qu’on appelait alors des «dramatiques». Raymond Rouleau a donc réalisé une Ondine de Jean Giraudoux et un Ruy Blas de Victor Hugo qui provoquent aujourd’hui encore admiration et émotion. La première offre de surcroît l’interprétation dans le rôle titre d’une Isabelle Adjani transparente, lunaire et cristalline à la fois, évidemment et heureusement liquide. Méditation légère et profonde sur l’amour, Ondine réserve des moments de grâce pure, souvent induits par la langue elle-même, et donne l’occasion de remettre à sa digne place l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu qu’on a un peu vite oublié chez nous pour de sombres raisons de prises de positions politiques qui ne furent pas, en effet, absolument accordées à ce que l’époque exigeait. Dans la lignée d’un Musset avec la même légèreté apparente, et une sorte de distance lumineuse.

Encore plus haut, nous mettrons le Ruy Blas de Raymond Rouleau, parce qu’il trouve avec cette pièce de Victor Hugo les codes d’une télévision qui a compris qu’il fallait jouer avec la proximité des acteurs, soit user des gros plans, des mouvements de caméra, bref nous introduire au cœur de la chose, et cela en direct: ce qu’on appelait alors, nous l’avons dit, une dramatique. On entend le déplacement des appareils de prise de vue, tous ces petits bruits qui font le spectacle vivant. Le réalisateur a seulement prévu un minimum de scènes tournées à l’avance, et une bande son usant du Requiem de Verdi, qui n’est d’ailleurs pas crédité au final. Le miracle, c’est que la langue, la musique du «plus grand poète français, hélas!» nous est restituée dans sa vivacité, ses rythmes, ses brisures, son allant, ses allegros, ses andante, ses prestissimo et tutti quanti. Les alexandrins de l’auteur des Misérables ne sont pas parfaits, et c’est justement cette imperfection qui en fait le prix. Hugo n’aimait pas – dit-on – la musique. C’est qu’il en fait sans cesse, c’est que sa phrase chante, s’élève, se suspend, accélère, médite, finalement touche au plus profond dans cette bizarre affaire de «vers de terre amoureux d’une étoile». Belle équipe d’acteurs, dominée par le sombre Paul-Emile Deiber (Don Salluste de Bazan), conspirateur décidé à perdre la reine (Claude Winter, blanche et fragile), et le rutilant Jean Piat (Don César de Bazan) dont chaque apparition séduit par une belle insolence. Voilà ce que la télévision pouvait faire en 1972 (quarante ans quand même), que nous retrouvons quasiment intact aujourd’hui grâce à l’INA, et aux éditions Montparnasse. — Philippe Méziat, son site personnel.

mercredi 5 décembre 2012

Monette Vacquin et Jean-Pierre Winter: Non à un monde sans sexes!




Encore matière à réflexion. Pour faire suite au précédent billet de Pierre-Louis Rémy: Ne touchons pas aux repères de la filiation, aujourd'hui dans Le Monde, cette réflexion conjointe d'un homme et d'une femme, l'une et l'autre psychanalystes: Monette Vacquin, auteur de Main basse sur les vivants, Fayard, 1999 et Jean-Pierre Winter, auteur de Homoparenté, Albin Michel, 2010.

Non à un monde sans sexes! L’enfant a droit à père et mère.  — Les mots de père et mère vont être supprimés du code civil. Ces deux mots, qui condensent toutes les différences, puisque porteurs à la fois de celle des sexes et de celle des générations, vont disparaître de ce qui codifie notre identité. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre le souffle juvénile qui parcourt tout cela. Le coup de balai idéologique capable de renverser des siècles d’usage et de supprimer les mots auxquels nous devons la transmission de la vie doit s’appuyer sur des ambivalences inconscientes bien archaïques, et largement partagées, pour avoir la moindre chance de s’imposer et... de bientôt faire la loi.

Cette violence, déflagratrice, n’est bien sûr pas seulement le fait d’une minorité d’homosexuels demandeurs du mariage. Sans échos collectifs du côté de la question de la perte ou du refus de tout repère transmis, cette violence aurait suscité au mieux le rire ou le malaise, pas la satisfaction pure et simple. Cet événement est cependant agi par une ultra-minorité, avec le recours indispensable d’un langage qui fait la ruine de la pensée : le politiquement correct.

Ce déni de la différence, "une femme est un homme", Freud le nommait déni de la castration. Cela signifie, dans le jargon psychanalytique, que la castration n’existe pas, il suffit que je la nie mentalement pour que son existence réelle soit réfutée. Quand un "licenciement" devient "plan social", on est mal à l’aise. Quand un "ballon" devient "référent rebondissant", on se demande si on rêve. Quand le "mariage" devient "une discrimination légale contre les citoyens fondée sur leur orientation sexuelle", on commence à avoir peur.

Politiquement correct: le discours doit être poli, sans aucun tranchant. Le "polissage" de la forme, objet d’une surveillance idéologique pointilleuse, masque le terrorisme qu’elle fait régner et conduit à une "éthique" de la haine et de la confusion, au nom du bien débarrassé de toute négativité... ce que l’humanité n’est pas.

La revendication du mariage homosexuel ne constitue pas une demande à satisfaire mais un symptôme à déchiffrer. Que signifie que le mariage déserté soit réinvesti en étant parodié? S’agit-il de lui donner le coup de grâce? Ou que cette place ne soit pas laissée vide? Que signifie enfin l’identification des politiques et des médias à de tels enjeux, alors que tant de questions requièrent notre vigilance?

D’un côté, des siècles et des siècles d’usage, qui font que mariage et alliance d’un homme et d’une femme sont confondus. De l’autre, la revendication d’une minorité d’activistes qui savent parler le langage que l’on désire entendre aujourd’hui : celui de l’égalitarisme idéologique, synonyme de dédifférenciation. Et manier efficacement le chantage à l’homophobie qui empêche de penser.

Il n’appartient pas aux États d’épouser les provocations de quelques idéologues qui parlent une langue confuse mais qui la parlent avec violence, sidérant ou terrorisant leurs objecteurs par des sophismes. Encore moins de donner à ces provocations une forme institutionnelle.

La lutte contre l’homophobie, indispensable, est une chose. L’organisation juridique des liens entre les homosexuels qui le désirent en est une autre. Mais la destitution des institutions par ceux-là mêmes qui sont chargés de les élaborer en est encore une autre. Là réside la difficulté de penser la question du "mariage homosexuel": elle mêle une problématique légitime à une attaque institutionnelle sauvage qui mobilise les forces les plus archaïques.

Que les gouvernements sachent ce qu’ils font: on ne fait pas la loi au langage ou alors il se venge. Faut-il que les mots d’homme et de femme disparaissent aussi ? Faut-il que l’on cesse de tenir compte du sexe en droit, sinon pour l’abolir, le "pourchasser" au nom de l’égalité, le langage employé témoignant d’anciennes fureurs? Notre génération n’en finit plus de franchir des limites, ou de détruire tout ce qui les incarne, plutôt que de les transmettre, avec leur part d’infondable. Homosexuels et hétérosexuels ne relèvent pas de la partition rigide à laquelle on semble souscrire aujourd’hui. Tous partagent le même monde et c’est ensemble qu’il leur appartient de prendre soin des institutions qui structurent les liens entre les hommes et entre les générations.

Les destructions symboliques sont reconnaissables à la souffrance qu’elles causent à certains, plongés dans l’impuissance, conscients de la haine et de la destructivité, et sentant qu’on n’argumente pas contre une perversion. Elles se reconnaissent aussi à la jouissance qu’elles procurent à d’autres, plongés dans le triomphe de la "toute-puissance" et du déni de la loi. Il est probable que le monde absorbera cela avec indifférence, l’autre nom de la haine. C’est même à cela que nous commençons à ressembler : non plus à une humanité connue, mais à un monde indifférent. Neutre. Neutralisé. — © Le Monde du mercredi 5 décembre 2012.

© Photogramme: Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie (1985).

samedi 1 décembre 2012

Louis Bernardi: Il faut lire Ammaniti





    Notre collaborateur Louis Bernardi nous envoie aujourd’hui cette nouvelle note de lecture sur les premières pages du roman de Niccolò Ammaniti: Come Dio comanda / Comme Dieu le veut (Grasset, 2007, traduction Myriem Bouzaher, 495 pages).

    Pour un lecteur francophone, Comme Dieu le veut contient tous les éléments d'un roman naturaliste. Ammaniti nous immerge dans les bas-fonds des "petits blancs" d'une périphérie urbaine en mutation rapide; nous assistons au déclassement, à la déchéance de ce lumpenproletariat autochtone qui côtoie une bourgeoisie cynique. Sévère peinture, par le détour des marges et des scories sociales, de la marche forcée de l'Italie capitaliste.

    Nous bornerons ici notre lecture à l'incipit (entendu au sens large: prologo, 1) qui nous appâte par son traitement original de la base traditionnelle du roman naturaliste. Le style fouette, il sous-tend une logique où le discontinu s'articule avec le continu, logique accordée au rythme du vécu contemporain qu'elle éclaire.




    La première partie du prologue adopte le point de vue de l'adolescent Cristiano, réveillé brutalement par son père Rino. Le récit à la troisième personne maintient cependant le narrateur à distance du personnage, acquérant par là-même un air d'objectivité, de sincérité dépouillée d'affectivité. Les notations brèves alignent et mêlent gestes réflexes («si aggrappò al materasso / il s'agrippa au matelas»), automatismes linguistiques subliminaux liés à un sentiment de culpabilité («"Non è colpa mia. La sveglia..." farfugliò il ragazzino / "Ce n'est pas ma faute. Le réveil..." bredouilla le gamin»), perceptions fragmentées («tutto nero tranne il cono giallo del lampione / tout noir sauf le cône jaune du lampadaire»). Ce niveau des sensations et des réflexes place la scène dans un univers proche de l'animalité, le monde de la brute.

    La construction de ce monde doit beaucoup à la discrétion, voire à l'effacement de la rhétorique narrative oratoire: brièveté des répliques qui claquent («Svegliati! Svegliati, cazzo! / Réveille-toi! Réveille-toi! putain!»); typographie qui use des italiques pour supprimer les incises ou les interventions du narrateur dans le monologue intérieur rapporté («"Tre stelle / Trois étoiles"»); notations du décor et des portraits réduites à des flashes qui isolent un élément frappant et significatif («Era a petto nudo [...]  Come fa a non avere freddo? / Il était torse nu [...] Comment fait-il pour ne pas avoir froid?»), source de nombreuses connotations très fortes (ici, l'insensibilité, la dureté du personnage de Rino, le père de Cristiano). Le texte acquiert ainsi un grand pouvoir de suggestion, parce qu'il n'est saturé ni sur le plan descriptif ni sur le plan affectif (absence de modalisations au niveau du narrateur).

    Les choix lexicaux enfin complètent le choc de ce style heurté. Les mots sont crus et violents dès les premières répliques («Cazzo... t'inculano / Putain... ils t'enculent»). Certes, nous sommes plongés dans un milieu populaire, mais en général les parents évitent d'employer ces mots en famille, en dehors d'interjections isolées. D'ailleurs ce n'est pas cela qui alerte Cristiano sur le degré d'exaspération de son père, et lui-même baigne dans le même univers linguistique («stargli il più possibile lontano dai coglioni / se garer le plus loin possible de ses couilles»). Le lecteur en revanche perçoit à travers ces indices la présence d'un sociolecte qui dépasse la simple familiarité des propos.

    La lecture du prologue nous fait avancer à pas heurtés; le récit ne coule pas, il met en place une tension, une exaspération dont nous allons tenter de faire apparaître la logique sous-jacente.




    Le choix du point de vue interne, qui domine (et varie en sautant d'un personnage à l'autre et en passant d'une séquence à la suivante) jusqu'à la fin du roman sans annuler la mise à distance du narrateur omniscient, fait la part belle à la subjectivité, au flux de la conscience sollicitée sans cesse par les sensations et les perceptions qui s'entrechoquent. La réalité est hachée par ces stimulations diverses, parfois contradictoires. Les informations qui parviennent au lecteur lui donnent la vision d'un monde fragmenté, absurde et inquiétant.
Cependant le récit n'est pas décousu. Il suit un ordre chronologique continu, parfaitement régulier, à la trajectoire toujours tendue. Le déroulement historique linéaire du temps renforce le réalisme du récit, déjà installé par la crudité hachée du style.

    Donc style heurté, mais fluidité chronologique cohabitent, et instaurent une sorte de dialectique entre la discontinuité superficielle des états de conscience et la parfaite continuité du récit, entre la subjectivité du personnage (et par la suite des autres personnages) et l'objectivité du regard surplombant du narrateur, entre l'isolement des effets-flashes et la généalogie des liens de causalité. Discontinu et continu sont ainsi étroitement associés jusque dans les comparaisons, où il est impossible de distinguer l'impression ressentie par le personnage et l'image construite par le narrateur: «Cristiano Zeno aprì la bocca e si aggrappò al materasso come se sotto ai piedi gli si fosse spalancata una voragine / Cristiano Zeno demeura bouche bée et s'agrippa au matelas comme si un précipice s'était ouvert sous ses pieds», ou encore «fiocchi di neve grossi come batuffoli di cotone / flocons de neige gros comme touffes de coton».

    Ainsi la dialectique du texte génère-t-elle un rythme haletant, accordé à la fois à la situation de réveil brutal et de demi-sommeil, et à la réalité sociale de notre temps.

    L'incipit de Come Dio Comanda que nous survolons ici présente beaucoup de points communs avec celui de L'Assommoir: le couple Cristiano / Rino, vulnérabilité sur la défensive-violence immédiate et explosive dans un huis-clos délabré, repose sur la même structure que le couple Gervaise / Étienne Lantier, souffrance-brutalité, déréliction-fuite dans le cadre sordide d'une chambre d'hôtel. Évidemment, cette similitude structurelle profonde produit des effets de surface différents.

    Surtout l'écriture de ces deux romans diffère radicalement dès le début. Ammaniti innove en adoptant une écriture hachée, un rythme trépidant, un style qu'on pourrait dire haletant. Violence et zapping (qu'on retrouve à une autre échelle dans l'entrelacs ultérieur des chapitres) procèdent de la structure des phrases, et donnent une image saisissante de notre société. En somme on peut parler de néo-réalisme dans le double sens du terme, qui indique la filiation littéraire avec le courant dominant du roman moderne, mais surtout le renouvellement de ce courant. Ammaniti n'est ni le premier, ni le seul sur ce terrain, mais un des plus talentueux.


    Le début du prologue, destiné à mettre le lecteur en appétit, raconte in medias res une scène consternante mais saisissante. Au niveau du récit, parce que c'est la matrice stylistique (au sens élargi de style d'auteur) de la suite du roman, où la tendresse ne trouve pas d'autre expression que la violence, réalité quotidienne devenue valeur universelle et mode relationnel d'une société livrée aux requins de toutes tailles. Au niveau des valeurs, parce que le titre du livre ne trouve pas place dans ce début noyé dans les humeurs, et qu'il fait naître une attente que seule la satire ironique du catholicisme institutionnel satisfera. Comme Dieu le veut est ancré dans la société italienne actuelle. Au niveau de l'ensemble du roman apparaît, sur le modèle de l'incipit, la maîtrise d'une intrigue compliquée par le morcellement des chapitres — à propos duquel on pourrait employer le terme "zapping" —, intrigue qui échappe au mélodrame en mêlant situations humoristiques, accents de thriller et tentation fantastique. Si on veut bien pardonner quelques longueurs qui ternissent certains épisodes ultérieurs — Complaisance ou tics? Défauts qu'on retrouve dans le roman suivant, Che la festa cominci / Que la fête commence (Laffont, 2011, même traductrice) — on lira cet ouvrage roboratif qui irrite surtout parce qu'il dérange encore. Notre brève étude aura atteint son but si elle encourage cette lecture. — Louis Bernardi.

    © Photogramme: Federico Fellini: La Tentation du docteur Antonio, in Boccaccio 70 (1962).

mercredi 28 novembre 2012

Marivaux: La Double Inconstance




Parmi les vingt-cinq pièces que contient le coffret La Comédie-Française 1680 des Éditions Montparnasse, figure La Double Inconstance de Marivaux. L'occasion de revenir à mes premières années d'étudiants où, sous la direction artistique de Richard Monod (pour la petite histoire fils de Maximilien Vox, neveu de Théodore Monod, et cousin plus éloigné de Jean-Luc Godard!), nous fondâmes le Théâtre Universitaire de Nice avec cette pièce en 1964, en ces années bénies où nous pouvions avoir le Théâtre des Serruriers, aujourd’hui Théâtre du Vieux Nice, son régisseur municipal M. Astrella, et un pompier de service pour trente-cinq francs, et où nous avons joué tous nos spectacles à guichets fermés, sur fond de grands débats sur le théâtre populaire, miracle du début des années Soixante. À des fins que nous estimions alors didactiques et politiques, et à l'instar du TNP et de toutes les troupes de théâtre populaire d'alors, nous éditions de copieux programmes gratuits. Après avoir recommandé cette version du spectacle donné en 1982 (près de vingt ans après donc) dans une mise en scène de Jean-Luc Boutté par la Comédie-Française, dont le principal mérite revient à la composition extraordinairement ambiguë de Jean-Paul Roussillon dans le rôle de Trivelin, mon envie est de reproduire ici pour la chronique et l'histoire un des essais écrit en l'occurrence par Richard Monod lui-même et que, dans notre espérance commune dans le théâtre nous destinions à l'édification des masses.

    La Double Inconstance. — Notre pièce s'intitule La Double Inconstance. Marivaux déflore l'intérêt de sa comédie: il annonce le dénouement dans le titre. Nous savons donc que Silvia et Arlequin — qui s'adorent — partiront chacun de leur côté à la fin de la pièce. Mais nous ne savons pas encore comment, et c'est ce comment-là; lent, progressif, minutieusement analysé qui va retenir notre attention. Tantôt amusés, tantôt émus, toujours tendus, nous allons voir comment Silvia et Arlequin s'éloignent peu à peu l'un de l'autre pour aimer respectivement le Prince et Flaminia.

    Mais nous verrons aussi que cela n'arrive pas tout seul. Cette rupture, ces nouvelles amours sont très volontairement provoquées par un meneur de jeu, Flaminia, qui sait gouverner les cœurs, car elle est bonne psychologue, et sans illusions.Et ne s'aperçoit-on pas avec stupeur que, sous le voile des bienséances et le parti pris d'un dénouement heureux, la «partie carrée» qui se joue dans cette comédie est celle-là même qui se reproduira, placée sous le signe de la perversité, dans Les Liaisons Dangeureuses entre Valmont, Merteuil, Dancenis et la petite Volanges?

    En effet le temps des pastorales et des bergeries est passé. Si Marivaux nous transporte à la cour d'un Prince imaginaire, c'est malgré tout pour nous administrer une leçon de réalisme. Les amours de Silvia et d'Arlequin étaient des amours selon la nature: reportez-vous à Arlequin poli par l'amour qui est comme le prologue de La Double Inconstance. Mais ici la comédie se joue dans le palais du Prince et — observe Bernard Dort — ce palais change tout:

    C'est lui qui va pervertir l'amour de Silvia et d'Arlequin. (...) La société fait son entrée dans le théâtre de Marivaux, non comme moyen de coercition, comme une obligation extérieure, qui le forcerait à se renier, mais comme une nouvelle dimension de l'existence, convertissant les volontés les plus arrêtées en leur contraire, changeant fondamentalement les hommes. (...) Marivaux ne dénonce pas globalement la société de son temps; il ne lui oppose pas un prétendu bienheureux état de nature. Il nous montre l'inévitable perversion de la nature et il ne s'en indigne pas. Sans doute l'amour de Silvia et d'Arlequin apparaît-il comme un paradis perdu: inutile de tenter d'y revenir. Maintenant il s'agit de vivre en société, et c'est pourquoi il faut en fin de compte accepter que Silvia trahisse Arlequin et que chacun s'en aille de son côté vivre sa vie.

    Nous avons donc cherché à montrer, sans insistance excessive, que ce qui se passe dans cette pièce n'est pas "tout naturel". Leur inconstance n'est pas, ou pas seulement, dans la nature des choses, dans la nature du cœur humain qui serait ainsi fait.

    Il est vrai qu'à la création, on chantait des banalités un peu grosses du genre «Comme la plume au vent, femme est vola-a-ge». Jugez-en d'après ce couplet final, qui n'est sûrement pas de Marivaux, mais qui concluait la représentation: 

    Achevons cette comédie / Par un trait de moralité. / Tout cœur de femme en cette vie / est sujet à légèreté. / Mais s'il faut vous le dire en somme / En recanche aussi tout cœur d'homme / ne vaut pas mieux en vérité.

    Nous préférons ces paroles que Marivaux prête à Flaminia: «Silvia a un cœur et par conséquent de la vanité. Je saurai bien la ranger à son devoir de femme.» Vanité, devoir: c'est toute la société qui modèle les amours en fonction de ses habitudes et de ses exigences. Silvia quitte Arlequin parce que le Prince le veut et qu'il a les moyens de se faire servir.

    Tout est provoqué. C'est une conjuration, dirigée par Flaminia. Jean Anouilh en forçant la note, dit même: «C'est proprement l'histoire élégante et gracieuse d'un crime». Il faut montrer comment tout, ici, est truqué, concerté. [...]

    Malgré tout, La Double Inconstance n'est pas une pièce noire, comme le voudrait Jean Anouilh. Ce n'est pas non plus du théâtre de divertissement, comme le pensent ceux qui parlent avec mépris du "marivaudage" et pour qui le rire exclut toute ambiguïté et toute profondeur. Enfin, cette pièce ne comporte pas un enseignement précis; elle ne répond pas au vœu de Bertolt Brecht pour qui le spectateur devrait quitter une salle de théâtre en se disant: «Ainsi va le monde, et il ne va pas bien; donc il faut le changer». Bernard Dort, spécialiste de l'œuvre de Brecht conclut son étude sur La Double Inconstance  sur la notion d'objectivité:

    Ce n'est ni une tragédie de l'amour de Silvia et d'Arlequin, ni une comédie satirique sur les mœurs des courtisans. Elle est le récit quasi objectif d'une éducation sociale, celle de Silvia et d'Arlequin. Autrefois, ils ont été polis par l'amour; maintenant les voici formés (ou déformés — Marivaux nous en laisse juges) par la société. Après La Double Inconstance, ils sont devenus un homme et une femme comme les autres, disponibles pour d'autres amours, pour des jeux plus subtils, sans qu'on puisse les en blâmer.

samedi 24 novembre 2012

Des repères de la filiation (Pierre-Louis Rémy)




«Mariage pour tous», donc. Ne nous arrêtons pas à l'absurdité trop évidente du slogan, un produit de plus du parler pour ne rien dire, là encore la mort des mots, l'agonie du langage. De l'oxymore comme art de vivre. Ce texte de Pierre-Louis Rémy touche soudain à la réalité de certaines des préoccupations auxquelles j'ai, comme tant d'autres pères génitaux et sociaux, été confronté, même si les contextes et les situations sont évidemment différents.

 Ne touchons pas aux repères de la filiation. — La question du mariage homosexuel, et celle de l'adoption, touchent à nos repères fondamentaux. C'est pourquoi chacun doit s'exprimer. Je le fais, nourri de mon histoire et de mes convictions personnelles, celle d'un père de famille dont deux enfants adoptés; celle aussi du délégué interministériel à la famille, sous l'autorité de Martine Aubry, sous le gouvernement Jospin, chargé d'animer et de coordonner l'action des pouvoirs publics en matière de politique de la famille.

Dans une telle fonction, on prend bien la mesure de la diversité de la société française dans ses situations et ses opinions sur la famille, et donc de la difficulté, mais aussi de la nécessité de dégager des repères communs à tous.

Certains points ne font à mes yeux pas débat: celui de la qualité de la relation dans un couple homosexuel. Bien sûr deux hommes ou deux femmes peuvent s'aimer, profondément, tendrement. Et dans ce contexte, l'égalité des droits et des devoirs avec les couples hétérosexuels mariés est un objectif totalement légitime.

Promis par le candidat François Hollande, il doit être mis en œuvre. Mais faut-il pour cela faire rentrer les couples homosexuels et les couples hétérosexuels dans le même cadre juridique?

Là est le fond du débat, sur lequel il faut prendre position. Considérons-nous qu'un couple homosexuel et un couple hétérosexuel sont identiques? Comme, je crois, la plupart de nos concitoyens, je pense que non.

Quels que soient les débats sur l'identité sexuelle, il y a une évidence: notre espèce, l'humanité se reproduit, dure, existe par l'union hétérosexuelle. L'enfant ne naît pas seulement de la rencontre d'un spermatozoïde et d'un ovule, mais de la relation, et il faut le souhaiter pour lui, de la relation d'amour, entre un homme et une femme. Bien sûr, dans des situations particulières de stérilité, la médecine est venue à l'aide des couples. Et le désir prométhéen de l'homme le pousse parfois à imaginer des meilleurs des mondes où la technologie alliée à la biologie permettrait de dominer tous les mécanismes de la vie.

Je suis certain que l'immense majorité de nos concitoyens récuserait une société où des usines à enfants fourniraient le produit désiré à des couples désireux de mettre en œuvre «un droit à l'enfant».

Gardons-nous de toucher, même subrepticement, même implicitement à des repères fondamentaux, au nom de je ne sais quelle modernité, ou parce que «d'autres pays l'ont déjà fait». Il n'y a pas de vie en société, sans repères partagés. La source de la transmission de la vie en est un. Mettre dans le même cadre juridique l'union homosexuelle et l'union hétérosexuelle conduit à gommer ce repère central: c'est la différenciation sexuelle, homme et femme, qui permet la transmission de la vie.

Progrès incontestable sur le plan de la progression des droits, le pacs était déjà porteur d'une telle confusion des repères en inscrivant, dans un même dispositif l'union hétérosexuelle et l'union homosexuelle. Le fait d'étendre le mariage à l'union homosexuelle renforce cette confusion. On pourrait atteindre le même objectif d'égalité des droits et de reconnaissance de la profondeur de l'engagement dans un couple de même sexe, en créant un cadre juridique analogue, mais distinct de celui du mariage.

Bien sûr la question de l'adoption devrait être traitée dans la même perspective. Elle est mise en avant au nom d'un prétendu «droit à l'enfant». Méfions-nous des mots: avoir un enfant est en général une joie, peut être l'objet d'un désir; sûrement pas un droit: on ne possède pas un enfant.

On peut comprendre le désir d'enfants des couples homosexuels. Et je suis convaincu qu'ils peuvent s'occuper d'enfants avec beaucoup d'attention et d'affection. Bien sûr on peut aimer un enfant qu'on n'a pas fabriqué. J'en porte témoignage dans mon histoire personnelle. Mais pour cette raison, je sais aussi la quête des enfants adoptés sur leur origine:«Qui m'a engendré»; «D'où je viens»?

Faut-il, pour répondre au désir d'enfants de couples homosexuels, leur ouvrir le droit à l'adoption plénière, en gommant la référence au père et à la mère, comme semble le faire l'avant-projet de loi et ainsi prendre le risque de bouleverser les repères de la filiation.

Et ceci pour des effets concrets en matière d'accueil d'enfants extrêmement modestes. Accepter une filiation par deux parents de même sexe pourrait bien, en outre, ouvrir, un jour ou l'autre, la porte à ce qui est refusé aujourd'hui, la procréation médicalement assistée pour les femmes, et le recours à des mères porteuses pour les hommes, puisque aura été consacrée une forme de «droit à l'enfant» et qu'aura disparu le repère de la filiation par un père et une mère.

Ce qui est en jeu dans ce projet de loi, la seule d'ailleurs qui importe à ceux qui ont fait du mariage et de l'adoption homosexuels un objectif de société majeur, c'est la question des repères. Car le droit de la famille n'est pas seulement l'outil de la résolution de problèmes pratiques; il porte une valeur symbolique, il pose des repères.

Au moment où de toute part s'élèvent légitimement des voix pour s'inquiéter de la perte de repères dans la société, faut-il toucher à cet élément essentiel de l'identité qu'est la filiation?
Certains le pensent et souhaitent voir évoluer les repères sur la filiation, l'enfant, la différenciation des sexes. Il faut alors qu'ils l'expriment clairement. En ce qui me concerne je ne le souhaite pas. Et je crois que cela n'empêche pas d'offrir aux couples de même sexe l'égalité des droits. — Pierre-Louis Rémy, haut fonctionnaire, délégué interministériel à la famille sous le gouvernement Jospin, président du Centre français de protection de l'enfance (CFPE). Le Monde, 9 novembre 2012.

© Pablo Picasso: Maternité à la pomme (1971). Musée Picasso, Paris.

vendredi 23 novembre 2012

Ralentir travaux: suite.




À Ralentir travaux, nous avons de moins en moins d'opinions, nos fidèles lecteurs et lectrices s'en seront sans doute aperçus. Sur tous les sujets qui nous ont ici toujours importé: les droits de l'homme, supposés des universaux abstraits; la défense des libertés et la laïcité démocratique, décrétée trop souvent sectaire et islamophobe; notre espérance toujours déçue d'une paix juste au Moyen-Orient fondée sur la reconnaissance de deux États se supportant le moins difficilement possible, rangée au rang des illusions démodées; notre désespoir désormais d'une volonté politique face aux emprises de la finance et aux changements climatiques — questions plus liées qu'il n'y paraît, tout le monde le sait.

Devant toutes ces questions cardinales, les mots si longtemps alignés, choisis, répétés, nous manquent et nous abandonnent aujourd'hui. Nous souhaitons que ce ne soit ni total ni définitif, évidemment, nous verrons. Mais Ralentir Travaux termine sa sixième année et nous voudrions qu'il vive encore selon les moyens de son animateur. C'est la raison pour laquelle les images et les sons, présentes dès le premier jour en sous-titre du site, prennent le pas sur les mots. Pour eux, nous ne désespérons toujours pas de la lecture de ceux qui savent les employer pour nous faire penser, sinon décider et choisir. Ainsi de la question du «mariage pour tous», extraordinaire expression (mais chaque jour amène sa sottise) qui m'indifférerait plutôt, si, de temps en temps, je ne lisais des pages comme notre prochain post, qui tout à coup émergent de l'agitation des médias et des réseaux sociaux, dont on ne sait plus qui est le fils ou le père de l'autre. Alors, tout en tentant de notre côté à continuer à donner à voir et à entendre, publierons-nous ici pour l'instant plus souvent ce qu'écrivent d'autres plumes. Sauf sans doute pour les livres que nous lirons, les films et les DVD que nous verrons, les musiques que nous entendrons, la création demeurant toujours le refuge de l'espérance.

© Photographie: Alvaro German Vilela, Don Quichotte et Sancho Panza chantent dans la circulation.

vendredi 9 novembre 2012

Lettre 23: automne 2012


La première bonne nouvelle est la parution aux Presses Universitaires de Rennes de notre dernier travail: Frederick Wiseman / Chroniques américaines, le 28 février 2013 dans l'importante collection Le Spectaculaire / Cinéma. Nous y reviendrons dans notre prochaine lettre d'hiver. En attendant, une page Facebook qui suivra l'actualité de cette parution donnera tous compléments (filmographie, comment voir les films, essais d'autres auteurs, entretiens, etc.) Nous vous invitons à mentionner votre passage en aimant la page, comme dit Facebook.

— Ensuite, nous continuons nos films, tous archivés sur Youtube dans Notre cinéma © 202 productions. Ici une seconde sélection pour Ralentir travaux visible en plein écran: 


 
• 06. Paris Washboard Live (42').
• 07. Le jour se lève (2'23).
• 08. Andains de Gascogne (20').
• 09. Entre Cantal et Sancy (9').
• 10. בראשית, Entête / Berechit (11'06).
• 11. Notes sur le cinématographe II. Mouvements de caméra, Xanadu. Les travellings sont affaire de morale (12').

On peut voir tous les films, passés et à venir dans Nos films: 202 productions.
  
Dossiers thématiques modifiés ce trimestre

Notre raison d'être: Liber@ Te:

Octobre à Paris (1962). Entretien avec Jacques Panijel, 2000. Note sur le film dans le dossier Cinéma.
• Peter Higgs: Le grand Collisionneur (4).

Judaïca:
• 1. 17 juillet 1942, Joseph Losey était là.
Les Trains de Lumière, site général:
• Axel Corti: Welcome in Vienna, trilogie.
• Yann Le Masson et Olga Poliakoff: Manifeste pour un cinéma parallèle (1961).
• Jacques Panijel, Octobre à Paris (1962).
• Abbas Kiarostami: Like Someone in Love (2012).
Pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet:
• Le tome 7 de leur filmographie est paru aux éditions Montparnasse. Accéder à la liste des Huit notes sur huit films  et deux entretiens.
Pour Frederick Wiseman: Notre ouvrage Frederick Wiseman / Chroniques américaines paraîtra le 28 février 2013 aux Presses Universitaires de Rennes / Le Spectaculaire Cinéma. Demeurent les nouvelles informatives, la documentation, des articles invités et divers entretiens avec le cinéaste. Et notre nouvelle page Facebook sur ce livre, ouverte à vos mentions.

Nos films: 202 productions. Tous nos films sur un site dédié.

Penser par images et par sons:

• Philippe Méziat: Le Bourgeois Gentilhomme aux Bouffes du Nord.
Table complète des diaporamas.
Éveline Lavenu complète régulièrement ses albums d'acryliques et gouaches.

Édits et Inédits:
• Plusieurs textes souvent assez longs, publiés ou non, qu'il convient d'imprimer selon les envies, dont on retrouvera la liste en accueil.
Sans oublier les différents dossiers complets: Pour Maximilien VoxPour Bruno DumontPour Raphaël NadjariPour une petite histoire de Ralentir travaux.

© Maurice Darmon. Urinoir à Beaubourg, 7 novembre 2009, tirée de Paris 4e.

lundi 29 octobre 2012

Abbas Kiarostami: Like Someone in Love (2012)





Nous avions aimé illustrer notre note sur Shirin (2008) d'Abbas Kiarostami par un photogramme de Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard. Comme les cent dix iraniennes rencontrant leur vérité devant leur légende, Nana / Anna Karina pleurait en s'identifiant à Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer (1927). Et voilà que dans son nouveau film, Like Someone in love, grands yeux graves souvent embués de larmes naissantes, frange brune sur le front, dans une ressemblance qui est cette fois frappante avec Nana, l'étudiante japonaise Akiko se prostitue pour espérer vivre sa vie. Là s'arrêteront les coïncidences: à la différence de Godard, Kiarostami ne veut surtout pas ici documenter frontalement la prostitution économique estudiantine. Entre Shirin et ce dernier film, tourné au Japon, il y avait eu  en 2010 le décevant Copie conforme, sans doute nécessaire, si le vrai but de ce voyage en Italie avait été de filmer en touriste les collines et les bourgs toscans, histoire de reprendre confiance dans le souffle et l'espace ailleurs que dans sa patrie, réduite dans Shirin à un noir sous-sol.

Cette fois, il a fallu aller vraiment plus loin. Au Japon: «Parce que si je tourne au Japon, on ne me dira pas que j’ai fait un film occidental». Au risque de se faire traiter d'extrême-occidental? Fallu abandonner les passeports des stars cabotines — hommes ou femmes — pour s'en remettre à des inconnus et à un figurant au soir de sa vie. Solitude en fond sonore, ce bar de nuit à l'air cossu se révèle vite la couverture d'un réseau de call-girls. Voix off, caméra subjective, Akiko ne parvient guère à résister aux asservissements téléphoniques de son mécano jaloux évidemment ignorant de ses activités parallèles, ni aux injonctions du patron du bar, ordonnateur et organisateur de ses nuits et ses jours. Cette fois, Akiko aurait pourtant une bonne raison de ne pas s'y soumettre: message après message, sa grand-mère qu'elle ne voit jamais, venue exprès pour la journée en ville — détail clairement venu de Voyage à Tokyo de
Yasujirō Ozu (1953) —, balisera son antique patience jusqu'au soir sur le répondeur du portable de sa petite-fille. 

Aller plus loin pour mieux revenir. Kiarostami redonne toute leur importances aux scènes en voiture, déjà présentes dans Le Goût de la Cerise (1997) et poussées à l'extrême dans Ten (2002). Et même dans Copie conforme, il n'y avait pas renoncé, malgré les sortilèges du Chianti. Dans le long trajet nocturne en images complexes, décomposées et pourtant toujours déchiffrables, les énigmes et les mystères des êtres et des comportements ne naissent pas tant des mille reflets de néons nocturnes et superpositions palimpsestes sur les pare-brises et les vitres des portières arrière après celles des portes du bar de nuit, que de ce simple temps laissé aux visages, aux silences et aux rumeurs, aux lents et continus mouvements de caméra, aux embouteillages intérieurs. Ne déflorons pas les magnifiques surprises de cette traversée des apparences en taxi du centre vers la banlieue, emportant, souris en cage, l'étudiante en biologie Akiko vers son client Takashi Watanabe. Table dressée, couverts en tête-à-tête, menu étudié tout exprès, chandeliers, jazz de sa jeunesse, le vieux professeur de sociologie l'attend mais à l'arrivée de la jeune fille, il se laisse embarrasser par divers importuns insistants et indiscrets via son téléphone. Fixe. Leur nuit gardera pudiquement son mystère, mais le jour se lèvera sur comme des gens en amour.

Toujours dans la voiture, le vieux professeur se retrouve confronté à l'irascible fiancé Noriaki, qui le prend pour le grand-père d'Akiko, longue scène dont il faut aussi laisser le spectateur découvrir la conduite et les dialogues. Dire seulement que le jeune homme, incertain de posséder sa belle amie comme il le voudrait, attend du mariage qu'il lui accorde tout pouvoir enfin sur elle, elle justement vêtue tout au long d'une jupette en gaze de tulle, reste clair des robes de mariée que les prostituées japonaises arborent pour signifier leur profession. «Si je la perds, je n'en retrouverais pas une comme elle.» Ainsi, la soumission féminine aux hommes — le souteneur, le client, le fiancé qui se projette en chef de famille dûment marié — jusqu'à la mâle explosion de violence meurtrière n'est pas seulement iranienne et devient peu à peu le principal motif du film. En passant par la police intrusive de voisinage d'une vieille femme fenêtrière qui aura passé sa vie dans l'encadrement de sa lucarne à rêver de faire main basse sur l'inoffensif professeur, occupé surtout de ses publications et de ses pantoufles. Au moins, ses méprises sur la visite de la jeune fille indiquent-elles que monsieur Watanabe n'est guère abonné à ces incartades sexuelles.

La dernière seconde de cette nuit et un jour montrera ce qu'il faut enfin rompre pour que s'écroule ce monde de reflets, de mensonges — Close-Up par exemple (1990) —, de pudiques prostitutions, de servitudes, au risque d'emporter avec lui l'amour et sans doute même la vie. Ou au moins les petites bontés, si chères ailleurs à Vassili Grossman.

© Photogramme: Rin Takanashi dans Like Someone in Love d'Abbas Kiarostami (2012). 

mercredi 3 octobre 2012

Jacques Panijel: Octobre à Paris, 1962




Aujourd'hui, merci aux éditions Montparnasse de publier, après cinquante ans de silence et d'interdits, Octobre à Paris, de Jacques Panijel (1962).


Jacques Panijel, l'homme. — D'origine roumaine, Jacques Panijel (1929-2010) aurait ces jours-ci quatre-vingt-onze ans. Rien ne le prédisposait à devenir cinéaste. Après avoir tenu un rôle capital dans la Résistance, celui qui deviendra chef du service de physiopathologie de l'immunité à l'Institut Pasteur et Directeur de Recherche au CNRS, publie aux Éditions de Minuit  La Rage, sur son expérience des maquis. Pour le théâtre, il écrit Les Haines, puis Les Albigeois (cosigné avec Maurice Clavel) mis en scène à Nîmes en 1955 par Raymond Hermantier, ou encore l'adaptation du texte de John Willington Synge, Le Baladin du monde occidental. Il participe aussi à de nombreuses réalisations pour la radio et la télévision et, sous le pseudonyme de Parell, est peintre et sculpteur (Frédéric de Towarnicki, Parell, entretiens avec Jacques Panijel, Paris, Prints etc., 1985).

Juste avant Octobre à Paris, il écrit un scénario pour La Peau et les os (1961), coréalisé avec Jean-Paul Sassy, prix Jean-Vigo 1961. Mais il demeure surtout un militant politique contre la guerre d'Algérie: dès 1957, avec, entre autres universitaires, Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux et Laurent Schwartz, il crée le comité Maurice Audin, un mathématicien torturé et assassiné par des parachutistes français. En 1960, il fait partie des signataires du Manifeste des 121 «sur le droit à l’insoumission dans la guerre d'Algérie». En 1968 enfin, il dénonce l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie et continue à publier des pièces de théâtre comme, par exemple Carmel n° 18 (Éditions Lansman, 1998) sur le Carmel d'Auschwitz.


17 octobre 1961, les faits. — Le 5 octobre 1961, alors que se déroulent les dernières négociations pour mettre un terme à la guerre d'Algérie, le préfet de Paris Maurice Papon «déconseille» aux Nord-Africains de sortir entre vingt heures trente et cinq heures trente. La fédération de France du FLN organise alors pour le 17 octobre une marche pacifique en famille et en habits du dimanche dans Paris, sans armes et avec l'ordre de se disperser à la moindre charge policière. La manifestation de trente mille personnes environ sera réprimée de la manière la plus féroce, et se prolongera toute une semaine par des internements inhumains dans des camps, des stades et des salles de concert, et des interrogatoires usant de la torture en plein Paris. Tous les historiens s'accordent sur la responsabilité de l'État dans ces massacres et sur un bilan de onze mille arrestations, plus de trois cents morts, des centaines d'expulsions. Pour l'heure, aucun Président de la République ne l'a officiellement reconnue.


Histoire d'un film. — Dans son grand entretien accordé en 2000 et lisible ici dans son intégralité, Jacques Panijel raconte. Se rendant ce soir-là à une réunion du Comité Maurice Audin, il assiste à l'horreur de la répression sur les Champs-Élysées et les Grands Boulevards. Aussitôt, il propose au Comité de produire un film sur ces événements. Le comité cherche d'abord un grand nom de la Nouvelle Vague mais, sauf Jean Rouch qui voulait tourner en équipement léger, personne ne répond positivement à l'invitation. Bien qu'inexpérimenté, Jacques Panijel réunit autour de lui une équipe de militants et des techniciens: l'ouvrier communiste des usines Renault Jacques Huybrecht, les cinéastes Yann Le Masson, Pierre Clément, René Vautier. Prolongeant ainsi la grande tradition du cinéma ouvrier (Ciné-Liberté du temps du Front Populaire ou Cinépax avec Paul Carpita), le film est financé par les fonds du comité Audin, le bulletin Vérité-Liberté (mai 1960 - juillet 1962) — fondé par Robert Barrat, Pierre Vidal-Naquet, Paul Thibaut et Jacques Panijel, où fut publié le Manifeste des 121 —, et plus secrètement par la Fédération de France du FLN,  Nous avons ici même chroniqué J’ai huit ans (1961) de Olga Poliakoff et Yann Le Masson, justement, réalisé dans des conditions semblables, à l'occasion duquel ils rédigèrent le Manifeste pour un cinéma parallèle (1962) qui résume bien l'esprit de ce temps.

Une fois tourné et monté dans les conditions que Jacques Panijel rapporte, le film est présenté pour la première fois au Ciné-club Action, à Paris, en mai 1962 et aussitôt saisi.  Octobre à Paris n'obtint son visa d’exploitation qu’en 1973, après la grève de la faim du cinéaste René Vautier (Avoir 20 ans dans les Aurès, 1972). Mais l'auteur exige que le film soit désormais précédé d'une introduction visant à qualifier cet événement en «Crime d'État». Ce n'est qu'après sa mort (12 septembre 2010), que Gérard Vaugeois — disposé dès la tenue du procès Papon en 1997 à sa diffusion en salles via Les Films de l'Atalante — parvient à un accord avec le fils et la veuve du cinéaste.


Le film. — Il est très clairement construit en trois moments distincts.

• Tournées après le 17 octobre, les vingt premières minutes invitent les témoins à décrire leur vie réelle depuis des années, ici au moins depuis 1958. Loin d'être un événement isolé, le 17 octobre 1961 est en effet l'explosion de la violence et de la haine qui sont le lot, quotidien au sens strict, des Algériens en France, arrêtés, raflés et battus dans divers centres et commissariats, par les "comités d'accueil" des forces de police, chauffées à blanc par leurs récentes victimes tombées dans les attentats, et les bourreaux "calots bleus" — supplétifs algériens souvent confondus hâtivement avec l'ensemble des harkis —,  qui questionnent et torturent au vu et au su de tous dans des caves aux abords gardés par des rondes de police.

• Le film s'installe ensuite en de magnifiques images — difficile mais indispensable de souligner la beauté plastique de tout le film — dans les bidonvilles de la banlieue parisienne. Jours difficiles à Nanterre et à Gennevilliers: enfants de deux ou trois ans par tous les temps dans les rues boueuses, neuf personnes dans une seule pièce et dans une seule image, portage de l'eau par des Cosette à peine plus grandes que leurs seaux, et toute une activité vitale improvisée: buvette, coiffeur, épicier, boucher, tandis que les paroles sont hantées des persécutions sociales et de la peur des supplétifs venant les réveiller chaque matin à trois heures pour les frapper dans leurs taudis. Ici, le cinéaste reconstitue avec ses vrais survivants la préparation de la manifestation et ses consignes claires («sans armes, sans bagarres, sans discussions») et le départ de tout un peuple à la tombée du jour vers la capitale, hommes fouillés systématiquement par les militants qui confisquent le moindre canif, selon les ordres du FLN.

• C'est dans la troisième partie qu'on peut voir quelques photographies d'Élie Kagan, qui perdit toute sa famille durant le nazisme et qui a donné ses trois cent mille images à la Bibliothèque de Documentation Internationale contemporaine. Devenues célèbres et souvent emblématiques du film alors qu'elles n'en constituent que trois ou quatre minutes, ces images fixes sont montées sur une musique concrète éprouvante et alternent avec de rares séquences, tournées ce soir-là ou un autre, peu importe. Cette dernière partie collecte surtout les témoignages des survivants quelques jours après la terrible semaine des massacres d'octobre. Restituant ici l'essentiel de la trame, nous ne pouvons rien dire de la force de ces témoignages, des détails infinis de chaque parole et de chaque image, de tous ces visages populaires, marqués et dignes qui font l'unicité de ce film qu'on réduirait en le qualifiant de film militant, alors qu'il est, dès cet instant, l'incomparable et difficile construction de la vérité. Nous laisserons le spectateur voir de quelle manière le final élargit alors le propos.


Un mot sur les compléments. — À propos d'Octobre (19') est le substitut à la préface voulue par Jacques Panijel, invoquant la notion de «Crime d'État», certes autrement qu'il l'aurait voulu, selon ce qu'il en dit dans ce même grand entretien de 2000:

Généralement le crime d’État est commis par des individus à qui l’on a garanti l’innocence, qui sont relativement peu nombreux et possèdent un objectif très précis. Au fond, l’un des premiers crimes d’État est l’assassinat de César par des comploteurs qui s’emparent du pouvoir. Je souhaitais mettre en relation des événements qui ne sont qu’apparemment semblables, par exemple les procès staliniens ne constituent pas un crime d’État; ils rentrent dans une technique d’État, ce qui est autre chose, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas fondés sur un mensonge évident mais qu’ils font partie d’un roman politique entraîné par les staliniens et exportés dans tous les pays dépendants où il s’agissait de relier ces procès à une politique donnée.

Tel n'est pas le chemin de ce complément. Mais la qualification de «Crime d'État» y est fermement argumentée par Daniel Mermet, Jean-Luc Einaudi, Gilles Manceron, René Vautier, l'avocate Nicole Rein et Monique Hervo, émouvant témoin direct confirmant par exemple la réalité des fouilles par les militants avant la manifestation. Un utile documentaire de Sébastien Pascot, 17 octobre 1961, complète ces témoignages et études en une cinquantaine de minutes.

On trouvera ici la liste complète des dix-neufs films (documentaires ou fiction) sur ces événements. Le même site collationne aussi les ouvrages écrits sur le sujet. Sans citer celui qui nous bouleversa alors le plus, un roman de Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie (Denoël / Les Lettres Nouvelles, 1967), qui, sous une émouvante fiction, s'attacha presque aussi précocement à en montrer la genèse. [17 octobre 2017: ce site ne fonctionne plus. On trouvera ici cinq films sur les événements, en attendant mieux].

© Un numéro du bulletin Vérité-Liberté, juillet 1961.

dimanche 23 septembre 2012

Yann Le Masson et Olga Poliakoff: Manifeste pour un cinéma parallèle (1961)


    Toujours en préparation de notre note prochaine sur le film de Jacques Panijel, Octobre à Paris (1962) voici un texte de Yann Le Masson et Olga Poliakoff, rédigé à l'occasion de J'ai huit ans et paru dans Positif n° 46 (juin 1962), est reproduit dans le coffret Kashima Paradise / Le cinéma de Yann Le Masson (éditions Montparnasse, 2 DVD) que nous avons chroniqué dans Yann Le Masson, caméra samouraï le 18 avril 2012.

     Manifeste pour un cinéma parallèle. — De jeunes réalisateurs, auteurs en particulier de J’ai 8 ans [Yann Le Masson et Olga Poliakoff], écrivent:

   Ce film est le premier d’une série que se propose de produire et de réaliser un groupe de jeunes techniciens de cinéma qui ont décidé d’aborder de front quelques sujets tabous, en France du moins, depuis bien longtemps.

    L’Algérie ou l’avortement, l’armée ou les communistes, les ouvriers ou le clergé, la sexualité ou les vieillards, autant de sujets qui heurteraient un conformisme béat et contre lesquels veille la Censure, la censure du pouvoir comme la censure de l’argent. Notre cinéma en est devenu le plus bête, le plus inoffensif et le plus craintif du monde.

    Les Resnais, les Marker, les Autant-Lara et autres cinéastes courageux doivent, pour voir leurs films distribués, choisir l’ambiguïté. Leurs secrètes intentions n’ont, c’est le moins que l’on puisse dire, aucune chance d’être comprises par le public. Et puis, y aura-t-il même quelque chose à comprendre?

    Veulent-ils, ces cinéastes, se jeter à l’eau et réaliser Les Statues meurent aussi, Cuba si, Morambong ou Tu ne tueras point? La répression, l’interdiction, s’abat. La victime est le seul juge légitime: le public.

    C’est à ce public de nous aider. Il doit protester, réclamer un spectacle qui ne désire pas seulement le distraire mais aussi lui dire la vérité.

    La production cinématographique est, en France, puissamment structurée. Depuis le Centre National de la Cinématographie jusqu’aux manitous de la distribution en passant par la Banque Nationale et les maisons de production, notre «moyen d’expression» passe par une série de laminoirs au bout desquels il se retrouve tel que l’a décidé le Prince.

    Nous ne voulons pas être laminés. Est-ce une prétention vaine? Oui, si nous agissons seuls. Avec le public, non. Un cinéma parallèle, qui répondrait à ces exigences, qu’il soutiendrait, quitte le domaine du rêve pour le domaine de la réalité des possibilités concrètes.

    La France de 1962 fourmille de petits organismes culturels: ciné-clubs, sections de comités d’entreprises, amicales, sections de syndicats, comités de défense, groupes, groupuscules et chapelles. Ces organismes sont privés. Ils sont libres, chez eux, de dire et voir ce que bon leur semble. Ils sont placés en dehors du circuit de l’argent, de l’étau du profit et échappent ainsi, ne serait-ce que partiellement, à ces contraintes qui étranglent la liberté d’expression.

    Nous faisons le pari:

    Nous n’avons ni argent, ni autorisation mais nous voulons faire un cinéma de vérité.
    Nous avons les compétences nécessaires.
    Le public nous donnera les idées et les moyens.
    Les spectateurs choisiront eux-mêmes les sujets. Ils nous écriront. Ils discuteront avec nous.
    S’ils le peuvent, ils nous apporteront une aide financière.
    

    Que dix mille spectateurs nous envoient chacun dix nouveaux francs, voilà pour nous la possibilité concrète de produire six films de court-métrage. Plus encore. Que cent organismes privés nous achètent chacun une copie de nos films et voilà ces films rendus PUBLICS, malgré tous les chiens de garde.

    Puisse ce premier film être la promesse de beaucoup d’autres. Ils seront ceux que vous voudrez que nous fassions.

    © Manifeste paru dans Positif n° 46, juin 1962. Photogramme: Yann Le Masson, Olga Poliakoff: J'ai huit ans (1961).

samedi 22 septembre 2012

Octobre à Paris (1962). Entretien avec Jacques Panijel, 2000




Nous publierons le 4 octobre prochain une note sur Octobre à Paris (1962), le film de Jacques Panijel décédé en 2010. Ce jour-là, en effet, les Éditions Montparnasse éditeront ce film en DVD, après sa récente sortie en salle. L'entretien ci-dessous avec l'auteur, réalisé par Jean-Philippe Renouard et Isabelle Saint-Saëns et publié par Vacarmes 13 été 2000, en est l'indispensable introduction.

Le tournage d’Octobre à Paris est entamé quelques semaines après la manifestation tragique du 17 octobre. Quelles circonstances amènent un chercheur scientifique à passer derrière la caméra?

D’abord comprenez que dans mes réponses, il y aura certainement beaucoup de subjectivité parce qu’il est vrai que je considère ne pas avoir été gâté par les militants, ni malheureusement et c’est plus important encore, par ce qu’on appelle les intellectuels.

Au matin du 17 octobre 1961, je suis averti par un camarade algérien que «quelque chose va se passer». Je n’en sais pas plus. Le soir même, il y avait une réunion du secrétariat du comité Audin que nous avions fondé deux ans plus tôt avec Pierre Vidal-Naquet après la mort du mathématicien Maurice Audin, torturé par les militaires. En traversant les Champs-Élysées, je découvre l’horreur: des centaines d’Algériens assis par terre entre deux rangées de flics en uniforme. J’ai parcouru un peu les Grands Boulevards puis me suis rendu à la réunion du comité. Nous militions alors comme nous pouvions — tracts, réunions, manifestations — pour faire connaître la réalité de la situation algérienne. Le Monde nous a soutenu énergiquement en publiant une souscription financière pour venir en aide au comité Audin. Nous avons ainsi réuni une somme d’argent conséquente.

Au lendemain du 17 octobre, j’ai proposé l’idée d’un film qui retracerait les événements... enfin ce qui s’était passé. Le comité a été d’accord à la condition que le film soit réalisé par un metteur en scène de renom. Je me suis donc mis en quête d’un cinéaste dont la réputation aurait protégé le film et qui aurait accepté de travailler avec les contacts dont nous disposions alors avec les représentants du FLN en France. Ainsi ai-je alerté plusieurs cinéastes français de la Nouvelle Vague; j’ai contacté de grands cinéastes étrangers. Il n’y a qu’Hollywood qui n’ait pas été mis au courant de notre démarche... (rires). Le silence fut assourdissant. Le seul qui ait réagi favorablement fut Jean Rouch. Mais il souhaitait une production légère. Ce que nous refusions car il s’agissait d’un événement majeur. Il fallait à tout prix tourner en 35 mm. Quelques années plus tard, interrogé par une revue de cinéma, François Truffaut expliquait: «La guerre d’Algérie, je regrette mais qu’est-ce que vous voulez que je dise là dessus, j’y connais rien. C’est comme si on me demandait de faire un film sur la déportation». Que répondre à cela?

J’ai donc proposé de réaliser le film moi-même. Mon expérience cinématographique se limitait à la coréalisation au côté de Jean-Paul Sassy de La peau et les os qui avait obtenu le Prix Jean Vigo l’année précédente. Je me suis lancé dans l’aventure avec le soutien de ma femme.

L’attitude frileuse des cinéastes français était-elle le lot des intellectuels plus largement?

Au commencement de la guerre, la grande majorité des intellectuels français croyait qu’il leur suffirait de dire qu’ils étaient contre la guerre. Ce n’est que peu à peu qu’ils ont pris conscience de la gravité de la situation. En 1961, on peut dire que l’ensemble des intellectuels, en particulier dans l’université, est horrifié. Dans le développement de la guerre d’Algérie, le 17 octobre est un événement tardif. Les Algériens des bidonvilles étaient depuis longtemps au cœur de la guerre que livrait en France le FLN aux "modérés" du MNA. Et puis ils s’alarmaient surtout du couvre-feu, véritable chasse au faciès décrétée par Maurice Papon. Cet événement a permis au FLN de mobiliser ceux des bidonvilles afin d’organiser une manifestation à Paris le 17 octobre. Ils furent au moins vingt mille, en comptant les femmes et les enfants, à s’y rendre. C’est le FLN qui avait organisé les différents parcours ainsi que le désarmement total des manifestants.

Concrètement comment le tournage est-il rendu possible alors que la guerre touche à sa fin?

Il faut d’abord citer le nom d’un type merveilleux: Jacques Huybrecht qui, d’ouvrier chez Renault, est devenu photographe professionnel. Je cherchais un opérateur et c’était son rêve. Il était communiste et a souhaité en parler d’abord à son secrétaire de cellule qui lui a répondu qu’un tel film porterait préjudice au parti. Quant à la fédération départementale, elle a évoqué une «pure provocation». Jacques m’a offert une grande partie de son temps libre pour tourner Octobre à Paris. Pour le montage, il n’y a pas eu de problème, le propriétaire est resté d’une discrétion absolue pendant cinq semaines. Enfin pour le développement de la pellicule, je connaissais un labo dont certains techniciens avaient manifesté leur opposition à la guerre. Honnêtement le seul risque était la saisie sur dénonciation.

Pour transporter le matériel sur les lieux de tournage, pour que les bidonvilles de Gennevilliers et Nanterre, le quartier de la Goutte-d’Or, nous soient ouverts, pour obtenir des témoignages de valeur, il nous a fallu l’accord et l’aide des responsables locaux du FLN. Ces derniers ont été jusqu’à proposer de financer un film à la gloire du Front. J’ai expliqué que je faisais partie du comité Audin, que nous n’étions pas strictement opposés au FLN mais que cela voulait dire quand même notre désaccord avec le réseau Jeanson. Nous n’étions pas des porteurs de valises, mais des militants républicains français exempts de souvenirs algériens et n’obéissant à aucun patriotisme.

À la Goutte-d’Or, même si le commissariat n’était pas loin, nous savions que personne ne nous dénoncerait. Qu’il y avait toujours à proximité un responsable du Front pour dire, non laissez, on les connaît. La surveillance était celle des gens du cru. Sur l’une des scènes, on entend l’hélicoptère de la police qui avait l’habitude de survoler le bidonville de Gennevilliers. On arrêtait de tourner et on planquait le matériel pour recommencer le lendemain.

La question majeure que pose Octobre à Paris est celle d’une reconstitution à chaud des événements.

C’est une question que le genre documentaire ne pose pas, celle de la morale de la fiction au sens large. J’ai tourné à partir de la fin 61 et pendant six mois dans les bidonvilles et à la Goutte-d’Or. Sachant ce qu’avaient été ces journées, il fallait que je les fasse revivre à l’intérieur même du bidonville.

Un autre point que je souhaitais absolument évoquer fut les interrogatoires par les harkis des habitants de la Goutte-d’Or. Car ce sont eux qui s’en chargeaient pour des raisons linguistiques évidentes. Dans la cave d’un bar de la rue de la Goutte-d’Or, ce sont eux qui organisaient les séances de torture pour faire avouer à des gens qui n’étaient pas forcément des militants, mais qui peu à peu avaient partagé les idées du FLN. Nous avons filmé l’entrée du lieu depuis un balcon situé en face.

Le plus difficile n’était-il pas de reconstituer la manifestation elle-même?

Le film est conçu comme une tragédie en trois actes: avant, pendant, après: l’organisation et le départ de la manifestation que nous avons pu reconstituer, la manifestation racontée par des photographies, et les témoignages filmés après la manifestation. J’ai cherché mais n’ai pas trouvé trace de films de la manifestation. Quant à moi, ce jour-là je n’avais même pas un appareil photo et n’imaginais pas l’affreux spectacle qui allait s’offrir à moi. J’imaginais qu’il y avait le risque de violences policières, mais ce que j’ai vu en fait, c’était des comportements dignes des nazis. Après, j’ai recherché des gens qui possédaient des photos, même non publiées, ou maquillées, ou volontairement détruites. Il faut évoquer là le nom d’Elie Kagan qui a été un type admirable. Il m’a laissé utiliser ses photos que j’ai rendues vivantes par le montage et les bancs-titres. Une musique concrète donne le sentiment que les cris montent de la foule, puis les victimes sont là dans le silence.

Par ailleurs, j’ai voulu montrer comment la décision s’était prise à l’intérieur de ce qu’on appelait une casemate, qui est l’équivalent d’une direction locale dans les mouvements résistants, comment étaient rapportées les instructions du Front. J’ai demandé à ceux qui avaient rapporté ces instructions au bidonville de Gennevilliers s’ils voulaient bien recommencer la scène qu’ils avaient vécue. On a tourné cela au petit matin. On a reconstitué la réunion de la cellule, les instructions qu’ils ont données d’emprunter tel ou tel chemin, d’emmener aussi les femmes et les enfants. L’ordre était surtout de ne pas apporter la moindre arme, même pas un caillou. Nous avons donc reconstitué la scène de la fouille des militants au départ du bidonville. Les instructions étaient de manifester pacifiquement, d’emprunter les trottoirs pour ne pas gêner la circulation. Bien sûr, les gens savaient qu’il y avait un risque. Ils avaient ordre de fuir si la police les chargeait. Mais surtout pas de bagarres, pas de coups. Il s’agissait vraiment de manifester pacifiquement. Des militants du FLN étaient utilisés comme serre-file. Ils écartaient les bras au bord des trottoirs pour éviter que la foule ne déborde sur la rue. Les familles nombreuses étaient dans la mesure du possible accompagnées d’un militant. Mais un militant au niveau d’un bidonville, ce n’est pas un temps complet, c’est un gars qui transmet les tracts, les instructions. Pas plus.

Concernant les exactions policières proprement dites, comment sont-elles suggérées dans Octobre à Paris?

Il fallait retrouver des hommes qui avaient échappé de justesse à la mort; retrouver des gens qui avaient été balancés à la Seine et s’en étaient sortis. Le film raconte le parcours d’un garçon qui a été «flanqué à la Seine», comme il le dit lui-même. Nous avons filmé le lieu où les flics l’ont balancé dans le fleuve et il raconte en voix off ce qui s’est passé, qu’il a attendu jusqu’à quatre heures du matin, de voir passer à nouveau des automobiles sur le pont pour sortir de sa cachette. «Ils m’ont matraqué, ils m’ont frappé à la tête, c’est pour cela que j’ai moins de cheveux. Après ils m’ont jeté dans la Seine». Nous avons cherché l’endroit où il s’est planqué, l’endroit est tel qu’il nous l’avait décrit, preuve qu’il ne mentait pas. Il y avait notamment un arbre sur lequel était cloué un panneau: «Interdit de jeter des ordures». Cet homme raconte aussi qu’on lui a tiré dessus. Il a été jeté à l’eau avec deux autres. «Mais moi je savais nager», conclut-il.

Que se passe-t-il une fois le film terminé? Y a-t-il des projections publiques ou la diffusion est-elle uniquement clandestine?

Il n’y a pas eu de projection de presse, j’ai simplement averti des amis journalistes que des projections avaient lieu tel jour à telle heure au Studio Bertrand en face de l’hôpital Necker. Une fois sur deux la police arrivait et embarquait la copie du film. Quand nous étions prévenu de la descente, nous projetions Le Sel de la terre, le beau film de Herbert Biberman. Octobre à Paris a été projeté au festival de Cannes en 1962, j’avais loué une salle de la rue d’Antibes. Le seul journal à s’en être fait l’écho fut Variety! Le grand journal de l’entertainment a évoqué en première page la projection d’un film interdit! Mais aucun journal parisien consacrant des pages au festival ne s’est fait l’écho de ces quelques projections. J’ai ensuite emmené le film à la Mostra de Venise où il fut à nouveau projeté quelques jours avant que les carabinieri ne ferment la salle. Enfin il m’est arrivé d’emmener Octobre à Paris dans des symposiums scientifiques; je projetais le film à la stupéfaction des participants. Quand les douaniers posaient des questions, je racontais qu’il s’agissait d’un film scientifique. En mai 68, le film sera à nouveau brièvement projeté dans une salle du Quartier latin, en alternance avec La Bataille d’Alger.

Pourquoi Octobre à Paris est-il invisible depuis?

Dès 1965, j’ai été contacté par des distributeurs. Mais le film ne possédait pas de visa. Le silence est alors retombé. Il faut attendre le procès de Maurice Papon à Bordeaux pour qu’un producteur courageux souhaite qu’Octobre à Paris soit vu du public. Mais ma condition était — et reste — de tourner un codicille qui détermine exactement que la répression du 17 octobre est l’archétype du «crime d’État». On parle beaucoup de secret d’État, d’affaire d’État, et curieusement pas de crime d’État qui à mon avis mérite une classification à part. Ce que je demandais était d’avoir la liberté de tourner une préface à Octobre à Paris pour tenter de définir ce qu’est — moralement et politiquement — un crime d’État. Généralement le crime d’État est commis par des individus à qui l’on a garanti l’innocence, qui sont relativement peu nombreux et possèdent un objectif très précis. Au fond, l’un des premiers crimes d’État est l’assassinat de César par des comploteurs qui s’emparent du pouvoir. Je souhaitais mettre en relation des événements qui ne sont qu’apparemment semblables, par exemple les procès staliniens ne constituent pas un crime d’État; ils rentrent dans une technique d’État, ce qui est autre chose, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas fondés sur un mensonge évident mais qu’ils font partie d’un roman politique entraîné par les staliniens et exportés dans tous les pays dépendants où il s’agissait de relier ces procès à une politique donnée.

En 1973, le film obtient enfin un visa de censure...

Grâce à la grève de la faim du cinéaste René Vautier, l’auteur de Avoir vingt ans dans les Aurès. On avait refusé un visa non commercial à Octobre à Paris qu’il cherchait à distribuer. Il protestait plus largement contre la censure d’État et militait pour l’avènement d’une commission de censure indépendante. Cette grève de la faim a été déterminante. Quand une commission de contrôle cinématographique fut enfin mise sur pied, son président a envoyé un télégramme à Vautier qui expliquait en substance: «La commission de contrôle cinématographique n’utilisera plus de critères politiques pour interdire ou accepter un film». Ce qui n’a pourtant pas plus facilité la diffusion de mon film. Et depuis le film dort dans un placard et j’en interdis toute projection.

Même les livres d’histoire oublient pour la plupart de mentionner le film quand ils évoquent la guerre d’Algérie...

Plus terrible encore... Au moment de l’affaire des sans-papiers de l’église Saint-Bernard, il y a eu une protestation émise par vingt-cinq ou trente jeunes gens du cinéma contre les atteintes aux droits de l’homme. Y a-t-il eu un seul d’entre eux pour avoir le vrai courage du cinéma qui aurait consisté à faire un long métrage sur ces événements? C’est ce que j’avais essayé de faire trente-cinq ans plus tôt. Et Le Monde publie alors un article qui dit à peu près: «Pour la première fois dans l’histoire du cinéma, les cinéastes montrent l’importance qu’ils ont pris dans le monde de la culture, de l’intelligence et de la citoyenneté en élevant une protestation solennelle contre le comportement de la police à l’occasion de la grève de la faim des sans-papiers de l’église Saint-Bernard». J’ai pris mon téléphone pour dire à la rédaction que je trouvais scandaleux — non pas l’article sur la protestation purement verbale des cinéastes en question, c’est très bien qu’ils aient fait cela — mais le fait que l’article en question passait sous silence le fait que, bien avant, un film vraiment clandestin et politique avait été réalisé dans ce pays... Je ne demandais pas de dire qu’Octobre à Paris est une date importante dans l’histoire du cinéma mais plutôt: «Comme il est arrivé pendant la guerre d’Algérie avec Octobre à Paris, il y a eu manifestation du cinéma en tant que tel...». Ils m’ont répondu qu’ils ne jugeaient pas cela utile. Conversation close.

© Illustration: Mustapha Boutadjine, Paris, 17 octobre 1961,  2001.