Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 24 mai 2010

Jean-Luc Godard: Film Socialisme (2010)




Socialisme: s'agit-il de seulement distribuer, consommer, jeter, ou produire est-il encore possible, à quelles conditions? À quoi bon prolonger l'histoire et l'aventure humaine si elles ne sont plus que délinquance financière, agitation de pixels et titres de livres ou belles gueules d'auteurs brandis comme des pancartes ou des feux de position?

Des Choses Comme Ça.



Avec quelques compères et commères (vingt-deux pour tout le film), Jean-Luc Godard se fait embarquer dans une croisière Costa d'Alger à Barcelone: escale à Naples d'accord, mais pourquoi Odessa, Haïfa, Alexandrie? Histoire de sillonner le sixième continent, celui de la lingua franca, celui des légendes?

Ou histoire de figurer le naufrage dans le divertissement de centaines de personnes, des riches surtout mais, au milieu des paillettes, quelques non-touristes aussi voulant échapper à l'Afrique mal partie, pour aborder la pauvre Europe «corrompue par la souffrance, non pas exaltée mais humiliée par la liberté reconquise»? Animations: cabaret, soirées disco pour des adultes et pour des enfants, aérobic pour troisième âge, jogging sur le pont pour la belle jeunesse, piscine, restaurants ou self-service selon les classes, concours de beauté, machines à sous, fête orientale, et même un cours de philosophie sur la géométrie husserlienne où notre Alain Badiou prêche consciencieusement des paroles dans le désert? Sur le pont ou dans les salons, en guise de toute production, deux ou trois photographes fort outillés, aux bras sans doute plus tendus que les regards, serfs de la croisière ou poses de bellâtre et cheveux au vent d'artiste, font quelques images de tout ce désœuvrement, de ce véritable zoo humain aux rires en cris de perroquets, des animaux si présents dans ce film n'étant peut-être pas ceux qu'on croit.

Histoire d'embarquer des histoires, petites et grandes histoires, du vague flirt sur le pont devant la mer aux fonds et trésors de guerre d'Espagne ou de Palestine, de l'or, tiers par tiers détournés, disparus, aux prélèvements de toute l'histoire du monde occidental avec, les histoires des salauds devenus sincères?

Ou alors, en guise de captation de notre bienveillance selon les vieilles règles de l'introduction rhétorique, histoire de dynamiter tous repères spatiaux et temporels — un comble pour une croisière soigneusement programmée sur un bateau clos sur lui-même — , de nous donner à voir tous les états possibles de l'image: somptueuses images numériques, foutraques d'un téléphone portable, images d'archives, et même quelques "erreurs" de format, évidentes anamorphoses non corrigées, pannes, bugs et blocages du système d'enregistrement, voulues ou non durant le tournage, mais en tous cas assumés, exhibés comme telles: comme si l'agonie, la destruction de toute image était étroitement liée à la facilité galopante d'en produire?

Ou histoire, comme Éloge de l'amour, de parcourir une (dernière?) fois l'histoire du cinéma, de dynamiter toute convention pour nous préparer à un autre film, plus grave et plus lyrique si possible, plus narratif et plus serein? Comme si, selon le mot de Rainer Maria Rilke cité dans d'autres films mais pas ici: «La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter»?

Quo Vadis Europa.



Voilà qu'à présent, nous avons le regard et l'attention plus libres. Deuxième plate-forme: une aire de station service, un garage tenu par les époux Martin et leur appartement au premier, l'espace d'Ossessione, deuxième film de Luchino Visconti peut-être, le garage aussi de l'Annonciation dans Je vous salue Marie, c'est qu'il s'en passe des histoires, autour d'un garage: non pas celle qui est pourtant résumée dans le magnifique dossier de presse disponible sur le site du film. Problème d'argent, entreprise familiale anachronique située sans doute dans le Midi de la France (vignes et ciel très bleu), le garage Jean-Jacques Martin est à vendre. Pourtant ici on travaille et on a travaillé, travail au garage mais aussi travail domestique, travail d'éducation, travail d'amour et donc présence encore vivante des paroles, de l'art: littérature (Illusions perdues certes, mais Flo lit et ne veut pas être dérangée), peinture et toutes les musiques, espaces intimes des gens et des choses, cuisine, salon, escalier, grange aux chutes de poussière lumineuse en lieu et place de l'or ou devenue par la volonté de l'enfant une salle de concert. Jean-Luc Godard prend avec eux ce virage: images et sons eux-mêmes toujours beaux, clairement audibles et intelligibles, ménagés et respectés pour eux-mêmes, ont donc encore du sens, même si la faillite le menace: paroles politiques, paroles d'amour et de désespoir, sens questionnés des liens et de l'affection; des animaux, paisibles — et non ces chats de l'internet parlant comme des hommes ou des perroquets humanisés —, un lama et un âne parmi les hommes en gardiens de la naissance des mots, comme pour renvoyer à des légendes de crèche ou de sainte famille primitive; nécessaire philosophie du quotidien, affrontements et poursuites entre des enfants et des adultes, repères de rituels: comme c'est le jour de leur commun anniversaire, celui où Léo et Florine ont le droit de débattre, ils feront attendre des salauds au petit pied venus tourner un reportage pour les actualités régionales, sans doute autour de leur élection comme enfants au conseil municipal, annulée, confirmée: cartons pédagogiques pour qui tient vraiment à comprendre l'incompréhensible. L'essentiel demeure que tout ce qui se joue ici a surtout à voir avec une vaincue mais nécessaire Résistance, puisque cette famille Martin là porte le nom (le plus courant de France) d'un réseau des groupes Combat.

Au cœur du film, à la lettre. Quatre séquences se suivent: Jean-Jacques dans un fauteuil et sa fille Florine tête sur son épaule, écoutent silencieux un chant choral a cappella. Faisant mine d'être aveugle («Les aveugles eux ont une issue, moi je vois» dit souvent Godard), le fils Léo tâte le dos de sa mère qui fait la vaisselle dans la cuisine — photographie d'une vache sur le mur —, finit par se retourner et, par l'intermédiaire de Jean Giraudoux sans doute, ils se disent l'essentiel sur un adagio de sonate de Beethoven. Sur deux musiques, romantiques chacune à leur façon, le père et son fils sont assis sur un escalier, puis le père monte: «On ne s'aime plus», laissant son fils qui boit avec une paille en guise de saxophone, sur la trompette de Chet Baker. Enfin, mère et fille dans la salle de bains, seules à parler politique, évoquent le seul programme possible, à décrocher la (sonate au clair de) Lune:«Avoir vingt ans avoir raison, garder l'espoir, avoir raison alors que votre gouvernement a tort, apprendre à voir avant que d'apprendre à lire. Trop cool». Place à la vérité des rapports humains, place à la parole, place au sens, place à la musique: de toutes les vies de l'art, seule, entre passé terrible et avenir terrifiant, à nous donner à exister dans l'irréductible concret du présent.

Et pour sonder et toucher le fond de l'aventure humaine et des légendes, s'ouvre le père: «Parce qu'il y a de l'amour et de l'orgueil dans le sang paternel, et donc de la haine...» et, plus loin, la mère poursuit: «Le sang maternel, plein de haine, aime et cohabite» (1).


Nos Humanités:
Égypte, Palestine, Odessa,
Hellas, Napoli, Barcelona.


Les comédiens sont tous partis à présent, adieu l'univers des histoires racontées. Avec une clarté pédagogique, nous allons entrer dans des lieux d'histoire vraie, mais qui s'ouvrent tout aussi bien sur des légendes, telles que les Histoire(s) du Cinéma les revisitent ou les réinventent, pour en faire des images plus vraies encore. À présent, celles des animaux comme celles de hommes montrent plutôt des holocaustes, des prédateurs ou des cadavres, destins liés des dieux chats égyptiens aux esclaves de l'or, du mouton d'Abraham aux exterminations et aux dévorantes spoliations du crocodile, ou du taureau de Barcelone aux combattants et combattantes de la guerre d'Espagne. Mais de la chouette aussi, l'oiseau de Minerve, déesse des arbres, des arts, des guerres et des sciences.

Sans doute siérait-il bien à l'ermite français vivant à Rolle d'en rester là — Ah Dieu que la guerre est jolie! — à ces images terribles et magnifiques de la mort et de la catastrophe. Les poses romantiques, comminatoires et sermonneuses nous paraissent, par courant contresens, si bien lui convenir. Mais dans cette immense partie de tennis qui dure avec nous depuis un demi-siècle (et dans cette symphonie en trois mouvements clignotent pour ses compagnons Alphaville, Le Mépris, Prénom Carmen, King Lear, For ever Mozart, Je vous salue Marie, Après la Réconciliation le superbe film d'Anne-Marie Miéville, Éloge de l'amour, Notre musique et probablement bien d'autres), l'artiste sait qu'il va bientôt être temps de conclure et de prendre sans plus d'ambiguïté le parti de Florine et celui de l'espoir. À l'instar de Louis Aragon, l'un de ses découvreurs et poètes favoris — «Au cœur du désastre j'entends le coq chanter / Je porte le soleil dans mon obscurité", La nuit de Moscou (1956) — , ces six moments concluent invariablement sur l'avenir au beau nom d'aurore, malgré tous les soleils couchants de la croisière d'ouverture.

Ainsi, écoutant des images, voyant des paroles: ainsi, aux rives de la catastrophe, des enfants imagent "un idéal, un sourire qui congédie l'univers"; ainsi, loin d'être raisonnable, Cassandre prouvera son immense optimisme en refusant de se taire; ainsi «on ne découvre qu'une fois la guerre mais on découvre plusieurs fois la vie»; ainsi Simone Weil voit dans la déclaration de guerre «un beau jour pour l'Indochine»; ainsi Godard, dépassant enfin les amalgames qui, dans ses rapports à la question juive, nous préoccupent tant, se saisit-il en son nom propre du main-à-main de deux trapézistes filmés pour de tout autres raisons par Agnès Varda dans Les plages d'Agnès, pour incarner la nécessaire solidarité des Juifs et des Palestiniens tandis que deux femmes disent, l'une le Cantique des Cantiques et l'autre Les Mille et une nuits, deux voix qui ne demandent qu'à vivre leur consonance.

PS. Signalons la proche sortie en avril 2011 de notre essai "Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard", aux éditions Le Temps qu'il fait.


1. Citation revisitée comme souvent: Dans Lumière d'août (1932) William Faulkner avait écrit: «Le sang paternel hait, plein d'amour et d'orgueil, tandis que le sang maternel, plein de haine, aime et cohabite.» Mais dit, jamais le "hait" n'eût été compréhensible.

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Si vous préférez le commander aux éditions Le temps qu'il fait,
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© Photogrammes: Jean-Luc Godard: Film Socialisme (2010).

mardi 18 mai 2010

La politique dans le boudoir




Nous avions d'abord pu nous divertir du lapsus présidentiel du 5 mai dernier: «Il y a trois sujets sur cette réforme: l'âge de départ, la pénibilité et le fait que tout le monde contribue pour que ce soit juste». Un temps, puis: «Et j'ai dit tout le monde! Même les riches». Notons simplement que s'il avait dit: "Il est grand temps de faire payer les riches", le "grand temps" aurait été l'exact synonyme de ce "Même". Mais il aurait alors parlé comme la gauche radicale, ce qui pourrait bien être dans l'ordre des choses.

Après tout, le 20 février 2010, Martine Aubry avait qualifié madame Royal d'«ancienne présidente de la République»! Même si, question sans doute d'alternance médiatique, les lapsus du personnel de droite font en ce moment plus de bruit, qui peut s'en croire à l'abri? Celui du Président s'ajoutant à d'autres saillies évidemment mieux contrôlées, il convient, au lieu de s'en gausser, de s'inquiéter plutôt du niveau de cynisme et de violence du discours politique que nous pouvons accepter, venant du plus haut niveau. Comme si, renonçant d'avance à toute réflexion démocratique, nous nous résignions aux affrontements civils que nous vivons et ceux que nous pressentons.

Les besogneux de la communication se rendent confusément compte qu'il devient urgent de trouver des mots pour colmater ces brèches ouvertes par la dépolitisation du débat public. Mais les mots ne courant pas les rues, la philosophie générale se met à servir de bazar, quand les philosophes eux-mêmes ne renouent pas avec la tradition des chiens de garde. Ainsi, louablement soucieux de subsumer sous un même mot d'ordre «les bourdes et les excès de notre propre civilisation», la «destruction environnementale mondiale» et «les erreurs du capitalisme financier», le président en exercice avait invoqué le 1er janvier 2008 une «politique de civilisation», dérivé du seul titre de l'ouvrage d'Edgar Morin, qui, autant qu'il l'a pu, a dénoncé cet emprunt résolument cannibale (1). Les références ne vont d'ailleurs jamais beaucoup plus loin que les titres des ouvrages, la culture de nos communicateurs de tous bords ne dépassant pas le niveau du catalogue de livres de poche.

Quant à la secrétaire du PS (celle-là même qu'en mars dernier, Laurent Fabius, le temps d'un lapsus lui aussi, avait décrétée «nommée au poste de premier secrétaire»), ses conseillers ont trouvé du dernier chic de l'envoyer recycler la notion de "care", remise au goût du jour en 2008 par Une voix différente, traduction française du livre de l'américaine Carol Gilligan, paru en ... 1982. Depuis près de trente ans donc, d'autres s'attachent mieux que nous à sonder la pertinence philosophique et politique de la notion, ne serait-ce qu'en hissant à sa juste place l'universalité de la vulnérabilité humaine, et en plaçant la morale au cœur de la politique. Pour autant, tout aussi universel, le malheur de la condition des hommes veut que la politique ne soit pas soluble dans l'éthique: devant la tyrannie de la finance, la redistribution des rapports de force dans le monde, le découplage en cours de la croissance économique et de la démocratie, la violence quotidienne des affrontements économiques et sociaux, les Grenelle en tous genres non suivis d'effets qui tuent dans l'œuf toute confiance au débat d'idées, ces appels au "soin", à la "bienveillance" et à la "voix féminine" sont simplement démobilisateurs et contre-productifs, tout juste bons à faire rêver en rose et aux marges les petits-bourgeois de la côte ouest, qui vivent moins le nez dans la destruction du tissu industriel, la dégradation urbaine et la disqualification sociale à grande échelle de Marseille à Lille-Roubaix-Tourcoing. Aura-t-elle perçu cette disproportion? Toujours est-il que, depuis le 27 avril dernier, Martine Aubry veut, avec la "social-écologie", lancer à son tour «une offensive de civilisation».

En panne de philosophie de l'histoire, trouverons-nous meilleur recours dans l'esprit scientifique? À propos de sa dernière falsification: L'imposture climatique, Claude Allègre, l'ancien ministre socialiste de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie (1997-2000) et actuel candidat à n'importe quelle fonction, pourvu qu'elle soit proche du pouvoir de droite, vient de se faire prendre en flagrant délit de fraude scientifique, de trucages avoués par l'auteur après coup, de désinformation grossièrement intéressée. La conclusion de sa réponse à Sylvestre Huet, citée ici dans son intégralité, nous donne quelque idée du désastre culturel et intellectuel en cours sur la notion même de "politique": «Si vous vous contentez de corriger les virgules, les fautes d’impression, d’orthographe des noms propres ou de dessin, vous ne comprendrez rien au sens général du livre qui est un livre politique avant tout!»

1. Edgar Morin: Pour une politique de civilisation, Arléa 2002. «M. Sarkozy a repris le mot, mais que connaissent-ils de mes thèses, lui ou Henri Guaino? Est-ce une expression reprise au vol ou une référence à mes idées? Rien dans le contexte dans lequel il l'emploie ne l'indique. [...] Lorsque j'ai parlé de "politique de civilisation", je partais du constat que si notre civilisation occidentale avait produit des bienfaits, elle avait aussi généré des maux qui sont de plus en plus importants. Je m'attachais à voir dans quelle mesure on peut remédier à ces maux sans perdre les bienfaits de notre civilisation. [...] Je ne peux exclure que M. Sarkozy réoriente sa politique dans ce sens, mais il ne l'a pas montré jusqu'à présent et n'en donne aucun signe. Si sa reprise du thème de la "politique de civilisation" pouvait éveiller l'intérêt, notamment de la gauche, non pour l'expression mais pour le fond, ce ne serait que souhaitable.» Le Monde, 2 janvier 2008.


Gravure frontispice de L'Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers par une société de gens de lettres de Denis Diderot et Jean le Rond D'Alembert, tome 1er, 1751.

lundi 10 mai 2010

Mahmoud Darwich: Nous serons un peuple




Si nous le voulons
Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres.
Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’actions de grâce à la patrie sacrée chaque fois que
le pauvre aura trouvé de quoi dîner.
Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan, sans être jugés.
Nous serons un peuple lorsque le poète pourra faire une description érotique du ventre de la danseuse.
Nous serons un peuple lorsque nous oublierons ce que nous dit la tribu…, que l’individu s’attachera aux petits
détails.
Nous serons un peuple lorsque l’écrivain regardera les étoiles sans dire: notre patrie est encore plus élevée… et plus belle!
Nous serons un peuple lorsque la police des mœurs
protégera la prostituée et la femme adultère contre
les bastonnades dans les rues.
Nous serons un peuple lorsque le Palestinien ne se souviendra de son drapeau que sur les stades, dans les concours de beauté et lors des commémorations de la Nakba*. Seulement.
Nous serons un peuple lorsque le chanteur sera autorisé
à psalmodier un verset de la sourate du rahmân** dans un
mariage mixte.
Nous serons un peuple lorsque nous respecterons
la justesse et que nous respecterons l’erreur.

* Al-Nakba: "La catastrophe" du 15 mai 1948, jour de la spoliation et de l'expulsion des Palestiniens.
** Du nom de ses premiers mots: la Sourate Ar-Rahmane / le Très Miséricordieux expose les différentes manifestations de l'attribut divin de grâce et de Miséricorde.

© Mahmoud Darwich, poème publié dans La pensée de midi, 2008/4 (n°26), Actes-Sud, traduction d'Elias Sanbar.
© Photographie: Maurice Darmon: Neve Shalom / Wahar al-Salam, tirée de notre diaporama collectif: Les gens de là-bas.

dimanche 9 mai 2010

Visages de Bertolt Brecht



Tout avait commencé à Marseille en 1962, autour de l'aventure, impensable aujourd'hui, du Théâtre Quotidien de Marseille où nous découvrîmes Armand Gatti, Roger Planchon et le premier Antoine Vitez, et d'inoubliables soirées au festival d'Avignon, Jean Vilar et La Guerre de Troie n'aura pas lieu; en 1966 les chorales Troyennes de Michael Cacoyannis, ou la mise en scène de George Dandin par Roger Planchon avec le jeune Michel Galabru. Ou à Paris, d'Antoine Bourseiller Le Métro fantôme et L'Esclave de LeRoi Jones; au Palais de Chaillot le sidérant Chant Public devant deux chaises électriques d'Armand Gatti ou, vraiment révolutionnaire, Électre d'Antoine Vitez. Tout avait pris corps dans une militance théâtrale, à une époque où, à Nancy, le jeune Jack Lang avait créé et dirigeait le Festival Mondial du Théâtre Universitaire. Le mouvement dit du théâtre populaire, qui interroge aujourd'hui encore les plus grands hommes et femmes de théâtre et de culture (1), ensoleilla notre jeunesse niçoise. Jusqu'à ces jours terribles où — "Vilar, Béjart, Salazar!" — d'ignorants salauds assassinèrent Jean Vilar, ce qui eut au moins le mérite intime, bien pauvre compensation, de me contraindre aussitôt, le nez dans 1968, à trouver d'autres sens à l'événement historique que, à Aix-en-Provence et retour à Marseille, nous étions tous en train de passionnément vivre. Au-delà des ces éclats, l'histoire profonde d'une génération.

Durant toutes ces années, même si nous connaissions déjà ses ruses et si nous revendiquions avec lui nombre de ses ambiguïtés comme la dialectique essence de la vie, Bertolt Brecht fut pour nous le repère principal pour la pratique théâtrale, que nous confondions — allègrement — avec la politique, la philosophie, la métaphysique et la morale. Nous montions des spectacles certes, mais nous écrivions, nous nous justifiions, nous nous clarifiions, nous nous expliquions beaucoup sur nos intentions, souvent à défaut de savoir convenablement, au-delà des mots et des manifestes, les constituer en images théâtrales, les rendre plus vivantes, enfin sensibles.

J'ai retrouvé ces jours-ci Jeu de patience, un texte écrit en novembre 1977 et longtemps cru perdu. Son sujet: Bertolt Brecht exerçait un contrôle rigoureux des images qui circulaient de lui, photographies ou dessins. On y a vu tyrannie, calcul, vanité de sa part, mais il m'avait semblé à l'époque qu'il fallait interroger ses images à la lumière de ses principes et réalités dramaturgiques. Mettant en ligne cette esquisse pour les plus patients justement, j'ai l'impression que, plus de trente ans après, nos évolutions sociales et l'usage de l'internet ont rendu cruciale cette question que nous abordions alors seulement en jouant ou en allant au cinéma: les images sont de la pensée.

1. Voir par exemple les ouvrages de Chantal Meyer-Plantureux, et, en particulier: Théâtre populaire, enjeux politiques — De Jaurès à Malraux, éditions Complexe, 2006.

© Logo des Amis du Théâtre Populaire. Les ATP sont des associations locales de spectateurs créées à l’origine pour soutenir l’action de Jean Vilar à la direction du festival d’Avignon et du Théâtre National Populaire. La première a été créée à Avignon en 1953. La FATP réunit aujourd'hui seize associations.

mercredi 5 mai 2010

Denis Guedj (1940-2010): Un homme s'en est allé




Denis Guedj se soustrait. — Denis Guedj n’est plus. Depuis samedi 24 avril. Il aurait aimé dire ainsi les choses. Brièvement. Sans mélo. Et avec un nombre. C’est que Denis Guedj était homme de mathématiques, d’écriture, de culture.

Au moment de lever le chapeau, d’aligner les mots d’adieu, de tenter de le faire revivre un court instant, les images se bousculent. Et d’abord la dernière. Celle du presque septuagénaire qui l’an dernier — lors d’un Printemps des universités qui lui a permis de revivre un peu son meilleur souvenir de vie, mai 68 — donnait des leçons d’engagement aux étudiants de Vincennes à Saint-Denis. Il fut parmi les créateurs de cette étrange «ronde infinie des obstinés» qui fit le siège, parfois jour et nuit, du ministère de Valérie Pécresse, ou prit racine sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Paris. Malgré la santé qui ne suivait pas, on le sentait heureux de battre le pavé une fois encore, de partager ce moment de révolte, de refus de la résignation et de la soumission au pouvoir en place comme aux habitudes (1).

Investissement. Denis Guedj, né en 1940 à Sétif (Algérie), universitaire, fut l’un des pionniers de l’aventure de Paris 8 Vincennes où il crée en 1969 le département de mathématiques. Écrivain prolifique, il rencontre un succès mondial, traduit en vingt langues, avec Théorème du perroquet (Seuil, 1998) ou les Cheveux de Bérénice (Seuil, 2002). Romancier, auteur de théâtre, comédien — il n’hésite pas à former un duo avec une contorsionniste pour parler… des mathématiques. Mais aussi scénariste, avec ce film de 1978, une fiction documentaire dont le titre, la Vie, t’en as qu’une, résume le fond de sa pensée, de son enseignement. Car Denis Guedj était d’abord un enseignant. Pour Pascal Binczack, l’actuel président de Paris 8, qui avait tissé avec lui des relations amicales, «il était un collègue très attachant, émouvant même, qui mettait vraiment de lui dans sa mission d’enseignant-chercheur, avec un investissement personnel, un contact très fort avec les étudiants, débordant largement ce qui est considéré comme nécessaire. Un investissement en tant qu’artiste, auteur, avec une franchise parfois telle qu’elle lui valait des inimitiés dans notre milieu. Finalement, le mot qui le décrit le mieux, c’est "générosité"

Denis Guedj a enseigné jusqu’à soixante-neuf ans, en septembre dernier. Il était alors, à sa demande, au département… cinéma de Paris 8, où il donnait des cours d’écriture de scénario. Mais que n’a-t-il pas enseigné? En feuilletant les intitulés de ses cours de l’année 1969, en souriant, Pascal Binczack tombe sur «Le fonctionnement de la science», «Écologie et sciences», «Le pouvoir des sciences», mais aussi «Le capitalisme doit changer ou disparaître»… En bref, un homme «sans limites».

«Chroniques». Denis Guedj et l’aventure vincennoise sont indissociables. Militant de l’éducation populaire, de l’ouverture de l’université à tous les publics, il accueillait celles qu’il avait baptisées «les petites dames du bois de Vincennes», les mères de famille salariées qui fréquentaient les cours du soir. Resté «mai 68», il ne voulut jamais dépasser cet engagement personnel pour participer à une quelconque équipe de direction ou de gestion de l’université. Mais finalement, personne ne lui en faisait reproche. Il se voulait éternel subversif, il restera anti-autoritaire jusqu’au bout, jamais rangé des voitures.

Les lecteurs de Libération ont pu profiter de cette volonté de partage de Denis Guedj. Il a participé à l’aventure du cahier scientifique Eurêka, né en 1990, et à sa suite, sous la forme de «chroniques mathématiciennes» régulières dans nos colonnes. Il y jouait des mots de mathématiques et de leurs sens communs dont le croisement, pensait-il, révélait simultanément le secret des mathématiques et ceux de la société (2). Avec le négatif et le positif, il vous entraînait vers le bilan… des pays socialistes. Avec l’inclusion et l’exclusion — concepts matheux — il arrive à «ceux qui ne sont pas» et «qui n’ont pas… de travail, de maison, de couverture sociale». La notion «d’écart» — qui suppose la commensurabilité de deux objets mathématiques — se trouve appliquée à celui qui sépare «riches et pauvres» et qui «se creuse». Quant à l’histoire du mètre et de sa conquête du monde — dont il fit un livre, le Mètre du monde, paru au Seuil en 2000 — il ne pouvait manquer de souligner son lien avec l’idée d’une République une et indivisible: «Une seule mesure rationnelle devant laquelle les citoyens sont égaux — Sylvestre Huet, paru dans Libération, 28 avril 2010.

1. On pourra accéder ici à cinq vidéos sur les mathématiques.
2. Par exemple, ce fameux texte: Ces mathématiques vendues aux financiers, paru dans Libération en décembre 2008, et disponible ici en ligne.


© Photographie: Maurice Darmon, Syracuse, 2007.
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