Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 18 juillet 2014

Arno Klarsfeld: Dans les rues françaises


    Ne pas tolérer l’antisémitisme dans les rues françaises. — L'opération «Bordure protectrice» et les tirs de roquettes sur le territoire israélien depuis Gaza créent une situation explosive au Proche-Orient. Mais l'escalade a aussi des répercussions en France, où des synagogues ont été attaquées à la fin d'une manifestation de soutien aux Palestiniens. Comment éviter la contagion?

    À la veille du 14 juillet, au pied du Génie de la Bastille, des centaines de jeunes se sont rués rue de la Roquette et dans les rues avoisinantes, armés de barres de fer, à la recherche de juifs à lyncher. Ils ont tenté de pénétrer dans la synagogue de la rue de la Roquette, et si de jeunes juifs courageux n'étaient parvenus à tenir l'entrée, aidés par la suite par les forces de l'ordre, on peut imaginer le sort réservé aux fidèles présents à l'intérieur...

    Jamais un tel événement ne s'était produit en France depuis le Moyen Âge. Jamais. Certes, il y avait eu les attentats contre les synagogues, commis par la Cagoule en 1941, mais ils avaient été perpétrés par un petit groupe d'individus afin que l'on crût que la population française était antisémite — ce qui n'était pas le cas. Mais jamais des centaines d'individus de nationalité française n'avaient tenté, en France, de prendre d'assaut une synagogue. C'est inédit, et nulle part ailleurs actuellement en Europe cela ne se produit.

    La situation aujourd'hui est paradoxale: la France n'est pas antisémite, mais le noyau dur de l'extrême droite l'est vigoureusement, comme une partie de l'extrême gauche, qui déteste Israël, et une partie de la jeunesse des banlieues, qui, hier, à la Bastille, fournissait le gros des troupes.

    Non, la France n'est pas antisémite, les juifs en France peuvent accéder, selon leurs mérites, à tous les postes et à tous les honneurs, et les gouvernements de droite ou de gauche ont toujours les formules qu'il convient pour dénoncer et fustiger l'antisémitisme. Mais cette mobilisation verbale ne suffit pas, ne suffit plus, pour endiguer le mal.

    J'avais dit il y a plus de trois ans qu'une vague fondamentaliste traversait le monde musulman, et que cette vague touchait aussi la France par endroits. Combien de reproches m'ont alors été adressés! Depuis, il y a eu Merah, les soldats de la République, les enfants juifs assassinés à Toulouse et la tuerie du Musée juif de Bruxelles par un tueur islamiste français.

    De nombreux «bien-pensants» admettent que l'on dénonce l'antisémitisme, mais à la condition qu'il provienne de l'extrême droite. Or tous les attentats meurtriers commis en France ces dernières décennies ont été commis soit par des islamistes, soit par des terroristes venus du Proche-Orient.

    Ceux qui assassinent les juifs aujourd'hui en Europe — les islamistes comme Mohammed Merah ou Mehdi Nemmouche —, ceux qui maltraitent les enfants juifs dans les écoles de la République, agressent les juifs dans les transports en commun ou dans la rue parce qu'ils portent une kippa, lancent des cocktails Molotov contre des synagogues, ne le font pas sur ordre d'un État ou d'une entité: ils le font de leur propre initiative, poussés par la haine antijuive qui leur a été inoculée.

    La haine antijuive des islamistes est profonde et puissante. Elle prend sa force dans une pulsion religieuse absolument intolérante. Elle s'alimente dans le refus d'un Etat d'Israël — État juif libre et fort au Proche-Orient — qui est vécu comme une tumeur par une partie des musulmans. Elle s'alimente aussi d'une haine de l'Occident, dans lequel ils estiment que les juifs jouent un rôle de démiurges.

    Cette propagande antijuive, qui prend sa source au Proche-Orient et qui trouve ses relais en Europe, fait que des jeunes issus de l'immigration maghrébine peuvent assassiner, en en tirant des motifs de joie et de fierté, des enfants juifs à Toulouse ou des touristes juifs à Bruxelles. D'autres jeunes issus eux aussi de l'immigration peuvent prendre comme cible de leur crime de droit commun un jeune juif comme Ilan Halimi, torturé pendant des jours et des nuits parce que la victime est un juif, et que le juif c'est l'ennemi: il est riche et soutient Israël.

    Si on considère l'Histoire d'un point de vue logique, l'avenir est sombre en France pour les juifs, pris en tenaille entre une population musulmane qui s'accroît, et parmi laquelle s'accroît l'antisémitisme, et une extrême droite qui gagne en influence en raison de la crise et chez qui l'antisémitisme est toujours présent parmi nombre de ses cadres et dans le tréfonds de son idéologie.

    Mais l'Histoire n'est pas toujours logique. Et ce n'est pas parce qu'une situation est périlleuse qu'elle se révélera catastrophique. L'Histoire est ce qu'en font les hommes.

    Que faire? Il convient de restaurer l'autorité de l'État, mise à mal dans de nombreuses banlieues, et montrer que la République sera inflexible face à l'intolérance, qu'elle mobilisera ses forces — et pas seulement ses mots. Que le pouvoir soit de droite ou de gauche, cela est indifférent. Si l'on s'est trompé, il n'y a pas de mal à corriger. Si une idéologie n'est plus en phase, il convient de l'adapter.

    La France n'est pas raciste, ou pas plus et certainement moins que d'autres nations. Les Français saluent les vertus du métissage, les sangs qui se mélangent, le renouveau que cela apporte, le brassage des cultures, l'énergie qui s'en développe, mais ils veulent que cela se fasse sur des valeurs communes. Ces valeurs sont le respect du pays dans lequel on arrive pour s'y installer, le respect des femmes, celui des traditions, une manière discrète de pratiquer sa religion, et surtout la tolérance.

    Et puis il faudra trouver des solutions audacieuses pour intégrer non pas seulement les étrangers, mais des Français issus de l'immigration qui, non seulement en veulent aux juifs, mais en veulent à la France, alors que la France est un pays généreux comparée à beaucoup d'autres pays sur la planète. Si de réelles mesures ne sont pas prises, il est évident que les juifs qui peuvent quitter la France le feront; un certain nombre l'a déjà fait. Plutôt partir que vivre dans la peur et dans la honte.

    Quant au conflit israélo-palestinien, ce qu'il faut, c'est un compromis, car, dans l'absolu, aucun camp n'a raison et aucun camp n'a tort. Mais un compromis est-il possible pour le moment? Les Palestiniens, et plus généralement le monde arabe, sont-ils prêts à accepter au Proche-Orient un État à caractère juif?

    Le mieux que l'on puisse espérer, comme dans tout conflit tragique entre deux peuples, c'est un long processus d'adaptation psychologique, en enseignant dès le plus jeune âge la tolérance, le respect de la dignité humaine à la lumière des méfaits commis sur soi par les autres, mais aussi, et peut-être surtout, à la lumière des méfaits que l'on a soi-même commis sur l'autre.

    Mais aujourd'hui, à Gaza, c'est le Hamas qui cherche à nourrir le feu de la haine. Aujourd'hui, un manuel d'histoire commun pour les lycéens français et allemands existe. Il suffit de feuilleter un manuel d'instruction civique français des années 1920 pour mesurer le chemin parcouru. À cette époque, les Allemands étaient dépeints comme des tueurs d'enfants français avec lesquels aucune réelle paix ne serait jamais possible.

    Ainsi, si la paix a été possible entre ces deux peuples malgré les nombreuses guerres et les millions de morts de chaque côté, elle devrait l'être entre les Israéliens et les Palestiniens, dont les conflits sont loin d'avoir été aussi sanglants qu'entre la France et l'Allemagne. — Arno Klarsfeld, ancien avocat des Fils et filles de déportés juifs de France,  publié dans Le Monde, 17  juillet 2014.