Le tournage d’Octobre à Paris est entamé
quelques semaines après la manifestation tragique du 17 octobre. Quelles
circonstances amènent un chercheur scientifique à passer derrière la
caméra?
D’abord comprenez que dans mes réponses, il y aura certainement
beaucoup de subjectivité parce qu’il est vrai que je considère ne pas
avoir été gâté par les militants, ni malheureusement et c’est plus
important encore, par ce qu’on appelle les intellectuels.
Au matin du 17 octobre 1961, je suis averti par un camarade algérien
que «quelque chose va se passer». Je n’en sais pas plus. Le soir même,
il y avait une réunion du secrétariat du comité Audin que nous avions
fondé deux ans plus tôt avec Pierre Vidal-Naquet après la mort du
mathématicien Maurice Audin, torturé par les militaires. En traversant
les Champs-Élysées, je découvre l’horreur: des centaines d’Algériens
assis par terre entre deux rangées de flics en uniforme. J’ai parcouru
un peu les Grands Boulevards puis me suis rendu à la réunion du comité.
Nous militions alors comme nous pouvions — tracts, réunions,
manifestations — pour faire connaître la réalité de la situation
algérienne. Le Monde nous a soutenu énergiquement en publiant une
souscription financière pour venir en aide au comité Audin. Nous avons
ainsi réuni une somme d’argent conséquente.
Au lendemain du 17 octobre, j’ai proposé l’idée d’un film qui
retracerait les événements... enfin ce qui s’était passé. Le comité a
été d’accord à la condition que le film soit réalisé par un metteur en
scène de renom. Je me suis donc mis en quête d’un cinéaste dont la
réputation aurait protégé le film et qui aurait accepté de travailler
avec les contacts dont nous disposions alors avec les représentants du
FLN en France. Ainsi ai-je alerté plusieurs cinéastes français de la
Nouvelle Vague; j’ai contacté de grands cinéastes étrangers. Il n’y a
qu’Hollywood qui n’ait pas été mis au courant de notre démarche... (rires).
Le silence fut assourdissant. Le seul qui ait réagi favorablement fut
Jean Rouch. Mais il souhaitait une production légère. Ce que nous
refusions car il s’agissait d’un événement majeur. Il fallait à tout
prix tourner en 35 mm. Quelques années plus tard, interrogé par une
revue de cinéma, François Truffaut expliquait: «La guerre d’Algérie,
je regrette mais qu’est-ce que vous voulez que je dise là dessus, j’y
connais rien. C’est comme si on me demandait de faire un film sur la
déportation». Que répondre à cela?
J’ai donc proposé de réaliser le film moi-même. Mon expérience
cinématographique se limitait à la coréalisation au côté de Jean-Paul
Sassy de La peau et les os qui avait obtenu le Prix Jean Vigo l’année précédente. Je me suis lancé dans l’aventure avec le soutien de ma femme.
L’attitude frileuse des cinéastes français était-elle le lot des intellectuels plus largement?
Au commencement de la guerre, la grande majorité des intellectuels
français croyait qu’il leur suffirait de dire qu’ils étaient contre la
guerre. Ce n’est que peu à peu qu’ils ont pris conscience de la gravité
de la situation. En 1961, on peut dire que l’ensemble des intellectuels,
en particulier dans l’université, est horrifié. Dans le développement
de la guerre d’Algérie, le 17 octobre est un événement tardif. Les
Algériens des bidonvilles étaient depuis longtemps au cœur de la guerre
que livrait en France le FLN aux "modérés" du MNA. Et puis ils
s’alarmaient surtout du couvre-feu, véritable chasse au faciès décrétée
par Maurice Papon. Cet événement a permis au FLN de mobiliser ceux des
bidonvilles afin d’organiser une manifestation à Paris le 17 octobre.
Ils furent au moins vingt mille, en comptant les femmes et les enfants, à s’y
rendre. C’est le FLN qui avait organisé les différents parcours ainsi
que le désarmement total des manifestants.
Concrètement comment le tournage est-il rendu possible alors que la guerre touche à sa fin?
Il faut d’abord citer le nom d’un type merveilleux: Jacques
Huybrecht qui, d’ouvrier chez Renault, est devenu photographe
professionnel. Je cherchais un opérateur et c’était son rêve. Il était
communiste et a souhaité en parler d’abord à son secrétaire de cellule
qui lui a répondu qu’un tel film porterait préjudice au parti. Quant à
la fédération départementale, elle a évoqué une «pure provocation».
Jacques m’a offert une grande partie de son temps libre pour tourner Octobre à Paris.
Pour le montage, il n’y a pas eu de problème, le propriétaire est resté
d’une discrétion absolue pendant cinq semaines. Enfin pour le
développement de la pellicule, je connaissais un labo dont certains
techniciens avaient manifesté leur opposition à la guerre. Honnêtement
le seul risque était la saisie sur dénonciation.
Pour transporter le matériel sur les lieux de tournage, pour que les
bidonvilles de Gennevilliers et Nanterre, le quartier de la Goutte-d’Or,
nous soient ouverts, pour obtenir des témoignages de valeur, il nous a
fallu l’accord et l’aide des responsables locaux du FLN. Ces derniers
ont été jusqu’à proposer de financer un film à la gloire du Front. J’ai
expliqué que je faisais partie du comité Audin, que nous n’étions pas
strictement opposés au FLN mais que cela voulait dire quand même notre
désaccord avec le réseau Jeanson. Nous n’étions pas des porteurs de
valises, mais des militants républicains français exempts de souvenirs
algériens et n’obéissant à aucun patriotisme.
À la Goutte-d’Or, même si le commissariat n’était pas loin, nous
savions que personne ne nous dénoncerait. Qu’il y avait toujours à
proximité un responsable du Front pour dire, non laissez, on les
connaît. La surveillance était celle des gens du cru. Sur l’une des
scènes, on entend l’hélicoptère de la police qui avait l’habitude de
survoler le bidonville de Gennevilliers. On arrêtait de tourner et on
planquait le matériel pour recommencer le lendemain.
La question majeure que pose Octobre à Paris est celle d’une reconstitution à chaud des événements.
C’est une question que le genre documentaire ne pose pas, celle de la
morale de la fiction au sens large. J’ai tourné à partir de la fin 61
et pendant six mois dans les bidonvilles et à la Goutte-d’Or. Sachant ce
qu’avaient été ces journées, il fallait que je les fasse revivre à
l’intérieur même du bidonville.
Un autre point que je souhaitais absolument évoquer fut les
interrogatoires par les harkis des habitants de la Goutte-d’Or. Car ce
sont eux qui s’en chargeaient pour des raisons linguistiques évidentes.
Dans la cave d’un bar de la rue de la Goutte-d’Or, ce sont eux qui
organisaient les séances de torture pour faire avouer à des gens qui
n’étaient pas forcément des militants, mais qui peu à peu avaient
partagé les idées du FLN. Nous avons filmé l’entrée du lieu depuis un
balcon situé en face.
Le plus difficile n’était-il pas de reconstituer la manifestation elle-même?
Le film est conçu comme une tragédie en trois actes: avant, pendant,
après: l’organisation et le départ de la manifestation que nous avons
pu reconstituer, la manifestation racontée par des photographies, et les
témoignages filmés après la manifestation. J’ai cherché mais n’ai pas
trouvé trace de films de la manifestation. Quant à moi, ce jour-là je
n’avais même pas un appareil photo et n’imaginais pas l’affreux
spectacle qui allait s’offrir à moi. J’imaginais qu’il y avait le risque
de violences policières, mais ce que j’ai vu en fait, c’était des
comportements dignes des nazis. Après, j’ai recherché des gens qui
possédaient des photos, même non publiées, ou maquillées, ou
volontairement détruites. Il faut évoquer là le nom d’Elie Kagan qui a
été un type admirable. Il m’a laissé utiliser ses photos que j’ai
rendues vivantes par le montage et les bancs-titres. Une musique
concrète donne le sentiment que les cris montent de la foule, puis les
victimes sont là dans le silence.
Par ailleurs, j’ai voulu montrer comment la décision s’était prise à
l’intérieur de ce qu’on appelait une casemate, qui est l’équivalent
d’une direction locale dans les mouvements résistants, comment étaient
rapportées les instructions du Front. J’ai demandé à ceux qui avaient
rapporté ces instructions au bidonville de Gennevilliers s’ils voulaient
bien recommencer la scène qu’ils avaient vécue. On a tourné cela au
petit matin. On a reconstitué la réunion de la cellule, les instructions
qu’ils ont données d’emprunter tel ou tel chemin, d’emmener aussi les
femmes et les enfants. L’ordre était surtout de ne pas apporter la
moindre arme, même pas un caillou. Nous avons donc reconstitué la scène
de la fouille des militants au départ du bidonville. Les instructions
étaient de manifester pacifiquement, d’emprunter les trottoirs pour ne
pas gêner la circulation. Bien sûr, les gens savaient qu’il y avait un
risque. Ils avaient ordre de fuir si la police les chargeait. Mais
surtout pas de bagarres, pas de coups. Il s’agissait vraiment de
manifester pacifiquement. Des militants du FLN étaient utilisés comme
serre-file. Ils écartaient les bras au bord des trottoirs pour éviter
que la foule ne déborde sur la rue. Les familles nombreuses étaient dans
la mesure du possible accompagnées d’un militant. Mais un militant au
niveau d’un bidonville, ce n’est pas un temps complet, c’est un gars qui
transmet les tracts, les instructions. Pas plus.
Concernant les exactions policières proprement dites, comment sont-elles suggérées dans Octobre à Paris?
Il fallait retrouver des hommes qui avaient échappé de justesse à la
mort; retrouver des gens qui avaient été balancés à la Seine et s’en
étaient sortis. Le film raconte le parcours d’un garçon qui a été
«flanqué à la Seine», comme il le dit lui-même. Nous avons filmé le
lieu où les flics l’ont balancé dans le fleuve et il raconte en voix off
ce qui s’est passé, qu’il a attendu jusqu’à quatre heures du matin, de
voir passer à nouveau des automobiles sur le pont pour sortir de sa
cachette. «Ils m’ont matraqué, ils m’ont frappé à la tête, c’est pour
cela que j’ai moins de cheveux. Après ils m’ont jeté dans la Seine».
Nous avons cherché l’endroit où il s’est planqué, l’endroit est tel
qu’il nous l’avait décrit, preuve qu’il ne mentait pas. Il y avait
notamment un arbre sur lequel était cloué un panneau: «Interdit de
jeter des ordures». Cet homme raconte aussi qu’on lui a tiré dessus. Il a été jeté à l’eau
avec deux autres. «Mais moi je savais nager», conclut-il.
Que se passe-t-il une fois le film terminé? Y a-t-il des
projections publiques ou la diffusion est-elle uniquement clandestine?
Il n’y a pas eu de projection de presse, j’ai simplement averti des
amis journalistes que des projections avaient lieu tel jour à telle
heure au Studio Bertrand en face de l’hôpital Necker. Une fois sur deux
la police arrivait et embarquait la copie du film. Quand nous étions
prévenu de la descente, nous projetions Le Sel de la terre, le beau film de Herbert Biberman. Octobre à Paris
a été projeté au festival de Cannes en 1962, j’avais loué une salle de
la rue d’Antibes. Le seul journal à s’en être fait l’écho fut Variety! Le grand journal de l’entertainment
a évoqué en première page la projection d’un film interdit! Mais aucun
journal parisien consacrant des pages au festival ne s’est fait l’écho
de ces quelques projections. J’ai ensuite emmené le film à la Mostra de
Venise où il fut à nouveau projeté quelques jours avant que les carabinieri ne ferment la salle. Enfin il m’est arrivé d’emmener Octobre à Paris
dans des symposiums scientifiques; je projetais le film à la
stupéfaction des participants. Quand les douaniers posaient des
questions, je racontais qu’il s’agissait d’un film scientifique. En mai
68, le film sera à nouveau brièvement projeté dans une salle du Quartier
latin, en alternance avec La Bataille d’Alger.
Pourquoi Octobre à Paris est-il invisible depuis?
Dès 1965, j’ai été contacté par des distributeurs. Mais le film ne
possédait pas de visa. Le silence est alors retombé. Il faut attendre le
procès de Maurice Papon à Bordeaux pour qu’un producteur courageux
souhaite qu’Octobre à Paris soit vu du public. Mais ma condition
était — et reste — de tourner un codicille qui détermine exactement que
la répression du 17 octobre est l’archétype du «crime d’État». On
parle beaucoup de secret d’État, d’affaire d’État, et curieusement pas
de crime d’État qui à mon avis mérite une classification à part. Ce que
je demandais était d’avoir la liberté de tourner une préface à Octobre à Paris
pour tenter de définir ce qu’est — moralement et politiquement — un
crime d’État. Généralement le crime d’État est commis par des individus à
qui l’on a garanti l’innocence, qui sont relativement peu nombreux et
possèdent un objectif très précis. Au fond, l’un des premiers crimes
d’État est l’assassinat de César par des comploteurs qui s’emparent du
pouvoir. Je souhaitais mettre en relation des événements qui ne sont
qu’apparemment semblables, par exemple les procès staliniens ne
constituent pas un crime d’État; ils rentrent dans une technique
d’État, ce qui est autre chose, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas fondés
sur un mensonge évident mais qu’ils font partie d’un roman politique
entraîné par les staliniens et exportés dans tous les pays dépendants où
il s’agissait de relier ces procès à une politique donnée.
En 1973, le film obtient enfin un visa de censure...
Grâce à la grève de la faim du cinéaste René Vautier, l’auteur de Avoir vingt ans dans les Aurès. On avait refusé un visa non commercial à Octobre à Paris
qu’il cherchait à distribuer. Il protestait plus largement contre la
censure d’État et militait pour l’avènement d’une commission de censure
indépendante.
Cette grève de la faim a été déterminante. Quand une commission de
contrôle cinématographique fut enfin mise sur pied, son président a
envoyé un télégramme à Vautier qui expliquait en substance: «La
commission de contrôle cinématographique n’utilisera plus de critères
politiques pour interdire ou accepter un film». Ce qui n’a pourtant pas
plus facilité la diffusion de mon film. Et depuis le film dort dans un
placard et j’en interdis toute projection.
Même les livres d’histoire oublient pour la plupart de mentionner le film quand ils évoquent la guerre d’Algérie...
Plus terrible encore... Au moment de l’affaire des sans-papiers de
l’église Saint-Bernard, il y a eu une protestation émise par vingt-cinq ou trente jeunes gens du cinéma contre les atteintes aux droits de l’homme. Y
a-t-il eu un seul d’entre eux pour avoir le vrai courage du cinéma qui
aurait consisté à faire un long métrage sur ces événements? C’est ce
que j’avais essayé de faire trente-cinq ans plus tôt. Et Le Monde publie alors un
article qui dit à peu près: «Pour la première fois dans l’histoire du
cinéma, les cinéastes montrent l’importance qu’ils ont pris dans le
monde de la culture, de l’intelligence et de la citoyenneté en élevant
une protestation solennelle contre le comportement de la police à
l’occasion de la grève de la faim des sans-papiers de l’église
Saint-Bernard». J’ai pris mon téléphone pour dire à la rédaction que je
trouvais scandaleux — non pas l’article sur la protestation purement
verbale des cinéastes en question, c’est très bien qu’ils aient fait
cela — mais le fait que l’article en question passait sous silence le
fait que, bien avant, un film vraiment clandestin et politique avait été
réalisé dans ce pays... Je ne demandais pas de dire qu’Octobre à Paris est une date importante dans l’histoire du cinéma mais plutôt: «Comme il est arrivé pendant la guerre d’Algérie avec Octobre à Paris,
il y a eu manifestation du cinéma en tant que tel...». Ils m’ont
répondu qu’ils ne jugeaient pas cela utile. Conversation close.
© Illustration: Mustapha Boutadjine, Paris, 17 octobre 1961, 2001.