Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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vendredi 24 mai 2013

Maurice Darmon: Frederick Wiseman / Chroniques américaines, PUR 2013


    J'ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon livre Frederick Wiseman / Chroniques américaines, publié aux Presses Universitaires de Rennes, dans la collection Le Spectaculaire Cinéma. Il est disponible dès le 23 mai dans toutes les librairies, qui peuvent également le commander rapidement, sa distribution étant assurée par Sodis / Gallimard. On le trouve dans les librairies en ligne et il peut être commandé chez l'éditeur, 396 pages, 20 euros.

    Né en 1930 à Boston (Massachusetts) et de formation juridique, Frederick Wiseman produit, réalise, prend le son et monte tous ses films. Au rythme d'une livraison par an depuis 1967, diffusée par les télévisions publiques, ses quarante opus, dont trente-cinq tournés dans seize États différents et plusieurs lieux de présence américaine, constituent un long film de cent heures sur l'évolution des États-Unis, institutions et lieux de pouvoir, de loisir et de consommation, dans les soixante dernières années. Leur étude aura nécessité l'analyse des conditions économiques, historiques, sociales et esthétiques de leur production.

    Dès Titicut Follies (1967), interdit durant vingt-six ans, sa méthode est simple et inchangée: ni interviews, ni commentaires off, ni musiques additionnelles, une immersion dans le milieu jusqu'à l'effacement. Il accumule ainsi des centaines d'heures de tournage en quelques semaines, dont il monte le dixième en plusieurs mois, pour des films souvent très longs et d'une construction narrative soutenue. Cette constante ne doit pas cacher l'essentiel que seule l'approche strictement chronologique met en évidence: Frederick Wiseman poursuit un itinéraire raisonné.

    Après une décennie planifiée de formation où il pénètre les grandes institutions américaines (hôpitaux, lycées, prétoires, bureaux d'aide sociale, monastère, armée, laboratoire de recherches médicales), il s'oriente vers les sociétés privées (agence de mannequins, usine par exemple). Dans les mêmes années, il suit l'armée à Panama, dans le Sinaï et en République Fédérale Allemande, trois lieux névralgiques de la présence américaine. Ensuite, avec la conquête de la couleur, il défie l'étroitesse de la critique militante par l'observation sans a priori des classes possédantes (magasin huppé, champ de courses, station de ski), tout en conférant à ses films leur durée intérieure et l'horizon de vastes communautés humaines. Parallèlement, son attention à la mise en scène de la vie quotidienne, à ses acteurs et sujets tenant leur partie à l'instar de personnages de Beckett, parvient à s'émanciper de son amour pour les plateaux de théâtre et de danse. Singulièrement à Paris où il a signé diverses mises en scène et tourné quatre films, tous de scènes.

    Vérité enregistrée et fiction construite se fondent en un cinéma exigeant, contradictoire, respectueux des intérêts, ambiguïtés et oppositions de chacun, qui met le spectateur devant son civisme, ses valeurs et ses choix. Se sachant dépassé par ce qui advient devant sa caméra et sa perche, Frederick Wiseman s'instruit ainsi de ceux qu'ils filment, laisse vivre au fil du temps les moments faibles, les corps, les gestes et les silences.

    Il est très simple de voir des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Georges-Pompidou possède la plupart de ses titres, et les transmet aisément aux services de prêt des médiathèques en régions, quand ils ne les possèdent pas déjà dans leurs collections.

    Ouvert ici depuis de nombreuses années, notre dossier Pour Frederick Wiseman offre de nombreux entretiens, articles, documents et informations sur le cinéaste. Les affiliés à Facebook pourront également consulter notre page Frederick Wiseman / Chroniques américaines, constituée en attente de notre livre. Bonne lecture et surtout beaux films.

lundi 4 février 2013

Comment Israël sera détruit sans besoin d'un seul coup de feu




    Homme d'affaires américain, S. Daniel Abraham est fondateur du Center for Middle East Peace (Washington). Voici vingt ans que, diplomate volontaire et bénévole, il veut contribuer à la fin du conflit israélo-arabe. Ce texte est paru en anglais sous le titre How Israel will be destroyed without one shot being fired le 6 janvier 2013 dans le journal israélien Ha'aretz. La traduction suivante est de Tal Aronzon, pour La Paix Maintenant.

    Comment Israël sera détruit sans besoin d'un seul coup de feu. — Plus encore que les Palestiniens, Israël a besoin que l’État palestinien accède à l’existence. Il ne pourra sans lui se perpétuer en tant qu’État à la fois juif et démocratique. Si Israël ne parvient pas très vite à une solution à deux États avec les Palestiniens, un jour ou l’autre — et plus tôt que tard à ce qu’il semble — l’État juif tel que nous le connaissons cessera d’exister. Et ce sera notre faute (je dis “notre” parce qu’en tant que juif, quoique non israélien, rien ne m’importe plus que la survie d’Israël).

    Sergio Della Pergola, qui détient la chaire d’étude des populations de l’Université hébraïque et fait mondialement autorité en matière de démographie juive et israélienne, a conclu qu’il n’y avait d’ores et déjà plus de majorité juive dans les régions incluant Israël, la rive occidentale du Jourdain et Gaza (aussi longtemps qu’Israël maîtrise l’espace aérien et maritime de Gaza, il en domine toujours le territoire aux yeux du monde).

    Selon ses projections, le taux de natalité des Palestiniens surpasse de loin celui des Juifs, ce qui signifie que la majorité arabe entre la Méditerranée et le Jourdain se fera graduellement plus significative. Israël peut-il survivre en tant qu’État juif alors que les Juifs deviennent minoritaires dans leur propre patrie?

    J’ai soulevé cette question avec quelques-uns des responsables de plus haut niveau au sein du gouvernement israélien en place, et ils ont sans relâche tenté de me convaincre que la rapide croissance de la population palestinienne ne menace Israël en aucune façon. Comme l’un d’entre eux l’a formulé devant moi: «Aucune personne sensée, en Israël, n’annexerait ou n’incorporerait quelque fraction que ce soit de la population palestinienne de la Rive occidentale; ces nombres et projections ne sont donc pas justes.»

    Cette façon de penser est erronée. Comment peut-on imaginer que les Palestiniens vivant sous la férule israélienne continueront, une fois que leur nombre surpassera celui des Juifs israéliens, à tolérer d’être privés de leurs droits civiques? Je dis aux Israéliens qui, entendant cet argument, se mettent sur la défensive et soutiennent que la façon dont Israël traite les Arabes est douce en comparaison de ce qui se fait ailleurs, et que le monde a injustement pris Israël pour cible de ses critiques: «Cet argument est hors de propos.»

    La vraie question n’est pas la discrimination que le monde fait subir à Israël, si odieuse soit-elle. La question est que, quand bien même la communauté internationale cesserait de condamner Israël pour sa mainmise sur la Rive occidentale, cela ne changerait rien au simple fait qu’Israël ne peut indéfiniment continuer à régir une société dont la majorité des habitants ne sont pas citoyens et entretiennent un ressentiment quant à leur inégalité de statut. Plus le nombre des Palestiniens vivant sous la férule d’Israël dépassera celui des Juifs, moins il sera possible de leur dénier des droits civiques pleins et entiers.

    Si Israël ne trouve pas maintenant moyen de conclure un accord, l’avenir se dessine clairement. Un jour viendra où les Palestiniens seront tellement plus nombreux que les Juifs qu’Israël sera forcé de leur donner le droit de vote. Quand il y aura en Israël une majorité de représentants palestiniens au parlement, je subodore que la première loi passée sera le changement du nom de l’État d’Israël en celui de Palestine. Et la seconde constituera l’exact pendant de la loi israélienne du Retour, à ceci près que cette fois ce sont les descendants des premiers réfugiés palestiniens qui auront le droit de venir s’installer en Israël / Palestine. Et Israël tel que le connaissons cessera d’exister.

    Tout ceci peut encore être évité. Abu Mazen et l’Autorité palestinienne veulent négocier avec Israël. Même si de nombreux Israéliens refusent de le reconnaître, après plus de cinquante rencontres avec Abu Mazen je sais que son plaidoyer en faveur d’une solution pacifique est profondément sincère. Ce que veulent les Palestiniens, c’est un État qui leur soit propre aux côtés d’Israël. Et les sondages d’opinion réalisés en Israël pas plus tard que le mois dernier ont répété que 70 à 80 % des Israéliens soutiendraient un accord de paix incluant l’établissement d’un État palestinien démilitarisé aux frontières basées sur les lignes de 1967 [5 juin], avec des échanges de territoires équivalents, ainsi que la réinstallation des réfugiés palestiniens dans le nouvel État palestinien plutôt qu’en Israël. Les échanges de territoires permettront l’annexion de vastes blocs d’implantations, foyer de la grande majorité des Israéliens vivant sur la Rive occidentale et à Jérusalem-Est, lesquels seront intégrés à l’intérieur des nouvelles frontières internationalement reconnues d’Israël — remettant ainsi en question tout besoin de les évacuer.

    Mais si fort que l’Autorité palestinienne désire un État, elle fait aujourd’hui partie du nombre décroissant des Palestiniens qui croient en une solution à deux États. Si Israël ne négocie pas avec l’Autorité palestinienne et ne les aide pas à fonder un État maintenant, les Palestiniens vont bientôt cesser de s’agiter pour en obtenir un. Ils choisiront de s’en passer et d’attendre simplement que leur population croisse. Leur nombre grossira et c’est précisément ce qui fera que l’État juif ne survivra pas. Il sera détruit sans qu’un coup de feu ait été tiré.

    Depuis la Shoah, nous Juifs avons voulu croire que notre survie ne dépendait que de nous, et il n’est pas de Juifs qui veuillent plus le croire que les Israéliens. David Ben-Gourion, le Premier ministre fondateur de l’État, aimait à dire: «Ce qui compte, ce n’est pas ce que les nations disent, mais ce que les Juifs font.» Il est certain qu’Israël doit rester la plus forte puissance militaire au Moyen-Orient, plus forte que tous ses voisins assemblés.

    Mais cela ne suffit pas. Israël a besoin d’autre chose encore. Pour sa propre survie, il lui faut un État de Palestine à ses côtés. Et si nous, Juifs, ne le comprenons pas, et n’agissons pas aujourd’hui en conséquence, peut-être que le peuple juif survivra, mais pas l’État juif.

    © Photographie: Solange Nuizière Abramowicz. Hébron, novembre 2009, tirée de l'album Israël-Palestine.

jeudi 23 août 2012

Axel Corti: Welcome in Vienna (1982-2011)




En même temps qu'une nouvelle sortie en salle, les éditions Montparnasse publient ces jours-ci la Trilogie d'Alex Corti, Welcome in Vienna. Saluons la renaissance de cette œuvre superbe et profonde par quelques mots d'introduction à une indispensable vision en salle et l'acquisition tout aussi nécessaire du coffret avant sa disparition des bacs dans quelques mois, destin de tous les grandes réalisations en DVD, on ne sait pourquoi.

2011. Welcome in Vienna d'Axel Corti. — Il ne faut surtout pas raconter ici cette trilogie au-delà de ce qu'en annonce son titre réel: Wohin und Zuruck / Là-bas et de retour, mais il est utile d'en préciser son thème général et son contexte. Son intérêt narratif est justement de donner à découvrir avec une stupéfaction croissante ce que tout le monde croit connaître, ou plutôt ce que tout le monde pourrait croire que tout le monde connaît: un sondage effectué en juillet dernier révèle que 67 % des jeunes de quinze à dix-sept ans, 60 % des dix-huit à vingt-quatre ans, 57 % des adultes de vingt-cinq à trente-quatre ans et, stupeur, 25 % des plus de soixante-cinq ans n'ont jamais entendu parler de la rafle du Vélodrome d'Hiver des 16 et 17 juillet 1942, quand furent arrêtées par la police française treize mille cent cinquante-deux personnes, et dont moins de cent revinrent, mais pas un enfant sur les quatre mille cent quinze qui avaient été emmenés.

Sauf une image fugitive de rescapés du camp d'extermination du Struthof, la trilogie ne montre rien de ces catastrophes, pratiquement rien de l'entreprise d'élimination des juifs d'Europe, mais elle ressuscite l'impensable errance d'innombrables gens, juifs et opposants autrichiens au nazisme à travers l'Europe puis vers les États-Unis, avant, pour quelques-uns, leur retour à Vienne. De la nuit de Cristal en 1938 jusqu'à la victoire des Alliés sur les nazis en 1945.

Wohin und Zuruck n'a pas toujours été une trilogie. Depuis 1986, on ne connaissait que sa dernière partie: Welcome in Vienna et ce titre a naturellement désigné l'ensemble ensuite lorsque Jean Labadie retrouva les deux premiers volets Dieu ne croit plus en nous et Santa Fe, tournés en 1982 et 1986 pour la télévision autrichienne. Mal conservés, la société de distribution Le Pacte les restaura magnifiquement et donna à voir l'ensemble en 2011. Jean Labadie rapporte la relative mauvaise volonté de la télévision autrichienne à vendre les droits d'une œuvre dont les auteurs Axel Corti et Georg Stefan Stroller espéraient qu'elle aidât leur pays, l'Autriche, à un travail de mémoire comparable à l'immense réflexion historique, politique et culturelle des Allemands, et les Autrichiens à se confronter à leur toujours vivant antisémitisme. Sauf ceux qui eurent la chance de voir quelques projections exceptionnelles au Théâtre des Amandiers présentées par Patrice Chéreau en 1987, personne n'avait pu voir la totalité de l'œuvre depuis vingt-cinq ans.

Auteur par la suite de La Putain du Roi (1990) et de la série télévisée La Marche de Radetzky (1994), Axel Corti (1933-1993) réalisa une vingtaine de films pour l’ORF (Österreichischen Rundfunks, télévision publique autrichienne), des mises en scènes pour le Burgtheater de Vienne et anima une émission de radio écoutée et controversée. Bien qu'il ne fût pas juif, il entama dès 1970 une enquête sur les racines de l'antisémitisme autrichien avec son scénariste Georg Stefan Troller, qui aboutirent entre autres à deux documentaires, Un jeune homme de l'Innviertel — Adolf Hitler (1973) et Le jeune Freud (1976). Puis Corti demandera à Troller de lui écrire un scénario largement autobiographique sur sa propre vie: fuite à seize ans vers la Tchécoslovaquie et la France pour un exil de sept ans en Amérique; retour en Europe, mais à Munich sous l’uniforme de l'armée américaine; tentative ratée de retour à Vienne et retour rapide aux États-Unis. Aujourd'hui nonagénaire, Troller vit à Paris, ce qui facilita sans doute la renaissance en France de leur œuvre. Dans le troisième épisode, Welcome in Vienna, c'est sous l'uniforme américain que le protagoniste effectue son nécessaire retour à Vienne, la ville se prêtant alors certainement mieux que Munich à une vertigineuse et inoubliable réflexion métaphorique sur le théâtre.

Pressés par l'avance soviétique en Europe, les Américains entreprirent dans l'urgence en Autriche un travail de dénazification largement incomplet. D'influents et prestigieux suppôts de l'hitlérisme restèrent en place, dans les personnels politiques, administratifs ou économiques, dans l'information, les théâtres et le monde de la culture. Qui par exemple ne connaît et n'admire — à juste titre parfois mais c'est une autre histoire — les dénazifiés Herbert von Karajan, Karl Böhm, ou même Kurt Waldheim, président de la république autrichienne de 1986 à 1992, après la réalisation de cette trilogie et son abandon, justement? La liste pourrait facilement être plus longue. En revanche, les juifs qui entreprirent le retour dans leur pays y furent plutôt mal accueillis, surtout s'il leur venait en tête de retrouver leurs biens, leurs magasins, leurs appartements. La tempête nazie avait pulvérisé en quelques années l'une des capitales de l'intelligence européenne, celle, juifs ou pas, de Rainer Maria Rilke à Robert Musil, en passant par Sigmund Freud, Karl Kraus, Gustave Malher Egon Schiele, Gustav Klimt, Arnold Schoenberg, Alban Berg ou Ludwig Wittgenstein, là encore la liste s'allongerait sans peine. On comprend pourquoi Axel Corti a littéralement hanté son film de quelques lancinantes mesures de l'adagio du quintette à cordes D 956 dit «à deux violoncelles», composé par Franz Schubert mourant, deux mois avant sa mort à la fin de 1828 (Sony Classical, Pablo Casals édition, 1952).

La trilogie filme des hommes et des femmes d'une bouleversante beauté dans leurs rencontres, leurs rendez-vous perdus, leurs amours brisées, leurs résolutions au jour le jour de l'immense problème qu'est devenue leur simple survie, en noir et blanc et en format carré, dans une pellicule légèrement granuleuse, ce qui permet l'intégration presque invisible d'images d'archives dans la continuité du récit, pour engendrer un effet de réalité proche de Allemagne année zéro de Roberto Rossellini (1948), tourné directement dans les ruines de Berlin. De même, en évidente référence à Elia Kazan, à Ernst Lubitsch et sans doute à Charlie Chaplin et aux Marx Brothers, dans l'épisode situé à New York où l'humour juif au quotidien ne perd jamais ses droits malgré le désespoir, nul ne songerait à contester ni les échappées sur des immeubles incontestablement plus modernes, ni l'impossible présence d'une cafetière aujourd'hui connue sous le nom de Mélior ou Bodum, puisque son premier brevet fut déposé en août 1959 par l'italien Faliero Bondanini, et qu'elle fut seulement alors fabriquée dans une usine française de clarinettes, Martin SA — d'où le couvercle argenté et la poignée en ébène — sous le nom de «cafetière Chambord».

Lecture dans dossier, cliquer ici.

© Photogramme. Axel Corti, Santa Fe, deuxième épisode de la trilogie Welcome in Vienna (1982-2011).


lundi 21 mai 2012

J Call en appelle au simple bon sens



La diplomatie française au Proche-Orient ne doit pas désigner un coupable. —
Dans une tribune intitulée Le Proche-Orient dans l'impasse (Le Monde du 10 mai 2012), des diplomates français appellent le nouveau président français à prendre une initiative en faveur de la paix qui consacrerait la reconnaissance d'un État palestinien.

Les auteurs y rappellent quelques évidences. Que la paix au Proche-Orient passe par la création d'un État palestinien et donc par la fin de l'occupation. Que les Palestiniens ont droit à leur État. Que la logique du «processus de paix» engagé il y a vingt ans est arrivée à son terme. Que le blocus de Gaza choque les consciences. Que le «mur de séparation» est contestable. Que la création de nouvelles implantations affecte les conditions de vie des Palestiniens et rend plus incertaine la solution à deux États. Qu'enfin le premier ministre Benyamin Nétanyahou semble considérer que le statu quo est favorable à Israël, son objectif inavoué étant de gagner du temps pour grignoter toujours plus de territoires en Cisjordanie.

Sur ces différents points, nous ne pouvons que les rejoindre, malgré certaines formulations abruptes. Mais rappeler des évidences de manière sélective est une chose; créer une dynamique susceptible de promouvoir la paix en est une autre. C'est pourquoi nous doutons qu'en dépit des intentions louables de ses diplomates, ce texte puisse constituer une piste de résolution pacifique du conflit israélo-palestinien.

En effet, la démarche des auteurs consiste à désigner Israël comme seul coupable du blocage du processus de paix. Or, d'aussi fins connaisseurs de la question ne devraient pas se satisfaire d'un jugement aussi simpliste. Car la situation est, pour une large part, le résultat de l'échec des négociations de Camp David et du déclenchement de la seconde Intifada en 2000, événements dans lesquels les responsabilités sont partagées, comme les dirigeants palestiniens l'ont eux-mêmes reconnu.

On ne saurait non plus ignorer que le blocus de Gaza, aussi critiquable soit-il, résulte de ce que depuis l'évacuation — unilatérale, certes, mais totale — de la bande de Gaza par les Israéliens en 2005, ce territoire contrôlé par le Hamas sert de base à des actes de guerre, notamment des tirs de missiles visant la population civile.

Ni que la «barrière de sécurité» a permis d'éviter des attentats en Israël. Il est normal de pointer les responsabilités d'Israël mais il est injuste et contre-productif de ne pointer que les siennes: toute solution politique au Proche-Orient doit reposer sur la prise en compte des droits légitimes du peuple juif israélien et du peuple arabe palestinien à une existence souveraine dans la sécurité.

Les paramètres d'une paix durable sont connus: création d'un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza avec Jérusalem-Est pour capitale, évacuation de la Cisjordanie sur la base de la ligne de 1967 avec des rectifications de frontières consenties, arrangements sécuritaires dans les territoires évacués par Israël, solution négociée à la question des réfugiés palestiniens permettant leur insertion définitive soit dans le futur État palestinien soit dans leurs pays d'accueil. Les négociations menées lorsque Ehoud Olmert était premier ministre ont montré que les deux parties acceptent ces principes et que leurs positions ne sont pas si éloignées qu'on pourrait le croire. Seuls le Hamas et le Hezbollah, soutenus par l'Iran, s'y opposent toujours, ce que les auteurs de l'article oublient de rappeler.

Tous les sondages indiquent que Palestiniens et Israéliens sont favorables à un accord de paix reposant sur ces principes; mais aussi que, d'un côté comme de l'autre, les populations ne croient pas avoir en face d'elles un partenaire fiable avec lequel négocier. Là réside le blocage psychologique sur lequel s'appuient — des deux côtés — les adversaires d'une solution pacifique.

Dans ces circonstances, la dernière chose que doivent faire la France et l'Europe est de jouer les donneuses de leçons, en pointant du doigt une des parties (Israël, en l'occurrence) et en la menaçant de rétorsions, voire de boycottage, comme le demandent en filigrane les auteurs de la tribune. Cela signerait le glas de l'influence française et européenne dans la région: pour contribuer aux négociations, il faut avoir l'oreille des deux parties.

Pour enclencher une nouvelle dynamique, la France et l'Europe doivent au contraire se positionner comme un «tiers de bonne foi» qui s'efforce de mieux faire comprendre à chacune des deux parties le point de vue de l'autre et, une fois un compromis trouvé, piloter le programme d'aide internationale qu'il faudra mettre en place pour construire un Proche-Orient stable et pacifique.

Les Européens avec les Américains doivent travailler à une initiative commune qui réaffirmerait les paramètres de la solution au conflit et mettrait chacun des protagonistes face à ses responsabilités... et à ses contradictions! Cette démarche pourrait par exemple prendre la forme d'une relance officielle de l'Initiative arabe de paix qui, si elle demande à être clarifiée, notamment sur la question des réfugiés, présente l'avantage de proposer un cadre de négociation avec le monde arabe puisqu'elle a été reprise par la Ligue arabe en 2005.

Ce dont le Proche-Orient a besoin, ce ne sont pas de discours de dénonciation, mais au contraire de perspectives porteuses d'un avenir partagé: telle devrait être la tâche de la diplomatie française.

© Gérard Unger, président de JCall France — David Chemla, secrétaire général — David Elkaïm et Meir Weintrater, membres du bureau de JCall France. JCall France est le pendant français de J Street, l'association américaine qui veut à la fois soutenir Israël et la paix. Cette tribune libre est parue dans Le Monde en date du 22 mai 2012.

© Photographie: Maurice Darmon, Jérusalem, Israël / Palestine, diaporama, lors d'un voyage d'études en novembre 2009.

lundi 23 avril 2012

Liberté, égalité, propriété, Bentham




Alors que, des semaines durant, Le Monde a consacré quotidiennement quatre pages aux pseudo-révélations de Wikileaks, dont il était le partenaire officiel en France, voilà qu'avec une belle effronterie, un article paru le 20 avril dernier Julian Assange, recrue de la «télé Poutine» n'a, avec juste raison cette fois, pas de mots assez durs pour fustiger celui qui après avoir menacé sans l'ombre d'un scrupule la sécurité, voire la vie, de milliers de gens, exilés, résistants, véritables combattants de la liberté à travers le monde, piétine à présent de fait la mémoire d'Anna Politkovskaïa et le travail autrement courageux mené par Rospil. Car les faits sont là:

Julian Assange a interviewé Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, pour la chaîne Russia Today. L'entretien avec le dirigeant du mouvement chiite libanais a été diffusé mardi 17 avril, et peut se retrouver sur Internet. C'est la première d'une série de douze émissions où Assange promet une «quête d'idées révolutionnaires qui peuvent, demain, changer le monde». Russia Today est une chaîne financée par l'État russe, un organe de propagande pour le Kremlin, qui se présente comme une alternative à la vision «occidentale» de l'actualité mondiale livrée par CNN ou la BBC.

Un peu plus loin l'article continue néanmoins à estimer que:

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir un zébulon prétendument en croisade contre le mensonge d'État s'allier avec la télévision d'un pouvoir versé dans l'arbitraire et obsédé par le contrôle des ondes.

Où est le «paradoxe»? Dès la parution de ces scoop juteux en décembre 2010, nous avons pu écrire notre texte: L'Obscure clarté de Wikileaks et en contrepoint une note sur La chambre claire de Rospil. Il ne s'agit pas ici de se vanter d'une quelconque lucidité mais au contraire de montrer qu'un quidam moyennement informé pouvait facilement voir les tenants et les aboutissants du personnage et de l'entreprise: en effet une obsession anti-américaine, une servilité sans limites au regard des principales dictatures et un préalable conspirationniste sur tous les aspects de la vie internationale, dont chacun sait qu'il finit toujours par identifier les mêmes complotistes et les mêmes boucs émissaires au profit des manipulateurs de foules, aujourd'hui un Hassan Nasrallah par exemple.

Nous prenons à présent ce nouveau risque de considérer que les entreprises menées par exactement n'importe qui sous le nom d'Anonymous relèvent d'une démarche analogue. Au prétexte de liberté, conçue sommairement comme une levée de tout interdit, au mépris de toute création, de toute culture, de toute raison — comment s'attaqueraient-ils réellement à autre chose? —, sous une esthétique de l'amusement considéré comme une théorie et une pratique politiques radicales, des gens tirent leurs forces de compétences techniques en piratage et d'un anonymat soigneusement orchestré — «Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Préparez-vous à notre arrivée» — et en marque de fabrique la revendication d'un degré zéro de la pensée.

En effet, un autre long article publié dans Le Monde Culture & idées du 21 avril 2012, Société Anonymous, donne sur cette nébuleuse de nombreux détails et informations, par exemple:

une liste de trente-cinq règles [dont] certaines sont parlantes : «Règle n° 15: plus une chose est belle et pure, plus il est satisfaisant de la corrompre». Le "Lulz" [synonyme de "LOL" = mort de rire] donne tous les droits, y compris celui de se contredire d'une minute à l'autre ou de tenir des raisonnements illogiques. Pour expliquer leur mode de fonctionnement, les Anons parlent d'un «Hive Mind», un «esprit de ruche», comme chez les abeilles. Si un internaute fréquente assidûment les sites du mouvement, il saura instinctivement ce qu'il doit faire le jour où il décidera de participer à une action. Les décisions sont prises sans vote, par «consensus approximatif», après des débats souvent très décousus.

Éloge de l'illogisme et de l'irrationalité, esprit de ruche et de légion, initiatives miliciennes assurées par avance de toute impunité liée à l'usage de l'anonymat, appel à l'instinct, le fascisme déballe tout son arsenal. La nouveauté étant qu'il détourne à son profit avec une redoutable insolence les valeurs de résistance et de libertés qui fondaient jusque-là l'esprit démocratique et socialiste.

Troisième rapprochement osé? Parmi les candidats républicains restant en lice contre le président Barack Obama sortant, Ron Paul cultive son originalité de «papy libertarien» auprès de larges fractions de la jeunesse, d'individualistes anarchistes, d'ennemis de toute intervention de l'État, et se constitue en idole dans de nombreux réseaux sociaux qui vont jusqu'à vanter son progressisme en matière sociale, quand chacun se souvient par exemple de l'opposition radicale et relativement efficace du parti républicain face à la politique de santé voulue par Barack Obama. Les prises de position de Ron Paul apparemment singulières dans son propre camp sur le rôle des États-Unis dans le monde, mais en réalité simplement isolationnistes, ne peuvent pourtant faire longtemps illusion et masquer ce fait qu'au nom d'une conception individualiste, ludique et superficielle de la liberté vue côté nantis ou ceux qui se vivent comme tels, il demeure l'une de figures ratissant large de la pire droite américaine, proche du Tea Party, du Ku-Klux-Klan, et des milieux conspirationnistes.

Nous sommes dans «un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. [...] La seule force qui [...] mette en présence / rapport [acheteurs et vendeurs de marchandises] est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre‑échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir
[...] nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par‑derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. — Karl Marx, Le Capital, livre I, section II, chapitre VI: Achat et vente de la force de travail).

© Photographie: l'un des divers logos de la nébuleuse Anonymous.

jeudi 19 avril 2012

John Cassavetes: Husbands (1970)




Une lacune importante dans la filmographie de John Cassavetes en DVD vient d'être comblée avec la parution chez Wild Side d'un coffret de trois disques, comprenant deux versions — la seconde comportant dix minutes de plus — de Husbands et Anything for John, un documentaire (pas tout à fait inédit) de Doug Headline et Dominique Cazenave, produit en 1994 par Canal+, rassemblant agréablement les souvenirs de ses amis. Nous saisissons l'occasion de résumer aux modestes dimensions d'un billet notre chapitre consacré à ce film dans notre livre paru l'an dernier aux éditions Le Temps qu'il fait, Pour John Cassavetes.

Husbands. — Trois quadragénaires, petits bourgeois de Long Island enterrent leur ami brusquement disparu. Dans l'impuissance à reprendre leur vie ordinaire, ils dérapent longuement: quarante stations dans le métro vide, paniers de basket-ball et longueurs de piscine, pour échouer, comme à l'accoutumée sans doute, dans un bar de nuit où ils boiront, en compagnie d'autres naufragé(e)s. Au matin d'une nuit blanche, ils tentent la reprise du travail, mais Harry (Ben Gazzara) veut brusquement partir à Londres, où, sous une incessante et formidable pluie battante, ils s'installent à l'hôtel, passent une soirée au casino, entraînent trois femmes. L'échec érotique et sexuel est total. D'autres femmes, mûres, se joignent à eux pour boire et danser gentiment. Archie (Peter Falk) et Gus (John Cassavetes) retourneront à Long Island, les bras chargés de cadeaux pour leurs enfants. On le voit, l'intérêt n'est pas dans l'histoire, mais dans ces êtres mêmes, bêtes blessées dans les cages de leur douleur, de leur vacuité soudain révélée, de leur tentative vouée à l'échec de survivre ensemble à la vérité de leur drame. L'histoire d'un mensonge, d'une fiction qui ne tient pas.

Dans la chronologie des films réalisés par John Cassavetes, Husbands innove sur tous les tableaux:

• Pour la première fois, le film est en couleurs. Avec Shadows, A Child is waiting, Too Late Blues et Faces, John a fait le tour de l'expressionnisme dramatisé du noir et blanc. Renoncer à l'histoire que raconte la lumière photogénique du noir et blanc, et voilà que ce sont le temps et l'espace que Husbands bouleverse. Le film cuve cette longueur du temps, pour l'étirer dans des lieux étriqués: métro, toilettes, tablée d'ivrognes. Comme si sa caméra se demandait combien de personnes en gros plan elle sera capable de faire entrer dans son cadre, implicitement homosexuel: trois la plupart du temps, mais quatre, cinq, six, jusqu'à ce que les femmes fassent irruption. En particulier dans les cages de l'hôtel londonien dont Harry déménagera même les meubles de la sienne vers les autres chambres, cages des encoignures de portes, des recoins de bars ou des taxis: alors alterneront les scènes de couple, et leur désastre.

• Pour la première fois, John Cassavetes se confronte à des acteurs qui deviendront ses amis et fidèles complices: Peter Falk (inspecteur Columbo dès 1967) et Ben Gazzara (sorte de star: Husbands est son quatorzième tournage). Si l'amour est la condition même du travail, Cassavetes le prolonge dans une esthétique, dans une morale, et sans doute même dans une véritable politique:

Depuis le début de Husbands, j'ai décidé que les acteurs n'allaient pas porter le chapeau, qu'ils ne seraient pas entravés ni amoindris par les embûches commerciales habituelles. Le contrat moral était d'être avec les acteurs, et les techniciens pouvaient aller se faire voir. À bas la technique, au diable les sensibilités, écrire n'a aucun sens, c'était ça le marché. Chaque instant a été consacré à soutenir les acteurs et à diminuer l'importance de l'équipe.Positif n° 431, janvier 1997.

Antoine Vitez disait en France à la même époque qu'il n'y pas de distribution idéale, on joue avec ceux avec qui on a envie de travailler, et la distribution devient juste ensuite. Comme entre Gena et John dans tant de films, l'amour au centre:

Ce Maïakovski nous fatiguait-il avec sa Lili, ce Pétrarque avec sa Laure? Devrait-on penser qu’il y a du passe-droit là-dedans? Les directeurs de théâtre peuvent aussi bien décider de célébrer leurs amitiés et leurs amours. Cette question ramène à une autre, plus profonde: pourquoi fait-on du théâtre? — Antoine Vitez, «Comment je fais une distribution», Écrits sur le théâtre, tome 3, pp. 272-276.

• Mais pour la première fois aussi au cinéma et bien qu’il eût souvent dit qu’il ne le ferait jamais, John est acteur dans le film qu'il réalise, et les grands moments de ce film sont autant de questionnements sur la mise en scène. L'exemple est la longue beuverie dans le bar: attablés les uns sur les autres, tous, et en particulier Harry, persécutent une femme (Leola Harlow) en lui faisant recommencer sans cesse sa chanson de trois sous (It was just a little love affair), en exigeant durement d'elle qu'elle soit sincère, vraie, émouvante: «Vrai, que ça vienne du cœur!». Pendant cette métaphore de ce qu'est toute mise en scène, John en second plan ne peut retenir son fou rire. Leola Harlow a raconté qu'elle ne savait pas que la caméra tournait, croyant qu'on la faisait ainsi répéter en vue du tournage. D'où sa souffrance, son impuissance, qu'elle assume bravement au cours de la seule scène improvisée du film, puisque, contrairement à toutes les légendes, un documentaire réalisé pendant le tournage du film montre Cassavetes exigeant des acteurs de s'en tenir à ses dialogues.

Un autre tableau renvoie à cette même mise en abyme des constructions et destructions de la mise en scène: dans le casino londonien, Cassavetes repère une «Comtesse», vraie dame et vraie joueuse. Fasciné par son apparence, il écrit aussitôt la scène, et envoie Peter Falk la jouer avec elle: «Elle avait peu à dire et, en un sens, elle avait à être romantique». Là encore, un geste de mise en scène est pris sur le vif, pour donner un des moments les plus burlesques et les plus tragiques du film, gros plan sur ce masque du clown triste, maquillé, grimaçant, funéraire.

Bien sûr, on pourrait dire de tout le cinéma, que filmer, c'est filmer la mort. C'est autre chose que d'en faire comme ici le sujet de son film. Qui s'ouvre sur des photographies anciennes, images mortes de l'ami disparu, puis c'est l'enterrement où Gus / John Cassavetes crie sur divers tons à Archie / Peter Falk: «Ne crois pas la vérité», en cherchant surtout du feu pour une cigarette qu'il ne fumera jamais. Mais la mort à l'œuvre dans tout le film, dans les êtres mêmes, dans les images, dans la narration, c'est aussi cette chorégraphie de l'alcool qui habite corps, conduites et perceptions: mises à distance de soi, insensibilité affective, faux calmes, étourdissements, balbutiements, vomissements, sensations de froid («C'est l'émotion», dit Harry grelottant, assis par terre), hésitations et lenteurs suspendues des gestes, incapacités à décider, («I'm so confused») à reprendre le travail. Et soudain les coups de tête: Harry veut fuir à Londres, mais auparavant il passe chez lui battre sa femme et sa belle-mère, tandis que ses compères l'attendent dans la rue pour s'envoler avec lui; ou encore ce sentiment de toute-puissance et d'impunité, sans doute reçues par les employés du casino londonien comme «américaines»: le film figure la vraie mort dans les destructions mortifères de l'alcool. Ainsi «Tante Harry» prend des poses avantageuses, présente dans l'encadrement de la porte des toilettes son beau profil volontaire et viril d'empereur romain, avec, en guise de couronne posée de travers, le chapeau écossais pris à la femme qui ne savait pas chanter.

© Photogramme: «La Comtesse», Dolores Delmar dans Husbands, de John Cassavetes, 1970.

vendredi 13 avril 2012

Barbara Loden: Wanda (1970)




On avait vingt-cinq ans, l'année 1968 venait de passer sur nos récents mariages et, à l'aisance matérielle près, nous nous doutions déjà que L'Arrangement d'Elia Kazan (1969) prédisait nos futurs proches. Dans la décennie suivante, avec ses Scènes de la vie conjugale (1973), Ingmar Bergman continuerait le travail, carrément à domicile cette fois. Mais alors, emportés dans le noir d'une salle de cinéma par Kirk Douglas et Faye Dunaway, nul ne pouvait imaginer qu'un film allait presque aussitôt en sortir, alors qu'il ne nous foudroierait collectivement que trente-cinq ans plus tard.

Épouse d'Elia Kazan et venue d'un «pays de bouseux», la Caroline du Nord, l'actrice Barbara Loden avait tourné des seconds rôles sous sa direction dans Le Fleuve sauvage (1960) ou La Fièvre dans le sang (1961). Mais quand, après l'avoir pressentie dans le rôle principal de L'Arrangement, il céda à la pression de ses producteurs pour lui préférer Faye Dunaway, le couple se brisa de fait. Elle décida aussitôt d'écrire, tourner, interpréter et produire son propre film, Wanda, sorti en 1970 au bout de plusieurs années de quête matérielle, alors qu'il ne coûta que deux cent mille dollars. Le film reçut en 1971 le Prix International de la Critique à Venise, tenta deux sorties confidentielles en France: en 1975 d'abord puis, deux ans après la mort de Barbara Loden, en 1982 (hasard heureux et isolé de le découvrir alors), mais ce ne fut que sur l'insistance de Marguerite Duras explicitée à Kazan lui-même dès 1980, et l'aide concrète d'Isabelle Huppert, actrice habitée d'un analogue jeu absent, fermé aux émotions mais inexpugnable, qu'il fut distribué dans l'été 2003. J'entrais alors dans la première année de ma retraite.

À qui voulait l'entendre, Barbara Loden répétait qu'elle était Wanda, malingre et gauche, taiseuse ou rien à dire, docile et comme indifférente aux malheurs et aux échecs, mendiant l'argent nécessaire et fuyant la solitude au point de se donner à n'importe qui et tenter de le suivre: «just no good». À Venise qui la célèbre elle déclare: «J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci de-là, sans dignité.»

Malgré la reconstruction mutuelle et a posteriori de leurs rapports, son époux au moins en était convaincu, qui confie dans Une vie: «Je n’étais pas persuadé qu’elle dispose des qualités requises pour être une cinéaste indépendante». Au contraire, Barbara Loden a incorporé dans Wanda Goronski sa farouche exigence d'indépendance, sa rébellion définitive avec toute condition féminine, son inerte refus du premier compromis avec l'Amérique, si animale qu'aucune féministe ne sut rien déceler derrière le renoncement et la passivité de Wanda. C'est justement en cinéaste indépendante et en auteur d'un chef-d’œuvre altier que Barbara Loden put se vivre en Wanda. Il suffisait pourtant de prendre au sérieux les mots mêmes de Barbara Loden pour, comme Marguerite Duras, être conduite à plus de lucidité: «Je considère qu’il y a un miracle dans Wanda. D’habitude il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda». Wanda est à l'évidence une extension de Barbara Loden. Mais pas seulement: dans un entretien de 1970 avec Michel Ciment, elle précisa vouloir mener avec ses moyens cinématographiques, 16 mm et équipe réduite, «des études à caractère sociologique d'individus dans leur propre milieu». Les projets et les moyens d'un Frederick Wiseman par exemple qui à plusieurs reprises (Welfare en 1975 ou Domestic Violence en 2001) rencontra des sœurs jumelles de Wanda Goronski.

Impossible en quelques lignes d'épuiser la richesse de ce film. Inutile même tant elle s'épanouit et s'impose dès la première vision. Par exemple:

• Dans ce road-movie emportant Wanda et celui qu'elle appellera toujours Mr Dennis (Michael Higgins), coupe en brosse militaire et lunettes trop petites pour lui, trois vêtements signifient le refus de Barbara Loden de ranger la femme dans ses rôles et ses apparences: la jeune fille porte pantalon et chemisier fleuri, lointain reflet de Marilyn — dont, en 1964, elle incarnera le double à la scène dans Après la chute de Arthur Miller —, si ses vêtements ne sortaient au mieux des rayons de Woolworths et si ses cheveux ne demeuraient raides malgré les bigoudis. Puis Mr Dennis va la déguiser en simulacre de mariée, couronne d'oranger sur la tête, robe blanche ultra-courte avant, pour les besoins du hold-up, de lui glisser un coussin sous la jupe sage et le chemisier, pour simuler une grossesse en sa complice. L'Amérique, dit-elle à Michel Ciment, est un pays «où les femmes n'ont d'identité que par l'homme qu'elles trouvent».

• L'Amérique, Mr Dennis va, en deux scènes qui ne se résument pas à cela, énoncer son grand secret: une première fois enseignant à Wanda qu'elle n'est rien si elle n'a rien; une seconde fois recevant durement la leçon de son père qui repousse son argent avec hauteur pour lui assener pire encore: «Quand tu gagneras honnêtement ta vie, alors tu redeviendras mon fils». Existences et liens fondamentaux ne sont rien devant la logique des petits billets verts.

• De ces billets dont regorgent les banques justement. Mr Dennis / amant / metteur en scène / Elia Kazan écrit minutieusement le scénario du holdup avant de forcer sa complice Wanda / maîtresse / actrice / Barbara Loden à apprendre et répéter son rôle, en dépit de ses résistances et de celles de son propre corps. Devant la faiblesse suicidaire de son régisseur, l'actrice parvient à sauver momentanément le film, mais l'évidence finit par s'imposer. Le couple refuse les moyens de son projet: tandis que, dans la voiture, Wanda fait un demi-tour sur place devant un agent de police, dans la banque Mr Dennis désarme le vigile mais range le pistolet dans un recoin au lieu de s'en emparer. Puis il va vers sa perte en pointant seulement son doigt dans le dos du banquier. Abattu si sommairement par la police que la caméra ne se donne pas la peine d'enregistrer sa mort.

• Une seule fois, demeurée seule, Wanda refuse de se laisser pénétrer par un homme de passage, avant d'être accueillie et nourrie par quelques hommes et une femme dans un bar en une fin figée et ouverte. Aura-t-on assez noté que cette fois, l'homme qu'elle a repoussé n'est plus un gros et veule représentant de commerce, ou un escroc en fin de vie, mais un tout jeune militaire, en ces dernières années de conscription obligatoire pour mener la guerre au Vietnam. L'année suivante, Frederick Wiseman, toujours lui, sort son cinquième film sur l'entraînement guerrier des jeunes recrues à Fort Knox: Basic Training (1971).

Wanda est né du refus d'une femme de demeurer plus longtemps la potiche de son mari, l'actrice bon marché des seconds rôles et la maîtresse de maison. D'une façon infiniment plus politique que tous les films contemporains qui croyaient l'être alors qu'ils n'étaient que volontaristes et moralisateurs — je pense au naufrage solipsiste heureusement provisoire de Jean-Luc Godard en ces mêmes années — Wanda / Barbara Loden se préfère en Électre devant l'État tyran familial, sexuel, professionnel, social et militaire. Plutôt que des banques et du système de production hollywoodien, elle accepte de n'importe qui des hamburgers, des bières et des cigarettes. Rescapée de la tyrannie de l'automobile et contrainte à l'embarquement, sans autre but précis que son film, l'errante démunie parcourt tout le cinéma pour le réinventer: impossible de ne pas retrouver l'incompréhension désarmée de Stan Laurel devant le sadisme dérisoire d'Oliver Hardy lorsque Mr Dennis l'oblige à enlever les oignons des hamburgers ou quand elle lui tend la clé de contact de la voiture volée alors qu'il vient de laborieusement bricoler pour la démarrer; évidente la mise en pièces de Marilyn Monroe — Joseph Mankiewicz sur son actrice secondaire dans Ève (1950): «Elle restait seule. Ce n’était pas une solitaire. Elle était tout simplement seule» —; forcément voulue la citation de Gun Crazy / Le démon des armes (1950) de Joseph E. Lewis dans l'attaque de la banque; indéniables les présences souterraines des couples Gelsomina et Zampogna de La Strada (1954) et de Bonnie et Clyde du film d'Arthur Penn (1967) — avec Warren Beaty, premier rôle de La Fièvre dans le Sang —; émouvante la parenté de Stella Stevens, chanteuse fragile dans Too Late Blues de John Cassavetes (1961). Et pourquoi pas, puisque Barbara Loden disait qu'elle aurait pu aussi bien tourner un Wanda chez les riches, Lidia / Jeanne Moreau de La Notte d'Antonioni (1961) regardant dans le ciel fuir les maquettes de fusées, tandis que deux hommes bavardent: «Il y a du vent là-haut! — Ah, putain! s'il y a du vent».

Et sans doute une postérité mondiale plus nombreuse encore, ne serait-ce que la femme du chef de chantier Mabel Longhetti dans Une Femme sous influence (1974) de John Cassavetes encore, ou la poignante grâce de Katrin Cartlidge dans Claire Dolan (1998) de Lodge Kerrigan, vraiment perdue, elle, dans Manhattan, en lieu et place des mines de charbon de Pennsylvanie et du Connecticut qui lentement se consument sous le sol depuis cinquante ans, volcan souterrain effondrant les villes et les hommes.

Dans une mise en abyme supplémentaire, Nathalie Léger vient de publier chez P.O.L. un joli livre, Supplément à la vie de Barbara Loden. Chargée par une encyclopédie d'écrire une notule sur ce film, l'écrivain part sur les traces de la cinéaste, revoit minutieusement le film et découvre la Wanda qui vit en chacun de nous. Et en nos mères.

© Photogramme: Michael Heggins et Barbara Loden, dans Wanda, de Barbara Loden (1970).

jeudi 5 avril 2012

Découvrir ou retrouver Jonas Mekas




À l'occasion de la naissance récente du site de Jonas Mekas, Diary, il nous semble nécessaire de présenter ici cet artiste essentiel, nous aidant de l'article américain de Wikipedia, de la notice de Dominique Noguez dans le Dictionnaire du Cinéma (Larousse) et du texte de Claude Rambaut pour le site Côté court, Jonas Mekas.

Cinéaste expérimental américain, Jonas Mekas est né à Noël 1922 dans une famille de fermiers à Semeniskiai (Lituanie), un village de vingt maisons. Son oncle pasteur le pousse à suivre des études secondaires au cours desquelles il s'adonne à la poésie. Lors de l'invasion soviétique en 1944, son frère Adolfas (cinéaste lui-même et fidèle compagnon de route, 1925-2011) et lui quittent leur pays qu'ils ne reverront qu'en 1971. Leur train est détourné sur le camp de Dantzig et ils sont emprisonnés huit mois dans un camp de travail à Elmshorn, un faubourg de Hambourg. Ils s'en évadent et passent les deux derniers mois de la guerre dans une ferme près de la frontière danoise. Jonas consigne par écrit le récit de cette période dans un journal intitulé I had Nowhere To Go: Diaries, 1944-1954 (Black Thistle Press, New York, 1991).

Après la guerre, Mekas est interné dans des camps de personnes déplacées à Wiesbaden puis à Kassel. De 1946 à 1948, il étudie la philosophie à l'Université de Mayence. Le 20 octobre 1949, à 10 heures du soir, les deux frères débarquent à New York, en vue de travailler comme boulangers à Chicago. Mais — «Restons ici, tout est ici. Voici New York. Voici le centre du monde. Ce serait idiot d'aller à Chicago alors que nous sommes à New York» —, ils s'installent à Williamsburg, un quartier de Brooklyn, où ils vivent de travaux de confection, de plomberie, de nettoyage. Jonas finit par entrer aux Graphic Studios où il exercera comme opérateur jusqu'en 1958, tout en continuant à écrire poèmes et journaux intimes. Mais surtout, deux semaines après son arrivée, il emprunte de l'argent pour acheter sa première caméra Bolex 16 mm et filmer la dure condition de la communauté lituanienne de son quartier, selon les principes de l'école alors importante du cinéma direct. Ainsi sont montées les premières séquences de son journal filmé: News of The Day, qui seront ensuite intégrées à Lost Lost Lost (1976).

En 1953, il s'installe à Manhattan où il suit les cours de Hans Richter (1888-1976) et fréquente des artistes, écrivains et, en particulier, les cinéastes d'avant-garde au Cinema 16 du pionnier Amos Vogel (né en 1921). Il peut projeter ses propres films à la Galerie Est sur A Avenue et Houston Street, et des programmes d'art et d'essai au Carl Fisher Auditorium sur 57th street. En 1954, il fonde alors avec Adolfas la revue Film Culture, centrée sur le cinéma d'auteur et en 1958 commence à écrire sa chronique, Movie Journal, pour The Village Voice qu'il tiendra jusqu'en 1976. Il fait partie du New American Cinema Group (1960), avec, en particulier, son ami Lionel Rogosin. Il fréquente de près Andy Warhol, Nico, Allen Ginsberg, Yoko Ono, John Lennon, Salvador Dalí, ou son compatriote lituanien George Maciunas. C'est l'époque où il produit ses propres films: Guns of the Trees (1961) dans le genre narratif, ou The Brig (1963) captation plus documentaire d'un spectacle du Living Theatre, tout en poursuivant son journal filmé, qui nourrira toute sa production ultérieure.

En 1962, sur la lancée du travail de Maya Deren (1917-1961), il co-fonde la Film-Maker's Cooperative afin d'assurer une distribution indépendante des films, devenant ainsi la matrice du mouvement underground américain. Il prolonge avec la Filmmaker's Cinematheque en 1964, plus tard Anthology Film Archives, l'une des références les plus riches et les plus importantes du monde en matière de cinéma d'avant-garde, en particulier pour la période 1950-1980. Selon les aléas financiers, elle déménagera souvent, s'ouvrant ou se fermant au public selon les subventions et les périodes de misère. Dans la revue Trafic (n° 35, automne 2000), Jonas raconte que la cinéaste Naomi Levine lui révéla qu'Andy Warhol habitait pratiquement dans le loft de la coopérative sans qu'il s'en fût aperçu. Jonas lui-même dormait parfois sous la table de montage.

En 1964, Mekas est arrêté pour obscénité, suite à la projection de Flaming Creatures (1963) et de Jean Genet's Chant d'Amour (1950). Il entre alors en guerre contre la commission de censure, et montre ses films un peu partout dans Manhattan à la Filmmaker's Cinematheque, mais aussi au Jewish Museum ou à la Gallery of Modern Art. De 1964 à 1967, il organise les tournées des New American Cinema Expositions en Europe et en Amérique du Sud. En 1966, il rejoint la 80 Wooster Fluxhouse Coop. En 1970, sous sa direction, Anthology Film Archives ouvre au 425 Lafayette Street un musée du cinéma à fins d'archivage et de conservation des films, avec espace de projection, et une bibliothèque. Avec Jerome Hill, Stan Brakhage, Ken Kelman, Peter Kubelka, James Broughton, et P. Adams Sitney, ils y entreprennent la constitution d'un important corpus de films: Essential Cinema Project.

Le premier grand aboutissement de son incessant journal filmé est constitué par la sortie de Walden en 1969 (180 minutes):

Depuis 1950, je n'ai cessé de tenir mon journal filmé. Je me promenais avec ma Bolex en réagissant à la réalité immédiate: situations, amis, New York, saisons. Certains jours, je tournais dix plans, d'autres jours dix secondes, d'autres dix minutes, ou bien je ne tournais rien... Walden contient le matériel tourné de 1964 à 1968 monté dans l'ordre chronologique. La bande-son utilise les sons enregistrés à la même époque: voix, métro, bruits de rues, un peu de Chopin (je suis un romantique) et d'autres sons, significatifs ou non. Ce film étant ce qu'il est, c'est-à-dire une série de notes personnelles concernant des événements, des gens (des amis) et la Nature (les saisons) — l'Auteur n'en voudra pas au spectateur (il l'encourage presque) si celui-ci choisit de ne regarder que certaines parties du travail (film), selon le temps dont il dispose, selon ses préférences ou selon toutes autres bonnes raisons.

En 1972, il ramène de son retour en Lituanie Reminiscence of a journey to Lithuania, un film sur sa mère. Puis c'est Lost Lost Lost (1976); Paradise not yet lost (1980); He stands in a desert Counting the Seconds of His Life (1969-1985), et Zefiro torna or Scenes from the life of George Maciunas (1992), projetés partout dans le monde dans des festivals et de nombreux musées. En 1995, Birth of a Nation réunit en un film de quatre-vingt cinq minutes des clips de cent soixante amis cinéastes. Dans le même temps, il commence à enseigner le cinéma à la New School for Social Research, puis au MIT, à la Cooper Union, et à New York University. En 2001, il livre un film-journal de cinq heures intitulé As I Was Moving Ahead, Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, réunissant cinquante ans d'archives personnelles.

Le numérique a complètement changé la donne. Il s'agit à présent d'épuiser les batteries de caméras vidéo:

Vidéos et films sont à traiter de façon différente, presque contraire. J'utilise la bande vidéo dans sa continuité, pour étirer la durée, je mets en marche et j'attends. Tout le contraire de la Bolex. On appuyait et elle arrivait à saisir l'instant voulu, elle était la compagne de mes désirs. Avec elle je ne faisais que des brefs plans muets de quelques secondes, des crottes de lapin métaphoriquement. Pour retenir l'instant, comprimer le temps.

Utilisant les installations multi-moniteurs dans ses dernières œuvres, il immerge complètement aujourd'hui les spectateurs dans ses films classiques, comme par exemple à la 51e Biennale de Venise, au PS1 Contemporary Art Center, et au Jonas Mekas Visual Arts Center qu'il a ouvert à Vilnius le 10 novembre 2007. Parmi ses performances récentes, on retiendra ici:

Terminal 5, une exposition sur le thème du voyage organisée par Rachel K. Ward qui devait à l'aéroport JFK investir l'architecture d'Eero Saarinen alors vacante du TWA Flight Center, actuel Terminal 5. L'exposition devait se dérouler du 1er Octobre 2004 au 31 Janvier 2005, mais le bâtiment fut vandalisé au cours de la soirée d'ouverture.

• À l'automne 2006, Mekas entreprend pour le compte d'Apple Computer, Short Films Coming Soon to an iPod Near You, un cycle de 365 courtes vidéos pour iPod, avec diffusion quotidienne sur son site web.

Beaucoup de ses œuvres sont en effet visibles en ligne. Récemment créé, Diary regroupe les archives vidéo, photographies et documents, depuis mars 2010. Le site RE:VOIR, The film Gallery propose plusieurs téléchargements libres: A Visit to Stan Brakhage — Imperfect film — Monks of Cinema — Song to Avila. La colonne latérale droite de ce même site aligne une liste impressionnante de livres, CD, VHS et DVD qui loin de s'en tenir aux frères Mekas et aux cinéastes américains, défie à ce point l'énumération que nous ne pouvons ici qu'y renvoyer.

© Photographie: Boris Lehmann: Jonas Mekas.

mardi 6 mars 2012

Frederick Wiseman: Crazy Horse (2011)




Frederick Wiseman est l'auteur de quarante films en plus d'un demi-siècle, principalement centrées sur les réalités de son pays, les États-Unis en ces décennies décisives. Le cinéaste aime aussi Paris qu'il connaît depuis sa jeunesse, où il a souvent travaillé pour son cinéma et pour le théâtre, et où il réside une bonne partie de l'année. Nous publierons prochainement un ouvrage complet sur l'ensemble de son œuvre. Tenons-nous en aujourd'hui à son dernier film sorti en 2011, Crazy Horse, qu'après La Danse / Le Ballet de l'Opéra de Paris, les éditions Montparnasse rendent disponible en DVD et en Blu-ray. Le livret d'accompagnement est confié à Pierre Legendre, pour un texte: Un théâtre de nus habillés de lumière, et pour une conversation avec Frederick Wiseman.
Frederick Wiseman: Crazy Horse (2011). — Inventeur du Crazy Horse en 1951, Alain Bernardin (1916-1994), était un homme d'affaires, mais habité d'un zeste de folies et en quête d'une filiation noble: «Pas de plumes, Pas de parure extravagante. Je travaille sur le corps des femmes comme ont travaillé les sculpteurs ou les peintres. En somme, j'aurais voulu être Modigliani». Et comme les mythes l'exigent de tout créateur, d'une main de fer il mena ses innombrables modèles.

L'établissement appartient aujourd'hui à un consortium belge dirigé par Philippe Lhomme, qui a confié son administration à Andrée Deissenberg, venue du Cirque du Soleil. Après plusieurs années de stagnations et de querelles entre héritiers, le Crazy Horse doit redevenir un lieu mythique et lucratif à la fois, sous la pression de ses nouveaux actionnaires. Ils ont donc choisi de célébrer en 2011 son soixantième anniversaire avec Désir. Voilà les filles prises en mains par le chorégraphe et danseur Philippe Decouflé, bien connu pour ses mises en scène d'événements spectaculaires. Un autre personnage de la vie parisienne, le photographe et danseur Ali Mahdavi, lui apporte son concours comme directeur artistique. Le film se charge de montrer plus précisément les différents rôles, confusions et répartitions.

Andrée Deissenberg a permis à Frederick Wiseman de tourner les répétitions du spectacle et les coulisses du théâtre. Elle témoigne: «Frederick Wiseman fut le témoin discret et perspicace du travail de création, des frustrations, des doutes mais aussi de l’exaltation et des joie liées à celle-ci. Réinventer le Crazy était un réel challenge et Frederick Wiseman a su capter ces moments historiques avec tendresse et discernement».

En effet, le cinéaste reste constant dans l'estime et l'écoute qu'il apporte à tous les individus dont il témoigne, quelles que soient leurs positions sociales, leurs apparentes limites intellectuelles ou morales, où même les divergences qu'on devine parfois mais dont il prend soin de ne jamais accabler les personnes. Cependant, en abordant cette troisième institution parisienne, après La Comédie-Française ou l'Amour Joué (1996) et La Danse / Ballet de l'Opéra de Paris (2009), les désirs du cinéaste sont plus diversifiés et plus contradictoires.

C'est d'abord l'occasion, comme dans Boxing Gym (2010), de s'offrir un décor, des lumières, des techniciens, un agencement, d'une sophistication dont il ne pourrait financer le premier projecteur ― «Le film a coûté cent quarante mille euros. Le budget déjeuner pour un film d'Hollywood. Mais il faut les trouver, c'est difficile, même pour moi. Ici, heureusement, Canal + m'a donné l'argent». Et un ensemble d'actrices et d'acteurs hors de ses moyens, bien plus érotiques dans leurs loges, dans les pauses, dans les répétitions que le soir du spectacle sur la scène.

Son adoption de la caméra vidéo haute définition depuis La Danse fait ici merveille. Magnifiant lumières, couleurs, textiles, plastiques et plexiglas, miroirs, les reflets narcissiques ou créateurs d'étranges monstres, enregistrant fidèlement arlequins kaléidoscopes, effets spéciaux, projections sur transparences, vertiges cinématiques venus du Optical art, ses images prolongent le cinéma expérimental américain, comme issues de la grande école de Paul Jeffrey Sharits (1943-1993) ou même des inventions pionnières de Len Lye (1901-1980).

De même, Wiseman est attentif à élaborer de ces plans de pur cinéma que ne verront jamais les spectateurs depuis leurs tables et leurs sièges: cuisses, jambes, croupes, dos cambrés jusqu'à leur disparition en vagues d'un océan ou en dunes d'un désert, pieds haut perchés dans des escarpins Louboutin, ou en groupes serrés de près. Toute cette grammaire du corps en morceaux que Wiseman avait déjà explorée dans le monde voisin de Model (1980) et dans la cellule à tout faire de Seraphita's Diary (1982) se chargerait de l'irréalité du dessin animé si elle ne figurait aussi la silencieuse résistance des corps à devenir objets. Elles perdent ici jusqu'à leurs noms, pour ne plus répondre qu'à de violentes et interchangeables impositions: Lumina Klassika, Zula Zazou, Fiamma Rosa, Nouka Karamel, Zonnie Rogène, Volta Reine, Lady Pousse-Pousse, Loa Vahina, Jade Or, ou Psykko Tico, sans les citer toutes.

Alors, mouche sur le mur durant onze semaines et dès le second jour, ce cinéaste les a côtoyées aussi en pied, ailleurs que sur scène ou en séances d'essais, enregistré leurs rires devant un bêtisier de télévision où de grandes étoiles de la danse russe se cassaient la figure, et leurs débats sérieux face à un Decouflé à la dérive. Soudain ces corps réunis au repos pensent bien. Quand un cinéaste croise enfin des femmes, elles savent à leur tour le reconnaître, témoigner après coup: «En quelques images, Wiseman nous fait comprendre les nécessités du budget d’une revue et les exigences de la création. Nous autres danseuses, n’avions pas conscience de ces données, même lors de nos réflexions en réunions de travail».

Dans la bonne tradition du faux chic pour riches et touristes, le spectacle s'appelle Désir, mais la vraie question est celle de l'expression et de la suggestion de différents fantasmes, des plus évidents aux plus clandestins:

― Fantasmes des spectateurs qui doivent trouver un suffisant appel pour dépenser tant d'argent. Une place debout au bar coûte soixante-dix euros et un box privé VIP commence à mille euros. Sans oublier les breloques, les produits dits dérivés et les photographies de soi immortalisant leur passage, aussitôt tirées à la pelle sur des machines semi-industrielles.

― Fantasmes du metteur en scène qui, sous l'idéal rationalisé de la création artistique, doit trouver en lui des pulsions en accord avec les axes de l'établissement: culte du lesbianisme et de la masturbation, jamais d'hommes sur scène sauf dans des intermèdes réservés pour eux seuls, c'est à ce prix que les femmes peuvent constituer la moitié séduite de l'assistance. Car il s'agit ici de partir des femmes pour toucher les femmes d'abord et par elles emporter les hommes par les deux bouts. Formaté par les codes de la nuit, le matois Ali Mahdavi livre les références: «Saint-Laurent, Marlène Dietrich, Helmut Newton», et situe modestement son apport: «La légitimité est à Philippe. Disons que je suis plus attentif que lui aux costumes et à tout ce qui touche à la mise en scène de soi-même». Reste à Philippe Decouflé, selon ses propres mots, à «chapeauter l'ensemble de la cohérence».

― Fantasmes des danseuses, car quel autre démon pousse ces colombes à se soumettre aux crocs d'une audition d'une rare cruauté où, en rang comme du bétail ― Wiseman avoue avoir pensé à Meat (1976), son film sur les abattoirs du Colorado, en tournant cette séquence ― elles consentent à se cambrer et à se tourner pour montrer leur croupe à de chuchotants Cerbères, avec l'évidente ambition de chercher davantage que de quoi vivre, dans ce microcosme dont elles savent, et désirent sans doute, la rigueur morale et la censure sexuelle? Alors l'une d'elles peut murmurer, en russe: «Moi, je ne suis qu'une ombre et vous une clarté». Et toujours au fond la mise à mort de l'objet du désir, quand une femme entravée dans les liens descend lentement au fond de l'océan: «Se noyer est un bonheur» susurre la diseuse russe.

― Fantasmes enfin des actionnaires, d'enrichissement sans fin et de pouvoir maximal: «Le Crazy Horse ne ferme jamais», trouvant, eux, leur traduction dans la réalité, par la manipulation indirecte d'une douzaine de femmes nues déléguée à tous ces rêveurs, la maîtresse-femme, les deux artistes en renom et le discret contrepoint des machinistes et de leurs treuils et cintres, tapis roulants, orgues à lumière, consoles, ordinateurs. Mais attention: «ils ne payeront jamais soixante personnes à ne rien faire».

Dans son corps et dans sa voix même, la costumière et créatrice parisienne de lingerie de luxe Fifi Chachnil incarne exactement ce dédoublement entre fantasmes et réalités. Habillée en écolière et parlant de façon enfantine lorsqu'elle s'adresse à l'une des filles de la troupe, c'est en tailleur noir qu'elle menace Philippe Decouflé de démissionner s'il continue ainsi à changer d'idée toutes les semaines: «On ne déconne pas avec les filles toutes nues». Si Make me crazy est le slogan de la maison et le mot d'ordre donné à Philippe Decouflé, elle ne lui reconnaît pas le droit de l'appliquer sur elle.

Ici comme chez lui, Wiseman ne cesse d'interroger l'institution, ses rouages politiques et économiques, ses contraintes et ses roueries, son travail, ses performances et ses réussites. Et dans le même temps, l'apprivoisement de la caméra vidéo a certainement accompagné une évolution plus contemplative de son regard. Après tout, l'homme a parfois le droit, dans cette ville qu'il aime ― encore que le film ne soit sorti que dans dix-neuf salles en France ―, d'en jouir sans être condamné à se soumettre à ceux qui exigent de lui conformité à leur Wiseman, une caricature fondée sur une ignorance parfois encyclopédique de son œuvre.

L'homme de cinéma témoigne des jeux du théâtre dans les institutions sociales. L'homme de théâtre aborde ici l'illusion théâtrale comme une expérience de vie, sans la charger outre mesure de la mission de nous aider à comprendre le vaste monde, ce dont plus de trente autres films ont su si bien s'acquitter.

© Frederick Wiseman: Crazy Horse (2011).

samedi 4 février 2012

Michael Radford: Michel Petrucciani (2011)



Connu des amateurs de jazz pour ses critiques éclairées publiées dans toutes les revues spécialisées, Philippe Méziat continue ici à nous faire l'amitié de sa coopération. Il nous offre aujourd'hui ce texte, à propos de la sortie en DVD ce 7 février aux éditions Montparnasse de Michel Petrucciani, de Michael Radford.

Michel Petrucciani. — Les films sur la musique sont rarement de grandes réussites, ou alors par raccroc, sans que leur auteur se soit explicitement donné comme objectif de filmer la musique. Honky Tonk Man (Clint Eastwood, 1982) est par exemple bien plus juste que Bird, du même auteur, qui voulait expressément restituer quelque chose de la vie de Charlie Parker. Car les films sur le jazz souffrent le plus souvent, encore aujourd’hui, de la trop grande proximité de leur auteur et du sujet qu’ils choisissent de traiter. Aimer le jazz et les jazzmen constitue plutôt un obstacle quand il s’agit d’en évoquer les figures. Et si Michel Petrucciani est, dans le genre, plutôt une bonne surprise c’est que son réalisateur n’avait au départ aucun lien particulier avec le sujet, et qu’il s’est lancé dans l’affaire comme un bon professionnel du documentaire, sans plus.

Né le 28 décembre 1962 à Orange, Michel Petrucciani est mort le 6 janvier 1999 à New York. Atteint par la maladie dite des os de verre, il a néanmoins appris très tôt à jouer du piano, et s’est taillé une belle réputation dans les milieux du jazz au point que l’on considère qu’il est l’un des trois ou quatre plus importants jazzmen français avec Django Reinhardt, Stéphane Grappelli et Martial Solal — ce dernier toujours en activité.

Le film de Michael Radford est à ranger dans la catégorie des biographies filmées. Il est construit et monté à partir d’entretiens réalisés récemment avec des proches du pianiste (famille, voisins, compagnes, enfant, amis, agents, tourneurs et autres personnes l’ayant plus ou moins bien connu), auxquels le réalisateur ajoute des extraits (souvent inédits) de vidéos réalisées au long de la carrière du musicien. L’ensemble est monté avec un très grand sens de la progression dramatique et permet de suivre les épisodes essentiels de la vie de Michel Petrucciani en même temps que se construit son portrait. Un portrait qui se tient éloigné de l’hagiographie, et révèle les contradictions, les excès de langage, les écarts de vie d’un homme terriblement attachant et séducteur. On ne s’ennuie pas une seconde, à l’image du pianiste lui-même qui a vécu à grande vitesse, fuyant tout ce qui aurait pu briser son indéfectible désir de jouir de la vie, et ce quoi qu’il en coûte.

On sort de la vision de ce DVD avec le sentiment d’avoir passé un moment de très grande proximité à l’égard de l’instrumentiste, et d’avoir appris sur lui énormément de choses. Je l’avais approché trois ou quatre fois (dont deux fois en entretien public) sans jamais arriver à cerner vraiment quelque chose de sa personnalité. Certes, sa maladie, sa malformation, étaient au premier plan dans son approche, mais comme sa vie avait été construite sur la volonté de forcer le destin qui lui semblait assigné, j’ai eu tendance à me comporter avec lui comme avec quiconque. Attitude peut-être fautive, car — comme le remarque son fils, lui-même atteint par la même maladie — quand la nature vous a placé en dehors de la norme, vous n’avez le choix que de vous y soumettre dans la souffrance, ou de la dépasser en atteignant la catégorie de l’exceptionnel. Ce qu’a réussi Michel, qui considéra très tôt le piano comme un instrument qui le défiait par le ricanement de ses touches noires et blanches, qui releva le défi en osant briser d’un coup de marteau le piano-jouet que sa mère venait de lui offrir, et manifesta tout enfant des talents prodigieux. Donc tout, sauf un musicien «normal»! Et quand on ne rentrait pas dans le jeu qui faisait de lui un être irrésistible et performant, on restait sur le pas de la porte !

Ce film a donc réparé pour moi ce qu’une attitude réservée et pudique (prudente ?) m’avait caché dans la réalité. Il ne dit pas grand chose de la musique de Michel Petrucciani, mais révèle avec précision les aspects les plus étonnants de son jeu de pianiste, et explique au passage même ses incroyables talents. Parmi les questions que le film pose — ou peut amener à poser — il y a celle du moment où cet extra-terrestre arrive dans l’histoire du jazz. Il va en réveiller la somnolence, faire croire un instant à un retour de l’âge d’or, tant la force de son désir est vigoureuse et son plaisir de se trouver au milieu de ses idoles. Autre question récurrente, implicite ici: celle du caractère légendaire du musicien de jazz, liée à quelque chose qui le met en dehors des normes, trait qu’il partage avec nombre d’artistes dont on imagine mal la vie réglée et le travail à heures fixes. Et pourtant…

Un dernier mot pour souligner la chance que nous avons de disposer de tous ces documents filmés, même s’ils sont parfois de qualité moyenne. Quand on songe que de Charlie Parker il doit rester quelques minutes de films et d’entretiens, quelques rares traces écrites… D’un autre côté l’œuvre est là, et ce sont les enregistrements. De ce point de vue, et concernant Michel Petrucciani, je conseillerais plutôt les disques réalisés vers la fin de sa vie, en particulier en solo absolu (Solo Live, Dreyfus FDM 36597-8), ou avec Steve Gadd (dm) et Anthony Jackson (b) (Trio In Tokyo, Dreyfus FDM 36605). — Philippe Méziat.

© Michel Petrucciani, galerie de photos et d'images, n° 531.