Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 28 octobre 2010

Émouvez-vous, nous nous chargeons du reste




Du 26 au 29 septembre dernier s'est tenu à Copenhague un salon joliment dénommé UbiComp (abréviation de Ubiquitous Computer). L'une des sensations présentées à ce rendez-vous de la technologie aura sans doute été EmotionSense, une application adaptée au téléphone mobile développant la détection de nos états émotionnels au cours de nos journées, pour peu que nous ayons en poche un téléphone portable. Cecilia Mascolo dirige une équipe sur ce projet au laboratoire informatique de l'université britannique de Cambridge, et a même rédigé un mémoire très détaillé à l'intention d'Ubicomp (ici en PDF et en anglais). Le plus éclairant est de lire ses explications et intentions: «Le GPS localise la personne, l'accéléromètre permet de voir si elle est en mouvement. Le Bluetooth détecte si elle est accompagnée. Enfin, le micro capte la voix de l'intéressé et l'analyse». Il suffirait, selon les protocoles de ces recherches de comparer ensuite notre voix à des échantillons censés refléter différents états avérés de peur, de joie, ou de peine, pour «saisir des moments de vie humaine comme nous ne pouvions pas le faire auparavant. C'est un formidable outil de psychologie sociale pour comprendre comment les gens interagissent».

La merveille est qu'ainsi on peut étudier «un nombre de personnes bien plus important, à un coût minime et sur une longue période». Craindrait-on que tout ceci se transforme en un instrument de contrôle social? La réponse de cette gardienne de la raison est simple et sans appel: «La personne doit être consentante», ce qui permet d'en déduire qu'il «ne s'agit pas d'espionnage mais de réaliser des études psychologiques. Ainsi pour protéger l'intimité, la voie est analysée mais non enregistrée».

Madame Cecilia Mascolo n'a pu tester cette application que sur une vingtaine de personnes, car elle est «en attente de financement pour l'appliquer à plus grande échelle». Par bonheur, on se demande bien quelles sociétés peuvent avoir besoin de suivre ainsi à toute vitesse et au jour le jour, «à un coût minime et sur une longue période», des réductions plus ou moins modélisées de nos états émotionnels, afin d'en tirer informations et surtout bénéfices. Cela a un très beau nom, dame Cecilia, cela s'appelle the affective computing (PDF), il paraît qu'ici, nous devrions dire: "l'informatique affective".

De son côté, un certain Matteo Sorci, inscrit également à un projet de recherches de l'École polytechnique Fédérale de Lausanne, et ingénieur allié à la start-up nViso, avec le soutien de la Fondation pour l’innovation technologique et du Fonds national (suisse) de la recherche, a depuis quelque temps mis au point le spidermask (i. e. une sorte de toile d'araignée en vue de numériser les mouvements du visage) qui, grâce à une webcam détecte lui aussi nos faciales expressions «qui sont communes à tous les êtres humains, des expressions "de base", en quelque sorte. Elles sont au nombre de sept (joie, colère, dégoût, peur, tristesse, surprise et une expression neutre). Avec des variations de perceptions selon les cultures». Pour plus de détails on pourra se reporter à ce PDF du journal Le Temps.

Mais si, en bon chercheur, il partage des ambitions semblables, l'ingénieur a d'autres conceptions de la réalité que la savante. Parti comme elle d'enregistrements sur des volontaires — il faut bien un début à tout —, il s'est vite rendu compte, lui, que la conscience pouvait biaiser ses analyses: «Nous analysons tout ce qui se passe inconsciemment au moment où vous regardez un spot publicitaire. C’est très utile, car quand vous serez ensuite au supermarché, ce dont vous allez vous souvenir, ce sont justement ces stimuli visuels enregistrés pendant que vous étiez devant votre écran. Il faut savoir que 95% de nos choix sont influencés par notre inconscient.»

La start-up nViso et son apôtre sorcier — qui «trouve personnellement qu’on a un peu trop peur des nouvelles technologies» — s'emploient donc à ajouter l’eye tracking (i. e. le suivi du regard ou oculométrie) pour mieux informer ses caméras dans les supermarchés. S'il finit par rencontrer Cecilia dans un salon de technologie, ils pourront ainsi de concert les embarquer (to embed comme ils disent) sur nos terminaisons téléphoniques.

Quand, selon La légende dorée (ca 1261) de Jacques de Voragine, le préfet Almachius offrit à Cecilia un palais pourvu qu'elle abandonnât sa foi, la future sainte et patronne des musiciens — Matteo, lui, devint patron des banquiers — lui adressa ces dernières paroles: «Je ne sais où tu as perdu l’usage de tes yeux: car les dieux dont tu parles, nous ne voyons en eux que des pierres. Palpe-les plutôt, et au toucher apprends ce que tu ne peux voir avec ta vue.»

Stefano Maderna:
Il martirio di Santa Cecilia, basilique de Santa Cecilia in Trastevere à Rome.
© Photographie: Sébastien Bertrand.

lundi 25 octobre 2010

Images de Paris et d'ailleurs



À l'occasion de nouvelles photographies prises ces jours-ci, nous avons réorganisé l'ensemble de nos images sur Paris. Entrez dans les Halles, le centre Georges-Pompidou et son magnifique nouvel accrochage des collections permanentes, croisez le fantôme du sixième, entrevoyez les tisseuses de la manufacture des Gobelins, allez vers l'Amérique à domicile ou au marché Saint-Pierre. Encore en vrac, quelques images attendent enfin leurs compagnes. Pour revenir des diaporamas sur ce tableau, cliquer sur «page précédente». Bonne promenade.


Où l'on retrouvera l'accès à la totalité de nos albums visuels. Kapo est nettement pour adultes.


La Hague

Kapo
et ses textes

Bilbao


Jardin


Safari

L'auteur

Rousses d'Edinburgh



Bordeaux

Dans Calcutta désert

103 calligrammes hébraïques

Jambes de Sicile


Sicile 2007


Manhattania
(13 albums)



Israël-Palestine
et son texte



Naples, Pâques 2010



Vendredi saint à
Procida, 2010






En plus des nombreux albums sur Manhattan, accessibles ci-dessus, voir aussi l'histoire du Chantier de World Trade Center:



Septembre 2007.


Juin 2009.


Octobre 2009.


© Photographies: Maurice Darmon.

mercredi 13 octobre 2010

Bernard-Henri Lévy et Jean-Luc Godard




Dans le prolongement de notre dossier
Godard et la question juive ouvert ici en 2007 avec notre essai Filmer après Auschwitz et son ensemble de documents émanant de Jean-Luc Godard lui-même depuis 1977, d'essais de divers auteurs ou de brèves de journalistes, sur la question de son supposé antisémitisme qu'ici nous contestons globalement, voici un utile témoignage de première main.

Sur son site
La règle du Jeu le 6 avril 2010 et dans Le point du 8 avril 2010, Bernard-Henry Lévy revient sur ses différents projets avec le cinéaste, sur des mots de lui qu'auraient repris à l'envi biographes et médias en les sortant de leur contexte. Ces précisions, dont certaines sont tout à fait inédites, serviront à approfondir le sujet avec plus de lucidité. Même si la circonstance est ici moins évidente qu'en d'autres occasions, elle nous rappelle la récurrence de telles accusations à l'emporte-pièce par des gens qui ont pourtant toute leur raison, d'autant que le profit qu'ils en tireront à la longue sera forcément tout à fait mince. Mais tous vivent-ils et se projettent-ils dans le même temps?

Pour être juste, Antoine de Baecque mentionne Bernard-Henri Lévy à cinq reprises dans son ouvrage de mille pages (1): p. 625, pour la proposition autour de Je vous salue Marie; p. 644 sans rapport avec Godard autre que celui d'avoir été entarté sept fois par Noël Godin, comme tant d'autres; p. 745 où, avec Godard, de Baecque souligne — à notre sens avec pertinence — la différence de nature esthétique et de fondement politique entre son For Ever Mozart (1996) et Bosna! de Bernard-Henri Lévy (1993), deux films sur la guerre en Yougoslavie; pp. 765/6 et 789 enfin, particulièrement concernées par le texte ci-dessous, où est raconté en détail le projet de 1999.

Dans toutes ces mentions, jamais Antoine de Baecque «n'instrumentalise» directement Bernard-Henri Lévy dans la question du supposé antisémitisme de Jean-Luc Godard. Nous avons longuement interrogé dans notre essai
Filmer après Auschwitz" le débat entre Godard et Claude Lanzmann sur la question de la représentation de l'extermination. Les enjeux soulevés par Shoah qui, en raison de son sujet mais aussi de ses options cinématographiques, est probablement l'un des films les plus importants de toute l'histoire du cinéma, ont manifestement continué de questionner Godard en son tréfond. Sans épuiser, loin de là, ces interrogations essentielles, prolongées depuis par Godard dans tous ses films, nous montrons que l'hypothèse de l'antisémitisme y est si loin d'être éclairante qu'en dépit de son apparente petitesse, il faudrait cerner plutôt les raisons politiques et médiatiques de son existence et identifier précisément les rôles, les statuts, voire malheureusement les intérêts personnels de chacun de ses acteurs.

Comme nous le précisons en notes, tous les propos prêtés par Antoine de Baecque à Bernard-Henri Lévy sont des citations tirées du seul ouvrage de Richard Brody
(2), références précises à l'appui. C'est donc à lui d'abord que ces objections, nuances et précisions devraient s'adresser.

Godard et l’antisémitisme : pièces additionnelles et inédites. — Il y a un épisode qui revient dans toutes les biographies de Jean-Luc Godard et dans celle, en particulier, d’Antoine de Baecque (Grasset) celui du projet de film sur la Shoah que nous avons nourri, entre mars et octobre 1999, Godard, Lanzmann et moi. Et, quand cet épisode est évoqué, c’est à l’appui d’une question, pour ne pas dire d’une thèse, qui est celle de  l’«antisémitisme» de l’auteur de Pierrot le fou: ne suis-je pas censé avoir moi-même, pour expliquer la naissance puis l’avortement de ce projet, déclaré que Jean-Luc Godard était «un antisémite qui essaie de se soigner» ?

Alors, comme je n’aime pas l’approximation, comme j’aime encore moins voir l’accusation d’antisémitisme invoquée à la légère et comme je déteste, de surcroît, me sentir instrumentalisé dans des débats grossiers et dont les instigateurs ne connaissent visiblement ni les aboutissants ni les tenants, je veux donner ici, et pour la première fois, ma version de cette affaire.

La vérité oblige à dire, d’abord, que nous n’en étions pas, lorsque Godard conçut ce projet de film-débat, à notre première idée de collaboration cinématographique : il m’avait déjà proposé, quinze ans plus tôt, le rôle de Joseph dans Je vous salue Marie; et s’il est exact que j’avais décliné l’offre, c’était pour une série de raisons d’ordre plutôt privé et que l’on simplifie outrageusement en les réduisant, comme le fait Antoine de Baecque, aux scrupules d’un «jeune» penseur «effrayé» par la «perversité» du personnage.

La vérité oblige également à préciser que nous avions eu, Godard et moi, un autre projet de film avant ce projet avorté avec Lanzmann: c’était un projet, cette fois, de moi; c’était une fiction qui devait se tourner en Inde et où il aurait joué le rôle d’une sorte de Kurtz-architecte (3), aux prises avec les ténèbres d’une ville en ruine et qu’il était supposé reconstruire; et, si le film ne s’est finalement pas fait, c’est pour des raisons, pour le coup, économiques – mais il est évident que je n’aurais pas songé un seul instant à en confier le rôle principal à un homme que j’eusse tenu, par ailleurs, pour cet antisémite que l’on nous décrit désormais, partout ou presque, aux États-Unis comme en Europe (2), sur un ton de quasi-évidence.

La vérité, toute la vérité, oblige à rappeler enfin qu’il y a eu un autre projet encore, un troisième projet, que ne connaissent apparemment pas non plus les biographes de Jean-Luc Godard : c’est un projet de 2006, celui-là; c’est un projet postérieur, donc, au projet Godard-Lanzmann-Lévy ; et c’est un projet qui consistait en un voyage en Israël qui devait s’intituler — proposition de Godard — Terre promise. Pourquoi ce troisième projet n’a-t-il, lui non plus, et malgré les efforts d’Alain Sarde, pas vu le jour? Parce que Godard, au fil des échanges, a fini par sortir de son chapeau l’idée — je le cite — «dumézilienne» d’adjoindre à son «affiche» un troisième nom qui était, dans son esprit, celui de Tariq Ramadan et qui n’était, dans le mien, pas acceptable. Mais ce serait mentir, là aussi, que de ne pas l’admettre : jusqu’à l’irruption de ce «tiers» incongru, j’envisageais sans états d’âme d’aller confronter in situ, et fût-ce très contradictoirement, mon entendement de l’être juif avec le sien.

Alors, quant au «projet Shoah» enfin, quant à ce fameux Pas un dîner de gala (4) que nous aurions dû cosigner, Godard, Lanzmann et moi, et qui fait visiblement fantasmer tout le petit monde des amateurs de l’œuvre godardienne, peut-être faudrait-il se décider, pour de bon, à interroger les protagonistes; peut-être faudrait-il demander leur témoignage à Pierre Chevalier, d’Arte (qui, contrairement à ce qu’écrit de Baecque, n’a jamais ni «pris peur» ni «décliné l’offre») ainsi qu’à Gilles Sandoz (qui était le maître d’œuvre de l’entreprise) ; peut-être la solution serait-elle de publier les pièces du dossier, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les lettres de Godard décrivant par le menu, depuis le générique de début jusqu’aux dispositifs de tournage, la façon dont il voyait le film. Mais j’affirme, d’ores et déjà, qu’il y eut, de nouveau, maintes raisons à l’échec de l’aventure; qu’il y en eut de contingentes et de nécessaires ; que certaines furent liées au souci que chacun avait de soi et d’autres à un malentendu plus profond entre nos visions du monde; que la conception que nous avions de l’image, des images, ainsi que de leur régime de propriété, ne compta pas pour rien, non plus, dans la rupture finale — mais que, à mes yeux en tout cas, l’antisémitisme ne fut pas une de ces raisons.

Que le rapport de Godard au fait juif soit complexe, contradictoire, ambigu, que son soutien du début des années 70, dans Ici et ailleurs par exemple, aux points de vue palestiniens les plus extrémistes fasse problème, qu’il y ait dans les Morceaux de conversations d’Alain Fleischer (2009) des séquences que je ne connaissais par définition pas lorsque furent lancés chacun de ces projets et qui, aujourd’hui, m’ébranlent, cela est incontestable. Mais déduire de tout cela un péremptoire « Godard antisémite !» et s’appuyer sur cet antisémitisme supposé pour, en une démarche de plus en plus courante en cette basse époque de police de l’art et de la pensée (5), tenter de disqualifier l’œuvre entière, c’est faire injure à un artiste considérable en même temps que jouer avec un mot — l’antisémitisme — à manier, je le répète, avec la plus extrême prudence.

J’ai hésité avant d’écrire ces lignes. J’ai lu et relu, pour cela, le paquet de notes et de documents que j’ai conservés au fil de ces années. Mais c’était affaire de clarté et, je crois, de probité. — Bernard-Henri Lévy.

Notes.
1. Antoine de Baecque: Godard, biographie, Grasset (2010). Voir sur cet ouvrage important et très informatif nos deux notes: Les printemps de Jean-Luc Godard et Godard le neveu.

2. Pour les USA, il il s'agit du livre de Richard Brody, non traduit en France: Everything Is Cinema: The Working Life of Jean-Luc Godard, Faber and Faber, 2008. C'est lui qui rapporte le mot que Bernard-Henri Lévy cite en début de son article, et non Antoine de Baecque qui, p. 766, rapporte d'ailleurs un tout autre propos que l'écrivain, toujours selon Brody, aurait tenu pour la même circonstance. Devant l'échec, du projet Bernard-Henri Lévy aurait «simplement» dit: «Chacun d'entre nous avait peur de jouer l'idiot».

3. Kurtz, le héros de la nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, correspond ici assez bien au contexte. De plus, comme le personnage a inspiré de nombreux cinéastes (Orson Welles, Francis F. Coppola, Werner Herzog), nous faisons l'hypothèse que c'est à ce personnage que Bernard-Henri Lévy fait ici allusion.

4. C'était le titre prévu par Godard à ce projet de 1999: Le Fameux Débat ou Pas un dîner de gala, allusion à la fameuse phrase de Mao-Tsé-Toung: «La révolution n'est pas un dîner de gala». L'épisode est raconté de façon relativement détaillée par Antoine de Baecque dans son ouvrage cité, pp. 765-766. Pour l'anecdote sur Je vous salue Marie, Antoine de Baecque cite en effet Bernard-Henri Lévy, toujours selon Richard Brody: «J'ai eu peur pour mon image publique. J'étais vraiment effrayé par lui, pas seulement par son extraordinaire intelligence, mais aussi par sa perversité.»

5. On lira un exemple parmi tant d'autres de ces manipulations. Pris la main dans le sac: Alain Fleischer — à qui Jean-Luc Godard a ouvert toutes ses portes et consacré manifestement beaucoup de temps et ne dit pas un mot devant les rancœurs que répand partout son reporter —, Jean-Luc Douin, journaliste au Monde et son directeur de rédaction Alain Frachon.


En librairie


La question juive de Jean-Luc Godard
Si vous préférez le commander aux éditions Le temps qu'il fait,
cliquer ici.

© Photogramme: Jean-Luc Godard,
Allemagne 90 neuf zéro (1991).

dimanche 10 octobre 2010

Bruno Dumont: Flandres (2006)




Après l’aventure californienne de Twentynine Palms, de ses emphases d'acteurs et de concessions aux paysages, Flandres revient dans la campagne de Bailleul: L’humanité avait déjà visité la ferme de Demester et les sillons gras et lourds à flanc de colline; patiemment attendus, les crépuscules retrouvent leur palette du côté de chez Monet, de Caspar David Friedrich ou des magic hours de Tess ou de Barry Lindon: moyens financiers en moins sans doute mais rouges rasants au subtil rendez-vous de la lumière; les plus beaux les plus laids visages habités des plus longs silences, froid et convulsif l’orgasme quand sidérant et fiévreux frémit l’amour. Entre ciel et terre les jeunes gens sont conduits au bout de l’épuisement et de la détresse réelle.

Il ne s’agit pas de comprendre: ils articulent mal des mots qui ne sont sans doute pas tout à fait les leurs: eux-mêmes d’ailleurs entendent-ils tout ce qu'eux-mêmes et les autres leur disent? Jamais Bruno Dumont n’aura l’idée de retourner une scène pour cette seule raison que nous ne distinguerions pas clairement leurs mots. Surtout dans un pays où les cochons articulent, eux, des mots presque compréhensibles. Il ne s’agit ici ni des mots ni de leurs sens, ni même du fil de l’histoire, pleine de trous et d’énigmes. Pourquoi, alors que les jeunes soldats sont pris dans la nasse de la guerre en plein désert — six chevaux et trois tanks suffisent —, un hélicoptère atterrit pour évacuer les morts, mais abandonne les vivants dans les sables? Pourquoi la combattante se venge en faisant châtrer le seul qui ne l’a pas violée et laisse entier le coupable? Pourquoi étaient-ils attachés à un poteau aux mains d’ennemis impitoyables et déterminés, et les voilà soudain libres? Pourquoi partis à cinq, ils sont trois, puis de nouveau quatre? Cette fois au moins avons-nous la réponse: autre chose qu’un simple faux raccord, faire vertu de ce simple événement: désespéré, un des acteurs avait quitté définitivement l’aventure du tournage.

Sauf dans ce film — souvenons-nous de Full Metal Jacket ou de Voyage au bout de l’enfer — part-on jamais à la guerre pour quelques semaines? Moins d’un an après — le temps d’une cure pour Barbe, mais pas même les neuf mois d'une gestation — Demester se retrouve chez lui, dans les Flandres: à défaut d’être jolie la guerre lui aura au moins été courte. Et revenu au pays, il se confronte à une fille voyante qui, sans aucun indice sauf l’intime connaissance de ses amis ou d’elle-même, a tout vu, tout su, des trahisons, des lâchetés, des abandons de Demester. Et dans nos fauteuils, marchanderions-nous le vraisemblable, nous laisserions-nous prendre au faux-semblant de la folie de Barbe? Alors qu’il s’agit ici d’admettre, autant que les mots inarticulés, que les failles de l’histoire: Barbe sait.

Cette certitude de Démeter, la Terre-Mère, qui fait revenir le cycle des moissons, dans la terre travaillée, cultivée, fertile et pas seulement la brute matière de Gaia. Patronne des mineurs aujourd’hui disparus, patronne des artilleurs en guerre et de tous ceux qui, comme Demester, manient les explosifs, dès le 4 décembre, sainte Barbe fait pousser son blé dans le coton mouillé de ces blanches soucoupes près de la crèche: si le soir de Noël bien vert et dru il se dresse, alors, propitiatoire ou présage: «Blé de la Sainte-Barbe bien germé est symbole de prospérité pour la prochaine année». Barbe enceinte et Demester le savent à leur façon: si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s'il meurt, il donne beaucoup de fruit.

Pas plus que les mots ou l’histoire, la guerre n’est le vrai sujet de Flandres. La question qu'il pose est celle de tout le monde: un homme, est-ce la guerre, la possession, la jalousie, le combat fratricide? Une femme, est-ce l’attente, l’appel du corps, l'enfantement, l'accusation d'hystérie et l'extra-lucidité? Elle plus mystérieuse que lui encore: Barbe ne sait-elle qu’inviter Demester à «faire notre tour» comme d'autres à faire catleya? Ou aux confins de la vision mystique, pénètre-t-elle au cœur des choses?

Claude Simon, autre artiste sur la route des Flandres écrivait:

«(...) et donc pas beaucoup question d’amour, à moins que, justement, l’amour — ou plutôt la passion — ce soit cela: cette chose muette, ces élans, ces répulsions, ces haines, tout informulé — et même informé — , et donc cette simple suite de gestes, de paroles, de scènes insignifiantes, et, au centre, sans préambule, cet assaut, ce corps-à-corps urgent, rapide, sauvage, n’importe où, peut-être dans l’écurie même, sur une balle de paille, elle les jupes haut troussées, avec ses bas, ses jarretelles, le bref éclair de peau éblouissante en haut des cuisses, tous deux haletants, furieux, avec sans doute la terreur d’être surpris, elle guettant par-dessus son épaule, l’œil fou, le cou tordu, la porte de l’écurie, et autour d’eux l’odeur ammoniacale des litières, et les bruits des bêtes dans leurs stalles, et lui aussitôt après de nouveau avec ce masque de cuir et d’os inchangé, impénétrable, triste, taciturne, et passif, et morne, et servile... (1).

Flandres, pas seulement l’amour et la guerre, mais ces vies.

Flandres porte sur l'aphasie des âmes simples, de la classe ouvrière privée des mots pour dire leurs très grandes et très profondes souffrances, un film sur tous ces gens en nécessité de hisser leur niveau intime dans la conscience aiguë de leur finitude. Et tandis qu’ils se débattent et se projettent sur la pointe des pieds, ils voient bien que les nantis du sens ne leur prêtent même pas une telle lucidité. Pour ceux qui ont les mots, parler, comme on dit, "va sans dire". Oui, mais alors vraiment sans rien dire du tout. Ceux-là s'autocélèbrent quand ils croient que le silence des humbles est absence de souffrance. Au vrai, qui sont les traîtres à la vérité, au sens et à la raison, à la loi, à l'espérance?

1. Claude Simon, La Route des Flandres, Éditions de Minuit, 1960, p. 35.

© Photogramme: Samuel Boidin et Adélaïde Leroux, dans Flandres, de Bruno Dumont, 2006.

mercredi 6 octobre 2010

Colette Renard: Les nuits d'une demoiselle



Le texte et l'enregistrement de cette chanson de Colette Renard, décédée aujourd'hui 6 octobre 2010, font partie des cinq premiers textes publiés dans Ralentir travaux, dans la section Anthologie légère, restée jusqu'à ce jour l'une des seules à avoir conservé la première présentation des pages intérieures de notre site, et sans doute la plus cachée. Ce texte, Les Neuf portes de ton corps de Guillaume Apollinaire, Baise m'encor de Louise Labé et La Blanche Aminte de Victor Hugo (enregistrements 9 et 12: Colette Magny) et la petite correspondance codée entre George Sand et Alfred de Musset, rejoignent aujourd'hui notre dossier Penser par images et par sons.

Les nuits d'une demoiselle

Que c'est bon d'être demoiselle
Car le soir dans mon petit lit
Quand l'étoile Vénus étincelle
Quand doucement tombe la nuit

Je me fais sucer la friandise
Je me fais caresser le gardon
Je me fais empeser la chemise
Je me fais picorer le bonbon

Je me fais frotter la péninsule
Je me fais béliner le joyau
Je me fais remplir le vestibule
Je me fais ramoner l'abricot

Je me fais farcir la mottelette
Je me fais couvrir le rigondin
Je me fais gonfler la mouflette
Je me fais donner le picotin

Je me fais laminer l'écrevisse
Je me fais fouailler le cœur-fendu
Je me fais tailler la pelisse
Je me fais planter le mont velu

Je me fais briquer le casse-noisettes
Je me fais mamourer le bibelot
Je me fais sabrer la sucette
Je me fais reluire le berlingot

Je me fais gauler la mignardise
Je me fais rafraîchir le tison
Je me fais grossir la cerise
Je me fais nourrir le hérisson

Je me fais chevaucher la chosette
Je me fais chatouiller le bijou
Je me fais bricoler la cliquette
Je me fais gâter le matou

Et vous me demanderez peut-être
Ce que je fais le jour durant
Oh! cela tient en peu de lettres
Le jour, je baise, tout simplement.

L'enregistrement.

© Photographie: Colette Renard, Studio Jacques Vauclair (1956-1961).

lundi 4 octobre 2010

Huit films avec Danièle Huillet et Jean-Marie Straub




Tous les amoureux du cinéma savent que les éditions Montparnasse sont en train de réaliser l'édition intégrale des films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, trente-deux opus à ce jour. Quatre coffrets sont déjà parus. Dans le cinquième, publié ce 5 octobre, un film d'eux, et sept autres de leurs compagnons en trois DVD.

• Du couple de cinéastes donc: Toute révolution est un coup de dés (1977, 10'): quatre femmes et cinq hommes, assis sur le pré voisin du Mur des Fédérés, articulent un poème de Stéphane Mallarmé: Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (paru en revue en 1897), dans une élocution à plusieurs voix neutre et précise qui donne toute sa dignité à l'accent méridional de l'une d'entre elles: c'est qu'à Marseille aussi il y eut une Commune. Le hasard des dés donne au film son titre, emprunté à Jules Michelet, enterré dans le même cimetière du Père-Lachaise. Pour son poème, Mallarmé attendait de la typographie qu'elle fût «sa mise en scène spirituelle exacte». Cet essai de diction visuelle trouve sa pleine force s'il amène à relire le poème, sa préface et à revoir cette mise en page de 1914 (pdf).

Travaux sur "Rapports de classe" (1983, 65'): En diagonale Harun Farocki filme le couple et deux ou trois acteurs — dont Farocki lui même — en train de répéter diction et mise en place dans un coin de pièce blanche, grâce infinie de Huillet assise à terre, en pull et chaussettes de laine. Ce que c'est que travailler une pause, qu'il convient de distinguer soigneusement d'une césure, ou d'un souffle, jusqu'à la détruire et qu'elle reste seulement en profondeur; que convient-il de faire de deux "Mais"; comment glisser le long d'une échelle; d'abord assis sur une chaise, Straub s'approche peu à peu, s'assoit par terre puis s'accroupit parmi eux; il ne s'agit pas seulement que ces jeunes comédiens aient lu Kafka (puisque le film est tiré de Amerika ou Le Disparu), mais qu'ils se souviennent aussi du jeune homme de Rio Bravo ou d'un tempo du Carrosse d'or; pour le reste, viseur de champ aidant, il imagine: «C'est notre cuisine». Tournage ensuite par une nuit d'août dans la montagne de Harbourg, avec six ou sept personnes dont Willy Lubtschansky et Caroline Champetier, pour deux équipes — car Farocki filme Straub-Huillet — toute l'attention du couple est à présent sur l'entre, les regards, les mouvements des uns vers les autres: «léger et ironique, en aucun cas fasciste». Et jamais, de personne, l'ombre d'une impatience.

• Jean-Paul Toraille (ici un aperçu de sa filmographie) est directeur de la photographie sur La Mort d'Empédocle. Il en rapporte ces Avatars (1986, 53'). Quelques jours dans les monts de Sicile en 1986, pour régler le tournage de la séquence 132: cinq personnes disent le texte de Friedrich Hölderlin en demi-cercle. Au milieu des aléas météorologiques, vent, orage, chaud et froid, les clous de repérage qui manquent et réapparaissent, de mystérieuses manipulations d'accessoires, des journées entières sous les arbres passent, l'impression que rien n'avance, on attend, on se houspille, et pourtant on tourne. «Ici, il s'agit de millimètres», prévient la patiente et malicieuse Danièle Huillet.

Où gît votre sourire enfoui? (2001, 102') de Pedro Costa: L'incontestable sommet de la livraison, et sans doute l'un des meilleurs films jamais réalisés sur le travail de cinéma, que nous laisserons découvrir dans l'inévitable jubilation. Un dispositif simple: la cabine de montage, Danièle est de dos, assise à la table; derrière elle, en premier plan à gauche, le fauteuil de Jean-Marie; à droite une porte ouverte sur la lumière du jour. Dans cet écran polyptique Papa fume et maman coud: elle visionne sans cesse, coupe, colle, monte; lui va, vient, siffle, chante, raconte, ressasse, rabâche, la mouche du coche pousse à bout sa compagne, aucun mal à imaginer qu'il doit tourner en boucle, et qu'elle connaît son homme par cœur. Mais voilà: les films se font, leurs décisions de montage nous sidèrent de leurs évidences conquises, comme si ces colères, ces provocations, ces disputes parfois étaient la matière à laquelle les deux cinéastes s'éprouvent: «Je crains que vous ayez gagné», lui concède-t-il contrit et, au détour d'une de ses furies, l'aveu d'amour: «La longue patience est nécessairement chargée de tendresse et de violence».

• Six bagatelles (2001, 18'): même dispositif du même auteur pour six éclats sur «d'abstraites fureurs» — selon la première phrase de Conversation en Sicile d'Elio Vittorini — de Jean-Marie Straub allant et venant tandis que travaille Danièle Huillet: sur un contresens à propos de Kafka, sur la réalité de la lecture et de la vision d'un film, sur les "motor" et les "cut". Puis côté jardin: sur les recettes de la carrière selon Nicholas Ray; sur le linge qu'il faut rentrer, sur «notre lutte» et «notre luxe» à quoi répond Danièle Huillet: «Ils nous enferment dans un univers sinistre et on veut simplement leur dire, ben, autre chose a été, est, serait, sera, possible». Pour un oui ou pour un non la réjouissante fusion d'un couple de créateurs.

• Née en 1974, licenciée en lettres et réalisatrice à la RAI, Laura Vitali a tourné ce film Straub, Huillet et Pavese «Ces rencontres avec eux» (2005, 59') un an et demi avant la mort de Danièle. Le couple avait découvert Buti, village des Apennins toscans, lors du tournage en 1978 de De la Nuée à la résistance, premier film tiré de certains des vingt-sept Dialogues avec Leucò (1947) et de La Lune et les Feux (1950) de Cesare Pavese, où les hommes s'entretiennent avec les dieux, avec le concours d'une troupe ouvrière issue de la guerre, La Compagnia di Maggio. Ils poursuivent avec Operai e Contadini (2000), Le Fils prodigue et Humiliés (2002) tous trois tirés des Femmes de Messine d'Elio Vittorini. Comme le dit le maire, la municipalité de Buti leur a remis «les clés de la ville». Surtout celles du Théâtre Francesco di Bartolo où ils montent leur dernière œuvre commune: Cinq dialogues avec Leucò, qui deviendra en 2006 un film, Ces rencontres avec eux, avant que, demeuré seul, Straub réalise en 2008 Le Genou d'Artémide et, en 2009, Femmes entre elles, toujours tirés du texte de Pavese.

L'occasion de suivre la minutie de leur travail sur la parole, le rythme, les silences, les accents, les articulations, les chutes et les finales, toute la physique du mot et de la phrase pour que chaque chose dite prenne tout son poids de vérité, un «théâtre de poésie grâce à une partition musicale parfaite» ce à quoi en effet ressemble un script des Straub, d'entendre des acteurs témoigner de leur tardive découverte de l'essence du théâtre. L'occasion aussi pour ce couple d'âmes révolutionnaires d'expliquer la leçon du communiste Pavese qui se tua en 1950 et l'importance non du passé mais de ce qui est passé, des civilisations oubliées qu'il faut retrouver pour vaincre les modernes barbaries. Écouter, regarder, pour voir et entendre, regarder écouter encore, et peut-être s'accorder seulement ensuite le droit de filmer.

• Jean-Charles Fitoussi: Sicilia! Si gira (2001, 81'). L'invention du lieu qu'a mise en évidence Pierre Francastel (1): trouver au millimètre le seul point capable d'organiser toute la séquence selon les actions et les intérêts dans une pièce minuscule, suivi d'une magnifique démonstration du résultat en plans fixes successifs; recherches de lumière, viseurs devenus incapables de voir à cause du télécinéma, traque incessante des prosodies et des regards, et cette adresse à un acteur qui ne retrouve plus son geste: «Tu l'as découvert, tu dois le sentir et le reconstruire».

Pas de plus juste commentaire à ce documentaire de Jean-Charles Fitoussi, assistant des cinéastes sur le tournage de Sicilia! (1998), que son texte magnifique, Le temps d'un retour, rédigé pour La Lettre du cinéma n° 8 (1999).

• Philippe Lafosse connaît le couple de cinéastes au moins de leur avoir consacré un livre (2), où il offre une expérience de lecture analogue à ces situations qu'élabore le couple dans leurs films. Dans Dites-moi quelque chose (2007-2010, 94'), il récidive en mettant en séquences ces blocs de fureur et d'inlassable renouement que traverse Jean-Marie Straub demeuré si douloureusement seul après la mort de sa compagne, lors de plusieurs débats avec le public à l'occasion d'une rétrospective, organisée par Philippe Lafosse lui-même au Reflet Médicis en 2007 et 2008. Comme en miroir de ces figures statuaires que souvent les Straub ont animées, ici le lion blessé se fige, rugit, tombe en arrêt, marche et tourne, implore parfois : «Dites-moi quelque chose», envoie au tapis le spectateur pour aussitôt lui retendre la main, intelligente et fraternelle. «On se bat avec l'espace, on tape dans le vide, on passe de trois à deux dimensions, et l'espace devient du temps condensé [...] Ce qui est là est là et j'y tiens tel que c'est [...] On fait des films en espérant qu'ils serviront à ouvrir les yeux et les oreilles», Jean-Marie Straub dit leur cinéma. Sur ces mêmes bases, c'est ce choc entre le cinéaste et les spectateurs, humour, colère, orgueil et humilité que Philippe Lafosse donne justement à situer, à côtoyer, à voir et à entendre.

P.S. — Avec cette première note, nous créons un nouveau dossier: Pour Straub et Huillet. On y trouvera une filmographie complète et DVD, quelques premiers textes invités (Le temps d'un retour de Jean-Charles Fitoussi et L'étrange tribunal de Jacques Rancière) et un début de bibliographie raisonnée, en attendant nos prochaines notes.

1. Pierre Francastel: La Figure et le lieu: l’ordre visuel du Quattrocento, Gallimard, 1967.
2. L'Étrange cas de madame Huillet et monsieur Straub / Comédie policière avec Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et le public, Ombres, 2007. Chronique d'Olivier Séguret: Balade avec Danièle Huillet, dans Libération, 11 avril 2007.

© Photographie: Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1962?), photographe inconnu, tous droits réservés.