Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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mardi 21 juin 2011

Judaïciné, le site du cinéma israélien



Il n'est pas besoin d'être cinéphile pour être étonné de la durable vitalité du cinéma israélien. Par conviction subjective et l'intuition de suivre la maturation d'un véritable auteur, nous nous attachons à commenter le travail de Raphaël Nadjari qui, après ces cinq premiers films, a longuement œuvré à une Histoire du cinéma israélien, et qui devrait bientôt nous donner son prochain film.
Xavier Nataf, directeur du festival Regards sur le cinéma israélien, dont la douzième édition vient de se terminer à Marseille, anime Judaïciné, un site entièrement consacré à ce cinéma et à ses artistes et créateurs en direction des lecteurs, des spectateurs et des professionnels du cinéma. On y trouvera les annonces des nouveaux films, de différents événements sur ce sujet: festivals, parutions en librairie et, en liaison avec l'autre site de culture Akadem, que nous avions découvert il y a deux ans déjà, ils proposent un magazine mensuel tout en images sur le sujet: on peut accéder directement ici à son premier numéro, ou par cette page du site lui-même qui présente rapidement les contenus de la revue. Le site propose enfin un certain nombre d'émissions radio, entretiens et commentaires.
Tenus très soigneusement à jour, ces deux sites ne peuvent que nous instruire et nous charmer, de découverte en découverte.

© Photogramme: Sasson Gabai et Ronit Elkabetz dans La visite de la fanfare d'Eran Kolirin (2007).

mardi 22 février 2011

Bruno Dumont vs Stanley Kubrick


Je n'ai jamais pu me faire aux acteurs professionnels.
Je vois tout de suite leur jeu, leurs tics, leur fausseté.
J'ai besoin d'une matière brute pour sculpter mes personnages.
Bruno Dumont.



Un fidèle correspondant m'envoie deux photogrammes avec ce commentaire: «Le gros plan sur le visage de Séverine Caneele, à la fin de L'humanité (1999), a quelque chose de celui de Jack Nicholson dans Shining (1980), possédé, défait par la rage (...) le même effet de légère contre-plongée. J'ignore si Bruno Dumont a vraiment pensé la scène ainsi mais on peut l'envisager.»

On le peut en effet: le cinéma appartient à ceux qui rapprochent images et films, en dépit des intentions verbales et filiations affirmées par leurs auteurs, ou des gloses imposées par ceux pour qui le cinéma est d'abord érudition quand nous devons nous y adonner, et par lui nous livrer à notre propre vie. On le peut d'autant plus que Bruno Dumont cite Stanley Kubrick parmi ses cinéastes préférés.

On s'en souviendra longtemps: présidé par David Cronenberg, le 52e festival de Cannes (1999) eut toutes les audaces. Son palmarès mit Hollywood à la porte avec fracas au point que les producteurs américains se promirent de ne plus jamais fouler la Croisette, envoya au tapis quelques films soigneusement prémédités pour vaincre, épater ou séduire: Une histoire vraie de Lynch, L'Été de Kikujiro de Kitano, Ghost Dog de Jarmusch, Kadosh de Gitaï, Le voyage de Felicia d'Egoyan, The Virgin Suicides de Sofia Coppola, ou L'Anglais de Soderbergh; écarta de façon plus intrigante Le Temps retrouvé de Raul Ruiz; pour décerner le prix du Jury à La Lettre de Manoel de Oliveira, celui de la mise en scène à Tout pour ma mère d'Almodovar, mais surtout la Palme d’or à Rosetta des frères Dardenne, le Grand prix du jury à L'humanité de Bruno Dumont, et les prix d’interprétation aux acteurs (tous trois non-professionnels) de ces mêmes films, Émilie Dequenne, Séverine Caneele et Emmanuel Schotté.

Dans un entretien pour Libération du 2 juin 1999, David Cronenberg s'expliqua sur tous ces points sensibles de la controverse cannoise: «Mon désir [était] de répondre avec la subjectivité la plus pure. [...] Nous n'avions pas d'intention politique [...] ça n'avait rien d'un processus intellectuel. Nous n'étions pas un groupe d'agitateurs subversifs se réunissant le soir dans une cave pour fabriquer une bombe. [...] Les films choisis l'ont été passionnément.»

Apparaissant comme un caprice provocateur, une sorte d'exception, ce festival fut l'annonce de nécessités nouvelles: cesser de reconduire les recettes éprouvées; de caresser les spectateurs cannois ou autres dans le supposé sens du poil; d'accompagner l'autocélébration des auteurs, acteurs et critiques tabous; de voler au secours de la victoire et d'évaluer en seule fonction des entrées dans les premières semaines: «Hollywood a fait subir un lavage de cerveau au monde entier [...] pourquoi s'ennuyer à organiser des festivals et ne pas directement récompenser les films qui rapportent le plus d'argent? C'est l'état d'esprit de Hollywood.»

Que ce jury l'ait voulu ou non, il assuma cette fois son rôle médiateur. Deux ans avant 2001 — temps du 11 septembre plutôt qu'odyssée de l'espace —, il pressentit que le monde et le cinéma devaient abandonner l'illusion des combats clairs, des bonnes intentions, des histoires édifiantes pour se confronter, comme aux temps de Shakespeare, aux ambiguïtés, aux opacités, aux repères perdus dans les nuits des âmes et des conflits. Plus encore que Rosetta qui par certains aspects continuait à nous enrôler avec la frêle jeune fille, en lutte héroïque et convulsive contre des forces détestables et relativement identifiées, L'humanité fit perdre aux spectateurs professionnels toute raison et toute intelligence: Le Monde diplomatique par exemple le rangea parmi les films sordides, obscènes et fascisants, et partout l'on tenta de se débarrasser des deux films et de leurs acteurs d'un jour qui faisaient la nique à tous ceux qui voulaient préserver ce monopole de construire nos regards, en les accusant d'être des choses naturalistes, documentaires, élitistes ou pessimistes. La logique voulut qu'on y parvint un peu mieux avec L'humanité qu'avec Rosetta, dont les ruptures étaient surtout formelles.

«Plus une œuvre est difficile, complexe, profonde, plus le spectateur doit travailler pour la comprendre et pour y avoir accès, moins nombreux seront ceux qui auront envie ou seront à même de le faire. Je ne vois pas là d'élitisme ou d'arrogance, c'est juste une autre manière de considérer le cinéma, ou la littérature ou la musique. Je n'ai rien contre les films simples qui font appel directement aux émotions. Ils ne sont pas menacés. [...] Un film qui critique certains aspects de la nature humaine ou de la société n'est pas pessimiste dans la mesure où le cinéaste trouve l'énergie et le désir d'apporter un commentaire. Le vrai pessimisme serait de ne pas faire ce genre de film, de penser que c'est sans espoir et qu'il ne reste rien à dire. D'une certaine manière, le cinéma hollywoodien est le plus pessimiste parce qu'il évite tout commentaire sur la réalité et affirme que discuter ne sert à rien, qu'il vaut mieux s'évader et gagner de l'argent

D'un côté le hollywoodien Jack Nicholson, voué à grimacer et gesticuler comme Nicholson, ils vont tous le chercher pour ça: qui peut, qui veut l'arrêter, ni Kubrick, ni Antonioni, ni Polanski, ni John Huston, — Delon sut au moins s'oublier quelquefois dans les mains de Visconti, Losey, Godard, ou Schlondorff. De l'autre, la flamande Séverine Caneele, BEP de couturière, serveuse, cueilleuse dans les champs de houblon, cariste dans une usine de surgelés alimentaires belges, venue se faire sculpter par Dumont le temps d'un film, à l'expresse condition — au seuil du cinéma, ce fut elle qui en posa — qu'il ne la filme pas nue et que le nom de la doublure pour ces scènes soit précisé en toutes lettres. Elle regretta simplement que ce générique fut à la fin du film, quand tout le monde s'en est allé: elle comprit vite certaines choses! Et, tout à son honneur, elle osa se présenter dans une robe bleue, de Lanvin certes, mais dont personne ne daigna retoucher la taille ou recoudre l'ourlet (après tout, comme dirent certains journalistes, elle était couturière!) avant de repartir pour Hazebrouck se marier et acheter une voiture d'occasion avec son cachet, rejoindre son usine qui la licencia pour s'agrandir. Et quand elle revint une seconde fois au cinéma ce fut pour Une part du ciel (2001), de Bénédicte Liénard sur les femmes en prison. Avez-vous vu ce film?

Caneele n'est donc pas Nicholson et Dumont n'est pas Kubrick. Même s'il l'aime comme il aime Bertrand Blier ou Fellini, à l'évidence ce ne sont pas là ses maîtres. Il les aime, voilà tout. Ne l'eût-il pas répété qu'on le verrait clairement, ses maîtres sont Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. N'empêche: Bruno Dumont résiste-il toujours à l'appel du fond de commerce de Kubrick, son cinéma à l'estomac? Encore qu'en 1999, il n'avait pas tourné Flandres (2006), dont les scènes de guerre — un tiers à peine du film, car pour l'essentiel, Flandres se passe en terre picarde —, furent par le chœur des critiques paresseusement renvoyées à Full Metal Jacket (1987), devenu après Platoon (1967) ou Voyage au bout de l'enfer (1978) la référence obligée de tout film de guerre, alors qu'au-delà de quelques outrances qui stimulèrent leur plumes, les grandes différences auraient dû leur sauter aux yeux. Sans parler de l'expérience américaine des grands moyens et du casting de Twentynine Palms où, louchant davantage à mon sens du côté de Kubrick ou de Cronenberg justement, Bruno Dumont s'est rendu à bien des aspects du système et, juste châtiment, pour pas un rond et pour un film boursouflé et sous influence. Le magnifique Hadewijch (2009) rassure et revient aux éclairs dans la nuit de La vie de Jésus (1996), de L'humanité, et de Flandres aussi.

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
. Justement, Sicilia! fut présenté cette même année 1999 à Cannes / Un certain regard où il voisina avec Les Noces de Dieu de Joao Cesar Monteiro et The Shade, le premier film de Raphaël Nadjari. Dans les Cahiers du Cinéma 538 (septembre 1999) Straub témoigne aussi de ce que, trois mois auparavant, ils ont subi, vu et entendu:

«Quand on voit ce que ces gens [leurs acteurs] ont réussi à faire dans Sicilia!, on comprend à quel point la polémique cannoise autour des acteurs non professionnels est honteuse. Il y a une chose que j'ai redécouverte au moment de Cannes: la presse italienne» [mais il s'est passé la même chose dans la nôtre] «est juste un cran en-dessous de la presse du Docteur Goebbels et de Goering. Et cela s'est produit en quatre ans. On pouvait lire des choses comme: "Qu'est-ce que c'est que ces films qui ont reçu des prix et dans lesquels jouent des acteurs non professionnels qui de toute façon sont mauvais et ne feront pas carrière dans le cinéma?". J'ai lu cela dans de bons quotidiens démocratiques, libéraux et bourgeois, qui ne sont pourtant pas des revues de maquereaux.» Va savoir.

© Jack Nicholson dans Shining de Stanley Kubrick. Séverine Caneele dans L'humanité de Bruno Dumont. Cliquer sur les images pour les agrandir.

vendredi 25 septembre 2009

Raphaël Nadjari 3: Apartment #5C (2002)




Avant tout générique, la première image nous instruit déjà: ce sera l'histoire d'une très jeune fille, mollement atone, dénudée, exposée. Puis vision frontale: sur la paroi du fond un triptyque de pacotille, en silhouette d'autel le montant d'un lit forcément prêt pour l'holocauste, même si, pour la circonstance, le sacrifice paraît joueur.

C'est l'histoire d'un petit chien. Sans colliers, sans papiers, son premier acte d'indépendance est d'échouer à singer le méfait de son boy friend, violent, irascible, possessif et indifférent même à son sexe. Sitôt perdu son premier maître, elle n'a de cesse, yeux tristes de cocker, que de retrouver à la niche une nouvelle laisse. Dans les rues, elle marche le plus souvent derrière l'autre, il va toujours trop vite, il ne l'attend pas, il s'impatiente et la presse, il la tire par le cou, par le bras, le premier mange son sandwich en la laissant sur le trottoir, devant la vitrine. Le second, nous allons le voir, a d'autres manières de restaurant.
Quant elle s'est tiré une balle dans la cuisse, on lui donne à mordre un linge pour qu'elle cesse de crier, on la confie à un vétérinaire ivre, qui a fait ça «cent fois sur les chiens» et quand, enfin au restaurant, elle ouvre son cœur à son deuxième homme qui vient de l'y inviter, il se lève brusquement et fait emballer son repas pour qu'elle l'emporte chez elle: ce qu'à New York, on nomme un dog bag. Et images et son, les irruptions et les aboiements du vrai chien, seul amour vivant du logeur hémiplégique.

Car, à part ces aboiements, la parole n'a guère de place. Les séquences muettes (ou humanisées par le seul saxophone de John Surman, celui de I am Josh Polonski Brother), s'attardent sur tous ces moments intermédiaires: on marche, on se transporte, on se déshabille et se rhabille, on se lave, on attend assis dans l'escalier, sur le palier, on s'en va, on court, on boite, on conduit, on se bat et se débat, on s'agite, on se serre par instants, on se prostre. Extérieure, exclue, convoitée pour sa seule utilité sexuelle et encore c'est elle qui attend, fille sans qualités, elle regarde et que veut ce regard qui est la vraie caméra? demander de l'aide, envie de tenir sa partie dans ce Thanksgiving où il faut juste dire merci, et où, aussitôt prise, le temps de croire à la bonace, la parole familière, presque familiale dérape dans la méchanceté et l'offense. Alors, la chienne docile se convertit en agneau pascal, elle affirme sa première révolte morale en boitant, en souffrant, longue montée au calvaire de deux étages interminables. Et, toujours sans un mot, un autre geste, un répétitif et obscène va-et-vient, va inscrire sur son visage le gros plan du dégoût, et précipiter l'homme dans le meurtre soudain et irréparable, celui des irruptions récurrentes des tireurs fous de la société américaine.

C'est une fille qui ne sait que marcher, qui, sauf pour téléphoner à sa mère, ne sait que se sauver en courant dans les rues de Manhattan, et qui s'est logé une balle. Où? Justement dans la cuisse. Transportée à hue et à dia dans une couverture, elle finit par se redresser, longtemps elle boite, et quand enfin, au bout d'un an peut-être, elle remarche, voilà que c'est sa main qui intéresse l'infirme en fauteuil, et que ce corps qu'elle continue à offrir et dont elle voudrait qu'enfin on l'accepte en son entier, personne n'en veut vraiment, elle reste à la porte. Et c'est dans Brooklyn nocturne qu'elle finit par être obligée de prendre ses jambes à son cou.

Elle vient d'arriver à Manhattan, elle est israélienne, elle voudrait même agiter un petit drapeau américain en papier — «son premier» — à la Parade, c'est à Brooklyn qu'elle fête Thanksgiving, elle ne rencontre que la solitude, la perte, la folie, la pauvreté, le meurtre, la fuite. God bless America.

C'est Apartment #5C, c'est le dernier film de Raphaël Nadjari à New York, où il est arrivé il y a quelques années. Ce film parle hébreu, Nadjari commence à vouloir vraiment filmer l'enfance, il y rencontre sa première israélienne (l'actrice s'appelle Tinkerbell, le nom anglais de notre fée Clochette dans Peter Pan). Ce film est déjà l'histoire de la partance du jeune cinéaste pour Israël. S'il fuit ici la violence, la solitude, la folie, le meurtre, croit-il à ce moment qu'en est préservée la terre de la grande promesse, s'il y part fou d'espérance?

© Photogramme: Raphaël Nadjari: Richard Edson et Tinkerbell dans Apartment #5C, 2002.

jeudi 3 septembre 2009

Raphaël Nadjari 4: Avanim (2005)




Tourner son quatrième film à Tel Aviv quand on s'est fait le regard à New York avec les trois premiers n'est sans doute pas une mince reconversion. On est de Marseille, issu d'une famille sépharade, venue d'Égypte et de Turquie, on a vingt-six ans, on traverse l'Atlantique sans savoir un mot d'anglais, on est habité par la nostalgie du cinéma américain, on pense qu'on a tout compris en s'en remettant à la féconde emprise de John Cassavetes:

La grande leçon cassavetienne: tourner des séries de plans sur des modes différents, presque dodécaphoniques. Travailler sur des conflits intérieurs. Assumer qu'on soit approximatif même vis-à-vis de nos propres sentiments. Raconter une histoire d'une autre façon, avec des espaces contradictoires.

En 1997, on se met à découvrir frénétiquement ce New York de cinéma — tous les touristes piétons de New York (ou de Venise) connaissent ce sentiment d'y être embarqués dans un film — mais on est déjà un vrai créateur, on a de profondes racines, on est comme spontanément happé par les particularismes ethniques: «Pour moi New-York était un lieu juif par excellence, une ville où l’on peut être entièrement soi, sans avoir à se justifier», ce que Cassavetes avait refusé lorsqu'il déclina l'offre de tourner Mean Streets (Martin Scorsese, 1973) qui l'aurait amené à se cantonner, selon lui, au folklore de Little Italy. Et on filme la fin du Lower East Side dans I am Josh Polonski's brother, et tout ce Manhattan qui se décompose sous les bulldozers de la restructuration bourgeoise, celle-là même qu'accompagne le zèle nanti et réjoui du bon Woody Allen; dans Apartment #5C, on fuit vers Brooklyn avec le jeune couple dans la New York d'après 2001, un autre bout de quelque chose; on capte la survie crasseuse et nocturne, les existences veuves (The Shade), fratricides (I am Josh Polonski's brother) ou orphelines (Apartment #5C), la mouche sous le verre.
Je vais même vous dire: c'est en tournant Apartment #5C que je rencontre «des israéliens qui m’ont fait réfléchir sur la notion de "terre promise" [...] En plus, tout a basculé après le 11 septembre, notamment ce sentiment de sécurité», j'écris huit versions du traitement (script sans les dialogues) d'Avanim ("Pierres") et, voilà, en 2003, je retraverse Atlantique et Europe dans l'autre sens, vers la terre des origines, convoqué par «quelque chose d'identitaire, un travail sur l'être que je ne comprenais pas encore». À cette heure j'y ai tourné deux films, ce Avanim dont vous parlez, Tehilim (2006), et un documentaire-fleuve, Une histoire du cinéma israélien (2009), sorte de formation professionnelle et vitale, qui se boucle en quatre ou cinq ans à peine.
Faut-il souligner le tour de force?

Par sa modernité et son activité créatrice, Tel Aviv, ville nouvelle qui vient de célébrer son centenaire, pourrait être la New York d'Israël si, retrouvailles de sa propre histoire familiale, le cinéaste n'y avait reconnu une terre familière plus que découvert l'Eldorado de la grande promesse. Ou encore retour à Marseille, ville solaire comme Tel Aviv aux maisons basses, couchée sur la mer, présente par le refrain du ressac et les cris des mouettes, mais jamais on ne la verra dans Avanim. Puisqu'ici la lumière est, il va bien falloir ici continuer, inventer, satisfaire le besoin presque documentaire de saisir le temps des hommes, des femmes et des quartiers, la vie change ici aussi à toute allure.

Pourtant, Avanim ne s'ouvre pas sur l'humble tâtonnement du nouveau venu: si Raphaël s'est installé ici, c'est avec la volonté affichée d'en découdre et, pour commencer, deux séquences irréductibles et scandaleuses, intolérables au pays des origines: une femme (Asi Levi), manifestement moderne et active, est assise à une terrasse de café. Le moins prévenu des spectateurs perçoit cette ambiance du shabbat: elle se repose et prend son temps, mais la place d'une femme un jour pareil n'est certainement pas là! Quant à sa tenue, jambes croisées qui relèvent au centre de l'écran une jupe dont on constatera ensuite qu'elle aura été la plus courte de tout le film! Et comble de cette ostentation obscène, elle transgresse l'interdit hebdomadaire du feu avec sa cigarette! Deuxième séquence, un adultère passionnel, compulsif et fébrile, cadré de beaucoup trop près, dominante rouge d'une image numérique en panne de lumière, pas de paroles, des bruits de draps, de corps, de vêtements, d'instants presque suprêmes. Ne serait-ce shabbat où, sauf mon livre de prières, je n'ai pas le droit de porter quoi que ce soit, il y aurait de quoi lui jeter la première pierre.

Je suis le fils prodigue, je reviens de New York, je rentre chez moi et, en guise de profil bas, voilà les premières images de mon premier film ici: une jeune femme, celle que je vous enjoins d'aimer et d'approuver, consomme l'adultère dans un hôtel un matin de shabbat à Tel Aviv, après avoir attendu son homme à une terrasse de café au bord de la Promenade marine, dans sa livrée d'amour et cigarette aux lèvres. Pour le soleil et l'horizontalité de la ville, on verra plus tard.

Comme tous les cinéastes américains qui l'inspirent, l'instruisent et lui importent, Nadjari a déjà brossé de magnifiques portraits de femmes, jeunes ou moins jeunes (Anna et la mère de Simon dans The Shade, Jill de I am Josh Polonski's brother, le couple de Apartment #5C), les a suivies, victimes new-yorkaises, dans leurs pas, leurs errances, leurs chutes. Depuis l'Amérique, tous ses films obéissent au même principe: pris dans des contraintes, des rôles, des rituels qui leur préexistent, des personnages ne parviennent pas à dépasser leur médiocre condition, ou s'en contentent. Tôt ou tard arrive forcément la crise (qui fait film) et c'est le temps de la conscience: «le personnage veut se libérer ou en tout cas arriver à être». C'est le cas de Simon, le mari de la femme douce, c'est le cas de Ben, qui n'est personne, sauf le frère de Josh Polonsky. Mais avec Michale «brouillonne et comme distancée», pour la première fois dans la recherche de son Graal: «un humanisme en creux qui fonctionne non sur l'attaque de l'autre, mais sur le travail sur soi», Raphaël Nadjari accompagne et regarde une conquérante, une femme de l'avenir.

Dans cette très longue première partie où il ne se passe à peu près rien qu'un lent quotidien, une accumulation d'allées et venues, de petits problèmes professionnels, privés, domestiques, les longs rituels d'un interminable shabbat, les frictions au bureau avec son père assiégé et miné sous ses yeux de fille par la corruption, les négociations de plus en plus crispées et morcelées avec les intégristes voyous, la grande audace publique de Michale est surtout de lâcher ses cheveux que, contre son père, contre les étudiants talmudiques, elle refuse obstinément de couvrir, avec la seule indulgente complicité du vieux rabbin et ses simples paroles: «Michale est comme ça, elle ne pense pas mal agir». Cinquante minutes où les séquences se tendent, se raccourcissent et se cognent, où le temps se fragmente, où monte la trépidation de la ville et, tout à coup, au sens propre, c'est la bombe: la mort de son amant dans un attentat-suicide sur la place Atarim où, instant volé à sa vie de travail, elle venait de lui donner impromptu rendez-vous, après une matinée éprouvante à se confronter à ces religieux malfrats, ces tartuffes violents.
Alors Michale passe de l'autre côté, emportant avec elle dans la crise son enfant, son silence, son obstination à simplement être, une évidence à l'obscur contenu.

Ce lit d'hôtel roule tout au long du film son éboulis: le lit domestique, dans lequel Michale remplit consciencieusement ses devoirs conjugaux; celui que lui prête Nehama, — puéricultrice et souveraine d'un monde d'enfants (on y croise un instant la radieuse Sarah Adler, centrale dans Notre Musique de Jean-Luc Godard) qui, face aux menaces des sectaires dont Michale a dénoncé les malversations, prendra la défense de son amie, et son destin jusqu'à y trouver la mort — lit de Nehama, autre lit à deux places, que Michale va partager encore et toujours mais avec son enfant (jamais indifférent, ce moment où un cinéaste ose filmer l'enfant, aventure amplifiée dans Tehilim). Un autre lit enfin, inaccessible où, après une nuit de désespoir passée sur une chaise longue à écouter mugir la mer, elle ne pourra jamais aller se reposer seule, interdiction qui l'amènera à quitter le domicile. Mais au bout de la fuite, au bout du film même, le trouvera-t-elle enfin, ce lit pour soi?

Les précédents films américains avaient poussé l'improvisation à son extrême. Sincère et ingénu, Nadjari lui confiait la trop lourde tâche d'être seule garante de vie de résidus sociaux voués à disparaître dans la métropole mortifère, des gens jeunes pourtant, jouissant d'une sorte de fascination de la mort et se sachant condamnés d'avance à son précoce rendez-vous. Apartment #5C ayant rencontré les limites de cette première grâce narrative et filmique, Nadjari perdit son innocence aux mains pleines et se trouva contraint de bouleverser ses manières et ses préoccupations.
Avanim explore un après, un au-delà de l'improvisation: la caméra numérique (haute définition cette fois) est entourée par une équipe désormais familière où tous ont pris ensemble le "pli du danger" pour se consacrer à la captation vitale. Par exemple, Michale n'est pas seulement Michale, c'est en réalité, d'abord et peut-être surtout, qui elle est: la figurante Asi Levi, nouvelle madone des castings, doit se battre pour exister devant les monstres sacrés du cinéma israélien (et eux voudraient, dans le film même, continuer à dominer, violemment s'il le faut, le monde des génériques), avec pour toute arme son corps, ses yeux qui les fixent sans sourciller, son entêtement à être. Quand la caméra de Nadjari témoigne de cette expérience humaine réelle, serre de très près cette chorégraphie de l'affirmation d'une abstraite mais déterminante fureur, ou cueille de loin au téléobjectif la prisonnière en fuite dans les lumières crues et les interpositions de la ville, des embouteillages, du mouvement, y voir des effets d'improvisation, c'est refuser d'être au cinéma dans un lieu de pensée.

Alors ce titre: Avanim ("Pierres"), la fin seule le justifierait-elle pleinement? Ici plus qu'ailleurs nous sommes en un pays où il faut toujours, à l'obscure clarté des symboles, déchiffrer à revers les mots, les gens, les vies et les films: même si elles ne sont que des pierres, tout le monde sait ici qu'elles ont toujours été là, et la pétrification des rites ne peut être ébranlée que par la dureté minérale de l'obstination d'exister. Quittes à ce que, entre des mains de religieux criminels, une pierre tue, quitte à ce que des doigts qui ont un instant pu se brûler à l'existence même soient à nouveau persuadés d'enfoncer avec foi ces pierres rituelles dans la terre d'une tombe fraîchement comblée. Au moins, l'expérience traversée de cette intifada intime nous promet à présent le retour inéluctable de l'intérieur défi.

jeudi 3 septembre 2009



Le regard de Fanny:

Je viens de voir Avanim dont tu m'avais parlé, j'avais envie de te livrer (très pudiquement), mes "associations libres", car ce film m'a beaucoup touchée.

Cette femme qui s'octroie quelques moments de liberté dans un corps à corps, dans une décharge pulsionnelle, une étreinte sans paroles. Et le retour au père, mais elle n'est jamais là, même avec son fils avec qui elle semble avoir une relation heureuse, elle n'y est pas. Elle appartient au père comme le mari qui n'existe pas sans le père, je ne voudrais pas en faire une histoire banalement œdipienne, mais il me semble que ce lien au père très particulier que Nadjari explore sous toutes les coutures dans ses autres films est très prégnant. On navigue toujours entre disparition et meurtre, comme si la présence à soi-même ne pouvait passer que par la rupture radicale, violente et meurtrière et de fait il ne peut pas en être autrement. La réconciliation avec le père marque la distance possible, plus rien ne sera comme avant: «Tu n'es plus "ma" fille». Elle choisit de vivre ailleurs en-dehors de la mainmise du Père tout puissant qui couvre la tête des femmes et les lapide.

C'est comme si la disparition de l'autre permettait de se positionner, la perte nécessaire qui permet d'être un peu plus présent à soi-même, car elle semble tout avoir, un père, un mari, un amant un fils et pourtant tout est vide, elle ne peut ni être mère, ni femme, ni fille, elle est juste là, sans consistance, toujours à côté...


• Nous signalons la parution en avril 2011 de nos prochains ouvrage: "Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard", et "Pour John Cassavetes", aux éditions Le Temps qu'il fait.


Pour toute proposition de commentaire, nous écrire par mail.
Une fois accepté, nous nous chargeons de sa mise en page.

© Photogrammes: Raphaël Nadjari, Avanim (2005). 1. Asi Levi et Shaul Mizrahi — 2. Rav Ozeri.

Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
cliquer ici
.

dimanche 30 août 2009

Raphaël Nadjari 2: I am Josh Polonski's brother (2001)




Quant à nous impossible de trouver ni écrire texte plus juste que celui que, le 30 novembre 2000, Bertrand Loutte donnait en avant-première aux Inrockuptibles (n° 293) sur le second film de Raphaël Nadjari: I am Josh Polonski's brother (2001). C'est donc avec infiniment de plaisir que nous invitons cette critique dans notre dossier, qui sut si précocement être clairvoyante et exhaustive à sa façon sur un cinéaste dont ce n'était après tout que le second film, tourné dans des conditions d'une extrême modestie, en une époque où les cinémas américains et français étaient volontiers plus tapageurs.


Tourné dans ce format ancien par intuition et nécessité, I am Josh Polonski's brother est aussi fragile et émouvant que son outil est antique. À travers l'histoire d'un Juif new-yorkais qui finit par quitter son quartier et transgresser ses propres limites, Raphaël Nadjari esquisse un film captivant sous tous rapports. 

La source lumineuse est contrariée, le celluloïd réagit mal, l'image papillonne, victime de la perturbation de l'exposition. Les Anglo-Saxons ont, pour ce "défaut de fabrication", un terme, the flicker, qu'on peine par chez nous à adapter: tremblement, battement ou scintillement? En 1966, le compositeur et cinéaste Tony Conrad pouvait, par la seule juxtaposition de deux impressions de pellicule (white light/black beat), réaliser une œuvre éponyme, mise à l'épreuve de notre résistance rétinienne, phare et balise du film expérimental. Aujourd'hui que les commissaires techniques assoient chaque jour davantage leur dictature et que, toute impureté se devant d'être traquée, un Jean-Pierre Jeunet n'hésite pas à gommer numériquement les tags qui ornent les murs pour mieux désincarner (prénom Marcel) le quartier Abbesses-Lepic, les flickers qui s'exposent au cœur du premier plan de I am Josh Polonski's brother maltraitent les dogmes étouffants, rassérènent nos convictions et trouvent leur traduction affinée: on parlera donc de pulsation, tant on suppute que l'objet-film qui s'avance ici sera vibratile. 

Raphaël Nadjari a tourné son film en super-8, un format qu'affectionnent certains clippeurs tentés de s'encanailler avec de l'antique, un format dont la noblesse, aux mains de ces bidouilleurs, est le plus souvent altérée. Récemment, le super-8 avait retrouvé son rang par la grâce des travaux de Vincent Dieutre (Rome désolée) ou de Jean-Claude Rousseau. Comme chez ces cinéastes, son adoption par Nadjari est exempte de toute velléité de maîtrise sur la matière. Sans fric mais avec un impérieux désir de tourner, il aurait pu choisir la DV, son confort, des bandes de 90 minutes... Mais non, se sont imposées des bobines de deux minutes d'une pellicule frêle, et des caméras qui font un potin du diable ou cassent dès qu'on les pousse un peu... 


«La DV, c'est juste la plus mauvaise version d'une haute technologie. Il y a plein de révolutions technologiques dans le cinéma: l'arrivée du parlant, de la couleur, du numérique mais il n'y a pas de procédé intéressant tant que tu ne te le réappropries pas en des termes grammaticaux. Ne laisse jamais la technologie gagner sur ton film, utilise-la! J'ai tourné en super-8 parce que le format correspondait à ma narration, elle-même vulnérable. Je cherchais un truc un peu sale, qui soit très subjectif, qui tienne du film de famille et du film noir, qui puisse servir une histoire faite de sentiments inachevés. C'était un parti pris des plus dangereux. On ne savait pas vers quoi on allait, il fallait expérimenter alors qu'il n'y a pas un moment où tu es sûr de ta caméra. Tu tâtonnes puis tu te lâches, tu te mets à faire confiance au film et après tu peux être certain que ta vie durant tu n'auras plus peur des plans. La fragilité de captation est un devoir moral dans le cinéma.»



Belle profession de foi que de reconnaître que le cinéma est une instance avec laquelle il y a lieu de composer mais que, farouchement insoumise, on ne peut la plier à sa volonté. Plutôt que de livrer un bras de fer avec la machine et de s'épuiser dans un combat perdu d'avance, Raphaël Nadjari mise sur la revendication de ses faiblesses constitutives et pénètre dans l'arène avec un plot minimal, une histoire aussi chétive que les moyens dont il dispose, s'en remettant à la précarité, n'omettant jamais de se rappeler que l'important n'est pas tant de faire du cinéma que de faire un film et de tendre à être le plus juste possible. 

Raphaël Nadjari n'a pas de scénario. Il part d'un quartier de New York dans lequel il vit (le Lower east side), d'une rue (Orchard street) et d'une boutique de tissus où travaillent les trois frères Polonski: Ben, Josh et Abe. Très vite Josh, pour avoir trempé dans diverses magouilles, se fait buter. Abe, un Averell Dalton mâtiné de Buster Keaton (Richard Edson, ahuri et ahurissant), part à la recherche du passé du défunt, se met dans ses pas et finit par devenir lui-même. Y a-t-il lieu de préciser que l'histoire du film a tôt fait de se muer en celle de sa propre fabrication, qu'à la démarche et aux errements d'Abe répondent ceux du cinéaste, que le récit de sa quête est aussi ténu que l'économie du film, son interprétation ou sa pellicule incertaines, constamment sujettes à la fêlure?

«On entre dans le film avec le personnage et son regard finit par se confondre avec le nôtre (Nadjari est un cinéaste singulier qui érige le collectif en vertu. Aussi s'impose-t-il de toujours associer son équipe à ses vues). Abe, c'est ni plus ni moins qu'un cinéaste indépendant new-yorkais.»

Mais un des rares que l'on vantera. 

Comme un bluesman capable, avec une guitare cabossée et une poignée d'accords, de toucher à l'universel avec une chanson d'une simplicité bouleversante. Avec sa petite caméra sur pied et sa tablature réduite, Nadjari ne compose pas autrement. Il se contente, en farouche ennemi des effets, de suivre les déplacements de ses personnages, de rendre compte de leurs actions et comportements, sans jamais attenter à leur dignité. Et Abe, tel un Robert Johnson en commerce avec le diable, délaisse les règles de sa religion, dérive loin de la communauté juive d'Orchard street pour pénétrer dans un univers interlope, royaume impie sous la coupe des maquereaux. Pour Raphaël Nadjari, Français expatrié à New York,

«Josh Polonski, de la même façon que c'est un film qui explore ses propres limites, est l'histoire d'une transgression, celle de quelqu'un qui quitte son environnement, va en dehors de son monde. Un film d'exil en quelque sorte qui rend compte d'un monde qui se perd (la synagogue est désertée, les clubs de strip-tease sont sur le déclin) en s'appuyant d'une part sur une base de cinéma yiddish et de l'autre sur une iconographie américaine fortement marquée mais qui a également tendance à disparaître.»

S'il ne saurait nier l'influence d'un Martin Scorsese ­ planant ne serait-ce qu'au-dessus du portrait d'Abe, sorte de Travis Bickle naïf et maladroit­, Nadjari se garde bien d'évoluer dans les traces du cinéaste ou de sursignifier à la Schrader (que pourtant il admire) la part rédemptrice à l'œuvre chez Abe (qui entreprend d'arracher au milieu la prostituée que fréquentait son frère Josh):

«Je suis complètement bouffé par Taxi driver. Mais ne pouvant atteindre ce niveau, je suis obligé de taire la référence, ou alors je fais un film condescendant.»

Un procès qu'on ne peut certes pas instruire. Pourtant, et c'est en cela qu'il est beau, fascinant et salutaire, au fur et à mesure que Josh Polonski s'engouffre dans la nuit new-yorkaise et que Nadjari lutte aux côtés (et surtout pas contre) de son cinéma peau de chagrin, on assiste à une lente et lumineuse remontée du cours du septième art, jusqu'à ses origines. Parti d'un port d'attache bien délimité (le New York new-wave des années 80, celui d'Amos Poe ou d'Eric Mitchell, pour aller vite), et après des incursions dans la série B (plutôt celle des années 70, même si le titre renvoie à Abraham Polonski, le réalisateur de Force of evil, autre parabole sur Caïn et Abel), on aborde les rives du film-journal de Jonas Mekas (plusieurs scènes, dont celle de la promenade sous la neige, évoquent, à leur corps défendant, Lost, lost, lost ou Walden). Mais ce parcours trouve son rayonnant aboutissement dans la séquence de Seudat havra'ah (le repas du deuil), sublime épiphanie où, autour du rabbin, la famille rassemblée croque l'œuf, symbole de vie éternelle. Un premier plan large sur la Cène, digne de Paradjanov, avant que des vues jumelles du Repas de bébé de Lumière nous aspirent, total épanouissement, vers les splendeurs du cinéma primitif. Après la réconciliation, Abe peut bien tenter un suicidaire coup d'éclat, puis, laissé pour mort, ressusciter dans un rire ensanglanté. Ce rire, c'est tout aussi bien, devant l'autoproclamé "dérisoire" de son entreprise, celui de Raphaël Nadjari, un garçon qui dit ne même pas savoir qui il est ("I'm just Josh Polonski's brother, le frère d'un type dont j'ignore tout!"), qui raconte qu'il ne sait pas raconter d'histoires, qui clame "soyons fragiles!", et qui surtout, pour avoir laissé "gagner ce cinéma-là, parce qu'il a raison et qu'il est libre", est parvenu, l'air de rien, à tutoyer la genèse d'un art.

© Photogramme: Raphaël Nadjari, Richard Edson dans I am Josh Polonski's brother (2001).

vendredi 21 août 2009

Raphaël Nadjari 1: The Shade (1999)



À la sortie remarquée de The Shade dans la sélection à Cannes d'Un Certain Regard (1999) certains critiques s'y sont trompés: dans ce film, la construction en flash-back ne relève pas d'une audace particulière à Raphaël Nadjari, cinéaste que nous connaissons ici depuis notre note sur Téhilim. Elle est déjà dans le texte même de Dostoievski Krotkaïa ("La Douce", 1876), qu'on pourra lire ici dans son intégralité.
C'est donc tout naturellement qu'on la trouvait déjà en 1969 dans le film de Robert Bresson, Une femme douce, avec Dominique Sanda, tiré de la même nouvelle (plusieurs extraits et photogrammes ici), et, en 2007, dans une BD, La Douce, de Mikhael Allouche et Loïc Dauvillier, éditions Carabas.

Cette abondance d'adaptations en dit suffisamment sur le caractère spontanément cinématographique et visuel du récit russe, lente mise au point des représentations intérieures qu'un homme se fait de cette année qui vient de s'écouler, comprise entre la rencontre d'une femme et son suicide. Lisons Dostoievski:

Ce n’est point un conte; ce ne sont point non plus de simples notes. Imaginez un mari en présence du cadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heures après le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Le mari est dans un trouble extrême et n’a pu encore rassembler ses pensées. Il marche à travers l’appartement et s’efforce d’élucider cet événement, «de concentrer ses pensées sur un point unique». De plus c’est un hypocondriaque incurable, de ceux qui pensent à haute voix. Aussi se parle-t-il, se raconte-t-il à lui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer. Malgré le semblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent, dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et il accuse sa femme; il se perd dans des explications accessoires où l’on sent les rudesses de la pensée et du cœur, en même temps qu’un sentiment profond. Peu à peu le fait s’éclaircit effectivement pour lui et il réussit «à concentrer ses pensées sur un point unique». La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener inéluctablement à la vérité: cette vérité élève son esprit et son cœur. À la fin le ton même du récit s’éloigne du désordre du commencement. La vérité apparaît au malheureux claire et précise, du moins à ses yeux.

Les deux films et la BD lui sont si fidèles que ces lignes peuvent leur servir à tous de commun synopsis. Au point même qu'on peut se demander si, en enfant du cinéma né à Marseille en 1971 et pour son premier long métrage réalisé avec trois dollars six pence, Nadjari est vraiment reparti du récit de Dostoievski ou bien du premier film en couleurs de Bresson: davantage un remake qu'une adaptation, malgré les crédits du générique? D'autant que, toujours en fils du cinéma, Nadjari s'y affiche ouvertement en héritier de John Cassavetes, disparu dix ans auparavant.

Comme John Cassavetes en effet: toujours à Manhattan, mais dans Spanish Harlem plus qu'à Greenwich Village, où Simon (Richard Edson, issu de Stranger than Paradise de Jim Jarmush et qui suivra Nadjari dans les deux autres films de sa trilogie new-yorkaise) va tout de même acheter des fleurs le temps d'un pèlerinage; un portrait sensuel et amoureux d'une âme faible et vaincue d'avance par la jungle des villes: Anna, interprétée par Lorie Marino, dont le père a joué un barman dans The killing of a chinese bookie (1976-1978) de John Cassavetes, et qui en 1992 a elle-même tourné dans un hommage à Jean-Luc Godard, Jo-Jo at the Gate of the Lions de Britta Sjogren, 1992, et depuis plus grand-chose.

Anna, l'évidence saute aux yeux, est la petite sœur de Jess Polanski dans Too late blues, de Maria Fost de Faces, ou peut-être surtout de Mabel Longhetti, la femme sous l'influence, film qui, d'une certaine façon, traite du même sujet que The Shade: situations conjugales et dialogues jumeaux; une caméra portée, mais d'une main sûre comme on tient un scalpel et non un fouet (oubliez définitivement et comme par avance les impostures emphatiques des images des frères Dardenne dans Rosetta par exemple); des cadrages au plus près jusqu'au demi-visage, mais sans se cacher ni se perdre dans de bergmaniennes sublimations; le mâle médiocre, égoïste, mesquin, et pourtant fraternellement filmé dans l'empathie de ses laideurs, l'équivalent en quelque sorte de la volonté dostoievskienne: «La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener inéluctablement a la vérité: cette vérité élève son esprit et son cœur»; le saxophone enfin, envoûtant et sinueux, du musicien de jazz John Surman. Voilà pour l'ascendant Cassavetes.

Mais si Cassavetes filme le bruit, les onomatopées, les rires et les toux, les barricades mystérieuses que les sons opposent aux mots, Nadjari ouvre tout son temps aux silences, aux regards évités ou aux surveillances furtives, aux offenses discrètes, et tout d'un coup — qui s'y attend? ni elle ni nous: «Voulez-vous devenir ma femme?», avant l'estocade finale avec une tablette de vrai chocolat. Quand, à travers les rues et dans les appartements, John Cassavetes poursuit et traque la fièvre et la convulsion, ici ce sont les immobilités prostrées des après-midi d'Anna, écrasée du perpétuel étonnement de vivre douloureusement parmi les autres ou figée en postures fugitivement altières, et celles de Simon pétrifié par l'orgueil ou ses catalepsies du deuil. Et toujours la pantomime d'Anna, — The shade, l'ombre, un rebond de Shadows? — silhouette gracile et frêle à la démarche volontaire mais indécise (on pense au jeu de la regrettée Katrin Cartlidge dans Claire Dolan de Lodge Kerrigan, 1998). Et régulièrement revient son corps étendu sur le lit, obstinément mort, forcément silencieux. Soudain quelques explosions, la pluie de dollars quand il faudrait les ranger en piles par valeur et tous les billets dans le même sens, les brusques violences de Simon dans son commerce, dans la rue, dans sa maison. Et voilà le compte pour Bresson, encore que l'auteur d'Une Femme douce avait tout de même gardé de Dostoïevski la voix off, le "Je" «de ceux qui pensent à haute voix».

Et Nadjari, dira-t-on? D'abord, il n'est pas si anodin qu'un premier film éveille tous ces maîtres: Bresson, Cassavetes, Bergman, et se hisse d'un seul geste, et par avance au-dessus de tous les actuels faiseurs. Cette volonté ouverte d'appartenir d'abord à la famille du cinéma le dispense de toute tentation du film d'initiation, toute escapade / échappatoire autobiographique. S'il implante son film dans une famille juive, c'est sans doute qu'un prêteur sur gages juif à New York en 1999 rencontre au mieux un personnage d'usurier de Saint-Petersbourg en 1876. Et s'll confie le rôle de la fidèle servante Loukérïa du récit dans le personnage de la compréhensive et prégnante mère de Simon (Barbara Haas), c'est, bien sûr, pour figurer mieux qu'avec une servante aujourd'hui, une symétrique femme douce, et surtout nous rendre visible du film son occulte clé de voûte: après tout, cette mère si proche d'Anna (le prénom vient ici en hommage au film de Bresson, et non de la nouvelle de Dostoievski), est-elle si bonne, est-elle cette spectatrice si innocente, elle, le seul témoin du suicide d'Anna, indiscutable en soi, puisque le fait est donné à voir? Dostoievski soulevait ce doute à sa façon: «Car enfin: "vous étiez seule avec elle, c’est donc vous qui l’avez poussée" voilà l’accusation possible»: l'invention de Nadjari révèle en fait la compréhension fidèle de cette notation. Plus intelligente, osons le blasphème, que l'initiative de Bresson de baptiser les protagonistes de ce drame conjugal — "Elle", une femme simple livrée aux naïvetés de l'amour dans le lit pervers d'un "Je", Procuste violent — de ces noms, Anna et Luc. C'était en 1969, venait de déferler la nouvelle vague du cinéma, comprenne qui voudra, François Truffaut vous expliquera le reste. Et voilà en tous cas un deuxième quizz autour de Raphaël Nadjari, qui prolonge si bien notre premier de naguère, que nous le remontons ici en post scriptum.

Mais revenons aux fidélités profondes: la russe se défenestrait, la new-yorkaise se suicide avec le revolver qu'elle a un instant brandi contre son mari, qui feignait de dormir. Cette scène — d'une formidable sobriété: Simon se retourne vers les spectateurs et ouvre l'œil — traduit en images mieux qu'une fidèle illustration ce que Fedor écrivait:

Le silence se prolongeait. Je sentis près de mes cheveux l’attouchement froid du fer. Vous me demanderiez si j’espérais fermement y échapper, je vous répondrais, comme devant Dieu, que je n’avais plus aucune espérance. Peut-être une chance sur cent. Pourquoi alors attendais-je la mort! [...] Vous me demanderez pourquoi je ne lui ai pas épargné un assassinat! [...] Cependant mon sang bouillait, le temps s’écoulait, le silence était funèbre. Elle ne quittait pas mon chevet, puis,... à un moment donné... je tressaillis d’espérance! j’ouvris les yeux: elle avait quitté la chambre. Je me levai; j’avais vaincu... elle était vaincue pour toujours!

Ainsi, Raphaël Nadjari aura vu juste dans la façon de forcer les jeux de John Cassavetes et, du même geste, aura lu Dostoïevski au moins aussi bien que Bresson, la discrétion côté métaphysique en prime.

PS. Quizz autour de Tehilim (8 juin 2007):

Qui est Raphaël Nadjari? L'autre est Godard, bien sûr!

On peut voir ici un extrait du film The Shade, de Raphaël Nadjari.
Voir aussi l'analyse de Téhilim, bande-annonce et trois extraits.

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
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Photogramme © Raphaël Nadjari: Richard Edson et Lorie Marino, dans The Shade, 1999.
Images du Quizz: © auteurs non identifiés. Tous droits réservés.

samedi 9 juin 2007

Raphaël Nadjari 5: Tehilim (2007)



Un film unanimement décrété comme réussi est souvent le lieu et le temps où, avec ici ou là quelques trouvailles aux airs d'audaces formelles, fusionnent des attentes ambiantes, et des manières du moment. Un film bientôt démodé.

Dans
Tehilim comme d'ailleurs dans ses films précédents, Raphaël Nadjari ne cherche ni à fédérer, ni à provoquer l'enthousiasme, il cherche tout court: ici, comment filmer la confrontation de l'ancien et du nouveau, le thème du film.
Cela commence par le mariage contre nature d'une moderne caméra vidéo et d'optiques anciennes, avec l'utilisation d'éclairages naturels, y compris la nuit ou dans des appartements au petit matin ou au crépuscule, ce qui baigne souvent les images, d'une netteté et d'un cadrage parfois relatifs, d'un orange monochrome chaud. Cela continue par une caméra portée, qui serait spontanément mobile si elle n'était au contraire tenue constamment en bride, engagée dans des plans très proches qui se donnent le temps de suivre en pleine confiance les mouvements et les improvisations de tous ces acteurs, tous convaincus que se joue là leur vraie vie. Cela se poursuit en situant l'histoire dans Jérusalem, ville de toutes les confrontations justement (ou injustement), mais ce quartier moderne met au loin la présence pourtant de l'invisible guerre: un déploiement militaire lourdement armé pour un constat d'accident de la route, et tous les personnages que déserte la joie, même lors du shabbat, même lors de la lecture des
Psaumes, sauf peut-être les fugaces détentes de cette mère qui sait cueillir la vie dans son instant, et de qui les gardiens du rituel stigmatisent l'éducation (probablement laïque et démocratique) qu'elle a reçue.
L'anecdote orchestre déjà cette confrontation: un accident qui ressemble fort à un acte prémédité prive brusquement de toute autorité extérieure une mère et ses deux enfants, et plonge leurs âmes et leurs corps dans la confusion des rôles que, dans l'urgence, ils doivent se répartir: l'homme disparu, c'est le mari, le père, l'amant qui manquent, c'est la défunte et tranquille obéissance de tous qui ouvre sur l'urgence de faire face. Si au moins une mort les libérait pour les projeter en avant, mais c'est une disparition, un naufrage, d'abord dans les méandres d'une administration bienveillante mais convoquée selon ses propres dires par une "situation exceptionnelle" (la disparition brusque de toute loi en fait), que les tenants d'un rite paternaliste s'évertuent à réduire par les procédés prescrits par la seule tradition et une guerre des sexes larvée. Une tradition dévoyée de l'intérieur par l'acte ultra de l'adolescent en quête d'une initiative personnelle qui voudrait forcer l'issue, mais qui ne s'émancipe pas du fétichisme.
Alors la petite histoire juive se transforme en métaphore: le film n'est plus seulement un film israélien sur la faille des deux Israël, mais témoigne dans l'œil même du cyclone du désarroi des êtres quand ils ne peuvent même plus se rassurer d'être au moins des veuves et des orphelins. La guerre, l'apparente bonté de la communauté familiale obligent femmes et enfants à ruser et à se mentir pour tenter d'échapper, chacun à leur façon, à l'enlisement, à cette installation indéfinie dans le rien à attendre de personne, sauf peut-être la vague possibilité, en suspens, du retour du père,
happy end régressif aussi possible que triste, la grande leçon des fins de Charlie Chaplin.

Aller voir un film, c'est d'abord aller à la rencontre d'un auteur, de quelqu'un qui est beaucoup plus attaché à construire une œuvre qu'à réussir un film. C'est trouver son plaisir dans la patience qu'il faut pour approcher l'autre, c'est se mettre à son tour dans l'espoir, ici comme ailleurs le contraire de l'attente, que ce cinéaste nous livrera bientôt un autre film et un autre espoir, qu'il nous tournera sans cesse vers son avenir et le nôtre, sans jamais se contenter de nous combler par les émotions éprouvées, les idéologies en miroirs de rassurantes bonnes consciences, les esthétiques académiques ou les érotiques séductions d'un simple jeu d'acteurs, alors que son travail est de nous faire partager son exploration obstinée de ce qu'est le cinéma: l'expérience sensorielle auxquels m'invitent, moi le spectateur, ses langages de l'image et du son.
S'il est vrai que Picasso a dit de lui-même et de son art: "Je ne cherche pas, je trouve", il aura dit là une singulière sottise. Au mieux aura-t-il voulu nous aider à mieux mettre le doigt sur l'espérance que son emportement ouvrait à tous les arts; ou simplement un peu angoissé ce jour-là de son propre mystère, ce bourreau de travail chargeait encore une fois son sosie d'épater la galerie.

Voir ici bande-annonce et trois extraits.
© Photogramme, Tehilim, Raphaël Nadjari, 2007.