Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 30 août 2009

Raphaël Nadjari 2: I am Josh Polonski's brother (2001)




Quant à nous impossible de trouver ni écrire texte plus juste que celui que, le 30 novembre 2000, Bertrand Loutte donnait en avant-première aux Inrockuptibles (n° 293) sur le second film de Raphaël Nadjari: I am Josh Polonski's brother (2001). C'est donc avec infiniment de plaisir que nous invitons cette critique dans notre dossier, qui sut si précocement être clairvoyante et exhaustive à sa façon sur un cinéaste dont ce n'était après tout que le second film, tourné dans des conditions d'une extrême modestie, en une époque où les cinémas américains et français étaient volontiers plus tapageurs.


Tourné dans ce format ancien par intuition et nécessité, I am Josh Polonski's brother est aussi fragile et émouvant que son outil est antique. À travers l'histoire d'un Juif new-yorkais qui finit par quitter son quartier et transgresser ses propres limites, Raphaël Nadjari esquisse un film captivant sous tous rapports. 

La source lumineuse est contrariée, le celluloïd réagit mal, l'image papillonne, victime de la perturbation de l'exposition. Les Anglo-Saxons ont, pour ce "défaut de fabrication", un terme, the flicker, qu'on peine par chez nous à adapter: tremblement, battement ou scintillement? En 1966, le compositeur et cinéaste Tony Conrad pouvait, par la seule juxtaposition de deux impressions de pellicule (white light/black beat), réaliser une œuvre éponyme, mise à l'épreuve de notre résistance rétinienne, phare et balise du film expérimental. Aujourd'hui que les commissaires techniques assoient chaque jour davantage leur dictature et que, toute impureté se devant d'être traquée, un Jean-Pierre Jeunet n'hésite pas à gommer numériquement les tags qui ornent les murs pour mieux désincarner (prénom Marcel) le quartier Abbesses-Lepic, les flickers qui s'exposent au cœur du premier plan de I am Josh Polonski's brother maltraitent les dogmes étouffants, rassérènent nos convictions et trouvent leur traduction affinée: on parlera donc de pulsation, tant on suppute que l'objet-film qui s'avance ici sera vibratile. 

Raphaël Nadjari a tourné son film en super-8, un format qu'affectionnent certains clippeurs tentés de s'encanailler avec de l'antique, un format dont la noblesse, aux mains de ces bidouilleurs, est le plus souvent altérée. Récemment, le super-8 avait retrouvé son rang par la grâce des travaux de Vincent Dieutre (Rome désolée) ou de Jean-Claude Rousseau. Comme chez ces cinéastes, son adoption par Nadjari est exempte de toute velléité de maîtrise sur la matière. Sans fric mais avec un impérieux désir de tourner, il aurait pu choisir la DV, son confort, des bandes de 90 minutes... Mais non, se sont imposées des bobines de deux minutes d'une pellicule frêle, et des caméras qui font un potin du diable ou cassent dès qu'on les pousse un peu... 


«La DV, c'est juste la plus mauvaise version d'une haute technologie. Il y a plein de révolutions technologiques dans le cinéma: l'arrivée du parlant, de la couleur, du numérique mais il n'y a pas de procédé intéressant tant que tu ne te le réappropries pas en des termes grammaticaux. Ne laisse jamais la technologie gagner sur ton film, utilise-la! J'ai tourné en super-8 parce que le format correspondait à ma narration, elle-même vulnérable. Je cherchais un truc un peu sale, qui soit très subjectif, qui tienne du film de famille et du film noir, qui puisse servir une histoire faite de sentiments inachevés. C'était un parti pris des plus dangereux. On ne savait pas vers quoi on allait, il fallait expérimenter alors qu'il n'y a pas un moment où tu es sûr de ta caméra. Tu tâtonnes puis tu te lâches, tu te mets à faire confiance au film et après tu peux être certain que ta vie durant tu n'auras plus peur des plans. La fragilité de captation est un devoir moral dans le cinéma.»



Belle profession de foi que de reconnaître que le cinéma est une instance avec laquelle il y a lieu de composer mais que, farouchement insoumise, on ne peut la plier à sa volonté. Plutôt que de livrer un bras de fer avec la machine et de s'épuiser dans un combat perdu d'avance, Raphaël Nadjari mise sur la revendication de ses faiblesses constitutives et pénètre dans l'arène avec un plot minimal, une histoire aussi chétive que les moyens dont il dispose, s'en remettant à la précarité, n'omettant jamais de se rappeler que l'important n'est pas tant de faire du cinéma que de faire un film et de tendre à être le plus juste possible. 

Raphaël Nadjari n'a pas de scénario. Il part d'un quartier de New York dans lequel il vit (le Lower east side), d'une rue (Orchard street) et d'une boutique de tissus où travaillent les trois frères Polonski: Ben, Josh et Abe. Très vite Josh, pour avoir trempé dans diverses magouilles, se fait buter. Abe, un Averell Dalton mâtiné de Buster Keaton (Richard Edson, ahuri et ahurissant), part à la recherche du passé du défunt, se met dans ses pas et finit par devenir lui-même. Y a-t-il lieu de préciser que l'histoire du film a tôt fait de se muer en celle de sa propre fabrication, qu'à la démarche et aux errements d'Abe répondent ceux du cinéaste, que le récit de sa quête est aussi ténu que l'économie du film, son interprétation ou sa pellicule incertaines, constamment sujettes à la fêlure?

«On entre dans le film avec le personnage et son regard finit par se confondre avec le nôtre (Nadjari est un cinéaste singulier qui érige le collectif en vertu. Aussi s'impose-t-il de toujours associer son équipe à ses vues). Abe, c'est ni plus ni moins qu'un cinéaste indépendant new-yorkais.»

Mais un des rares que l'on vantera. 

Comme un bluesman capable, avec une guitare cabossée et une poignée d'accords, de toucher à l'universel avec une chanson d'une simplicité bouleversante. Avec sa petite caméra sur pied et sa tablature réduite, Nadjari ne compose pas autrement. Il se contente, en farouche ennemi des effets, de suivre les déplacements de ses personnages, de rendre compte de leurs actions et comportements, sans jamais attenter à leur dignité. Et Abe, tel un Robert Johnson en commerce avec le diable, délaisse les règles de sa religion, dérive loin de la communauté juive d'Orchard street pour pénétrer dans un univers interlope, royaume impie sous la coupe des maquereaux. Pour Raphaël Nadjari, Français expatrié à New York,

«Josh Polonski, de la même façon que c'est un film qui explore ses propres limites, est l'histoire d'une transgression, celle de quelqu'un qui quitte son environnement, va en dehors de son monde. Un film d'exil en quelque sorte qui rend compte d'un monde qui se perd (la synagogue est désertée, les clubs de strip-tease sont sur le déclin) en s'appuyant d'une part sur une base de cinéma yiddish et de l'autre sur une iconographie américaine fortement marquée mais qui a également tendance à disparaître.»

S'il ne saurait nier l'influence d'un Martin Scorsese ­ planant ne serait-ce qu'au-dessus du portrait d'Abe, sorte de Travis Bickle naïf et maladroit­, Nadjari se garde bien d'évoluer dans les traces du cinéaste ou de sursignifier à la Schrader (que pourtant il admire) la part rédemptrice à l'œuvre chez Abe (qui entreprend d'arracher au milieu la prostituée que fréquentait son frère Josh):

«Je suis complètement bouffé par Taxi driver. Mais ne pouvant atteindre ce niveau, je suis obligé de taire la référence, ou alors je fais un film condescendant.»

Un procès qu'on ne peut certes pas instruire. Pourtant, et c'est en cela qu'il est beau, fascinant et salutaire, au fur et à mesure que Josh Polonski s'engouffre dans la nuit new-yorkaise et que Nadjari lutte aux côtés (et surtout pas contre) de son cinéma peau de chagrin, on assiste à une lente et lumineuse remontée du cours du septième art, jusqu'à ses origines. Parti d'un port d'attache bien délimité (le New York new-wave des années 80, celui d'Amos Poe ou d'Eric Mitchell, pour aller vite), et après des incursions dans la série B (plutôt celle des années 70, même si le titre renvoie à Abraham Polonski, le réalisateur de Force of evil, autre parabole sur Caïn et Abel), on aborde les rives du film-journal de Jonas Mekas (plusieurs scènes, dont celle de la promenade sous la neige, évoquent, à leur corps défendant, Lost, lost, lost ou Walden). Mais ce parcours trouve son rayonnant aboutissement dans la séquence de Seudat havra'ah (le repas du deuil), sublime épiphanie où, autour du rabbin, la famille rassemblée croque l'œuf, symbole de vie éternelle. Un premier plan large sur la Cène, digne de Paradjanov, avant que des vues jumelles du Repas de bébé de Lumière nous aspirent, total épanouissement, vers les splendeurs du cinéma primitif. Après la réconciliation, Abe peut bien tenter un suicidaire coup d'éclat, puis, laissé pour mort, ressusciter dans un rire ensanglanté. Ce rire, c'est tout aussi bien, devant l'autoproclamé "dérisoire" de son entreprise, celui de Raphaël Nadjari, un garçon qui dit ne même pas savoir qui il est ("I'm just Josh Polonski's brother, le frère d'un type dont j'ignore tout!"), qui raconte qu'il ne sait pas raconter d'histoires, qui clame "soyons fragiles!", et qui surtout, pour avoir laissé "gagner ce cinéma-là, parce qu'il a raison et qu'il est libre", est parvenu, l'air de rien, à tutoyer la genèse d'un art.

© Photogramme: Raphaël Nadjari, Richard Edson dans I am Josh Polonski's brother (2001).