Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 21 octobre 2011

Pour une troisième Constitution tunisienne



En cette veille de scrutin électoral en Tunisie, quelques idées directrices nous sont rappelées par le professeur de droit Ali Mezghani, dans un texte en publication partielle dans
Le Monde du 21 octobre 2011, et reproduit intégralement sur Lemonde.fr. Nous avons ici ou là rétabli quelques erreurs évidentes et ajouté quelques liens, toutes interventions nécessaires à une meilleure intelligence du texte.

Fonder un État de droit et refuser la théocratie. — Les Tunisiens éliront leurs représentants à l'Assemblée Constituante, la deuxième dans l'histoire du pays, le 23 octobre. Parmi d'autres prérogatives, ils auront en charge d'élaborer la troisième Constitution du pays. La Tunisie est, il n'est pas inutile de le rappeler, le premier pays arabe à s'être doté d'une Constitution. La première est octroyée le 26 avril 1861 par le Bey en application du Pacte Fondamental de 1857, mais elle sera, sous la pression des conservateurs, définitivement «suspendue» trois ans plus tard. La seconde, est élaborée aux lendemains de l'indépendance en 1957. Entrée en vigueur en 1959, son application a pris fin en février dernier. La personnalité de Bourguiba, le poids de son parti, le Néo-Destour, ont été décisifs dans son adoption. Ben Ali s'appliquera à la dénaturer.

Rien de tel aujourd'hui: aucun parti n'a initié la révolution de janvier, aucun leader ne l'a dirigée. Une révolution sans guide et sans maître, une révolution sans idéologie, une révolution pour la liberté, le travail et la dignité, pour la démocratie et la souveraineté populaire. Si le contexte n'est pas le même, dans le fond, les mêmes questions se posent: quel régime politique retenir, quel équilibre instaurer entre les pouvoirs, quelles libertés instituer et garantir, quelle place conférer à la religion? Aucune de ces questions n'est secondaire. D'évidence elles seront tranchées dans la Constitution. Le vrai problème est cependant de savoir comment et dans quel sens elles le seront.

Si la Constitution n'est pas là pour instituer le corps politique, elle pourrait avoir n'importe quel contenu. Expression d'une idéologie particulière elle ouvrirait la voie — que le régime politique soit parlementaire ou présidentiel — au totalitarisme et notamment à la théocratie. Fruit d'un compromis et d'un marchandage politiciens, elle ne pourrait être que précaire, remise en cause comme pour tous les compromis dès que les rapports de force se modifient. Le suffrage du peuple ne peut à lui tout seul la légitimer puisqu'il n'est pas un blanc-seing donné aux élus.

Il est des principes qui commandent à une Constitution. Il n'y a point de Constitution sans séparation des pouvoirs, il n'y a point de Constitution non plus si les libertés ne sont pas reconnues et garanties et si l'égalité juridique des citoyens n'est pas établie. Une Constitution ne peut avoir n'importe quel contenu s'il s'agit d'instituer l’État de droit et la démocratie.

C'est par la souveraineté populaire que les citoyens intègrent le champ politique et forment la nation autonome et souveraine. C'est à cette condition que peut se concevoir et se réaliser l’État de droit. C'est dans l’État, que se reconnaît, dans sa diversité, le peuple et que se préserve la continuité de la nation. C'est dans l’État que la société retrouve sa dimension politique dont Ben Ali l'a complètement dépouillé. C'est pourquoi l’État et la Constitution ne peuvent être tributaires, dans leur principe, des contingences de l'actualité.

Inséparable de la démocratie, l’État de droit implique une certaine idée des libertés et un engagement pour leur protection. Protection contre sa propre action en se soumettant au droit, protection contre ceux, que les libertés, au nom de vérités absolues, indisposent et ce en agissant au moyen du droit pour les faire respecter. Car la démocratie prend racine dans le droit. La démocratie n'est pas seulement une modalité de sélection des gouvernants. Elle est un mode de vie en société. Elle ne définit pas uniquement un régime politique mais aussi un état social.

La démocratie ne peut s'instituer si la liberté et l'égalité sont seulement reconnues dans l'espace politique. ll faut donc que la société, pour être citoyenne, soit ordonnée autour d'un droit autonome et libéré. La liberté de pensée, de conscience, de conviction n'est rien si les droits civils et politiques ne sont pas égaux s'il n'est pas mis fin à la discrimination entre les sexes et pour cause d'appartenance confessionnelle. Napoléon disait qu'une bonne Constitution doit être brève et obscure. Mais il n'avait pas besoin de dire à qui elle l'était, tant la réponse était évidente. On pourrait penser plutôt, qu'une bonne Constitution devrait être synthétique et précise. Il ne serait donc pas inutile que le concept de religion soit précisé en l'expurgeant de sa dimension légale. Même lorsque l'État se voit attribuer une religion officielle il essentiel que son droit en soit indépendant. C'est le sens de sa souveraineté législatrice, c'est le sens de la souveraineté populaire.

La question de la foi doit rester individuelle. Aucun groupe n'est en droit de se prévaloir de sa conception religieuse pour lui donner une expression juridique dans le champ social. Celui-ci appartient également à tous sans distinction. Nulle démocratie n'est concevable si les conceptions particulières de la vie s'imposent aux autres. Or, c'est le mode de vie des Tunisiens qui est aujourd'hui menacé. L'un des enjeux de la révolution tunisienne, l'un des défis que doit relever l'Assemblée Constituante est de savoir si le droit moderne tunisien sera préservé et renforcé ou si au contraire la polygamie sera restaurée, l'adoption et l'avortement à nouveau interdits et… pourquoi pas l'amputation de la main du voleur et la lapidation de la femme adultère rétablies.

La révolution serait échec si, au nom du passé les acquis de la femme, dont le rôle dans la résistance et la chute de Ben Ali était capital, sont remis en cause. Si les discriminations sont rétablies et maintenues. Si le religieux n'est pas dissocié du politique, si la conception religieuse de la société fausse la fonction égalisatrice du droit. C'est un droit moderne et sécularisé, appartenant à tous, qui doit commander aux interactions sociales. Cela, aussi, est relatif à la démocratie.

C'est un droit neutre au regard des convictions religieuses, séparant l'espace privé de l'espace public, qui en est garant. C'est dans l'esprit moderniste que la Tunisie a connu depuis le XIXe siècle, réactivé au cours des années trente par Tahar Haddad notamment, et repris, malgré ses déviances autoritaires, par Bourguiba, qu'elle se reconnaît. C'est dans le Collège Sadiki, dans l'école de l'État moderne, dans le code du statut personnel qu'elle se ressource. C'est de la nation tunisienne, qui s'est clairement donnée à voir, qu'elle se revendique. Pour ne pas décevoir ses attentes, la refonte du système éducatif et la restauration de la crédibilité de la justice s'imposeront parmi les premières urgences du pays.

Une bonne Constitution n'est pas celle qui est bien rédigée, elle est celle qui institue dans la durée, dans la paix, le vivre-ensemble, elle est celle que la vigilance d'un peuple éclairé fait respecter. — Professeur de droit au Département des Études nationales et Européennes (Université de Paris I Panthéon-Sorbonne), Ali Mezghani vient de publier L'État inachevé. La question du droit dans les pays arabes, Gallimard, Bibliothèque Sciences Humaines, 2011.

© Photographie: Le Collège Sadiki, AKG images, non datée, vers 1900, collection privée, Berlin.

jeudi 13 octobre 2011

Du personnel d'État à haut risque




En ces temps de soigneuse préparation aux élections présidentielles, et s'agissant de son projet d'évaluation des enfants de cinq ans dans le cadre de l'école maternelle, personne ne peut imaginer que le Ministre de l'Éducation Nationale caracole comme un cheval fou sans l'aval de ses principaux pairs et supérieurs. Il faut donc très sérieusement écouter comment, au nom de tous les siens, parle aujourd'hui un ministre en exercice. Il crée de toutes pièces trois catégories: rien à signaler, à risques et à hauts risques.

De toutes pièces en effet: quoi qu'on pense des techniques psychométriques, nul n'a jamais imaginé pareille typologie. Chaque mot contredit toute attitude scientifique, toute précaution simplement rationnelle.

• «Rien»? Outre que le mot même donne le vertige rappelant, dans le meilleur des cas, le «néant» suivant nos «Signes particuliers» sur nos passeports de basse et haute police, que serait ce «tout» ou simplement ce «quelque chose» dont il évoquerait l'existence? Qu'y aurait-il précisément à signaler?
• «Signaler»? Sans nous attarder sur les connotations militaires d'une telle expression (RAS), quoi serait le signal de quoi? Pour quel veilleur? Et surtout à qui signaler ce rien? Comme si le verbe signaler pouvait exister de façon intransitive, sans destinataire au moins supposé?
• «Risques»? Quelle est exactement la nature du risque? Qui risque quelque chose au juste? L'enfant lui-même? Son entourage immédiat? L'institution scolaire? La société tout entière pourquoi pas? Qui protéger donc?
• Surtout quand le risque devient «haut»? Qu'est-ce qu'un risque bas? Comme s'il existait un thermomètre à risque? Comme s'il existait simplement un haut et un bas en dehors du métreur lui-même? Surtout quand les hauts risques ne peuvent qu'entraîner, avec les élèves, leurs entourages, notre école, notre société supposés tous sans risques, vers les bas fonds? Comme s'il n'y avait pas d'entourage à risque, d'école à risque, de société à risque? D'autres idéologues ne nous chantent-ils pas les vertus des sociétés qui nous amèneraient à prendre des hauts risques?

Mesurer, évaluer, classer. Un siècle de psychométrie nous instruit des vertus et des limites de telles entreprises, menées à grande échelle dans diverses institutions sur des populations diversifiées, adolescentes et adultes. Sans exposer ici cette question sur laquelle on se documentera aisément, rappelons que le test le plus connu dit du Quotient Intellectuel, fut mis au point en France sur la demande de l'État par Alfred Binet et Théodore Simon en 1905, sous le nom d'Échelle métrique de l'intelligence. Interrogé sur la nature de l'intelligence, Alfred Binet répondit par une apparente boutade, mais à mieux y réfléchir, d'une grande profondeur et modestie: «L'intelligence? C'est ce que mesure mon test», signifiant — et signalant — par là qu'il ne fallait pas confondre concept — de construction supposée scientifique et toujours sous bénéfice d'inventaire et de révision — avec une notion idéologique spontanée et forcément confuse, d'usage si courant et d'évidence si aveuglante soit-elle. Et, un peu plus tard, voyant à quels excès politiques menait déjà l'application institutionnelle de son échelle dans des processus destructeurs d'orientation scolaire par exemple, dont il aurait dû se douter étant donné l'origine de la commande, il répéta à qui ne voulait pas l'entendre qu'il ne fallait pas confondre son test avec une bascule de gare.

Il y a plus d'un siècle, dans l'ambiance de l'école laïque naissante et d'illusions positivistes ou naïvement scientistes, c'était le temps des aiguilleurs, à la bonne conscience de qui il aura été sans doute trop pardonné. Mais aujourd'hui, nous en savons assez pour signaler à l'attention de tous que, sous couvert de Ministre et d'Éducation Nationale, une meute de cyniques criminels nous expose, nous, nos enfants, nos entourages, nos institutions, notre société, aux risques les plus hauts.

© Photographie: Maurice Darmon, Manhattan, octobre 2009.

dimanche 2 octobre 2011

Ingmar Bergman: Au seuil de la vie (1958)




Dans Images (Gallimard, 1992), page 297 en manière de post scriptum, Ingmar Bergman s'étonne de n'avoir plus jamais pensé à Au seuil de la vie, tourné en 1957, plus parlé de lui ni revu depuis. Ce dix-neuvième film du réalisateur suit immédiatement deux œuvres réputées majeures, Le Septième Sceau (1956) et Les Fraises sauvages, tourné durant le même été 1957. Ne faut-il pas rechercher là l'origine du malentendu frappant ce grand film méconnu? Le réalisateur suédois venait de s'imposer comme l'inventeur d'un nouveau cinéma formel et complexe qui allait nourrir les œuvres d'Antonioni ou de Resnais par exemple, et cette apparente régression à la simple linéarité narrative aura déçu les attentes. Nous savons aujourd'hui au contraire qu'après un formalisme si parfait qu'il devint une impasse, Au seuil de la vie est en réalité le premier d'une maturité conquise, comptant sur les ressources intérieures plutôt que sur les démonstrations esthétiques, si séduisantes soient-elles: Le Visage (1958) et La Source (1959) le suivront immédiatement, et bientôt Le Silence (1962).

En 1991, se rendant compte de cet étrange oubli, Bergman raconte donc:

J'ai fini par me décider à revoir ce film, mais avec répugnance [...] Pourquoi ces soupçons? Oh bien sûr! Je peux reconnaître des faiblesses et des insuffisances plus distinctement aujourd'hui qu'il y a trente ans, mais combien de films des années cinquante tiennent-ils aujourd'hui le coup?

J'avais seize ans en 1959. Comme tous les recoins obscurs à l'époque, Le Paris, salle d'art et d'essai à Marseille, était aussi le lieu des premiers émois amoureux: la relative clandestinité des premières rencontres n'est sans doute pas étrangère à la cinéphilie de notre génération. Comment dire l'immense choc que produisirent alors sur nous ces trois femmes réunies dans une chambre du grand hôpital Karolinska à Stockholm, reconstituée en studio: Cecilia (Ingrid Thulin) anéantie par une fausse couche provoquée selon elle par l'absence d'amour dans son couple; Hjördis (Bibi Andersson) refusant l'enfant qu'elle porte et réchappant à un avortement pratiqué à mains nues par son homme — encore mineures, nos amies du collège voisin commençaient alors à être hantées par ce fléau, échangeaient des recettes et des adresses de faiseuses d'anges; Stina (Eva Dahlbeck) heureuse d'avoir un enfant et la tragédie s'abattra sur elle si fort que les deux autres retrouveront goût à la vie et espoir en l'avenir; et syster Britta la bonne infirmière? Un film tellement nôtre qu'il nous envoûta au point d'en oublier les raisons pour lesquelles, fille et garçon, nous allions aussi au cinéma.

Et comme Bergman aujourd'hui, mais pour des raisons inverses, j'avais une timidité à revoir ce film, méconnu, oublié des rétrospectives, édité enfin en DVD pour la première fois par les éditions Montparnasse. Et comme lui toujours, mais plus d'un demi-siècle après, il m'est revenu, plus beau encore, émouvant, magnifique. Continuons la lecture des injustices coquettes et faussement modestes du maître de Stockholm en critique de films:

Tout est honnête, chaleureux et sage, en gros fort bien joué, trop de maquillage, une perruque lamentable sur la tête d'Eva Dahlbeck, une photo par moments misérable et quelques accents un peu trop littéraires... Quand le film s'est arrêté, je suis resté un peu surpris, un peu fâché: et tout à coup j'ai aimé ce vieux film. C'était un gentil film, bien brave, un peu naïf et il fonctionnait certainement très bien à l'époque où il a fait le tour des salles.
Manifestement, doutant toujours de lui-même dès qu'il ne tourne pas, le solitaire de Farö cherche ici le compliment. «Fort bien joué» est au moins un euphémisme: les quatre actrices y furent si admirables qu'elles obtinrent ensemble le prix collectif d'interprétation féminine au Festival de Cannes 1958 qui décerna à Bergman le prix de la mise en scène; «trop de maquillage», tous les témoignages concordent sur le fait que le metteur en scène en proscrivit formellement tout usage; la «perruque lamentable», on en jugera simplement par notre photogramme; et, en guise de «photographie misérable», visages nus et crus et masques de joie, d'enfance ou de désespoirs servis par une lumière travaillée dans le détail, de savants cadrages où s'impose constamment le hors champ. Bref, corrigeons: un film non point «gentil» — ce mot, Cecilia le renvoie à la face de son mari avant de le chasser de la chambre des espoirs et des douleurs —, mais la force de la bonté et de la solidarité dans la tragédie la plus profonde: «Vous avez fait tout ce qu'il fallait, l'enfant se présentait bien. Mais la Vie n'a pas voulu, aussi cruel que ça puisse être. C'est tout ce que je peux dire»; non point «brave» mais vaillant et courageux; non point «naïf» mais lucide au contraire sur la grande souffrance des femmes dans la seule société à donner statut social aux mères célibataires — une doctoresse rapporte dans le détail les avancées historiques de la Suède en la matière — et sur les terribles mutilations des hommes qui font d'eux des salauds, des menteurs ou des naïfs justement.

L'injustice la plus dure frappe au cœur de la vie la vie la plus joyeuse, en remet mystérieusement d'autres en chemin:

Il faut que je vous dise ce que je vois clairement maintenant. Ça n'a jamais été aussi clair [...] Toute cette bienveillance qui m'attend, quand je serai sortie de l'hôpital. Ici, on ne se comporte pas de la même façon [...] Il n'y a pas que les vagins qui s'ouvrent ici, les êtres humains aussi. Je n'oublierai jamais ce moment. Vous comprenez, jamais je n'ai été si proche de la vie, mais la vie m'a glissé entre les doigts. Elle s'en est allée sans laisser de traces.

De tels «accents un peu trop littéraires», on en désirera tant d'autres.

En bonus, Nguyen Trong Binh, auteur d'un ouvrage précieux et bien illustré, Ingmar Bergman, le magicien du Nord (Découvertes, Gallimard, 1993), ouvre douze portes sur le film avec douze mots-clé si pertinents que je vous laisse les découvrir.
Un DVD indispensable, aux éditions Montparnasse, sortie le 4 octobre 2011.


© Photogramme: Ingmar Bergman, Au seuil de la vie, Eva Dahlbeck (Stina Andersson) et Barbro Hiort af Ornäs (Brita, l'infirmière).