Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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vendredi 23 novembre 2012

Ralentir travaux: suite.




À Ralentir travaux, nous avons de moins en moins d'opinions, nos fidèles lecteurs et lectrices s'en seront sans doute aperçus. Sur tous les sujets qui nous ont ici toujours importé: les droits de l'homme, supposés des universaux abstraits; la défense des libertés et la laïcité démocratique, décrétée trop souvent sectaire et islamophobe; notre espérance toujours déçue d'une paix juste au Moyen-Orient fondée sur la reconnaissance de deux États se supportant le moins difficilement possible, rangée au rang des illusions démodées; notre désespoir désormais d'une volonté politique face aux emprises de la finance et aux changements climatiques — questions plus liées qu'il n'y paraît, tout le monde le sait.

Devant toutes ces questions cardinales, les mots si longtemps alignés, choisis, répétés, nous manquent et nous abandonnent aujourd'hui. Nous souhaitons que ce ne soit ni total ni définitif, évidemment, nous verrons. Mais Ralentir Travaux termine sa sixième année et nous voudrions qu'il vive encore selon les moyens de son animateur. C'est la raison pour laquelle les images et les sons, présentes dès le premier jour en sous-titre du site, prennent le pas sur les mots. Pour eux, nous ne désespérons toujours pas de la lecture de ceux qui savent les employer pour nous faire penser, sinon décider et choisir. Ainsi de la question du «mariage pour tous», extraordinaire expression (mais chaque jour amène sa sottise) qui m'indifférerait plutôt, si, de temps en temps, je ne lisais des pages comme notre prochain post, qui tout à coup émergent de l'agitation des médias et des réseaux sociaux, dont on ne sait plus qui est le fils ou le père de l'autre. Alors, tout en tentant de notre côté à continuer à donner à voir et à entendre, publierons-nous ici pour l'instant plus souvent ce qu'écrivent d'autres plumes. Sauf sans doute pour les livres que nous lirons, les films et les DVD que nous verrons, les musiques que nous entendrons, la création demeurant toujours le refuge de l'espérance.

© Photographie: Alvaro German Vilela, Don Quichotte et Sancho Panza chantent dans la circulation.

mercredi 15 août 2012

Le Grand Collisionneur (4)



4. Mercredi 15 août 2012. — Pas question ici pour nous de résumer l'importance de la découverte pratiquement assurée le 4 juillet 2012 d'une nouvelle particule qui pourrait bien être ce fameux boson de Higgs, dont la scientifique poésie nous enchanta en septembre 2008. Le curieux et compétent trouvera toutes explications ailleurs et par exemple ici, sur le site Slate.fr, celles réunies clairement par Michel Alberganti. Pour la continuité du petit dialogue qui s'était ouvert ici avec le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, nous reproduisons un extrait de cet article, plus centré sur la question que notre ami souleva.

Boson de Higgs: de l'importance de la découverte d'une 25e particule par le Cern. — [...] La recherche en physique est devenue, avec l’exploration spatiale, l’un des domaines les plus coûteux en raison de la taille et de la puissance nécessaire pour construire les fameux accélérateurs de particules qui permettent de réaliser les expériences nécessaires.

En 2011, l’équivalent américain du LHC du Cern, le Tevatron du Fermilab, a fermé ses portes faute d’argent. Achevé en 1983, il avait coûté cent vingt millions de dollars. Le LHC, mis en fonctionnement en 2008, représente un investissement de six milliards et demi d’euros, dont cinq milliards d’euros pour l’installation elle-même. Il s’agit donc bien de la plus coûteuse machine jamais construite dans le monde.

Son fonctionnement lui-même revient très cher. Le LHC consomme cent vingt MW, sur les deux cent trente MW pour l’ensemble du Cern. Cela représente les besoins en électricité des ménages de l’ensemble du canton de Genève. Du coup, le LHC ne fonctionne pas en hiver. Certains avancent que, en dehors du coût de l’électricité, les habitants du canton seraient privés de chauffage électrique sans cette interruption… Le coût annuel de fonctionnement voisinerait les vingt millions d’euros.

Le LHC est aussi la plus grande machine jamais construite sur Terre avec ses vingt-sept kilomètres de circonférence enterré à une profondeur moyenne de cent mètres. Elle abrite des détecteurs de particules tout aussi gigantesques. Ainsi, Atlas mesure trente-cinq mètres de large, cinquante-cinq mètres de long et quarante mètres de haut.

Dans une période de crise économique comme celle que traverse l’Europe, il ne fait pas de doute que le LHC se trouve dans le collimateur des financiers. D’autant que ses débuts ont été laborieux. A peine inauguré, le 10 septembre 2008, avec la circulation du premier faisceau de particules, une panne est survenue le 19 septembre avec une fuite de six tonnes d’hélium liquide et l’endommagement de cinquante-trois aimants.

Les réparations ont duré jusqu’au 20 novembre 2009. Depuis, on attend des résultats. En justifiant dès le début du projet, pour une importante partie, la construction du LHC par la traque du Boson de Higgs, le Cern s’est lui-même mis la tête sur le billot. Que les spécialistes répètent à loisir qu’un échec ne serait pas bien grave ou qu’il serait même aussi instructif qu’une réussite ne change rien à l’affaire.

Le LHC avait donc tout intérêt à faire une découverte à l’échelle de sa démesure. Dans l’immédiat, seule la mise en évidence de l’existence du Boson de Higgs pouvait être à la hauteur des attentes du public comme des scientifiques et des financiers.

Les prochaines étapes. — Comme l’ont dit tous les intervenants lors de la conférence du 4 juillet 2012, «il reste du pain sur la planche». Les deux-tiers des données déjà acquises n’ont pas été dépouillées. Il reste également à publier les résultats obtenus dans une grande revue, sans doute Nature ou Science. Puis à étudier les propriétés de la nouvelle particule pour vérifier qu’elle possède bien les caractéristiques prévues par Peter Higgs et ses collègues. Si c’est le cas, le modèle standard tel qu’il est aujourd’hui sera validé une nouvelle fois. Si ce n’est pas le cas, comme l’indique Étienne Klein, «une nouvelle physique naîtra».

De toutes façons, le 4 juillet va ajouter une célébration à celle l’indépendance des États-Unis: celle de la découverte d’une nouvelle particule. Il conduira aussi, sans grand doute, à l’obtention du prix Nobel de physique par Peter Higgs, quatre-vingt trois ans, et présent ce mercredi au Cern. Probablement avec certains de ses collègues encore vivants, comme François Englert et Tom Kibble.— Michel Alberganti, 4 juillet 2012.



3. Lundi 13 février 2012. — Notre ami et collaborateur occasionnel, le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, est l'auteur de nombreux ouvrages et directeur de la revue Alliage. Nos lecteurs l'ont déjà rencontré deux fois sur notre site: le 7 février 2009 (note 4) pour sa postface aux Leçons sur l'Enfer de Dante, deux conférences données par le jeune Galilée sur la géométrie de l'Enfer, publiées chez Fayard et superbement illustrées; un an plus tard le 8 février 2010, dans Du côté des femmes, pour un texte de circonstance à propos du débat alors en cours sur la burqa. Le voilà revenu, toujours en février, 2012 cette fois et dans sa spécialité, à propos de nos articles et commentaires sur l'accélérateur de particules plus que sur le boson d'ailleurs:

Science et démocratie. — Un physicien soucieux de partager son savoir ne peut que se réjouir de l'enthousiasme dont vous faites preuve dans votre blog à l'égard de la physique des particules et tout particulièrement du boson de Higgs, dont la découverte éventuelle fait l'objet de récentes expériences au Cern.

Si l'intérêt scientifique propre de ces recherches n'est pas en cause, il me semble que les éléments suivants méritent d'être connus afin de mettre ces recherches en perspective. C'est que le grand accélérateur Large Hadron Collider (LHC) du Cern est un exemple révélateur de la Big Science actuelle:

• C'est l'un des projets scientifiques les plus coûteux jamais entrepris, son seul coût de construction ayant avoisiné les 8 milliards d'euros.

• Malgré sa finalité essentiellement fondamentale, il n'échappe guère au mercantilisme, car il offre de juteux marchés à nombre d'entreprises de haute technologie et ses promoteurs justifient d'ailleurs en partie son existence par son rôle de banc d'essai de technologies nouvelles.

• Il opère selon des procédures véritablement industrielles: les publications qui en sortent sont signées de plusieurs centaines de chercheurs, posant le problème de la notion même de création en science.

• Sa consommation électrique est égale à celle de tout le canton de Genève, c'est pourquoi il s'arrête en hiver, le prix du kWh étant rédhibitoire en cette saison.

• Et ce n'est pas par hasard que des résultats spectaculaires (mais hypothétiques) sont annoncés précisément en ce moment, histoire de maintenir la pression sur les financeurs publics pour la prochaine saison…

• Le caractère hautement sophistiqué de la discipline exclut toute possibilité que le citoyen lambda puisse à l'heure actuelle se faire une idée sur le sens et l'intérêt de ces recherches.

La technoscience est-elle soluble dans la démocratie? — Jean-Marc Lévy-Leblond.



2. 5 janvier 2012. — Il y a un peu plus de trois ans (texte ci-dessous), Peter Higgs nous émerveillait avec sa démarche entre rêve et raison, tandis que le CERN mettait en place le LHC (Large Hadron Collider — nous avons aimé le surnommer ici le Grand Collisionneur — qui en dépit de quelques menus déboires, est peut-être déjà en train de déboucher sur la découverte du fameux boson, dit de Higgs justement, du nom de son inventeur. Après six mois d'exploitation et quatre cent trillions de collisions entre protons, une dizaine de ces chocs aurait fait apparaître un boson furtif. Il s'agit cette année d'en provoquer trois à quatre fois plus, avec l'espoir d'attester définitivement de l'existence du beau boson avant l'été. Déjà présente, on l'a vu ci-dessous, la poésie ne perd pas ses droits: "Nous observons une mer bouillonnante et, de temps en temps, une vague passe au-dessus de la jetée. C'est une fluctuation qui ne nous intéresse pas. Nous devons descendre tout près de la surface de cette mer agitée pour trouver quelque chose qui sorte de l'ordinaire", dit Yves Sirois, chercheur du CNRS impliqué dans la recherche.

C'est qu'il s'agit, sous la frontière franco-suisse, de maintenir en permanence une température de - 271°, plus froide que celle de l'espace intersidéral, et d'un vide plus poussé, sur vingt-sept kilomètres de la ronde de tuyaux où circulent les protons, avec une consommation électrique supérieure à celle du canton de Genève. Pour des raisons d'économie, une pause est observée chaque année entre décembre et février. Le temps sans doute d'exploiter les données qui remplissent un CD-Rom par seconde de fonctionnement.

C'est le moment de se souvenir que c'est le CERN qui a inventé le web dans les années 1990, et depuis, construit la «grille», une architecture de dizaines de milliers d'ordinateurs entre grands centres informatiques, permettant aux données de circuler à des vitesses dix fois supérieures à celles des réseaux à très haut débit que les plus chanceux d'entre nous utilisent. Loin d'être un jouet coûteux pour quelques savants perdus dans leur cosmos artificiel, notre Grand Collisionneur met en évidence son rôle socio-économique, technologique, électronique, informatique et en science et production de nouveaux matériaux.

Dans ce qu'il montre clairement des rapports entre recherche fondamentale et quotidien de nos vies politiques, économiques et sociales, produire européen, le Grand Collisionneur est peut-être un de ces invités urgents et nécessaires au banquet des présidentielles.



10 septembre 2008. Le Grand Collisionneur (1). — Un entretien avec Peter Higgs, physicien britannique à Édimbourg entrouvre en peu de mots les frontières du rêve. Tout le beau côté de l'aventure humaine s'y révèle quasiment à chaque phrase. La mise en service du plus grand instrument de recherches jamais construit par l'homme, le Grand Collisionneur — c'est le nom donné à l'accélérateur de particules déroulant son anneau de vingt-sept kilomètres sous la frontière franco-suisse — a donné l'occasion à Olivier Dessibourg (Le Temps) de s'entretenir avec le parrain du boson de Higgs. C'est telle volupté mentale de lire cet entretien publié dans Le Monde du 10 septembre 2008, que nous lui faisons rejoindre aussitôt notre chapitre Parole d'homme:

O. D. — Vous êtes professeur émérite de physique à l'université d'Édimbourg. Qu'est-ce que ce boson, que vous avez imaginé au début des années 1960 et qui porte maintenant votre nom?
P. H. — C'est une particule élémentaire qui expliquerait pourquoi presque toutes les autres particules ont une masse. À ce jour, elle n'existe que sur le papier, car aucun accélérateur n'est parvenu à prouver son existence. C'est en partie pour cela qu'a été construit le
Large Hadron Collider (LHC) au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), qui devrait permettre de la voir. C'est alors une pièce cruciale du "Modèle standard", le plan élaboré depuis des décennies pour expliquer le "fonctionnement" de l'Univers, qui serait découverte.
O. D. — Est-ce si important de comprendre pourquoi les particules ont une masse?
P. H. — Cela revient à se demander pourquoi il faut accorder de l'importance à la physique des particules... Or les composants du Modèle standard ont été jusque-là si bien vérifiés, notamment au LEP (
Large Electron Positron Collider, l'ancien accélérateur du CERN), qu'il serait difficile d'apprécier tous ces succès si ce crucial ingrédient manquant qu'est le boson de Higgs n'existait pas. Si tel était le cas, je ne comprendrais plus rien à rien...
O. D. — Quelles seraient alors les autres explications possibles?
P. H. — On pourrait trouver non pas une seule particule, mais une particule composite. Cette idée est même plus attrayante mathématiquement. De toute façon, toute découverte serait pour moi au mieux la fin d'un chapitre, une opération qui devrait permettre à mes collègues de porter leur attention au-delà de cette question.
O. D. — Quel est le prochain chapitre?
P. H. — Pour le LHC, la chose la plus intéressante serait de trouver des éléments étayant la théorie de la supersymétrie (qui postule qu'à chaque particule est associée une particule plus lourde; elle a pour objectif d'unifier toutes les forces fondamentales présentes dans l'Univers).
Par ailleurs, les cosmologistes tendent déjà à supposer que le boson de Higgs existe et l'utilisent dans leurs travaux. Désormais, ils butent sur les concepts de matière et d'énergie sombres qui rempliraient 96 % de l'Univers et dont on ne connaît quasiment rien. Or découvrir des particules supersymétriques permettrait d'avancer drastiquement dans ce domaine. Enfin, peut-être découvrira-t-on des traces de choses inconnues...
En sciences, et en physique surtout, on a l'impression que plus on ouvre de portes, plus les chemins se séparent. Certains parlent même de "crise" et demandent de tout reprendre depuis le début... Si les nouvelles questions qui se posent sont impossibles à résoudre dans le cadre des structures théoriques établies, oui, c'est une crise. Mais sinon, tout repose peut-être simplement sur l'écart qui sépare souvent les théories de la possibilité de les vérifier expérimentalement. Il ne faut donc pas tout jeter aux orties, tant certaines constructions théoriques ont été jusque-là magnifiquement démontrées. Au contraire, il faut être encore un peu plus intelligent et chercher ce qu'on a manqué dans tout cela.

Image: La signature tant attendue du boson de Higgs. Simulation informatique de la collision de particules (protons) qui prouverait l’existence du boson de Higgs. C’est ce type d’images qui sera activement recherché dans le futur accélérateur du Cern. © CERN / SPL / COSMOS.

lundi 23 avril 2012

Liberté, égalité, propriété, Bentham




Alors que, des semaines durant, Le Monde a consacré quotidiennement quatre pages aux pseudo-révélations de Wikileaks, dont il était le partenaire officiel en France, voilà qu'avec une belle effronterie, un article paru le 20 avril dernier Julian Assange, recrue de la «télé Poutine» n'a, avec juste raison cette fois, pas de mots assez durs pour fustiger celui qui après avoir menacé sans l'ombre d'un scrupule la sécurité, voire la vie, de milliers de gens, exilés, résistants, véritables combattants de la liberté à travers le monde, piétine à présent de fait la mémoire d'Anna Politkovskaïa et le travail autrement courageux mené par Rospil. Car les faits sont là:

Julian Assange a interviewé Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, pour la chaîne Russia Today. L'entretien avec le dirigeant du mouvement chiite libanais a été diffusé mardi 17 avril, et peut se retrouver sur Internet. C'est la première d'une série de douze émissions où Assange promet une «quête d'idées révolutionnaires qui peuvent, demain, changer le monde». Russia Today est une chaîne financée par l'État russe, un organe de propagande pour le Kremlin, qui se présente comme une alternative à la vision «occidentale» de l'actualité mondiale livrée par CNN ou la BBC.

Un peu plus loin l'article continue néanmoins à estimer que:

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir un zébulon prétendument en croisade contre le mensonge d'État s'allier avec la télévision d'un pouvoir versé dans l'arbitraire et obsédé par le contrôle des ondes.

Où est le «paradoxe»? Dès la parution de ces scoop juteux en décembre 2010, nous avons pu écrire notre texte: L'Obscure clarté de Wikileaks et en contrepoint une note sur La chambre claire de Rospil. Il ne s'agit pas ici de se vanter d'une quelconque lucidité mais au contraire de montrer qu'un quidam moyennement informé pouvait facilement voir les tenants et les aboutissants du personnage et de l'entreprise: en effet une obsession anti-américaine, une servilité sans limites au regard des principales dictatures et un préalable conspirationniste sur tous les aspects de la vie internationale, dont chacun sait qu'il finit toujours par identifier les mêmes complotistes et les mêmes boucs émissaires au profit des manipulateurs de foules, aujourd'hui un Hassan Nasrallah par exemple.

Nous prenons à présent ce nouveau risque de considérer que les entreprises menées par exactement n'importe qui sous le nom d'Anonymous relèvent d'une démarche analogue. Au prétexte de liberté, conçue sommairement comme une levée de tout interdit, au mépris de toute création, de toute culture, de toute raison — comment s'attaqueraient-ils réellement à autre chose? —, sous une esthétique de l'amusement considéré comme une théorie et une pratique politiques radicales, des gens tirent leurs forces de compétences techniques en piratage et d'un anonymat soigneusement orchestré — «Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Préparez-vous à notre arrivée» — et en marque de fabrique la revendication d'un degré zéro de la pensée.

En effet, un autre long article publié dans Le Monde Culture & idées du 21 avril 2012, Société Anonymous, donne sur cette nébuleuse de nombreux détails et informations, par exemple:

une liste de trente-cinq règles [dont] certaines sont parlantes : «Règle n° 15: plus une chose est belle et pure, plus il est satisfaisant de la corrompre». Le "Lulz" [synonyme de "LOL" = mort de rire] donne tous les droits, y compris celui de se contredire d'une minute à l'autre ou de tenir des raisonnements illogiques. Pour expliquer leur mode de fonctionnement, les Anons parlent d'un «Hive Mind», un «esprit de ruche», comme chez les abeilles. Si un internaute fréquente assidûment les sites du mouvement, il saura instinctivement ce qu'il doit faire le jour où il décidera de participer à une action. Les décisions sont prises sans vote, par «consensus approximatif», après des débats souvent très décousus.

Éloge de l'illogisme et de l'irrationalité, esprit de ruche et de légion, initiatives miliciennes assurées par avance de toute impunité liée à l'usage de l'anonymat, appel à l'instinct, le fascisme déballe tout son arsenal. La nouveauté étant qu'il détourne à son profit avec une redoutable insolence les valeurs de résistance et de libertés qui fondaient jusque-là l'esprit démocratique et socialiste.

Troisième rapprochement osé? Parmi les candidats républicains restant en lice contre le président Barack Obama sortant, Ron Paul cultive son originalité de «papy libertarien» auprès de larges fractions de la jeunesse, d'individualistes anarchistes, d'ennemis de toute intervention de l'État, et se constitue en idole dans de nombreux réseaux sociaux qui vont jusqu'à vanter son progressisme en matière sociale, quand chacun se souvient par exemple de l'opposition radicale et relativement efficace du parti républicain face à la politique de santé voulue par Barack Obama. Les prises de position de Ron Paul apparemment singulières dans son propre camp sur le rôle des États-Unis dans le monde, mais en réalité simplement isolationnistes, ne peuvent pourtant faire longtemps illusion et masquer ce fait qu'au nom d'une conception individualiste, ludique et superficielle de la liberté vue côté nantis ou ceux qui se vivent comme tels, il demeure l'une de figures ratissant large de la pire droite américaine, proche du Tea Party, du Ku-Klux-Klan, et des milieux conspirationnistes.

Nous sommes dans «un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. [...] La seule force qui [...] mette en présence / rapport [acheteurs et vendeurs de marchandises] est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre‑échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir
[...] nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par‑derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. — Karl Marx, Le Capital, livre I, section II, chapitre VI: Achat et vente de la force de travail).

© Photographie: l'un des divers logos de la nébuleuse Anonymous.

dimanche 27 novembre 2011

La nébuleuse "Ralentir travaux"



Ceux qui nous suivent le savent déjà, Ralentir travaux est le centre d'un ensemble de quinze dossiers à vocation différente: Liber@ Te pour les questions de politique et de libertés, Italiana, Manhattania, Judaica pour nos principales attaches culturelles, et un groupe de dossiers sur le cinéma, Les Trains de Lumière, complété de plusieurs dossiers spécialement consacrés à Paul Carpita, Bruno Dumont, Jean-Luc Godard, Raphaël Nadjari, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, et Frederick Wiseman. Au-delà de mes dettes personnelles, un dossier particulier est aussi consacré à la mémoire de Maximilien Vox et, Les Goûts réunis, à la cuisine de Tunisie et d'Italie. Penser par Images et par sons donne accès à des photographies, de la peinture, des films et des sons. Enfin, Édits et Inédits donne accès à divers textes dont chacun jugera de l'intérêt.

Nous y ajoutons aujourd'hui une page Facebook, spécialisée dans le cinéma et surtout dans les délices visuelles et sonores plus brèves, et plus éphémères qui ne seront pas publiées dans notre site, bien trop sérieux pour ces batifolages, dommage! Elle mentionnera toutes les nouveautés du site pendant un trimestre, mais ne conservera que les notes autour du cinéma. L'économie particulière de la page Facebook permet le recours aisé à des nouvelles brèves, des images, des vidéos et à leur partage, que nous ne pouvons envisager de mettre sur le site lui-même, malgré leur intérêt. Par ailleurs, tous les commentaires y seront ouverts sur tous les articles du site. Nous invitons nos lecteurs à nous rejoindre aussi sur notre page Facebook.

© Francesco Angelini: La Luna, in Penser par images et par sons.

mercredi 2 février 2011

Des jours et des nuits dans les rues




Voilà bientôt deux mois que des mouvements politiques et sociaux importants secouent un pays, puis deux, et rien n'indique qu'ils vont s'arrêter à ces frontières, ni même à celles du monde arabe. Il est frappant, jusqu'à présent au moins, que ces mobilisations physiques qui se donnent tout de même pour but non négociable le renversement des régimes en place, trouvent leur force et d'une certaine façon leur unité autour de deux revendications essentielles: survivre moins pauvrement, et exister plus librement.

Frappant aussi de constater l'absence totale de banderoles ou de mots d'ordre anti-occidentaux, de drapeaux américains brûlés, de slogans hostiles à Israël. Y compris de la part des porte-parole et dirigeants islamistes en Égypte et en Tunisie, qui demeurent discrètement en observation et, s'ils parlent, c'est pour en appeler au modèle turc, et à son islamisme autoproclamé «modéré»: une Turquie qui, si l'Europe n'a pas su lui proposer un cadre durablement attirant, n'a pour autant pas encore complètement révisé ses choix politiques internationaux, vis-à-vis des États-Unis et même d'Israël, malgré les changements que peu à peu elle y introduit.

Frappant de constater aussi que cette absence d'hostilité, pour extraordinaire qu'elle soit, soit si peu soulignée et analysée: pour l'essentiel, ces rues pleines de gens ont compris, au moins objectivement, à quel point instrumentaliser religion et nationalisme était aujourd'hui contre-révolutionnaire. Rues d'autant plus pleines d'ailleurs que les dictateurs affolés coupent les communications domestiques et offrent ainsi aux gens les rues et les places pour se parler et se rencontrer, autrement que dans la sotte haine de l'étranger. Les réseaux internet, occidentaux justement, palliant aux silences des leurs, parfois à leur façon.

Jusqu'ici, les seuls à tenter de dévoyer le sens de ces mouvements, profondément économiques, sociaux et politiques sont évidemment le dictateur iranien, acteur non arabe mais musulman, par la voie de son porte-parole officiel: «Avec la région qui prend une nouvelle forme et l'évolution en cours, nous espérons voir naître un Moyen-Orient qui soit islamique et puissant, et en mesure de résister aux occupants sionistes»: gageons que la réflexion sur les événements en cours et les projets doivent être assez différents dans l'opposition démocratique iranienne si durement frappée depuis maintenant dix-huit mois. Mais aussi la chaîne Al-Jazeera, dirigée à présent carrément par un membre du Hamas, qui trouve le moment venu de terminer de saper l'Autorité Palestinienne par la spectaculaire divulgation de documents soi-disant secrets bien qu'ils soient connus de tous depuis longtemps, en la désignant comme traître à la cause antisioniste, accusation relayée par les putschistes du Hezbollah libanais, et, chez nous, par l'étrange héraut de la liberté de la presse Mediapart qui offre son relais technique à la chaîne spécialisée dans la diffusion et la propagation des idées islamistes les moins «modérées», et titre ainsi les événements: «Al-Jazeera continue d'émettre en Égypte. Les Américains placent en Égypte leurs collabos pro-américano-israéliens». Qui titre, ou qui laisse titrer par ses mille virtuels pseudonymes: ce qu'on éructe avec violence sur l'internet tue moins que ce que, le plus clairement et paisiblement possible, ces hommes et ces femmes tentent de dire avec leurs corps et leurs voix.

Certes, les États-Unis, Israël, et l'Europe ne peuvent se dispenser de réfléchir sur leurs attitudes et responsabilités passées et présentes dans les évolutions en cours. Et les mouvements islamistes, y compris tunisiens et égyptiens, ne sont subitement pas devenus de débonnaires forces de progrès. Si divisés soient-ils, ils ont en commun cette certitude que leur temps viendra forcément et qu'il serait contre-productif de se confronter dès aujourd'hui aux femmes, aux jeunes gens, aux masses ouvrières et paysannes en mouvement, et se révéler ainsi comme de cyniques récupérateurs. D'expérience tacite ou de raison acquise, ces foules mobilisées savent ou pressentent qu'une hystérie guerrière et fanatique ne pourrait être invoquée que pour faire avorter ces puissantes et fragiles luttes en cours, et les livrer de nouveau pour longtemps à la violence d'État, physique et spirituelle.

© Photographie: Maurice Darmon, Union Square, juin 2009.

lundi 31 janvier 2011

Boulevard de la calomnie




Suite à la campagne d'intoxication menée dans la presse à propos de l'annulation de la réunion autour de Stéphane Hessel, Monique Canto-Sperber, directrice de l'École normale supérieure (rue d'Ulm) rétablit les faits. Où l'on mesure l'ampleur et la facilité des manipulations médiatiques, le cynisme de gens qui profitent du respect dû à leur profession, à leur savoir et à leurs mandats syndicaux pour mentir éhontément puisqu'ils savent d'où viennent les vents qui portent leurs voix, et malheureusement aussi la vulnérabilité de Stéphane Hessel, dont chacun pourra donc constater qu'il a préféré joindre son indignation aux gesticulations de faussaires plutôt que rétablir calmement sa part de vérité.

Pourquoi j'ai annulé un meeting propalestinien. l'ENS ne pouvait soutenir un boycottage universitaire. — Il est abondamment question dans la presse, depuis quelques jours, de l'annulation de la réunion que Stéphane Hessel devait tenir le mardi 18 janvier à l'École normale supérieure (ENS), dont je suis la directrice. Certains déplorent les pressions qu'aurait exercées le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) sur la direction de l'ENS, d'autres croient voir la liberté d'expression bafouée. Dans ce vacarme d'indignation sincère et de mauvaise foi mêlées, peut-on faire entendre les faits et les raisons ?

J'ai décidé d'annuler la réservation de la salle prévue pour ce meeting, dix jours avant la date où il devait se tenir. Je l'ai décidé seule. Si une situation analogue se présentait de nouveau, j'agirais de la même façon. Je n'ai eu aucun contact avec le CRIF. Au moment où j'ai pris cette décision, j'ignorais les démarches entreprises par plusieurs personnalités. Quiconque souhaitait savoir ce qui s'était vraiment passé n'avait qu'à me le demander. Mais les faits ou les explications se sont vite trouvés dépourvus d'intérêt. Une rumeur était lancée, et elle progressait en roue libre sur Internet, et même dans nos journaux d'information.

Voici les faits. À la mi-décembre 2010, une demande de réservation de salle émanant d'un chercheur de l'ENS m'a été soumise. Il s'agissait de réunir autour de Stéphane Hessel des normaliens et quelques personnalités pour débattre de la liberté d'expression. À cette requête, j'ai donné évidemment mon accord. Stéphane Hessel sera toujours accueilli dans notre école pour exposer ses idées et discuter avec nos élèves. J'ai eu maintes fois l'occasion de le lui dire.

Le 7 janvier, des amis m'ont transmis l'annonce de la réunion telle qu'elle circulait très largement sur de nombreux sites. Je regrette qu'aucun des articles qui ont consacré tant de colonnes à commenter ma décision n'ait jugé bon de reproduire cette affiche. Chacun aurait pu constater qu'il ne s'agissait aucunement d'une réunion interne à notre école entre Stéphane Hessel et des élèves, mais d'un meeting organisé par le collectif Paix Justice Palestine.org, qui soutient, entre autres, le boycottage des universitaires israéliens. L'appel largement diffusé laissait prévoir une assistance importante et totalement extérieure à l'école. J'ai aussitôt pris la décision d'annuler la réservation de la salle.

J'avais été trompée sur la nature exacte de cette réunion, ce qui est à soi seul un motif d'annulation. L'École normale supérieure est un établissement de recherche et d'enseignement. Elle est aussi un lieu de débat, de réflexion, et de critique. Elle abrite de nombreux cercles d'études politiques. Y sont souvent organisées des réunions sur des sujets liés à l'actualité, y compris celui du Moyen-Orient, avec le souci d'une pluralité minimale de points de vue et le souhait d'un approfondissement dans la connaissance et la réflexion.

Ceux qui étudient et enseignent à l'ENS sont souvent engagés dans la réflexion politique, en cela ils prolongent la tradition de notre école. Mais ils n'avancent pas masqués, ils annoncent clairement la nature de la réunion qu'ils souhaitent organiser (interne, ou bien ouverte au public) et discutent avec nous de la façon dont nous pouvons, et parfois ne pouvons pas, l'accueillir. En particulier, nous ne souhaitons pas la tenue à l'école de meeting sans débat, où l'on ne fait que confirmer à plusieurs l'énoncé d'un point de vue.

J'ajoute qu'un rassemblement comme celui qui s'annonçait aurait très probablement, du moins c'est ainsi que j'en ai jugé — à tort ou à raison, je suis prête à en débattre —, entraîné des affrontements; dans un tel cas, nous n'aurions absolument pas eu les moyens d'en assurer la sécurité. Entendre invoquer des motifs de sécurité fait souvent sourire, il est facile d'y voir un prétexte facile à produire. Mais tous ceux qui ont la charge d'un lieu qui accueille le public savent combien le souci de la sécurité est devenu obsédant, et aucun directeur d'établissement ne peut prendre raisonnablement le risque, même minime, d'un incident grave lorsqu'il a des raisons de le redouter.

Nous avons aussitôt fait part de cette décision au chercheur qui avait réservé la salle. Nous lui en avons expliqué les raisons. Nous lui avons proposé notre aide pour trouver rapidement un autre lieu dans Paris afin d'y tenir la réunion. Nous lui avons aussi fourni de nombreux contacts.
Voilà les faits, à première vue bien insignifiants. Cet épisode a toutefois provoqué une cascade d'articles et de prises de position, le plus souvent ignorantes de ce que je viens de rapporter. J'y ai reconnu l'expression des délices éprouvés à adopter la posture de victime et une surenchère de jugements édifiants. C'est ainsi que deux secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature parlent dans un article de "l'annulation, à la demande du CRIF, d'une conférence-débat qui devait se tenir à l'École normale supérieure" (la présomption d'innocence est bien mal en point dans notre pays si même des magistrats jugent sans enquêter).

C'est ainsi encore que plusieurs professeurs de philosophie, anciens élèves de l'ENS, dont certains, du moins je le pensais, sont mes amis, s'indignent que le CRIF impose ses vues. Édifiant spectacle que celui de ces professeurs, "Et sur moi le soir tombe", qui, dans un jugement d'autorité que justifie à leurs yeux leur passé d'engagement politique, rappellent à l'ordre la directrice de leur chère école. Lui reprochent-ils sérieusement de n'avoir pas compris que dans la pensée de Stéphane Hessel se tenaient, non une bien-pensance à la fois critique et fort dogmatique, mais le souffle créateur de la pensée et la vision puissante des combats pour la liberté?

J'ajoute, puisque cette tribune m'en donne l'occasion, que l'École normale supérieure entretient des liens précieux d'un point de vue scientifique avec des universitaires et des équipes de recherche israéliennes. Aucune réunion publique appelant à les rompre n'aura lieu avec mon accord à l'ENS.

Depuis une semaine, on parle de l'École normale supérieure dans la presse, et cela à propos de l'annulation de la réservation d'une salle. Que n'a-t-on plutôt traité des mutations de notre école et du rôle qu'elle veut aujourd'hui jouer dans la réflexion sur les filières d'élite, sur l'ouverture des enseignements à la recherche et à l'innovation et sur la capacité que peut avoir un établissement sélectif de reconnaître les talents ? Pourquoi n'a-t-on pas mentionné le combat que mène l'ENS pour la défense des valeurs liées au savoir, à la recherche et à la qualité de la transmission, aujourd'hui bien malmenées?

Pourtant, l'enjeu est de taille car il s'agit de remédier à la plus redoutable forme de relégation sociale présente dans notre société et aussi de rappeler que des cultures sans savoir et sans étude deviennent vite des cultures somnambules. Puisqu'on parle depuis plusieurs jours de liberté d'expression, ne devrait-on pas d'abord en défendre la condition la plus sûre : l'accès à une éducation capable de former des esprits libres et critiques et le refus de l'oligarchie du savoir ? Là, ce sont de vraies victimes, mais des victimes sans voix, donc on les ignore.Monique Canto-Sperber, philosophe, directrice de l'École normale supérieure (rue d'Ulm), texte paru dans Le Monde du 28 janvier 2011.

vendredi 14 janvier 2011

Tunisie: journée des dupes?





Après avoir usé et abusé du pouvoir durant vingt-trois ans, le président de la République tunisienne espère étouffer l'insurrection en cours dans le pays qu'il ne dirige plus en promettant de ne pas se représenter en 2014, ce qui signifie implicitement qu'il supplie lamentablement son peuple de le supporter encore deux ans. Au moins car, comme tout citoyen le sait, les promesses n'engagent que ceux qui y apportent foi. Après tout, lui et son clan se retireront fortune faite et, en réalité, il ne se représentera pas, seulement s'il est assuré de perdre. Il promet ensuite de ne plus faire tirer à balles réelles sur ses compatriotes, ce qui montre que, jusqu'ici, cette activité lui paraissait dans la nature des choses. Ou encore, il promet en sanglotant trois cent mille emplois dans les plus brefs délais et montre sa bonne volonté vis-à-vis de la liberté d'expression en débloquant l'accès à Youtube et à Dailymotion, ce qui ne sont pas les uniques sites où se forment les opinions et les consciences politiques. Et d'organiser cyniquement le soir même des manifestations de soutien et de réjouissances parcourant la capitale.

Devant cette évidente volonté de fabriquer une journée des dupes, les représentants de l'opposition ne sont pas loin de se féliciter de ces résultats. Ainsi Ahmed ben Brahim, chef du parti Ettajdid (ex-communiste, un député au Parlement): «C'est positif, le discours répond à des questions qui ont été soulevées par notre parti»; ainsi Mustapha Ben Jaafar, chef du Forum démocratique pour le travail et les libertés, membre de l'Internationale socialiste: «Ce discours ouvre des perspectives»; ainsi Bouchra Bel Haji, militante des droits de l'homme, s'estime devant «un discours historique [où Ben Ali] nous a libérés et s'est libéré lui même». L'un d'eux ou un autre dont j'ai oublié le nom et la fonction, ne faisant plus confiance à Ben Ali, réclame un gouvernement d'union nationale pour appliquer CE programme.

Un peuple adossé à une civilisation si ancienne, si diversifiée et une histoire si riche et si complexe, y compris durant son moment colonial et son temps de construction d'une société démocratique ne peut pas avoir consenti tant de sang en ce terrible mois tunisien, pour simplement retrouver Youtube. Ni même Facebook ou Wikileaks. Ni pour croire à présent en des opportunistes fascinés par l'occasion d'élections générales, a priori lointaine mais qu'ils voudraient rapprocher à peu de frais, en faisant en prime l'économie de réfléchir à tout programme, puisque celui de Ben Ali leur suffit.

Aujourd'hui, c'est la Tunisie qui nous l'enseigne et sans doute bientôt l'Italie en situation fort semblable: un jour après l'autre, rien n'est beaucoup plus grave que la veille, et pourtant les citoyens se retrouvent devant l'insupportable et préfèrent le saut dans le lendemain. Même si, devant l'imminent avenir, ils se savent en grand danger et sont assez grands pour constater que, parmi les composantes et héritages de la dictature moribonde dont ils veulent s'évader, ils sont pour le moins démunis de propositions et de perspectives.



PS. Dans la seconde qui a suivi la mise en ligne de ce billet (14h 39), nous avons été visités par l'Agence Tunisienne Internet. À mettre en liaison avec cette mise en garde sur le Site Geek Passion?

Depuis quelques jours, des rumeurs annoncent que le gouvernement tunisien de Ben Ali espionneraient les utilisateurs de Yahoo, Gmail et Facebook afin de remonter les éventuels meneurs des attaques des sites gouvernementaux ou autres sur internet. En plus de la rumeur qui enfle sur le web, The Tech Herald annonce que le gouvernement tunisien profiterait du Fournisseur d’accès internet ATI ( Agence tunisienne d’Internet) pour tenter de récupérer login et mot de passe des utilisateurs tunisiens de Facebook, Gmail et Yahoo par divers procédés dont l’injection de code javascript. Le gouvernement tunisien de Ben Ali semble en effet prêt à tout pour retrouver la trace des Anonymous qui sévissent sur le web et qui diffusent des vidéos sur Facebook, YouTube pour dénoncer la réalité de terrain en Tunisie et dénoncer les atrocités commises par le gouvernement en place.

Et à se demander aussi si redonner l'accès à Youtube et à Dailymotion aux Tunisiens est bien destiné à servir la liberté d'opinion.

PS 2. 15 janvier 2011. — Ainsi, moins de quatre heures après ce message, le roi nu a donné à nouveau l'ordre à sa police de tirer à nouveau sur les gens, à dix-sept heures trente. Ainsi, sa fille et sa femme sont parties avant lui et s'est-il sauvé vers l'Arabie Saoudite, en catimini, laissant «de façon temporaire» les choses en l'état à son ministre. Ainsi, ses milices et ses gangs ont-ils pillé et mis à sac Tunis durant la nuit, non pas seulement pour le plaisir inassouvi de continuer à se servir, mais surtout pour entretenir une tension qui leur permettra de jouer sur tous les tableaux, y compris celui de forces qui ont été absolument absentes dans cette insurrection, mais qui pourraient bien être tentées d'y nicher leur révolution. Et qui auraient donc besoin du désordre dans les rues, dans les esprits, dans les cœurs, dans les partis et factions dont nous avions noté hier à quel point leurs donneurs d'ordre étaient pris de court, depuis à peine vingt-trois ans.

© Photogramme: Ingmar Bergman, La prison, 1949.

dimanche 26 décembre 2010

La proche présidence d'Anastasie




Une Autorité Nationale des Médias et des Communications vient d'être créée avec pouvoir de sanctionner les chaînes de radios, de télévisions publiques et privées, presse écrite, sites et blog de l'internet. À sa tête, sa présidente a été nommée pour neuf ans et les quatre autres membres sont proches du parti du Président. La Constitution vient d'être modifiée afin de pouvoir agir dans ces domaines par simple décret. Sa tâche est de veiller à ce que les informations soient «équilibrées politiquement» et ne «menacent ni les minorités ni les majorités». Cette Autorité a désormais le droit d'inspecter ordinateurs et documents de tout organe de presse, en l'absence de tout délit. Les organes de presse ont l'obligation de dévoiler leurs sources dès qu'elle juge le sujet sensible pour la sécurité nationale. Les rédactions des chaînes publiques ont été démantelées et doivent s'alimenter à un fonds d'informations centralisé et gratuit, destiné également à tous les organes de presse. Toute infraction de la part des télévisions est passible d'une amende de 700 000 euros et de suspension d'antenne d'une semaine, et de 89 000 euros pour la presse écrite ou en ligne.

Cette loi a été adoptée dans la nuit du 21 décembre 2010 au Parlement. Des manifestants se sont rassemblés place de la Liberté, des députés ont apposé sur leurs lèvres du ruban adhésif, mais la loi créant cette Autorité a obtenu une large majorité. La présidente de cette Autorité s'appelle Annamaria Szalaï. La loi promulguée doit entrer en vigueur le 1er janvier 2011 en République de Hongrie, le jour où ce pays succédera au Royaume de Belgique à la présidence tournante de l'Union Européenne.

Lithographie: J. J. Grandville (1803-1847), Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, vers 1832.

mardi 14 décembre 2010

La chambre claire de Rospil



Un blog russe existe, Rospil.info, animé par un certain Alexeï Navalny, avocat de trente-quatre ans, et lauréat pour quelques jours encore d'une bourse de six mois à Yale University. De nombreux journaux et des speakers de radio ou de télévision reprennent un article de Marie Jego, publié dans Le Monde du 10 décembre 2010 La Russie a son Wikileaks à elle, seule source disponible en français pour l'instant sur ce site, contrairement à l'avalanche que provoque celui de Julian Assange.

Paresse ou manie de la formule accrocheuse au sacrifice de la vérité? Tous ces médias commencent par le comparer à Wikileaks alors que, sous son titre désastreux dont on sait qu'ils sont en général l'apanage des comités de rédaction plutôt que de la seule conscience morale des auteurs, l'excellent article de Marie Jego dit et surtout montre qu'il en est l'exact contraire. Rospil.info ne s'occupe pas de diplomatie, ni même de politique, mais d'exercice du pouvoir en Russie, trois niveaux et notions qu'il conviendrait de soigneusement distinguer lorsqu'on veut réfléchir sur Wikileaks. Il n'a accès à aucun secret, ou note confidentielle mais il étudie soigneusement les contrats, les budgets des grands chantiers, les rapports de l'équivalent de la Cour des Comptes pour ne publier que des faits avérés dans la sphère politique et économique, corruption, détournements de l'argent public, ce que les citoyens russes nomment rospil et qu'en bonne démocratie, ils devraient normalement connaître. Enfin, il accompagne toutes ses révélations de plaintes devant les tribunaux ou de demandes d'enquêtes. Toute comparaison est donc fallacieuse et méprisante à l'égard de ce vrai combat politique pour l'information.

D'autant que les six mois universitaires se terminent et que le jeune avocat rentre bientôt dans son pays. Il dit qu'il n'a pas peur et qu'il le fera. Quand, en octobre dernier, Alexeï Navalny, largement relayé par les journaux russes, a révélé les détournements opérés par le groupe public Transneft, ce monopole de construction des oléoducs a aussitôt reçu les félicitations du premier ministre Vladimir Poutine «pour le bon travail accompli». C'est dans ce pays, son pays qu'Alexeï Navalny revient. Au pays d'Anna Politkovskaïa.

© Photographie: Jimmy: 11 octobre 2006, à la mémoire d'Anna Politkovskaïa.

jeudi 9 décembre 2010

L'obscure clarté de Wikileaks




Tout était visible en 1942: les collègues de travail licenciés du jour au lendemain, les étoiles jaunes cousues sur les vêtements, les panonceaux sur les portes des commerces, l'exposition consacrée au
Juif et la France, la rafle du petit matin le 17 juillet, l'inhabituelle affluence au Vélodrome d'Hiver, les autobus, les capes et les képis blancs, les immeubles de Drancy, les appartements des voisins devenus silencieux et vides et leurs concierges, ou ceux du 93 rue Lauriston ou du 3bis place des États-Unis. Et pourtant, on ne savait pas. Disparue la génération taiseuse des survivants, la relative rareté des documents sur l'extermination a ouvert le chemin aux révisionnistes et négationnistes de tous bords, imaginant d'autres coulisses, montant une autre scène cachée, celle du complot sioniste mondial s'asseyant sur une légende pour mieux étendre sa domination. Qui selon les mêmes, ne seraient pas étrangère au 11 septembre 2001, tant il y auraient de secrets, c'est-à-dire de vérités, qui nous demeureraient cachés.

Depuis 2007 — si nous laissons de côté les observations de nos anciens paysans depuis le début du XXe siècle et qu'on mettait peut-être trop facilement sur le compte de leurs nostalgies de jeunesse —, nous avons les éléments en main pour savoir que notre planète est en transformation climatique incontestable et qu'il y a une certitude quasi totale que l'activité humaine y prend une grande part. Le phénomène est à présent visible dans les faits et, sans confondre météorologie et climat, nous voyons les catastrophes dites naturelles changer de proportions, d'échelle, de violence, nous vivons la décennie la plus chaude jamais enregistrée, et particulièrement l'année 2010. Mais des fuites organisées par des ignorants autour de mails de savants, ont contribué à troubler durablement les esprits citoyens et le sommet de Copenhague en nous présentant des complots et conjonctions d'intérêts secrets, forcément plus vrais que ce que nous donnaient alors à voir le visible et le démontré.

Tout est visible aujourd'hui et depuis longtemps du président iranien, du nôtre ou du premier ministre italien, des mauvaises volontés, des manœuvres de gouvernants sur des questions essentielles, et surtout nous constatons par nous-mêmes les résultats.
Wikileaks et tous ses télégrammes ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà, ni sur le personnel diplomatique et politique, ni sur les nécessités de zones d'ombres pour le gouvernement des hommes.

Après l'ordinaire «feuilleton de l'été», qui a pour fonction de remplir le temps creux du visible en politique, et dont nous n'avons d'ailleurs pas été épargnés — l'été étant, aussi pour les mêmes raisons d'invisibilité, la saison historiquement fréquente de graves décisions de politique intérieure et internationales — voilà que
Wikileaks étend jusqu'à l'automne le temps des écrans de fumée: des journaux qui se vantent angéliquement de trier, d'organiser, de certifier, de discipliner, de démocratiser son tas de fuites en arrivent à consacrer quotidiennement plusieurs pages à ces fadaises sensationnelles dont ils espèrent qu'elles nous passionnent, alors qu'elles nous lassent et qu'elles alimentent les rumeurs plutôt que notre information. Et tout cet espace, cinq ou six pages par jour, gaspillé à révéler ce que tout le monde sait et sait qu'il faut faire semblant de ne pas savoir que ce doit être tu, est devenu indisponible pour le visible de la scène politique et éventuellement pour les «tribunes libres», la seule qui doive nous concerner et nous mobiliser en tant que citoyens, celle où nos gouvernants posent réellement leurs actes, et dont ils préféreraient que nous ne leur opposions pas réellement les nôtres, trop durablement et trop intelligemment.

Nous savons tous que la politique ne peut se confondre avec la transparence et encore moins la diplomatie. Nous savons pertinemment qu'au-delà de la scène, existent en coulisses des tractations, des compromis, des mensonges et des doubles jeux. Pris individuellement ou collectivement dans les pièges de l'Histoire, nous les souhaiterions sans doute. Le crime de
Wikileaks et des journaux qui prétendent ordonner démocratiquement l'aubaine et servir ainsi l'humanité — alors que reviendra vite l'inévitable temps des juteuses surenchères et des ignobles faux scandales réputés vendeurs sous l'alibi de la transparence — est de contribuer à nous faire croire que ses révélations sont par nature plus vraies du seul fait qu'elle nous auront été cachées, à faire de nous des voyeurs las et à jamais impuissants d'un jeu qui continuera forcément à nous échapper. Alors que nous devons garder les yeux grands ouverts ou, grâce aussi aux journaux ou malgré eux, apprendre à les ouvrir. La politique que nous avons à juger, c'est celle, bien réelle, des actes de nos gouvernants: leurs lois, leurs guerres, leurs comportements, leurs responsabilités ou leur laisser-faire devant les injustices sociales, les discriminations, les dénis de justice, les intérêts financiers, économiques et militaires qu'ils servent, appuient ou encouragent, leurs efforts concrets en matière d'Europe, de climat, de résolution des conflits armés. Apprendre à distinguer de nos yeux l'acte de son clinquant, et ne jamais oublier aussi que la diplomatie et la politique ont besoin de fausses fuites et de faux télégrammes et que celles dont Wikileaks voudrait abreuver le monde n'ont aucune raison d'être les seules innocentes.

Le crime de
Wikileaks et de ses relais est de contribuer dans les faits à la confusion entre diplomatie, politique et pouvoir, et à donner pour plus vraies des fuites, vraies pour cette seule raison qu'elles sont des fuites, que les actes politiques, diplomatiques et d'exercices de pouvoir réels posés devant nous et sur nous, de donner consistance à une vision complotiste et conspirationniste de notre histoire et de notre présent. Et forcément de favoriser un jour ou l'autre la recherche persécutrice des boucs émissaires, ceux qui dans l'ombre savaient, et cyniquement nous mentaient.

La particularité actuelle des fuites de
Wikileaks est de concerner la diplomatie américaine et seulement très indirectement l'européenne, ou la russe, la chinoise, la saoudienne ou l'iranienne dont on peut supputer aussi les triples et quadruples fonds. Elle contribue donc — c'est l'intention proclamée de Julian Assange même si pour le moment rien ne lui donne vraiment raison, mais Wikileaks compte bien davantage, avec grand risque d'y parvenir, sur la rumeur et l'effet de masse plutôt que sur les faits — à désigner trop naturellement qui est le grand méchant dans ce monde, qui manigance tout, nous cache tout, tisse au quotidien notre malheur et notre supplice. Elle renforce les courants qui voudraient nous désespérer de tout avenir en nous présentant comme d'inconscientes marionnettes manipulées par de perfides profiteurs, principalement localisés outre-Atlantique. Et aux États-Unis, elle renforce surtout les adversaires néo-conservateurs et républicains de l'actuel gouvernement fédéral et prépare la victoire de gens dont les actes ne nous ont guère habitués à la transparence et à la vérité.

Malgré toutes les postures entre canaille et mondanités, également ennemies de toute conscience politique, il n'est au pouvoir d'aucun canard déchaîné de nous apporter en même temps vérité et divertissement.


© Photogramme: Luis Bunuel, Un chien andalou (1929).

lundi 22 novembre 2010

Regards et débats sur la biodiversité




Sous l'efficace et compétente coordination d'Anne Teyssèdre, dont nous avons reproduit ici Environnement: frugalité non ordonnée n'a pas d'effet, son texte sur Blake Alcott et les soi-disant «gestes simples» paru dans Le Monde / Économie du 1er avril 2008, la Société Française d'Écologie ouvre sur son site depuis septembre Regards et débats sur la biodiversité. Cette plate-forme multimédia propose à la discussion de courts textes très bien informés de chercheurs, médiateurs scientifiques, experts et acteurs sociaux, avec l'ambition d'utiliser la puissance de l'internet pour stimuler le dialogue citoyen.

Les questions soulevées par les transformations climatiques ou par le nécessaire aménagement des ressources naturelles et humaines par exemple nous montrent clairement que cette mise en relation entre les sciences de la nature et les sciences humaines — et l'élucidation pour le grand public de leurs concepts, méthodes et résultats — sont des enjeux civiques de première et urgente nécessité.

Si, en effet, de normales et régulières controverses animent ce monde divers et contradictoire que nous désignons sous une expression commode: «la communauté scientifique», rien ne la met spontanément à l'abri — ni nous tous d'ailleurs — des conflits d'intérêts matériels et symboliques, des enjeux politiques, économiques et sociaux, ou des ravages obscurantistes de la rumeur mondiale que permettent aussi nos vitaux moyens d'échanges et d'informations modernes, qui ne nous dispenseront jamais de l'effort et de la patience nécessaire de travailler à apprendre et à nous comprendre.

On trouvera aussi le lien permanent de cette plate-forme au pied de la colonne latérale, dans la section "sites politiques".

© Photographie: Une abeille sur un cotoneaster, Maurice Darmon, 30 juillet 2005. Alors innombrables et faciles à photographier, ces abeilles ont à peu près totalement disparu de mon jardin depuis trois ou quatre ans.

jeudi 28 octobre 2010

Émouvez-vous, nous nous chargeons du reste




Du 26 au 29 septembre dernier s'est tenu à Copenhague un salon joliment dénommé UbiComp (abréviation de Ubiquitous Computer). L'une des sensations présentées à ce rendez-vous de la technologie aura sans doute été EmotionSense, une application adaptée au téléphone mobile développant la détection de nos états émotionnels au cours de nos journées, pour peu que nous ayons en poche un téléphone portable. Cecilia Mascolo dirige une équipe sur ce projet au laboratoire informatique de l'université britannique de Cambridge, et a même rédigé un mémoire très détaillé à l'intention d'Ubicomp (ici en PDF et en anglais). Le plus éclairant est de lire ses explications et intentions: «Le GPS localise la personne, l'accéléromètre permet de voir si elle est en mouvement. Le Bluetooth détecte si elle est accompagnée. Enfin, le micro capte la voix de l'intéressé et l'analyse». Il suffirait, selon les protocoles de ces recherches de comparer ensuite notre voix à des échantillons censés refléter différents états avérés de peur, de joie, ou de peine, pour «saisir des moments de vie humaine comme nous ne pouvions pas le faire auparavant. C'est un formidable outil de psychologie sociale pour comprendre comment les gens interagissent».

La merveille est qu'ainsi on peut étudier «un nombre de personnes bien plus important, à un coût minime et sur une longue période». Craindrait-on que tout ceci se transforme en un instrument de contrôle social? La réponse de cette gardienne de la raison est simple et sans appel: «La personne doit être consentante», ce qui permet d'en déduire qu'il «ne s'agit pas d'espionnage mais de réaliser des études psychologiques. Ainsi pour protéger l'intimité, la voie est analysée mais non enregistrée».

Madame Cecilia Mascolo n'a pu tester cette application que sur une vingtaine de personnes, car elle est «en attente de financement pour l'appliquer à plus grande échelle». Par bonheur, on se demande bien quelles sociétés peuvent avoir besoin de suivre ainsi à toute vitesse et au jour le jour, «à un coût minime et sur une longue période», des réductions plus ou moins modélisées de nos états émotionnels, afin d'en tirer informations et surtout bénéfices. Cela a un très beau nom, dame Cecilia, cela s'appelle the affective computing (PDF), il paraît qu'ici, nous devrions dire: "l'informatique affective".

De son côté, un certain Matteo Sorci, inscrit également à un projet de recherches de l'École polytechnique Fédérale de Lausanne, et ingénieur allié à la start-up nViso, avec le soutien de la Fondation pour l’innovation technologique et du Fonds national (suisse) de la recherche, a depuis quelque temps mis au point le spidermask (i. e. une sorte de toile d'araignée en vue de numériser les mouvements du visage) qui, grâce à une webcam détecte lui aussi nos faciales expressions «qui sont communes à tous les êtres humains, des expressions "de base", en quelque sorte. Elles sont au nombre de sept (joie, colère, dégoût, peur, tristesse, surprise et une expression neutre). Avec des variations de perceptions selon les cultures». Pour plus de détails on pourra se reporter à ce PDF du journal Le Temps.

Mais si, en bon chercheur, il partage des ambitions semblables, l'ingénieur a d'autres conceptions de la réalité que la savante. Parti comme elle d'enregistrements sur des volontaires — il faut bien un début à tout —, il s'est vite rendu compte, lui, que la conscience pouvait biaiser ses analyses: «Nous analysons tout ce qui se passe inconsciemment au moment où vous regardez un spot publicitaire. C’est très utile, car quand vous serez ensuite au supermarché, ce dont vous allez vous souvenir, ce sont justement ces stimuli visuels enregistrés pendant que vous étiez devant votre écran. Il faut savoir que 95% de nos choix sont influencés par notre inconscient.»

La start-up nViso et son apôtre sorcier — qui «trouve personnellement qu’on a un peu trop peur des nouvelles technologies» — s'emploient donc à ajouter l’eye tracking (i. e. le suivi du regard ou oculométrie) pour mieux informer ses caméras dans les supermarchés. S'il finit par rencontrer Cecilia dans un salon de technologie, ils pourront ainsi de concert les embarquer (to embed comme ils disent) sur nos terminaisons téléphoniques.

Quand, selon La légende dorée (ca 1261) de Jacques de Voragine, le préfet Almachius offrit à Cecilia un palais pourvu qu'elle abandonnât sa foi, la future sainte et patronne des musiciens — Matteo, lui, devint patron des banquiers — lui adressa ces dernières paroles: «Je ne sais où tu as perdu l’usage de tes yeux: car les dieux dont tu parles, nous ne voyons en eux que des pierres. Palpe-les plutôt, et au toucher apprends ce que tu ne peux voir avec ta vue.»

Stefano Maderna:
Il martirio di Santa Cecilia, basilique de Santa Cecilia in Trastevere à Rome.
© Photographie: Sébastien Bertrand.

dimanche 9 mai 2010

Visages de Bertolt Brecht



Tout avait commencé à Marseille en 1962, autour de l'aventure, impensable aujourd'hui, du Théâtre Quotidien de Marseille où nous découvrîmes Armand Gatti, Roger Planchon et le premier Antoine Vitez, et d'inoubliables soirées au festival d'Avignon, Jean Vilar et La Guerre de Troie n'aura pas lieu; en 1966 les chorales Troyennes de Michael Cacoyannis, ou la mise en scène de George Dandin par Roger Planchon avec le jeune Michel Galabru. Ou à Paris, d'Antoine Bourseiller Le Métro fantôme et L'Esclave de LeRoi Jones; au Palais de Chaillot le sidérant Chant Public devant deux chaises électriques d'Armand Gatti ou, vraiment révolutionnaire, Électre d'Antoine Vitez. Tout avait pris corps dans une militance théâtrale, à une époque où, à Nancy, le jeune Jack Lang avait créé et dirigeait le Festival Mondial du Théâtre Universitaire. Le mouvement dit du théâtre populaire, qui interroge aujourd'hui encore les plus grands hommes et femmes de théâtre et de culture (1), ensoleilla notre jeunesse niçoise. Jusqu'à ces jours terribles où — "Vilar, Béjart, Salazar!" — d'ignorants salauds assassinèrent Jean Vilar, ce qui eut au moins le mérite intime, bien pauvre compensation, de me contraindre aussitôt, le nez dans 1968, à trouver d'autres sens à l'événement historique que, à Aix-en-Provence et retour à Marseille, nous étions tous en train de passionnément vivre. Au-delà des ces éclats, l'histoire profonde d'une génération.

Durant toutes ces années, même si nous connaissions déjà ses ruses et si nous revendiquions avec lui nombre de ses ambiguïtés comme la dialectique essence de la vie, Bertolt Brecht fut pour nous le repère principal pour la pratique théâtrale, que nous confondions — allègrement — avec la politique, la philosophie, la métaphysique et la morale. Nous montions des spectacles certes, mais nous écrivions, nous nous justifiions, nous nous clarifiions, nous nous expliquions beaucoup sur nos intentions, souvent à défaut de savoir convenablement, au-delà des mots et des manifestes, les constituer en images théâtrales, les rendre plus vivantes, enfin sensibles.

J'ai retrouvé ces jours-ci Jeu de patience, un texte écrit en novembre 1977 et longtemps cru perdu. Son sujet: Bertolt Brecht exerçait un contrôle rigoureux des images qui circulaient de lui, photographies ou dessins. On y a vu tyrannie, calcul, vanité de sa part, mais il m'avait semblé à l'époque qu'il fallait interroger ses images à la lumière de ses principes et réalités dramaturgiques. Mettant en ligne cette esquisse pour les plus patients justement, j'ai l'impression que, plus de trente ans après, nos évolutions sociales et l'usage de l'internet ont rendu cruciale cette question que nous abordions alors seulement en jouant ou en allant au cinéma: les images sont de la pensée.

1. Voir par exemple les ouvrages de Chantal Meyer-Plantureux, et, en particulier: Théâtre populaire, enjeux politiques — De Jaurès à Malraux, éditions Complexe, 2006.

© Logo des Amis du Théâtre Populaire. Les ATP sont des associations locales de spectateurs créées à l’origine pour soutenir l’action de Jean Vilar à la direction du festival d’Avignon et du Théâtre National Populaire. La première a été créée à Avignon en 1953. La FATP réunit aujourd'hui seize associations.