Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 27 janvier 2012

Le citron doux



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En réalité, ce n'est ici qu'une traduction mot à mot de l'arabe lim ahlou, en soufflant bien le h. Et c'est en effet exactement un citron doux. L'écorce en est jaune et poreuse, il est seulement un peu plus rond et sa pointe plus enfoncée. Rond et petit. Un même zeste blanc et épais sous la peau. Ceux qui le découvrent aujourd'hui sur Internet lancent cette rumeur qu'il serait difficile à éplucher. Rien n'est plus simple pourtant, nous le savons tous depuis notre enfance, même si nous ne l'avons plus fait depuis cinquante ans à présent: il suffit de couper une rondelle d'écorce de chaque côté et d'entailler quatre côtes en long. Exactement comme la figue de Barbarie, piquants en moins. Mais pendant tout ce temps, son parfum. Ensuite, inutile d'enlever les zestes blancs restants puisqu'on fend chaque tranche en son milieu, entre les membranes, et on ne mange que la chair, juteuse et douce de la plus simple des façons. Les gouttelettes indivises dans leur petits sacs gorgés de sucre, une saveur douce comme jamais plus. Rien comme le citron doux n'a aussi exactement le goût de son odeur. À la fin, il ne reste en main que le «livre», toutes les peaux ensemble, reliées, pages translucides.

Pages aujourd'hui de ma mémoire, le citron doux n'est plus qu'un mot, probablement intraduisible
. Pourtant son odeur est exactement celle de la bergamote, dont on dit ici qu'elle est incomestible et ne sert qu'aux parfums. Je crois que, comme autrefois les pommes de terre, nous sommes simplement des gens qui avons osé la manger. Les jeunes Tunisiens d'aujourd'hui nés en France, parmi lesquels (mais ils tiennent leurs distances et sans doute moi aussi) de plus en plus je vis, ne connaissent pas le lim ahlou, croient que je parle de l'orange douce, «orange», mot qui nous vient de l'arabe, et qu'on appelle là-bas d'un mot qui ressemble à «Portugal».

J'ai un espoir pourtant: il me vient d'une vieille dame du Sud italien qui m'assure que, chez elle, c'est ce qu'on appelle les lumie, ce qui contredirait la note savante de l'édition de la Pléiade du Théâtre de Luigi Pirandello (I, 1186) à propos de sa pièce Lumie di Sicilia, où la traductrice se justifie de traduire lumie par «cédrats». «Le cédrat, un fruit en forme de citron, n'est produit sur le pourtour méditerranéen que dans des microclimats à la température exceptionnellement égale. À peu près inconsommable autrement qu'en confit, c'est surtout en Sicile, comme en Sardaigne ou en Corse, une denrée d'exportation vers les confiseries du continent. Il représente ici, de façon emblématique, la spécificité sicilienne». Traduire est un métier qui dépasse la connaissance des langues.

Mais tout en moi s'insurge contre cette lubie, et je croirais plutôt ma vieille dame: Pirandello parle sans arrêt d'un «petit sac», et les cédrats sont des agrumes extraordinairement volumineux. Et dans une didascalie, l'homme d'Agrigente, ville sur
la côte africaine, droit devant c'est la Tunisie, écrit: «Il verse sur la table des fruits frais qui embaument». Passons sur le «verse», mais je ne crois aucun autre fruit que le citron doux capable d'embaumer en un instant une salle de théâtre, car c'est bien cela que cette instruction de Pirandello attend de la mise en scène: que, lors de la représentation le théâtre sente soudain la bergamote. Plus fort encore: Benjamin Crémieux n'avait-il pas traduit auparavant le même texte «Figues de Sicile»? Il est vrai qu'il en arrive, des choses, aux écrits de Pirandello, ma mésaventure de 1989 racontée ailleurs (lettre à Leonardo Sciascia, du 3 novembre 1989), en est une parmi d'autres, que raconte Leonardo Sciascia, que ce soit dans Pirandello de A à Z, ou dans Faits divers d'histoire littéraire et civile!

Cependant, à l'inverse des cédrats qui sont en effet assez incomestibles, du côté de chez Pirandello, les figues sont délicieuses comme des mamelles d'esclave, c'est leur nom à Racalmuto, village de Leonardo Sciascia, province d'Agrigente justement. Je n'ai jamais trouvé de citrons doux en Sicile, l'hiver est peut-être leur saison.

P.S. Oui, littéralement un post-scriptum, puisque vingt ans après,
l'internet donne à tous aujourd'hui de ce fruit l'indiscutable image et le nom exact: citrus limetta ou bergamotier de Tunisie). Avec un beau point d'interrogation à la rubrique "Origines".

lundi 23 janvier 2012

Vincenzo Consolo (1933-2012)



L'écrivain italien Vincenzo Consolo est mort à Milan ce 21 janvier à l'âge de 79 ans. Nous reproduisons ici la partie de notre article sur
La Sicile Littéraire, que nous avions rédigé pour l'Encyclopædia Universalis (Universalia, 1991).


Vincenzo Consolo. — Rare et discrète, l'œuvre de Consolo s'installe dans la tension entre mots et choses. S'il renonce à être maître du langage, Consolo est un rebelle, déchiré entre deux langues, celle de l'Île, consolatoire et chaude, et celle du continent, répressive, pour laquelle il n'est qu'un baragouineur, un sujet codifié et passif. De là une double menace, donc, de régression et de perte d'identité, qu'il veut conjurer, avec La Blessure d'avril (1963), son premier roman, où une langue réinventée, un dialecte redevenu digne sont la revanche de l'enfant violenté. Un livre que les Italiens ne découvriront qu'après le succès du Sourire d'un marin inconnu (1976), montage savant de documents et d'invention, de registres narratifs diversifiés. Méditation sur l'histoire et sa violence aussi, sur les rapports de pouvoir et les langues plurielles, celle baroque des nobles ou celle des graffitis des prisonniers: lorsque Consolo utilise une langue raffinée, c'est pour aussitôt l'accompagner de sa parodie subversive. Fractures, ruptures, sa musique cache une auto-ironie, là où des critiques ont trop vite crié au retour du dannunzianisme.

La langue concrète, faite de gestes et de vie quotidienne immémoriale, se retrouve dans l'incapacité historique d'exprimer revendications et espoirs modernes. Et même les désespoirs qui font de la vie une prison en forme de colimaçon. Alors seulement la nouveauté de La Blessure d'avril — l'oppression du langage comme première oppression — nous apparaît.
C'est dans Retable (1987) qu'on saisit le mieux ce voyage métaphorique d'un homme des Lumières en Sicile, où poésie, mémoire et histoire se conjuguent étroitement. Si Retable porte à ses extrêmes conséquences le langage lyrique, c'est pour abattre celui qui se veut rationnel alors qu'il n'est plus qu'un mythe technocratique, père amnésique et bientôt aphasique, pour lequel le voyage n'est plus qu'une consommation touristique. Voyager qui, en nous, devrait être au contraire connaître, mourir et renaître, nous dépouiller des conventions, faire une pause dans notre vie pour revenir ensuite régénérés, après avoir touché aux racines maternelles. Si la furie verbale possède les deux protagonistes opposés socialement, c'est parce qu'ils accomplissent en Sicile un voyage aux Enfers, chez les mères.

On trouvera aussi dans notre dossier Italiana, trois textes inédits de Vincenzo Consolo, que nous avions traduits, en particulier pour notre revue Le Cheval de Troie:

L'Etna se donne en spectacle, paru dans Tempo Illustrato, mai 1971, Le Cheval de Troie n° 7: Etna, janvier 1993.
Nelson, duc de Bronte, paru dans Il Messaggero, 16 novembre 1982, Le Cheval de Troie n° 8: Anglais en Méditerranée, septembre 1993.
29 avril 1994, paru en 1994 dans une revue italienne non identifiée.

© Antonello da Messina: Ritratto d'ignoto marinaio (1470-1472 ca), huile sur panneau de noyer, 30,5 cm x 26,3 cm, Cefalù, Museo della Fondazione Mandralisca.

samedi 21 janvier 2012

Yann Le Masson: Caméra samouraï




22 janvier 2012. — Le Dauphiné libéré.Yann Le Masson, né à Brest le 27 juin 1930 (81 ans), chef opérateur, documentariste et marinier est décédé à Avignon, vendredi 20 janvier. Chef opérateur réputé il a travaillé avec John Frankenheimer (Grand Prix) Sydney Pollack, Michel Audiard et Serge Gainsbourg (Je t'aime moi non plus, Équateur). Documentariste engagé il a réalisé en 1973, Kashima Paradise, qui décrit les affrontements des paysans s'opposant à la construction de l'aéroport de Tokyo. En 1980, Regarde, elle a les yeux grands ouverts est une plongée au cœur d'une communauté féministe d'Aix-en-Provence en lutte pour l'avortement et la contraception. Alternant avec ses activités de cinéaste et d'enseignant à Cuba il a exercé longtemps le métier de marinier en Europe. C'est sur sa péniche Nistader, qu'il s'est éteint ce vendredi 20 janvier.


18 avril 2011. — L'homme est comme il est, à prendre ou à laisser: fils d'officier de marine, études de mathématiques, écoles de photographie et de cinéma Vaugirard et IDHEC, guerre d'Algérie (1955-1958), photographie de La Récréation (1959) de Paul Carpita. Communiste, chef-opérateur baroudeur, opérateur, titulaire du brevet de capitaine et de mécanicien, entre 1980 et 1993, il exerça le métier de transporteur fluvial en Europe.

Le coffret Kashima Paradise / Le cinéma de Yann Le Masson (éditions Montparnasse, 2 DVD) propose à partir du 3 mai prochain l'ensemble de ses films, sauf Le Poisson commande, coréalisé avec René Vautier (animateur de l'Unité de Production Cinématographique Bretagne et réalisateur de Avoir Vingt ans dans les Aurès (1972) et Félix Le Garrec sur la chaîne du poisson jusqu'à nos assiettes.

• 1961. J'ai huit ans. Des portraits d'enfants algériens fixes. Leurs dessins en couleurs, sur la guerre, la torture, la mort. Leurs commentaires. Yann Le Masson avait fait en Algérie son service militaire, «son drame le plus profond» entre 1955 et 1958, officier parachutiste déchiré entre son engagement communiste et l'obligation de combattre ceux dont il partageait l'idéal. Il en revient profondément perturbé, entre dans l'aide active au FLN et coréalise avec sa femme Olga Poliakoff (1928-2009) en Tunisie ce court métrage (8'), à l'origine du Groupe de cinéma parallèle, producteur de films de propriété collective sur des problèmes collectifs, en auto-production et en auto-diffusion: le modèle que développera tout le cinéma politique, hors la loi des deux décennies suivantes. Il s'agit de démontrer que la question de l'argent ne se pose pas, que toute censure est d'abord autocensure. Ce superbe film n'avait coûté qu'un million et demi d'anciens francs dans ces conditions techniques parfaites. On le réaliserait aujourd'hui pour trente-cinq euros. À l'occasion de ce film, Yan Le Masson et Olga Poliakoff ont rédigé le Manifeste pour un cinéma parallèle, publié dans Positif n° 46 (juin 1962) et reproduit dans le coffret DVD.

• 1963. Sucre amer. Le premier film européen à suivre une campagne électorale sur le vif. Le précédent, américain, avait été créé par Robert Drew et Richard Leacock, récemment décédé, avec Primary. Le premier ministre du général de Gaulle, Michel Debré, vise la députation à l'île de la Réunion contre Paul Vergès, secrétaire du PCF. Sucre amer (24') montre les patrons ordonner le vote de leur main-d'œuvre, le ministre faire miroiter l'histoire de France et le patriotisme devant des foules abusées et des gros plans d'hommes fatigués ou sceptiques, Africains, Asiatiques ou Malgaches. Et l'organisation manifeste de la fraude électorale, comme les images des tombes des morts qui avaient voté. Le film est demeuré interdit dix ans.

• 1973. Kashima Paradise. Son film le plus long (107') tourné avec sa compagne, la sociologue Bénie Deswarte et assorti de commentaires écrits par Chris Marker. Après une introduction de manifestations urbaines, les scènes centrales illustrent avec clarté l'économie traditionnelle du ghiri, le don-contredon qui enserre les familles dans un réseau d'obligations sociales, de la cérémonie du toit au mariage, et fait bon ménage avec le capitalisme dans les immenses usines de Kashima, ravageant les terres et les côtes des paysans et des pêcheurs réduits à l'état de misérable main-d'œuvre. Et pour finir, une immense séquence de la résistance paysanne contre la construction expropriatrice de l'aéroport de Narita, avec des images qui retrouvent la plasticité militante d'Eisenstein. On peut entendre ici Yann Le Masson dire son plaisir sensuel pris au tournage de ces luttes qui durèrent toute une semaine. Le livret accompagnant le coffret donne à lire une importante conversation entre Bénie et Yann sur leurs débats pendant le tournage et le montage: documentaire, objectivité, réflexion critique, propagande, des questions qui n'ont pas fini de nourrir le cinéma documentaire.

• 1980. Regarde, elle a les yeux grand ouverts. À notre sens, le joyau du coffret (77'). Les «Filles d'Aix», des jeunes et des moins jeunes, toutes militantes du MLAC entre 1975 et 1982, certaines d'entre elles vivant l'expérience communautaire, avant et après la loi Veil. Leurs pratiques résolument collectives à tous les niveaux (soutien, accouchement à domicile, avortements, procès de 1977) sont montrées, la plupart du temps sur le vif, avec gravité, intimité sans voyeurisme, et toujours leur dynamisme et leur courageuse bonne humeur. Les manifestations de soutien devant le Palais de justice sont si bouleversantes que le policier lui-même est étreint par l'émotion. Dans les scènes d'accouchements à La Commune, Yann Le Masson s'en donne à cœur joie dans des images complexes, peuplées de femmes affairées ou prévenantes, d'enfants sidérés par ce qu'ils voient, d'hommes discrètement là en arrière-plan, Nicole regardant son enfant naître dans un miroir et le sortant elle-même à pleines mains. Du bonheur sans douleur, pratique collective aussi du grand cinéma.

• 1984. Heligonka. Le film le plus intime de Yann Le Masson (27'). Son frère Patrick qui, comme lui, vit sur une péniche, vient de devenir le père de Julie. Mais, diabétique, il perd irrémédiablement la vue. Il empoigne son vieil accordéon Heligonka, pièce parmi d'autres d'une véritable collection de limonaires et de claviers divers, pour lui donner son premier concert: le bébé en perd son sein. Il se soumet au traitement laser, espérant conserver ce petit centre flou qui fait toute sa vision, tout en continuant à jouer sa musique, réparer ses mécaniques, aimer sa femme et sa fille. Qui regarde, qui entend? Yann Le Masson médite sans doute aussi sur les mystère de son propre cinéma.

En complément à ce beau programme, Sur les Docks propose un documentaire de Simon Guibert et Vanessa Najdar (55'), Passeurs de réel: Yann Le Masson.

© Photogramme: Yann Le Masson: Kashima Paradise, 1973.

mardi 17 janvier 2012

Gustav Leonhardt: le dernier concert à Paris






18 janvier 2012. — Gustav Leonhardt est mort ce lundi 16 janvier. Nous remontons en première page le lien qui nous permet d'accéder à ce qu'il savait être son dernier concert du 12 décembre 2011, aux Bouffes-du-Nord. Il demeure.

29 décembre 2011. — Le 12 décembre 2011, au Théâtre des Bouffes-du-Nord, Gustav Leonhardt, né le 30 mai 1928, a offert au public de Paris ce qui sera probablement son dernier concert. Douze vidéos sur Youtube donnent à voir et à entendre l’intégralité de l'événement. On trouvera les autres liens en fin de chaque vidéo, ou sur cette table.

Laissons à Jacques Drillon le soin du témoignage, texte complet de son article sur le site du Nouvel Observateur:

[...] Le théâtre était comble, certains spectateurs avaient été installés à même le sol sur des coussins, et l’auditoire comptait un nombre impressionnant de musiciens, surtout des clavecinistes, tous plus ou moins ses élèves, ou élèves de ses élèves. [...] Alors que, la semaine dernière, à Rungis, il avait tenu à présenter chacune des œuvres qu’il jouait, cette fois il n’a fait aucune annonce, aucune déclaration, respectant le rite du concert exactement comme s’il se fût agi d’un récital comme un autre. Il est même allé jusqu’à donner un bis, réclamé par une salle déchaînée. Elle frappait des pieds sur le plancher autant par enthousiasme que par désir de libérer la tension accumulée. Ce bis, la vingt-cinquième Variation Goldberg de Bach, il a eu le plus grand mal à le jouer jusqu’au bout, souffrant visiblement, épuisé. Il a seulement laissé sonner le dernier sol grave une fraction de seconde de plus qu’il n’aurait fait habituellement. Et puis, d’un pas incertain, il a quitté le splendide clavecin d’Antony Sidey, instrument à la fois aristocratique et fraternel, qui ne sonnerait plus jamais sous ses doigts. [...] — Jacques Drillon.

Et les toutes dernières images dans cette vidéo qui contient le dernier bis:

lundi 16 janvier 2012

Jacques Lacan: Conversation avec Philippe Méziat


Ralentir travaux. — On te connaît pour tes textes et articles dans toutes les revues qui comptent sur le jazz, mais Jacques Lacan et toi, c'est une longue histoire, non?

Philippe Méziat. — J’ai eu de la chance. J’ai entendu parler de Jacques Lacan en 1962, en assistant au cours de Psychologie Générale d’Henri Maldiney, à Lyon. Je ne sais pas s’il suivait les séminaires du psychanalyste à Paris, mais il nous introduisait à la lecture de Lacan en deuxième partie de son cours (après un trimestre sur Freud), et comme un moment intermédiaire avant ce qui lui paraissait l’étape ultime de son enseignement, la phénoménologie existentielle de Ludwig Binswanger. Je ne comprenais pas grand chose à tout ça, mais Maldiney — il devrait avoir cent ans en août 2012 — était très convaincant, et son cours d’esthétique du jeudi était suivi par toute une intelligentsia lyonnaise constituée bien au-delà de ses élèves. Au fond, un peu comme Lacan à Paris…

Onze ans plus tard, autre chance, j’ai regardé Télévision, ce film en deux parties de Benoît Jacquot, où Jacques-Alain Miller interroge Lacan sur l’Inconscient, les trois questions de Kant, et autres sujets essentiels. Les réponses de Lacan, cet énoncé étonnant qui inaugure le film («Je dis toujours la vérité… pas toute») me sont tout de suite apparus comme marqués du sceau de l’évidence, même si je continuais à n’y rien comprendre, ou pas grand chose. Mais — comme le fit remarquer un lecteur de Télérama la semaine suivant les diffusions —, peu importe ce qu’on «comprend» quand on a la certitude que celui qui parle dit la vérité autant qu’il peut le faire, et témoigne d’un engagement dans une pratique (la psychanalyse) et un enseignement auxquels il a voué sa vie. Il y a un index de la vérité, bien au-delà de ce qu’on peut entendre des énoncés...

R. T. — Savoir et vérité!

P. M. — ... Ensuite, ça se complique, mais les effets de ces rencontres premières ne se sont jamais effacés. J’ai assisté au séminaire de Lacan une fois (sur Litturaterre), j’ai découvert les Écrits au moment de leur parution, puis les séminaires rédigés par Jacques-Alain Miller, j’ai suivi une analyse personnelle de treize ans, j’ai travaillé dans des cartels de l’École de la Cause Freudienne à Bordeaux. Je continue à rester plus ou moins immergé dans le discours analytique. Comme on disait à Lyon, je n’en intuite encore pas grand chose, mais c’est sans importance. Il reste un certain nombre de points de repères qui me guident, quelques formules qui m’éclairent le monde, et toujours cette même conviction que Lacan était un sacré bonhomme et qu’on fait bien de l’écouter et de le lire.

«Un désir en béton armé», voilà Lacan. Probablement pas facile, non seulement à lire, mais à suivre, si ce n’est à supporter. Quand même : trente ans se sont écoulés depuis sa mort (1981) et le dernier trimestre 2011 aura permis de marquer ça, avec une Vie de Lacan de Jacques-Alain Miller encore inachevée [Navarin, 2011 NDLR], une série de belles émissions de radio — France Culture, et une radio belge — où le même Miller — il a épousé Judith, la fille du psychanalyste — se laisse aller à raconter sa vie avec Lacan, quelques empoignades aussi avec les habituels colporteurs de ragots et autres formes de l’envie jalouse.

Et puis ce film de Gérard Miller, le jeune frère de Jacques-Alain, passé une fois à la télévision...

R. T. — Et qu’on va pouvoir regarder maintenant tout à loisir, avec ses suppléments! Il sort en DVD aux éditions Montparnasse le 7 février prochain. Si tu en faisais la recension pour sa sortie sur Ralentir travaux?

P. M. — Chiche!

R. T. — Rendez-vous est pris donc. Et du coup, tu nous offres aussi la recension du dvd qui sort le même jour aux mêmes Éditions Montparnasse sur le pianiste Michel Petrucciani, un documentaire de Michael Ratford?

P. M. — Oui, 2011 aussi. C'est drôle. On verra, on verra, oui, pourquoi pas?

© Couverture de la revue PM, II, 3, octobre 1936.

samedi 14 janvier 2012

Fariba Hachtroudi: Ali Khamenei ou les larmes de Dieu




Fariba Hachtroudi est une journaliste et écrivain iranienne née à Téhéran en 1951. Elle est la fille du mathématicien Moschen Hachtroudi. Ses textes et son engagement au sein du Conseil national de la résistance iranienne lui ont valu une fatwa la déclarant «ennemie de Dieu» en 1985. Elle anime l'association humanitaire MoHa (premières syllabes du prénom et du nom de son père) pour venir en aide aux Iraniens en exil.

Pour qui suit l'évolution de l'Iran, espère depuis des années en sa prochaine et urgente libération, Fariba Hachtroudi vient de faire paraître une intéressante biographie, Ali Khamenei ou les larmes de Dieu (Gallimard, 2011).

Dans sa chronique parue dans Le Monde du 13 janvier 2012, Alain Frachon en donne un résumé que nous trouvons nécessaire d'extraire ici.

L'homme qui veut fermer Ormuz. — [...] Il ne faut pas se tromper. Le président de la République islamique, Mahmoud Ahmadinejad, fait volontiers les titres de l'actualité, à coups de provocations et de déclarations fracassantes. Il a du pouvoir et des alliés. Mais le pouvoir, le vrai, est aux mains d'Ali Khamenei.

Curieux destin que celui de cet élégant mollah, né dans une famille modeste, devenu l'un des fidèles de Ruhollah Khomeyni, l'ayatollah qui renversa la monarchie iranienne fin 1978. Silhouette élancée, mise soignée, robe taillée sur mesure, on ne lui connaît aucun succès particulier, ni en tant qu'opposant ni au pouvoir. Il a cette qualité: il est toujours là au bon moment.

Il est, en 1981, le premier membre du clergé chiite à assurer la présidence de la nouvelle République. À la mort de Khomeyni, il s'impose par défaut pour prendre la succession du Guide. Il a à peine cinquante et un ans. Il est fin politique, mais théologien des plus médiocres — il a fallu de toute urgence lui donner le titre d'ayatollah, le grade le plus haut dans la hiérarchie du clergé chiite, pour qu'il puisse accéder au trône du Guide!

Opposante, Fariba Hachtroudi a obtenu des témoignages de l'entourage de Khamenei, de sa famille et d'un ancien des services secrets aujourd'hui réfugié à l'étranger. Elle dresse un portrait tourmenté. Khamenei est un homme complexe. Il y a l'amateur de poésie, de belles lettres, de musique, de cinéma; celui qui, voix posée, douce et calme, manie un farsi des plus sophistiqués.

Ce profil masque l'autre. Celui du «tyran déifié», écrit Fariba Hachtroudi, du mollah élevé dans la haine de l'Occident et qui, pour préserver la République islamique de toute dérive "occidentale", a commandité purges et campagnes d'assassinats répétées.

C'est sous sa mandature que les Gardiens de la révolution, les pasdarans, bras armé du régime, et les milices civiles des Bassidjs vont prendre un rôle prépondérant dans l'appareil d'État et dans l'économie du pays.

C'est lui qui dirige la justice et a institutionnalisé la torture pour les dizaines de milliers d'opposants aujourd'hui embastillés. Avant de parler de l'Iran, tout observateur sérieux devrait s'imposer de lire les rapports des organisations de défense des droits de l'homme. La sauvagerie des traitements infligés aux détenus iraniens y est décrite par le menu. Ce sont des hommes et des femmes en lambeaux qui sortent des geôles de l'imam. Viol quasi systématique des prisonniers politiques, tabassages, exécutions clandestines: la barbarie à visage théocratique.

Khamenei a bloqué toute normalisation avec les États-Unis. Il a opposé un non catégorique aux offres de dialogue de Barack Obama. Signe de faiblesse. Tout comme le Guide affaiblit aussi la République islamique quand, en juin 2009, il maintient Mahmoud Ahmadinejad à la tête de l'État, volant la victoire au camp réformateur qui avait gagné l'élection présidentielle. Car en s'ingérant dans cette bataille politique, il est sorti de son rôle d'arbitre. Il a porté atteinte à ce qui faisait la force et l'originalité du régime: cette façon subtile de faire coexister différents centres de pouvoir, et qui laissait la possibilité d'une évolution vers plus de démocratie. La République islamique a été longtemps ménagée par les experts occidentaux au nom de la complexité de l'Iran. Avec Ali Khamenei, elle ressemble de plus en plus à une simple dictature militarisée, un régime proche-oriental brutal et corrompu comme tant d'autres.

Son futur n'est plus garanti que par l'efficacité d'un gigantesque appareil de répression et de surveillance policière. Elle est fragile économiquement, pour ne pas dire en déroute; elle est d'autant plus affaiblie politiquement que Khamenei et Ahmadinejad sont aujourd'hui à couteaux tirés; elle est isolée diplomatiquement — et ses menaces sur Ormuz sont peu crédibles. Khamenei ou la faiblesse de la République islamique? — Alain Frachon, Le Monde, 13 janvier 2012.

© Samiye Farid, militante des droits des femmes, libérée sous caution le 28 mars 2010, de la prison Evin (Téhéran) sous caution. Photographies de sa sortie de prison par ses proches et ses amis.

vendredi 13 janvier 2012

Rwanda: la fin d'un négationnisme



3. 13 janvier 2012. Un négationnisme démasqué. —
Ainsi, dix-huit ans après les faits, le juge français Marc Trévidic a établi clairement, sur la base de démonstrations scientifiques balistiques irréfutables, que, ce sont les extrémistes hutu qui, le 6 avril 1994, ont assassiné le président Juvénal Habyarimana au moment même où il venait d'accepter le partage du pouvoir avec les Tutsi. Les tirs qui ont abattu l'avion présidentiel sont partis du camp militaire de Kanombé avec l'intention préméditée d'installer la terreur et d'enchaîner aussitôt sur le génocide qui aboutit à la mort de huit cent mille Tutsi et quelques Hutu modérés.

La fable sans preuves du juge Jean-Louis Bruguière selon laquelle le génocide aurait été programmé par l'actuel et par ailleurs fort inquiétant président Paul Kagamé, les Tutsi organisant ainsi leur propre massacre, vole donc en éclats, et avec elle les mensonges intéressés du négationniste Pierre Péan, ajoutant néanmoins que, pour qui savait simplement lire, ils éclataient sans peine, lui qui prétendait par ailleurs n'avoir pas davantage besoin de preuves pour mentir aussi sur Bernard Kouchner. Nous remontons donc à cette date nos deux anciens articles des 7 et 16 février 2009.



2. 16 février 2009. Pour en finir avec Pierre Péan. — Nous aurions vraiment aimé en rester là avec Pierre Péan. Mais puisque lui et ses pareils veulent réduire le problème de ce Monde selon K. à la présence ou à l'absence d'un mot malheureux ("cosmopolitisme"), et que nous savons leur mal plus profond, donnons à lire ce qu'il a écrit, p. 44 de son célèbre Noires fureurs, blancs menteurs: Rwanda, 1990-1994 (Fayard / Mille et une nuits, 2005):

«Les rebelles Tutsi ont (...) réussi jusqu’à maintenant à falsifier complètement la réalité rwandaise, à attribuer à d’autres leurs propres crimes et actes de terrorisme, à diaboliser leurs ennemis. Enquêter au Rwanda relève du pari impossible tant le mensonge et la dissimulation ont été élevés par les vainqueurs au rang des arts majeurs (…) Kagamé et ses collaborateurs Tutsi ont, jusqu’à présent, réussi à ce que l’opinion publique internationale prenne des vessies pour des lanternes. (…) Cette culture du mensonge s’est particulièrement développée dans la diaspora Tutsi. Pour revenir “l’an prochain à Kigali”, celle-ci a pratiqué avec efficacité mensonges et manipulations. Les associations de Tutsi hors du Rwanda ont fait ainsi un très efficace lobbying pour convaincre les acteurs politiques du monde entier de la justesse de leur cause. Elles ont infiltré les principales organisations internationales, et d’aucuns, parmi leurs membres, ont su guider de très belles femmes Tutsi vers des lits appropriés (…) Leur brillante intelligence a su parfaitement se jouer de nombreux milieux intellectuels».

Qu'on ne vienne pas ici nous parler de lecture symptômale, l'homme de plume organise le plus clairement du monde sa terrible transposition. En une seule page
(1), il orchestre: "diaspora Tutsi", "lobbying", son admiration pour la "brillante intelligence" prêtée aux Tutsi, qui "ont infiltré les principales organisations internationales". Plus précisément encore, il introduit son propre humour, en clarifiant l'intention des Tutsi par ce cauchemardesque "l'an prochain à Kigali" — fabriqué, il faut le rappeler, sur le modèle de la prière domestique récitée pour les fêtes de la Pâque juive: "L'an prochain à Jérusalem", prière d'espérance purement religieuse, dont il serait déjà malhonnête de s'emparer à propos du conflit du Moyen-Orient, Conflit et atavismes supposés dont les obsessions servent tant de pochoirs à ce journaliste qu'elles en deviennent ses clés délirantes pour conflits tous azimuts.

Travaux pratiques faciles à réaliser chez soi: remplacez dans le texte ci-dessus "Tutsi" par "Juif"
(2) ou "sioniste" et rien ne distinguera plus cette prose de celle des vulgaires antisémites.

1. On retrouvera ce passage, et bien d'autres malheureusement, dans une étude d'Assunta Mugiraneza: Pierre Péan et le Rwanda ou le discours de la haine (L'Arche n° 581, septembre 2006), qu'on pourra lire dans le site du collectif VAN (Vigilance arménienne contre le négationnisme, un de plus). Faut-il rappeler que dans son élan moralisateur, Pierre Péan minimise, pour le moins, le génocide des Tutsi? Comme quoi tous les négationnismes passent par des formes rhétoriques obligées.
2. D'autant que, pour les amateurs de glisse en politique, le problème pourrait se pimenter, si on ajoute foi à tous les historiens qui pensent déceler une origine juive des Tutsi. Par exemple, cette petite synthèse, L'origine juive des Tutsi, rédigée par Mathias Niyonzima. Et la blogosphère de s'emparer de cette thèse pour la glorifier ou la diaboliser, au gré des préjugés du lieu et du jour.

© Photographie: coiffe Tutsi, rappelant les coiffes royales pharaoniques, en particulier la khepresh de Ramsès II (1279-1212 av. J.-C.). Auteur inconnu, droits réservés.



1. 7 février 2009. Le torchon brûle. — Un plumitif récidiviste — Pierre Péan — qui commence dans les vingt premières pages par écrire que ce qu'il va révéler sur un homme — Bernard Kouchner — peut se passer de preuves; que les échafaudages qu'il va rapporter ensuite ne dénonceront aucune illégalité commise par ce «personnage», comme il le désigne; qui entraîne ensuite son lecteur — appelons par convention "lecteur" celui qui se laissera longtemps piéger par lui dans cette posture, je n'en suis pas — dans un embrouillamini autour du Rwanda, où seul un expert pourrait distinguer pour l'honnête homme le faux du vrai, le clair de l'obscur; qui finit surtout par dire clairement que ce qu'il a à reprocher en réalité à cet homme, ce sont: son sentiment «américanolâtre» (1), son «rêve d'effacer cinquante ans de politique étrangère indépendante de la France», son rejet d'une «indépendance nationale honnie au nom d'un cosmopolitisme anglo-saxon» et, ni last ni least, ses origines (2), devinez lesquelles; qui laisse son éditeur — Fayard! on se souvient des régulières imprécations morales de son directeur Claude Durand sur les torpilleurs de l'édition française — mettre éhontément leur commun produit à l'ombre portée de trois immenses écrivains, en le titrant Le monde selon K. (nous vous laissons le bonheur de puiser dans vos vraies lectures pour identifier vous-même les écrivains sous-jacents: vous vous direz alors avec moi: oui, rien que ça!) et à l'abri d'une "couverture" (sic) où l'homme en question, tel une épousée ravie, se blottit dans les bras de l'ancien président américain (3), l'éditeur donc, puisque éditeur il se nomme, comptant ainsi faire confluer sur son poulain nos admirations littéraires et les petites haines indécises; un tel auteur ne saurait être un homme libre, ni son propagateur (4). Nous n'avons aucune estime particulière pour ce qu'a pu déclarer ou faire le Ministre des Affaires Étrangères, nous l'avons dit en son temps, mais nous attendons l'historien, ou au moins le libre journaliste d'investigation, qui nous éclairera posément sur la vie, la cour, les intérêts et les mobiles d'Un certain P. P. (j'offre ici le titre à celui qui s'aventurera dans les mystères d'une si longue et si durable carrière). Un brûlot? Non, un torchon.

1. «Américanolâtre»: accusation (car c'en est une: quel mot désigne la vertu inverse?) que Bernard Kouchner n'a guère de mal à nuancer: «Je conseille à l'auteur de relire mon article dans Le Monde à l'époque "Non à la guerre, non à Saddam". J'y écrivais très clairement: "il ne faut pas suivre les Américains, ils nous mentent sur les armes de destruction massives. Il faut passer par le système des Nations Unies." (...) J'ajoute, si c'est nécessaire, que pendant une bonne partie de l'année qui vient de s'écouler, je me suis ouvertement opposé aux Américains, que ce soit sur le Liban, les relations avec la Syrie, l'entrée de l'Ukraine et de la Géorgie dans l'Otan ou la poursuite de la colonisation dans les territoires palestiniens».

2. Pierre Péan écrit: «Bernard Kouchner insiste sur sa "double judéité", affirmant paradoxalement que "être à moitié juif, c'est être deux fois juif", comme s'il voulait indiquer qu'il faut chercher là le principal moteur de ses actes (...) cela permettrait de comprendre son engagement fort et constant auprès des minorités». Voici comment Pierre Péan induit ce qu'il convient de penser des gens et les choses: "paradoxalement", "comme si". Comme s'il suffisait d'affirmer pour que le lien "comme s'il voulait", le "paradoxe", et le béni conditionnel présent, deviennent à chacun évidents car, franchement, je ne vois aucun "paradoxe" dans cette profonde réflexion de Kouchner, ni aucune invitation à y réduire ses actes et ses engagements que je peux comprendre tout autrement. Comme si Pierre Péan ne faisait qu'entrer dans les désirs de Bernard Kouchner en allant chercher là où il lui indique de le faire. Comme s'il suffisait qu'il confesse après coup (ah, l'art du trop tard quand, comme on dit, le mal est fait!) qu'il n'aurait pas dû utiliser le mot "cosmopolitisme": pour quelle réédition d'ailleurs, car, pour l'instant, malgré ces réserves mentales, Fayard se borne à réimprimer, et à tour de bras. Et quand auteur, éditeur et leur cour auront tenté de fixer toute l'opération sur la présence ou l'absence de ce sacré mot, qu'adviendra-t-il de tous ces restes?
Nous écrivions "plumitif récidiviste". Sur la façon dont le professeur de morale instrumentalise les clichés et — disons — préjugés sur la perfidie, la duplicité, le génie, certes, mais malfaisant, de certaines ethnies, voir notre note du 16 février 2009, ci-dessus.

3. Cette photographie eût-elle été authentique, elle eût depuis longtemps fait le tour du monde. Nos deux moralistes, auteur et éditeur, auront sans doute préféré abriter leurs leçons de morale sous un montage au détourage — words, words! disons plus simplement un bidouillage tout à fait bâclé d'ailleurs: Didier Thimonier, l'atelier / © Suzanne Plunkett, la photographe, Landov / Maxppp., l'agence.

4. Et qu'on ne vienne pas cyniquement (de cynos = chien) nous dire que c'est grâce à ce genre de produits réimprimé deux fois le jour même de sa sortie que Fayard peut nous offrir presque en même temps un volume superbement illustré: Leçons sur l'Enfer de Dante, deux conférences données par le jeune Galilée sur la géométrie de l'Enfer, traduites par Lucette Degryse et postfacées par le grand scientifique Jean-Marc Lévy-Leblond. Alors nous vient enfin l'envie, la joie, l'ardente obligation d'écrire le mot "livre", et de rappeler que le premier principe de Ralentir travaux est de ne jamais faire ni des livres ni des films de critique négative, le silence alors l'exprimant bien mieux, ce qui n'est évidemment pas le cas quand nous sommes soumis ensemble à des opérations politiques, et qu'il nous faut bien protester. Au moins.

lundi 9 janvier 2012

Jean-Luc Godard et Pierre Bourdieu, 1993-2002


Lecture dans dossier, cliquer ici.

Les éditions du Seuil commencent la publication des cours de Pierre Bourdieu avec Sur l'État (1989/1992). Jean-Luc Godard fit sa connaissance lors des grèves de 1995 et le retrouva dans le mouvement de soutien aux sans-papiers. Les deux hommes entrèrent en sympathie au point que, sans grande illusion il est vrai, Pierre Bourdieu soutint auprès de Jack Lang la candidature du cinéaste à une chaire au Collège de France, qui, à en croire Godard, fut refusée par les professeurs littéraires: «Ils pensent sans doute qu'on ne doit pas traiter les livres comme je le fais, qu'on ne doit pas en parler au cinéma comme ça» (JLG par JLG, Cahiers du cinéma, II, 21).

Célébrons donc ici l'événement avec une séquence à regarder et lire comme un montage, en quatre temps et deux vidéos.

• 1. Extrait de la biographie d'Antoine de Baecque:

Godard a proposé à Serge July et à Pierre Bourdieu, à la suite d'un déjeuner à Libération à l'automne 1999, de «partir ensemble au Kosovo pour retrouver une femme montrée sur une photographie, anonyme, misérable, fuyant les combats, les chaussettes trouées, une image publiée dans le journal». Arte, chaîne contactée par le journaliste, se dit prête à produire le film et à financer le voyage des trois hommes. Mais les choses traînent et rien ne se fait. «Ils aiment mieux ferrailler de Paris et surtout se faire admirer ferraillant», remarque alors un Godard sarcastique à propos de ses deux compères. «J'ai proposé de filmer notre conversation, en le reprenant, et de la monter avec quelques photographies choisies. Encore le silence: on s'est séparés, et après plus rien. Sept à huit fois, j'ai envoyé ces photos à Libé, notamment celle de cette femme du Kosovo qui n'avait pas droit à son nom, à July, à Séguret quand il a écrit sur Rosetta, à Hatzfeld avec son texte lors de la mort de Blandine Jeanson. Aucune réponse». — Antoine de Baecque: Godard, Grasset, 2010, p. 789, toutes références données dans ce livre.

• 2. Première vidéo: Pierre Bourdieu lit une lettre de Jean-Luc Godard, extrait de La Sociologie est un sport de combat, documentaire de Pierre Carles (2001) et sa transcription.




Hors champ. — Jean-Luc Godard.
Pierre Bourdieu. — Ah. Merci beaucoup. Pas de réponse à attendre, non?
Le jeune homme. — Je ne pense pas.
Pierre Carles. — De qui c'est? Jean Luc Godard?
P. B. — Bon c'est le grand jeu, hein. C'est mystérieux, hein, comme tout ce qu'il fait. Ah oui ça c'est les extraits de son film, ça là…euh.
P. C. — Histoires du cinéma?
P. B. — C'est une histoire avec un "s" du cinéma. Il a un certain talent quand même. Je comprends rien. C'est vrai s'est embêtant. Non, non, je trouve ça… assez beau, mais je comprends rien! Ouais, je suis pas poète, quoi!
P. C. — C'est vrai que la poésie c'est un autre moyen de percevoir intuitivement des choses.
P. B. — Oui, oui, je ne le suspecte pas de dans ce cas là, il veut dire quelque chose,… voilà. Oui, c'est un autobus, il y a un autobus sur lequel il y a une affiche My girl. Voilà, et il dit: «Je me suis demandé en face de ce document montrant les passagers dans un transport public si nous y voyions bien la même chose et si par conséquence par la suite nous pouvions prétendre essayer de raconter ensemble la même histoire, en principe la vraie. Il me semble hélas pour nous et trop de Kosovars en tout genre et lieux, que non. My girl vous le dira, le rendez vous d'amour de la vérité a été mal préparé, autant en emporte le vent, dira la mauvaise langue. Et bonne nuit les dormeurs, ce gentilhomme de film dont la majorité d'entre nous n'ont même pas entendu ce que vous appelez défaite, le nom, discours politique.» Voilà (il relit). Vous comprenez, vous?
P. C. — Pas vraiment, mais, mais je n'ai pas lu l'intégralité du courrier non plus.
P. B. — Mais c'est tout, c'est tout, il n'y a rien de plus, vous avez tout lu.
P. C. — En tout cas, il vous sonde hein, si vous ne comprenez la pas même chose à a partir de cette image là, vous ne serez pas en mesure de ...
P. B. — Oui, mais c'est ça, ça j'ai compris, mais après quand il dit…euh…bon, enfin bref.
P. C. — Ça reste un dialogue de sourds alors.
P. B. — Mais dès l'origine. Bah oui. C'est difficile. Ah pauvre Bourdieu.

• 3. Un article d'Olivier Séguret de 2002, dont le nom est prononcé dans l'extrait 1.

Au printemps 1999, le cinéaste Jean-Claude Guiguet organisait les projections privées de son film Les Passagers. Parmi les spectateurs se trouvait Jean-Luc Godard, enthousiaste: «C'est un film qu'il faut montrer à Bourdieu», dit-il en substance à Guiguet.

Saisissant la balle au bond, Guiguet eut la bienveillance de demander à Libération de jouer les entremetteurs: une projection des Passagers fut organisée pour le sociologue puis un déjeuner Godard-Bourdieu eut lieu pour en débattre. Passionnante, difficile, souvent grinçante, la conversation n'a pas produit les effets escomptés: quoique l'entretien fût dense et original, les parties s'accordèrent pour ne pas le publier, essentiellement pour protéger le film de Guiguet, qui, contre toute attente, n'avait pas convaincu Bourdieu.

«Engageons-nous ensemble ailleurs, sur d'autres terrains», suggérait Bourdieu. «Revenons sans cesse au cinéma, Les Passagers sont les frères de La Misère du monde», insistait en résumé Godard. Pour ceux qui étaient présents autour de cette table, le face-à-face, un jeu matois d'approche curieuse et de coups de patte défensifs, n'en fut pas moins "historique". L'estime et le respect mutuels ne faisaient pas l'ombre d'un doute, mais la trouille réciproque d'être manipulé par l'autre était aussi manifeste.

Dans les mois qui suivirent, Godard perpétua le dialogue, envoyant une série de messages politico-poétiques à Bourdieu comme à Libération. C'est une de ces lettres que Bourdieu reçoit dans son bureau du Collège de France au moment où Pierre Carles filme son portrait pour La sociologie est un sport de combat. Beaucoup s'interrogèrent sur le sens de cette scène, dont le montage semblait souligner la moue, entre ambiguïté et ironie, du destinataire. Le courrier des lecteurs des Cahiers du cinéma fut le théâtre de ces interrogations, jusqu'à ce que Pierre Carles lui-même vienne y mettre un terme par ses explications [Les Cahiers du cinéma, n° 562]. Événement clandestin mais bien réel, le choc pacifique des Titans a en effet eu lieu. Laissons-lui ses secrets. — Olivier Séguret, Libération, 25 janvier 2002.

• 4. Et en manière de dernier mot, Je vous salue Sarajevo, de Jean-Luc Godard. Comme le dit T. W. Adorno (Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard / Tel, 1962, p. 53): «Les formes de l'art enregistrent l'histoire de l'humanité avec plus d'exactitude que les documents.». En manière de dernier mot, oui, même si ce film date de 1993.





La musique est d'Arvo Pärt. Voici la transcription et les références du texte de ce film:

En un sens, voyez-vous, la peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du vendredi saint. Elle n’est pas belle à voir, non, tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous. Et cependant, ne vous y trompez pas. Elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme. [Passage de Georges Bernanos, La Joie (1929), intitulé La Sainte agonie du Christ, qui deviendra en 1948 l’épigraphe des Dialogues des Carmélites].

Car il y a la règle, et il y a l’exception. Il y a la culture qui est de la règle, il y a l’exception qui est de l’art. Tous disent la règle, cigarette, ordinateur, tee-shirt, télévision, tourisme, guerre. Personne ne dit l’exception, cela ne se dit pas, cela s’écrit: Flaubert, Dostoïevski, cela se compose: Gershwin, Mozart, cela se peint: Cézanne, Vermeer, cela s’enregistre: Antonioni, Vigo. Ou cela se vit, et c’est alors l’art de vivre: Srebrenica, Mostar, Sarajevo. Il est de la règle que vouloir la mort de l’exception. Il sera donc de la règle de l’Europe de la Culture d’organiser la mort de l’art de vivre qui fleurit encore à nos pieds. [Ce paragraphe est de Jean-Luc Godard et sera repris dans JLG / JLG (1994)]

Quand il faudra fermer le livre / Ce sera sans regretter rien / J’ai vu tant de gens si mal vivre / Et tant de gens mourir si bien. [Louis Aragon, Crève-cœur (1941)].

dimanche 1 janvier 2012

L'obscénité de prendre au mot les mots



Pour un judaïsme sans ségrégation des femmes.
— Des femmes à qui on demande d'aller s'asseoir au fond du bus pour ne pas troubler les hommes dans leur voyage, des femmes que l'on fait taire au prétexte que leur voix constituerait, selon les textes religieux, «une nudité», des trottoirs séparés entre les sexes dans certains quartiers, des publicités où des visages de femme sont arrachés, des passantes insultées et humiliées parce que leur chevelure n'est pas assez couverte ou leurs manches pas assez longues.


Ces scènes se sont passées dans plusieurs villes israéliennes, Ashdod, Jérusalem, Bet Shemesh... où des groupuscules ultra-orthodoxes tentent d'effacer ou de voiler la présence féminine dans la sphère publique. Le phénomène n'est pas nouveau. Ce qui l'est, c'est l'intensité de cette «offensive» anti-femmes, qui pousse toute la société israélienne à s'interroger sur la défense de ses principes démocratiques, et l'égalité entre les sexes.

Le président, Shimon Pérès, et le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ont fermement dénoncé ces exclusions de femmes, contraires aux valeurs d'une démocratie israélienne qui a toujours fait de cette égalité un étendard, dans la vie politique ou militaire.

Mais il est aujourd'hui essentiel que des voix s'élèvent, non pas au nom d'Israël et de ses choix politiques, mais au nom du judaïsme et de ses idéaux prophétiques. Certains, en Israël, le font déjà. Parmi eux, des associations et des rabbins, des hommes et des femmes qui se mobilisent par milliers et œuvrent remarquablement en faveur du pluralisme religieux, de la modernité juive et d'une quête de justice prônée précisément par la tradition du judaïsme.

Ceux qui exigent la ségrégation des genres le font en se réclamant eux aussi de textes de la tradition, et plus particulièrement d'une notion, celle de tzniyout, c'est-à-dire l'exigence d'une attitude modeste et pudique en toutes circonstances. Cette pudeur exigerait, selon eux, de couvrir le corps, la voix et la chevelure des femmes... temples d'une tentation menaçante pour l'homme.

Leur interprétation consiste à percevoir tout le corps de la femme et jusqu'à sa voix comme un objet de désir, presque une zone génitale, à voiler pour assurer la paix sociale.

Le paradoxe de cette lecture si littérale des sources traditionnelles est qu'en érotisant toute présence féminine dans la sphère publique, on fait des textes une lecture bien impudique. Toute lecture littérale a quelque chose d'obscène, tant elle dénude le texte de ses possibilités de dire autre chose.

Leur lecture, comme toute lecture, n'est qu'une interprétation. Elle n'engage pas le judaïsme dans son ensemble. Depuis plusieurs décennies, le judaïsme se nourrit de lectures d'hommes et de femmes qui, penchés ensemble sur le texte, le fertilisent de leur dialogue.

Le monde juif est un monde de lectures et de commentaires pluriels, qui s'est toujours méfié d'une lecture des textes «dans leur nudité», et a préféré les habiller du voile modeste de l'interprétation. Il s'agit aujourd'hui de rester fidèle à cette tradition. — Delphine Horvilleur, rabbin du Mouvement juif libéral de France (MJLF), Le Monde du 30 décembre 2011.

© Photographie: Maurice Darmon,
Nomika Zion à Sderot, novembre 2009, tirée du diaporama collectif Les gens de là-bas.