Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mercredi 25 avril 2012

Un introuvable de Jacques Ellul: Moïse (1991)



Jacques Ellul
Moïse, le dur inventeur de la liberté

Pour accéder à l'article cliquer ici.

Certains lecteurs de
Ralentir travaux se souviennent sans doute de notre revue semestrielle Le Cheval de Troie, consacrée aux littératures et cultures méditerranéennes. Tous retrouveront ici l'histoire, les objectifs, et les sommaires de cette parution dont les quatorze livraisons (1990-1996) sont aujourd'hui épuisées. Il fallait alors une bonne année pour réunir et organiser un numéro. Autant dire donc que, lorsque l'historien du droit, sociologue plus connu ailleurs que dans son pays, et théologien protestant Jacques Ellul (1912-1994) accepta d'écrire un texte exprès sur le thème de la troisième parution consacrée à Moïse (1991), la revue était naissante et n'avait encore démontré aux yeux de personne ni sa nécessité ni son importance. Il reçut pourtant immédiatement notre invitation avec générosité et livra ponctuellement son manuscrit: Le dur inventeur de la liberté, reproduit ici in extenso et accompagné de quelques-uns de nos 103 calligrammes hébraïques.

Ainsi rejoint-il la collection de textes qu'édita naguère la revue, et qui entrent aujourd'hui dans les objectifs bien différents de
Ralentir travaux, où ils peuvent aller à la rencontre de nouveaux lecteurs en leurs anciens et nouveaux usages. Écrits pour une revue, ces articles ont une longueur d'une dizaine de feuillets en moyenne qui ne convient pas spontanément à la lecture sur écran. Dans les dossiers où ils sont rangés, ils peuvent aisément être imprimés par une commande située en pied de page.

On trouvera également dans notre site Victoire d'Hitler, un autre texte que Jacques Ellul avait écrit dans Réforme le 23 juin 1945. Nous l'avions établi à partir de l'article original et nous l'avons publié en complément de notre livre
La question juive de Jean-Luc Godard, publié aux éditions Le Temps qu'il fait en avril 2011.

En la circonstance, il va sans dire que toute reproduction du texte et des illustrations à des fins non commerciales est soumise aux autorisations conjointes et devra mentionner tous les ©. Tout éditeur intéressé par la publication de ce texte devra, une fois muni de l'accord des ayants droits de Jacques Ellul, s'adresser à nous pour notre autorisation et pour l'établissement définitif du texte, à partir du manuscrit original, en notre possession.

© Photographie: Maurice Darmon, Devant le taureau de Wall Street, à Battery Park, New York, images de novembre 2010.

mardi 24 avril 2012

L. Visconti: sur Vaghe stelle dell'Orsa / Sandra (1965)




À l'occasion de la nouvelle sortie en salles du film de Luchino Visconti, Vaghe stelle dell'Orsa (1965), distribué en France sous le sobre mais banal titre Sandra, et en attendant une note sur ce film largement méconnu, nous traduisons ici quelques lignes du cinéaste lui-même, publiées lors de sa première sortie.

Ce film est un "policier" inhabituel. On a parlé d'une «Électre moderne», mais pour expliquer ce qu'ici j'entends par "policier", je citerai une autre tragédie classique: Œdipe-Roi, l'un des premiers "policiers" jamais écrits, où le coupable est le personnage qu'on soupçonne le moins (au début de la tragédie, Œdipe se définit lui-même comme «le seul étranger»). Aux temps de Sophocle, les spectateurs quittaient peut-être le théâtre, convaincus que le vrai coupable n'était pas Œdipe, mais le destin. Cependant, cette commode explication ne suffit pas au spectateur contemporain. Il ne disculpe Œdipe que dans la mesure où il se sent lui-même appelé en jugement, comme pour un concours de culpabilité.

Ainsi, il y a dans mon film des morts et des responsables présumés, mais il n'est pas dit qu'ils soient les vrais coupables et les vraies victimes. En ce sens, ma référence à L'Orestie m'est surtout commode. Prenons Sandra et Gilardini, par exemple: l'une ressemble à Électre par la circonstance qui l'anime, l'autre à Égisthe en ce qu'il est hors du noyau familial, mais ce sont là de schématiques analogies. Sandra figure le justicier, Gilardini l'accusé, mais en réalité ces positions pourraient être interverties.

L'ambiguïté caractérise véritablement tous les personnages du film, sauf Andrew, le mari de Sandra. Il voudrait à tout une explication logique et il se heurte au contraire à un monde dominé par les passions les plus profondes, les plus contradictoires, les plus inexplicables. Ce personnage est le plus proche de la conscience du spectateur qui, incapable justement de se donner une solution logique aux événements, devrait à son tour se retrouver à la fin directement interpellé en jugement. Et contraint de se demander, non tant si la mère et Gilardini sont responsables de la mort du professeur ou Sandra de celle de Gianni, mais si culpabilité il y a eu et laquelle, et si ne se cachent pas en nous une Sandra, un Gianni, un Gilardini.

En somme, un "policier" où tout est clair au début et obscur à la fin, comme chaque fois où quelqu'un se lance dans la difficile entreprise de lire en lui-même avec la hardie certitude de n'avoir rien à apprendre, pour finir par se confronter à l'angoissante problématique du non-être.

Ce film repose sur ma conviction, qui ne date pas d'aujourd'hui, que l'un des moyens, et non le moindre, de questionner la société contemporaine et ses problèmes et de trouver des réponses ni conventionnelles ni statiques, est d'étudier l'âme de certains de ses personnages représentatifs, tout en les situant et en les cadrant. Je ne partage donc pas la surprise de ceux qui, intéressés par mon travail, se sont demandé comment diable j'avais pu choisir une histoire aussi intimiste, presque un «Kammerspiel [film de chambre]», après le souffle historique de films comme Rocco et ses frères et Le Guépard. Le fait est que, si j'atteins mon but, Vaghe stelle dell'Orsa ressemblera plus qu'on ne le croit à mes films précédents et sera le prolongement d'une réflexion commencée il y a plus de vingt ans. Du vieux Kammerspiel de Carl Mayer et Lupu Pick, ce film aura seulement conservé l'unité de temps et de lieu, le ressort dramatique terrifiant, l'abondance des gros plans, toutes choses accidentelles en somme.

Mon attention réelle s'est portée sur la conscience de Sandra, son inconfort moral, ses efforts pour comprendre: les mêmes ressorts qui en leur temps ont animé 'Ntoni, Livia, Rocco ou le Prince Salina [respectivement les personnages centraux de La terre tremble, Senso, Rocco et ses frères, Le Guépard]. Et si ailleurs, j'ai recouru à un bal, à une bataille, au phénomène de l'émigration intérieure, à la lutte pour le pain quotidien, ici m'ont stimulé l'énigme étrusque que Volterra exprime parfaitement, le complexe de supériorité de la race juive, et une figure de femme. Voilà le fond «historique» — et pour l'essentiel les limites — où se joue l'intrigue de mon film. Quant aux éléments psychologiques, ce sont l'exigence proclamée de justice et de vérité, l'insatisfaction sentimentale et sexuelle de Sandra, et sa crise conjugale.

Le drame familial enfin — commun à mes personnages précédemment mentionnés — constitue de même un milieu essentiel. Poussée par l'«incident» (le retour à la maison paternelle), Sandra entame en conscience le chemin ardu vers la recherche de la vérité, une vérité profondément différente de celle dans laquelle elle croyait être fermement enracinée, une vérité douloureuse, et qu'il ne sera peut-être jamais donné à un personnage comme le sien de conquérir entièrement. Ainsi, Sandra et ses victimes (ou ses persécuteurs) trouvent une place dans le cadre de la société contemporaine, ou découvrent qu'ils n'y ont plus de place. Et leur tragédie aide à mieux comprendre la réalité de notre moment historique et ses finalités.

S'il m'est permis de revenir sur un sujet qui me fut cher au début de ma carrière, je dirai que, aujourd'hui plus que jamais, je suis intéressé par un cinéma anthropomorphique. Loin d'être une exception, Vaghe stelle dell'Orsa confirme cet intérêt dominant. C'est le "pourquoi" de ce film.

Quant à son élaboration, en effet «du sujet au film» [c'est le titre de la collection où a été publié ce texte], de celle de tous mes films Vaghe stelle dell'Orsa a peut-être été la plus difficile. Les textes montreront que beaucoup de choses ont aussi changé pendant le tournage. Cela est dû au fait que la matière du film s'est précisée au jour le jour. Je voudrais souligner tout ce qui, d'une part, est dû au séjour lui-même à Volterra, au cadre du palais Inghirami où j'ai tourné la plupart des scènes, à la lente profondeur de l'automne pendant le tournage, et d'autre part à la connaissance des acteurs, dont certains ont été choisis à la dernière minute.

[...] Jean Renoir, qui fut dans sa jeunesse un céramiste passionné, avait l'habitude de dire que la céramique et les films ont ceci en commun: le créateur sait toujours ce qu'il veut faire, mais une fois la pièce enfournée il ne sait jamais vraiment si elle en sortira comme il l'a voulue, ou différente, au moins partiellement. J'ai tenu longtemps Vaghe stelle dell'Orsa dans le four. Longue a été la gestation et, après le tournage, le montage a beaucoup attendu. À présent, nul n'est plus que moi anxieux de savoir si ce «quiz d'âmes» a eu sa juste cuisson.

Pour l'héroïne, j'ai en réalité toujours pensé à Claudia Cardinale. Le personnage de Sandra avait été écrit pour elle en effet, non seulement pour l'énigme cachée derrière son apparente simplicité, mais aussi pour son décalque corporel (la tête, surtout) avec l'apparence parvenue à nous des femmes étrusques. Il n'y eut pas davantage de problèmes avec ma chère amie Marie Bell pour le rôle de la mère, ni avec [Renzo] Ricci pour celui de Gilardini. Il se révéla plus difficile de trouver Gianni. Je n'avais jamais travaillé avec [Jean] Sorel, et — une fois que je l'eus choisi — je dus apprendre à le connaître, à adapter sur lui le personnage de Gianni, jour après jour. Plus aventureux encore fut enfin le choix de Michael Craig. Arrivé en Italie la veille du premier jour, il me posa les mêmes questions. Mais je crois que cette gestation compliquée n'a pas rien d'accidentel.

Il était sans doute dans la nature même du film de naître ainsi laborieusement, de même que laborieusement s'expliquent ses personnages. Le titre lui-même créa de nombreux problèmes. Maintenant, j'en suis plus que jamais satisfait, surtout depuis qu'à l'étranger on l'a adopté, alors qu'au début on considérait qu'il était trop difficile à mâchouiller. — Luchino Visconti.

© Luchino Visconti: Vaghe stelle dell'Orsa, aux soins de Pietro Bianchi, dans la série: Dal soggetto al film (collection de scénarios sous la direction de Renzo Renzi) n° 34, Cappelli, Bologna, 1965, 202 pages.
© Photogramme:
Claudia Cardinale dans Vaghe stelle dell'Orsa de Luchino Visconti, 1965.
© Traduction de Maurice Darmon, pour D. M. et pour Ralentir travaux, 2012.

lundi 23 avril 2012

Liberté, égalité, propriété, Bentham




Alors que, des semaines durant, Le Monde a consacré quotidiennement quatre pages aux pseudo-révélations de Wikileaks, dont il était le partenaire officiel en France, voilà qu'avec une belle effronterie, un article paru le 20 avril dernier Julian Assange, recrue de la «télé Poutine» n'a, avec juste raison cette fois, pas de mots assez durs pour fustiger celui qui après avoir menacé sans l'ombre d'un scrupule la sécurité, voire la vie, de milliers de gens, exilés, résistants, véritables combattants de la liberté à travers le monde, piétine à présent de fait la mémoire d'Anna Politkovskaïa et le travail autrement courageux mené par Rospil. Car les faits sont là:

Julian Assange a interviewé Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, pour la chaîne Russia Today. L'entretien avec le dirigeant du mouvement chiite libanais a été diffusé mardi 17 avril, et peut se retrouver sur Internet. C'est la première d'une série de douze émissions où Assange promet une «quête d'idées révolutionnaires qui peuvent, demain, changer le monde». Russia Today est une chaîne financée par l'État russe, un organe de propagande pour le Kremlin, qui se présente comme une alternative à la vision «occidentale» de l'actualité mondiale livrée par CNN ou la BBC.

Un peu plus loin l'article continue néanmoins à estimer que:

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir un zébulon prétendument en croisade contre le mensonge d'État s'allier avec la télévision d'un pouvoir versé dans l'arbitraire et obsédé par le contrôle des ondes.

Où est le «paradoxe»? Dès la parution de ces scoop juteux en décembre 2010, nous avons pu écrire notre texte: L'Obscure clarté de Wikileaks et en contrepoint une note sur La chambre claire de Rospil. Il ne s'agit pas ici de se vanter d'une quelconque lucidité mais au contraire de montrer qu'un quidam moyennement informé pouvait facilement voir les tenants et les aboutissants du personnage et de l'entreprise: en effet une obsession anti-américaine, une servilité sans limites au regard des principales dictatures et un préalable conspirationniste sur tous les aspects de la vie internationale, dont chacun sait qu'il finit toujours par identifier les mêmes complotistes et les mêmes boucs émissaires au profit des manipulateurs de foules, aujourd'hui un Hassan Nasrallah par exemple.

Nous prenons à présent ce nouveau risque de considérer que les entreprises menées par exactement n'importe qui sous le nom d'Anonymous relèvent d'une démarche analogue. Au prétexte de liberté, conçue sommairement comme une levée de tout interdit, au mépris de toute création, de toute culture, de toute raison — comment s'attaqueraient-ils réellement à autre chose? —, sous une esthétique de l'amusement considéré comme une théorie et une pratique politiques radicales, des gens tirent leurs forces de compétences techniques en piratage et d'un anonymat soigneusement orchestré — «Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Préparez-vous à notre arrivée» — et en marque de fabrique la revendication d'un degré zéro de la pensée.

En effet, un autre long article publié dans Le Monde Culture & idées du 21 avril 2012, Société Anonymous, donne sur cette nébuleuse de nombreux détails et informations, par exemple:

une liste de trente-cinq règles [dont] certaines sont parlantes : «Règle n° 15: plus une chose est belle et pure, plus il est satisfaisant de la corrompre». Le "Lulz" [synonyme de "LOL" = mort de rire] donne tous les droits, y compris celui de se contredire d'une minute à l'autre ou de tenir des raisonnements illogiques. Pour expliquer leur mode de fonctionnement, les Anons parlent d'un «Hive Mind», un «esprit de ruche», comme chez les abeilles. Si un internaute fréquente assidûment les sites du mouvement, il saura instinctivement ce qu'il doit faire le jour où il décidera de participer à une action. Les décisions sont prises sans vote, par «consensus approximatif», après des débats souvent très décousus.

Éloge de l'illogisme et de l'irrationalité, esprit de ruche et de légion, initiatives miliciennes assurées par avance de toute impunité liée à l'usage de l'anonymat, appel à l'instinct, le fascisme déballe tout son arsenal. La nouveauté étant qu'il détourne à son profit avec une redoutable insolence les valeurs de résistance et de libertés qui fondaient jusque-là l'esprit démocratique et socialiste.

Troisième rapprochement osé? Parmi les candidats républicains restant en lice contre le président Barack Obama sortant, Ron Paul cultive son originalité de «papy libertarien» auprès de larges fractions de la jeunesse, d'individualistes anarchistes, d'ennemis de toute intervention de l'État, et se constitue en idole dans de nombreux réseaux sociaux qui vont jusqu'à vanter son progressisme en matière sociale, quand chacun se souvient par exemple de l'opposition radicale et relativement efficace du parti républicain face à la politique de santé voulue par Barack Obama. Les prises de position de Ron Paul apparemment singulières dans son propre camp sur le rôle des États-Unis dans le monde, mais en réalité simplement isolationnistes, ne peuvent pourtant faire longtemps illusion et masquer ce fait qu'au nom d'une conception individualiste, ludique et superficielle de la liberté vue côté nantis ou ceux qui se vivent comme tels, il demeure l'une de figures ratissant large de la pire droite américaine, proche du Tea Party, du Ku-Klux-Klan, et des milieux conspirationnistes.

Nous sommes dans «un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. [...] La seule force qui [...] mette en présence / rapport [acheteurs et vendeurs de marchandises] est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre‑échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir
[...] nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par‑derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. — Karl Marx, Le Capital, livre I, section II, chapitre VI: Achat et vente de la force de travail).

© Photographie: l'un des divers logos de la nébuleuse Anonymous.

jeudi 19 avril 2012

John Cassavetes: Husbands (1970)




Une lacune importante dans la filmographie de John Cassavetes en DVD vient d'être comblée avec la parution chez Wild Side d'un coffret de trois disques, comprenant deux versions — la seconde comportant dix minutes de plus — de Husbands et Anything for John, un documentaire (pas tout à fait inédit) de Doug Headline et Dominique Cazenave, produit en 1994 par Canal+, rassemblant agréablement les souvenirs de ses amis. Nous saisissons l'occasion de résumer aux modestes dimensions d'un billet notre chapitre consacré à ce film dans notre livre paru l'an dernier aux éditions Le Temps qu'il fait, Pour John Cassavetes.

Husbands. — Trois quadragénaires, petits bourgeois de Long Island enterrent leur ami brusquement disparu. Dans l'impuissance à reprendre leur vie ordinaire, ils dérapent longuement: quarante stations dans le métro vide, paniers de basket-ball et longueurs de piscine, pour échouer, comme à l'accoutumée sans doute, dans un bar de nuit où ils boiront, en compagnie d'autres naufragé(e)s. Au matin d'une nuit blanche, ils tentent la reprise du travail, mais Harry (Ben Gazzara) veut brusquement partir à Londres, où, sous une incessante et formidable pluie battante, ils s'installent à l'hôtel, passent une soirée au casino, entraînent trois femmes. L'échec érotique et sexuel est total. D'autres femmes, mûres, se joignent à eux pour boire et danser gentiment. Archie (Peter Falk) et Gus (John Cassavetes) retourneront à Long Island, les bras chargés de cadeaux pour leurs enfants. On le voit, l'intérêt n'est pas dans l'histoire, mais dans ces êtres mêmes, bêtes blessées dans les cages de leur douleur, de leur vacuité soudain révélée, de leur tentative vouée à l'échec de survivre ensemble à la vérité de leur drame. L'histoire d'un mensonge, d'une fiction qui ne tient pas.

Dans la chronologie des films réalisés par John Cassavetes, Husbands innove sur tous les tableaux:

• Pour la première fois, le film est en couleurs. Avec Shadows, A Child is waiting, Too Late Blues et Faces, John a fait le tour de l'expressionnisme dramatisé du noir et blanc. Renoncer à l'histoire que raconte la lumière photogénique du noir et blanc, et voilà que ce sont le temps et l'espace que Husbands bouleverse. Le film cuve cette longueur du temps, pour l'étirer dans des lieux étriqués: métro, toilettes, tablée d'ivrognes. Comme si sa caméra se demandait combien de personnes en gros plan elle sera capable de faire entrer dans son cadre, implicitement homosexuel: trois la plupart du temps, mais quatre, cinq, six, jusqu'à ce que les femmes fassent irruption. En particulier dans les cages de l'hôtel londonien dont Harry déménagera même les meubles de la sienne vers les autres chambres, cages des encoignures de portes, des recoins de bars ou des taxis: alors alterneront les scènes de couple, et leur désastre.

• Pour la première fois, John Cassavetes se confronte à des acteurs qui deviendront ses amis et fidèles complices: Peter Falk (inspecteur Columbo dès 1967) et Ben Gazzara (sorte de star: Husbands est son quatorzième tournage). Si l'amour est la condition même du travail, Cassavetes le prolonge dans une esthétique, dans une morale, et sans doute même dans une véritable politique:

Depuis le début de Husbands, j'ai décidé que les acteurs n'allaient pas porter le chapeau, qu'ils ne seraient pas entravés ni amoindris par les embûches commerciales habituelles. Le contrat moral était d'être avec les acteurs, et les techniciens pouvaient aller se faire voir. À bas la technique, au diable les sensibilités, écrire n'a aucun sens, c'était ça le marché. Chaque instant a été consacré à soutenir les acteurs et à diminuer l'importance de l'équipe.Positif n° 431, janvier 1997.

Antoine Vitez disait en France à la même époque qu'il n'y pas de distribution idéale, on joue avec ceux avec qui on a envie de travailler, et la distribution devient juste ensuite. Comme entre Gena et John dans tant de films, l'amour au centre:

Ce Maïakovski nous fatiguait-il avec sa Lili, ce Pétrarque avec sa Laure? Devrait-on penser qu’il y a du passe-droit là-dedans? Les directeurs de théâtre peuvent aussi bien décider de célébrer leurs amitiés et leurs amours. Cette question ramène à une autre, plus profonde: pourquoi fait-on du théâtre? — Antoine Vitez, «Comment je fais une distribution», Écrits sur le théâtre, tome 3, pp. 272-276.

• Mais pour la première fois aussi au cinéma et bien qu’il eût souvent dit qu’il ne le ferait jamais, John est acteur dans le film qu'il réalise, et les grands moments de ce film sont autant de questionnements sur la mise en scène. L'exemple est la longue beuverie dans le bar: attablés les uns sur les autres, tous, et en particulier Harry, persécutent une femme (Leola Harlow) en lui faisant recommencer sans cesse sa chanson de trois sous (It was just a little love affair), en exigeant durement d'elle qu'elle soit sincère, vraie, émouvante: «Vrai, que ça vienne du cœur!». Pendant cette métaphore de ce qu'est toute mise en scène, John en second plan ne peut retenir son fou rire. Leola Harlow a raconté qu'elle ne savait pas que la caméra tournait, croyant qu'on la faisait ainsi répéter en vue du tournage. D'où sa souffrance, son impuissance, qu'elle assume bravement au cours de la seule scène improvisée du film, puisque, contrairement à toutes les légendes, un documentaire réalisé pendant le tournage du film montre Cassavetes exigeant des acteurs de s'en tenir à ses dialogues.

Un autre tableau renvoie à cette même mise en abyme des constructions et destructions de la mise en scène: dans le casino londonien, Cassavetes repère une «Comtesse», vraie dame et vraie joueuse. Fasciné par son apparence, il écrit aussitôt la scène, et envoie Peter Falk la jouer avec elle: «Elle avait peu à dire et, en un sens, elle avait à être romantique». Là encore, un geste de mise en scène est pris sur le vif, pour donner un des moments les plus burlesques et les plus tragiques du film, gros plan sur ce masque du clown triste, maquillé, grimaçant, funéraire.

Bien sûr, on pourrait dire de tout le cinéma, que filmer, c'est filmer la mort. C'est autre chose que d'en faire comme ici le sujet de son film. Qui s'ouvre sur des photographies anciennes, images mortes de l'ami disparu, puis c'est l'enterrement où Gus / John Cassavetes crie sur divers tons à Archie / Peter Falk: «Ne crois pas la vérité», en cherchant surtout du feu pour une cigarette qu'il ne fumera jamais. Mais la mort à l'œuvre dans tout le film, dans les êtres mêmes, dans les images, dans la narration, c'est aussi cette chorégraphie de l'alcool qui habite corps, conduites et perceptions: mises à distance de soi, insensibilité affective, faux calmes, étourdissements, balbutiements, vomissements, sensations de froid («C'est l'émotion», dit Harry grelottant, assis par terre), hésitations et lenteurs suspendues des gestes, incapacités à décider, («I'm so confused») à reprendre le travail. Et soudain les coups de tête: Harry veut fuir à Londres, mais auparavant il passe chez lui battre sa femme et sa belle-mère, tandis que ses compères l'attendent dans la rue pour s'envoler avec lui; ou encore ce sentiment de toute-puissance et d'impunité, sans doute reçues par les employés du casino londonien comme «américaines»: le film figure la vraie mort dans les destructions mortifères de l'alcool. Ainsi «Tante Harry» prend des poses avantageuses, présente dans l'encadrement de la porte des toilettes son beau profil volontaire et viril d'empereur romain, avec, en guise de couronne posée de travers, le chapeau écossais pris à la femme qui ne savait pas chanter.

© Photogramme: «La Comtesse», Dolores Delmar dans Husbands, de John Cassavetes, 1970.

mardi 17 avril 2012

Lettre 21: printemps 2012




Notre raison d'être: Liber@ Te

•• Vers 2012: 1. Mai 2012: Vers une majorité silencieuse? — 2. La politique en quarantaine. — 3. Hélène Cixous: Qui?, éditorial d'une rédactrice en chef d'un jour à Libération.
Parole d'homme: 1. Jacques Lacan: conversation avec Philippe Méziat. — 2. Le Grand Collisionneur (3): Science et démocratie. Notre ami Jean-Marc Lévy-Leblond nous fait remonter sur terre à propos du grand accélérateur de particules.
Des pays plus libres: 1. Caroline Fourest: Les yeux ouverts sur la Syrie. — 2. Tunisie, un an après, une plainte déposée par Gilbert Naccache.

Notre delta fertile

Judaïca: 1. Ce que sait l'homme de Toulouse. À propos d'un attentat antisémite. — 2. Jean-Yves Camus: Mutation de l'antisémitisme, un article dans Le Monde du 24 mars 2012. — 3. Gilles Bernheim: Toulouse et Montauban.

Notre cinéma

Les Trains de Lumière, site général: 1. Philippe Méziat: Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan (DVD chez Montparnasse). — 2. Philippe Méziat: Michael Radford: Michel Petrucciani (DVD chez Montparnasse). — 3. Bruce Conner: Marilyn Times Five (1973). — 4. Découvrir ou retrouver Jonas Mekas. — 4. Barbara Loden: Wanda (1970).

Pour Bruno Dumont: 1. Hors Satan (2011), son dernier film, est sorti en DVD.
Pour Frederick Wiseman: 1. Crazy Horse (2011), à l'occasion de sa sortie en DVD. — Nos notes détaillées sur ses films ne sont plus accessibles en ligne. Nous préparons un ouvrage sur l'œuvre du cinéaste, à paraître, nous l'espérons, en 2012. Demeurent les nouvelles informatives, la documentation, des articles invités et divers entretiens avec le cinéaste.

Nos images et nos sons

Penser par images et par sons: 1.Table complète des diaporamas. — 2. Éveline Lavenu complète régulièrement ses albums d'acryliques et gouaches.
Nos fictions

Édits & Inédits: plusieurs textes souvent assez longs, publiés ou non, qu'il convient d'imprimer selon les envies, dont on retrouvera la liste en accueil.

© Photographie: Maurice Darmon: La passion de l'abeille, tiré de Safari, 2007.

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
cliquer ici.

vendredi 13 avril 2012

Barbara Loden: Wanda (1970)




On avait vingt-cinq ans, l'année 1968 venait de passer sur nos récents mariages et, à l'aisance matérielle près, nous nous doutions déjà que L'Arrangement d'Elia Kazan (1969) prédisait nos futurs proches. Dans la décennie suivante, avec ses Scènes de la vie conjugale (1973), Ingmar Bergman continuerait le travail, carrément à domicile cette fois. Mais alors, emportés dans le noir d'une salle de cinéma par Kirk Douglas et Faye Dunaway, nul ne pouvait imaginer qu'un film allait presque aussitôt en sortir, alors qu'il ne nous foudroierait collectivement que trente-cinq ans plus tard.

Épouse d'Elia Kazan et venue d'un «pays de bouseux», la Caroline du Nord, l'actrice Barbara Loden avait tourné des seconds rôles sous sa direction dans Le Fleuve sauvage (1960) ou La Fièvre dans le sang (1961). Mais quand, après l'avoir pressentie dans le rôle principal de L'Arrangement, il céda à la pression de ses producteurs pour lui préférer Faye Dunaway, le couple se brisa de fait. Elle décida aussitôt d'écrire, tourner, interpréter et produire son propre film, Wanda, sorti en 1970 au bout de plusieurs années de quête matérielle, alors qu'il ne coûta que deux cent mille dollars. Le film reçut en 1971 le Prix International de la Critique à Venise, tenta deux sorties confidentielles en France: en 1975 d'abord puis, deux ans après la mort de Barbara Loden, en 1982 (hasard heureux et isolé de le découvrir alors), mais ce ne fut que sur l'insistance de Marguerite Duras explicitée à Kazan lui-même dès 1980, et l'aide concrète d'Isabelle Huppert, actrice habitée d'un analogue jeu absent, fermé aux émotions mais inexpugnable, qu'il fut distribué dans l'été 2003. J'entrais alors dans la première année de ma retraite.

À qui voulait l'entendre, Barbara Loden répétait qu'elle était Wanda, malingre et gauche, taiseuse ou rien à dire, docile et comme indifférente aux malheurs et aux échecs, mendiant l'argent nécessaire et fuyant la solitude au point de se donner à n'importe qui et tenter de le suivre: «just no good». À Venise qui la célèbre elle déclare: «J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci de-là, sans dignité.»

Malgré la reconstruction mutuelle et a posteriori de leurs rapports, son époux au moins en était convaincu, qui confie dans Une vie: «Je n’étais pas persuadé qu’elle dispose des qualités requises pour être une cinéaste indépendante». Au contraire, Barbara Loden a incorporé dans Wanda Goronski sa farouche exigence d'indépendance, sa rébellion définitive avec toute condition féminine, son inerte refus du premier compromis avec l'Amérique, si animale qu'aucune féministe ne sut rien déceler derrière le renoncement et la passivité de Wanda. C'est justement en cinéaste indépendante et en auteur d'un chef-d’œuvre altier que Barbara Loden put se vivre en Wanda. Il suffisait pourtant de prendre au sérieux les mots mêmes de Barbara Loden pour, comme Marguerite Duras, être conduite à plus de lucidité: «Je considère qu’il y a un miracle dans Wanda. D’habitude il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda». Wanda est à l'évidence une extension de Barbara Loden. Mais pas seulement: dans un entretien de 1970 avec Michel Ciment, elle précisa vouloir mener avec ses moyens cinématographiques, 16 mm et équipe réduite, «des études à caractère sociologique d'individus dans leur propre milieu». Les projets et les moyens d'un Frederick Wiseman par exemple qui à plusieurs reprises (Welfare en 1975 ou Domestic Violence en 2001) rencontra des sœurs jumelles de Wanda Goronski.

Impossible en quelques lignes d'épuiser la richesse de ce film. Inutile même tant elle s'épanouit et s'impose dès la première vision. Par exemple:

• Dans ce road-movie emportant Wanda et celui qu'elle appellera toujours Mr Dennis (Michael Higgins), coupe en brosse militaire et lunettes trop petites pour lui, trois vêtements signifient le refus de Barbara Loden de ranger la femme dans ses rôles et ses apparences: la jeune fille porte pantalon et chemisier fleuri, lointain reflet de Marilyn — dont, en 1964, elle incarnera le double à la scène dans Après la chute de Arthur Miller —, si ses vêtements ne sortaient au mieux des rayons de Woolworths et si ses cheveux ne demeuraient raides malgré les bigoudis. Puis Mr Dennis va la déguiser en simulacre de mariée, couronne d'oranger sur la tête, robe blanche ultra-courte avant, pour les besoins du hold-up, de lui glisser un coussin sous la jupe sage et le chemisier, pour simuler une grossesse en sa complice. L'Amérique, dit-elle à Michel Ciment, est un pays «où les femmes n'ont d'identité que par l'homme qu'elles trouvent».

• L'Amérique, Mr Dennis va, en deux scènes qui ne se résument pas à cela, énoncer son grand secret: une première fois enseignant à Wanda qu'elle n'est rien si elle n'a rien; une seconde fois recevant durement la leçon de son père qui repousse son argent avec hauteur pour lui assener pire encore: «Quand tu gagneras honnêtement ta vie, alors tu redeviendras mon fils». Existences et liens fondamentaux ne sont rien devant la logique des petits billets verts.

• De ces billets dont regorgent les banques justement. Mr Dennis / amant / metteur en scène / Elia Kazan écrit minutieusement le scénario du holdup avant de forcer sa complice Wanda / maîtresse / actrice / Barbara Loden à apprendre et répéter son rôle, en dépit de ses résistances et de celles de son propre corps. Devant la faiblesse suicidaire de son régisseur, l'actrice parvient à sauver momentanément le film, mais l'évidence finit par s'imposer. Le couple refuse les moyens de son projet: tandis que, dans la voiture, Wanda fait un demi-tour sur place devant un agent de police, dans la banque Mr Dennis désarme le vigile mais range le pistolet dans un recoin au lieu de s'en emparer. Puis il va vers sa perte en pointant seulement son doigt dans le dos du banquier. Abattu si sommairement par la police que la caméra ne se donne pas la peine d'enregistrer sa mort.

• Une seule fois, demeurée seule, Wanda refuse de se laisser pénétrer par un homme de passage, avant d'être accueillie et nourrie par quelques hommes et une femme dans un bar en une fin figée et ouverte. Aura-t-on assez noté que cette fois, l'homme qu'elle a repoussé n'est plus un gros et veule représentant de commerce, ou un escroc en fin de vie, mais un tout jeune militaire, en ces dernières années de conscription obligatoire pour mener la guerre au Vietnam. L'année suivante, Frederick Wiseman, toujours lui, sort son cinquième film sur l'entraînement guerrier des jeunes recrues à Fort Knox: Basic Training (1971).

Wanda est né du refus d'une femme de demeurer plus longtemps la potiche de son mari, l'actrice bon marché des seconds rôles et la maîtresse de maison. D'une façon infiniment plus politique que tous les films contemporains qui croyaient l'être alors qu'ils n'étaient que volontaristes et moralisateurs — je pense au naufrage solipsiste heureusement provisoire de Jean-Luc Godard en ces mêmes années — Wanda / Barbara Loden se préfère en Électre devant l'État tyran familial, sexuel, professionnel, social et militaire. Plutôt que des banques et du système de production hollywoodien, elle accepte de n'importe qui des hamburgers, des bières et des cigarettes. Rescapée de la tyrannie de l'automobile et contrainte à l'embarquement, sans autre but précis que son film, l'errante démunie parcourt tout le cinéma pour le réinventer: impossible de ne pas retrouver l'incompréhension désarmée de Stan Laurel devant le sadisme dérisoire d'Oliver Hardy lorsque Mr Dennis l'oblige à enlever les oignons des hamburgers ou quand elle lui tend la clé de contact de la voiture volée alors qu'il vient de laborieusement bricoler pour la démarrer; évidente la mise en pièces de Marilyn Monroe — Joseph Mankiewicz sur son actrice secondaire dans Ève (1950): «Elle restait seule. Ce n’était pas une solitaire. Elle était tout simplement seule» —; forcément voulue la citation de Gun Crazy / Le démon des armes (1950) de Joseph E. Lewis dans l'attaque de la banque; indéniables les présences souterraines des couples Gelsomina et Zampogna de La Strada (1954) et de Bonnie et Clyde du film d'Arthur Penn (1967) — avec Warren Beaty, premier rôle de La Fièvre dans le Sang —; émouvante la parenté de Stella Stevens, chanteuse fragile dans Too Late Blues de John Cassavetes (1961). Et pourquoi pas, puisque Barbara Loden disait qu'elle aurait pu aussi bien tourner un Wanda chez les riches, Lidia / Jeanne Moreau de La Notte d'Antonioni (1961) regardant dans le ciel fuir les maquettes de fusées, tandis que deux hommes bavardent: «Il y a du vent là-haut! — Ah, putain! s'il y a du vent».

Et sans doute une postérité mondiale plus nombreuse encore, ne serait-ce que la femme du chef de chantier Mabel Longhetti dans Une Femme sous influence (1974) de John Cassavetes encore, ou la poignante grâce de Katrin Cartlidge dans Claire Dolan (1998) de Lodge Kerrigan, vraiment perdue, elle, dans Manhattan, en lieu et place des mines de charbon de Pennsylvanie et du Connecticut qui lentement se consument sous le sol depuis cinquante ans, volcan souterrain effondrant les villes et les hommes.

Dans une mise en abyme supplémentaire, Nathalie Léger vient de publier chez P.O.L. un joli livre, Supplément à la vie de Barbara Loden. Chargée par une encyclopédie d'écrire une notule sur ce film, l'écrivain part sur les traces de la cinéaste, revoit minutieusement le film et découvre la Wanda qui vit en chacun de nous. Et en nos mères.

© Photogramme: Michael Heggins et Barbara Loden, dans Wanda, de Barbara Loden (1970).

jeudi 5 avril 2012

Découvrir ou retrouver Jonas Mekas




À l'occasion de la naissance récente du site de Jonas Mekas, Diary, il nous semble nécessaire de présenter ici cet artiste essentiel, nous aidant de l'article américain de Wikipedia, de la notice de Dominique Noguez dans le Dictionnaire du Cinéma (Larousse) et du texte de Claude Rambaut pour le site Côté court, Jonas Mekas.

Cinéaste expérimental américain, Jonas Mekas est né à Noël 1922 dans une famille de fermiers à Semeniskiai (Lituanie), un village de vingt maisons. Son oncle pasteur le pousse à suivre des études secondaires au cours desquelles il s'adonne à la poésie. Lors de l'invasion soviétique en 1944, son frère Adolfas (cinéaste lui-même et fidèle compagnon de route, 1925-2011) et lui quittent leur pays qu'ils ne reverront qu'en 1971. Leur train est détourné sur le camp de Dantzig et ils sont emprisonnés huit mois dans un camp de travail à Elmshorn, un faubourg de Hambourg. Ils s'en évadent et passent les deux derniers mois de la guerre dans une ferme près de la frontière danoise. Jonas consigne par écrit le récit de cette période dans un journal intitulé I had Nowhere To Go: Diaries, 1944-1954 (Black Thistle Press, New York, 1991).

Après la guerre, Mekas est interné dans des camps de personnes déplacées à Wiesbaden puis à Kassel. De 1946 à 1948, il étudie la philosophie à l'Université de Mayence. Le 20 octobre 1949, à 10 heures du soir, les deux frères débarquent à New York, en vue de travailler comme boulangers à Chicago. Mais — «Restons ici, tout est ici. Voici New York. Voici le centre du monde. Ce serait idiot d'aller à Chicago alors que nous sommes à New York» —, ils s'installent à Williamsburg, un quartier de Brooklyn, où ils vivent de travaux de confection, de plomberie, de nettoyage. Jonas finit par entrer aux Graphic Studios où il exercera comme opérateur jusqu'en 1958, tout en continuant à écrire poèmes et journaux intimes. Mais surtout, deux semaines après son arrivée, il emprunte de l'argent pour acheter sa première caméra Bolex 16 mm et filmer la dure condition de la communauté lituanienne de son quartier, selon les principes de l'école alors importante du cinéma direct. Ainsi sont montées les premières séquences de son journal filmé: News of The Day, qui seront ensuite intégrées à Lost Lost Lost (1976).

En 1953, il s'installe à Manhattan où il suit les cours de Hans Richter (1888-1976) et fréquente des artistes, écrivains et, en particulier, les cinéastes d'avant-garde au Cinema 16 du pionnier Amos Vogel (né en 1921). Il peut projeter ses propres films à la Galerie Est sur A Avenue et Houston Street, et des programmes d'art et d'essai au Carl Fisher Auditorium sur 57th street. En 1954, il fonde alors avec Adolfas la revue Film Culture, centrée sur le cinéma d'auteur et en 1958 commence à écrire sa chronique, Movie Journal, pour The Village Voice qu'il tiendra jusqu'en 1976. Il fait partie du New American Cinema Group (1960), avec, en particulier, son ami Lionel Rogosin. Il fréquente de près Andy Warhol, Nico, Allen Ginsberg, Yoko Ono, John Lennon, Salvador Dalí, ou son compatriote lituanien George Maciunas. C'est l'époque où il produit ses propres films: Guns of the Trees (1961) dans le genre narratif, ou The Brig (1963) captation plus documentaire d'un spectacle du Living Theatre, tout en poursuivant son journal filmé, qui nourrira toute sa production ultérieure.

En 1962, sur la lancée du travail de Maya Deren (1917-1961), il co-fonde la Film-Maker's Cooperative afin d'assurer une distribution indépendante des films, devenant ainsi la matrice du mouvement underground américain. Il prolonge avec la Filmmaker's Cinematheque en 1964, plus tard Anthology Film Archives, l'une des références les plus riches et les plus importantes du monde en matière de cinéma d'avant-garde, en particulier pour la période 1950-1980. Selon les aléas financiers, elle déménagera souvent, s'ouvrant ou se fermant au public selon les subventions et les périodes de misère. Dans la revue Trafic (n° 35, automne 2000), Jonas raconte que la cinéaste Naomi Levine lui révéla qu'Andy Warhol habitait pratiquement dans le loft de la coopérative sans qu'il s'en fût aperçu. Jonas lui-même dormait parfois sous la table de montage.

En 1964, Mekas est arrêté pour obscénité, suite à la projection de Flaming Creatures (1963) et de Jean Genet's Chant d'Amour (1950). Il entre alors en guerre contre la commission de censure, et montre ses films un peu partout dans Manhattan à la Filmmaker's Cinematheque, mais aussi au Jewish Museum ou à la Gallery of Modern Art. De 1964 à 1967, il organise les tournées des New American Cinema Expositions en Europe et en Amérique du Sud. En 1966, il rejoint la 80 Wooster Fluxhouse Coop. En 1970, sous sa direction, Anthology Film Archives ouvre au 425 Lafayette Street un musée du cinéma à fins d'archivage et de conservation des films, avec espace de projection, et une bibliothèque. Avec Jerome Hill, Stan Brakhage, Ken Kelman, Peter Kubelka, James Broughton, et P. Adams Sitney, ils y entreprennent la constitution d'un important corpus de films: Essential Cinema Project.

Le premier grand aboutissement de son incessant journal filmé est constitué par la sortie de Walden en 1969 (180 minutes):

Depuis 1950, je n'ai cessé de tenir mon journal filmé. Je me promenais avec ma Bolex en réagissant à la réalité immédiate: situations, amis, New York, saisons. Certains jours, je tournais dix plans, d'autres jours dix secondes, d'autres dix minutes, ou bien je ne tournais rien... Walden contient le matériel tourné de 1964 à 1968 monté dans l'ordre chronologique. La bande-son utilise les sons enregistrés à la même époque: voix, métro, bruits de rues, un peu de Chopin (je suis un romantique) et d'autres sons, significatifs ou non. Ce film étant ce qu'il est, c'est-à-dire une série de notes personnelles concernant des événements, des gens (des amis) et la Nature (les saisons) — l'Auteur n'en voudra pas au spectateur (il l'encourage presque) si celui-ci choisit de ne regarder que certaines parties du travail (film), selon le temps dont il dispose, selon ses préférences ou selon toutes autres bonnes raisons.

En 1972, il ramène de son retour en Lituanie Reminiscence of a journey to Lithuania, un film sur sa mère. Puis c'est Lost Lost Lost (1976); Paradise not yet lost (1980); He stands in a desert Counting the Seconds of His Life (1969-1985), et Zefiro torna or Scenes from the life of George Maciunas (1992), projetés partout dans le monde dans des festivals et de nombreux musées. En 1995, Birth of a Nation réunit en un film de quatre-vingt cinq minutes des clips de cent soixante amis cinéastes. Dans le même temps, il commence à enseigner le cinéma à la New School for Social Research, puis au MIT, à la Cooper Union, et à New York University. En 2001, il livre un film-journal de cinq heures intitulé As I Was Moving Ahead, Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, réunissant cinquante ans d'archives personnelles.

Le numérique a complètement changé la donne. Il s'agit à présent d'épuiser les batteries de caméras vidéo:

Vidéos et films sont à traiter de façon différente, presque contraire. J'utilise la bande vidéo dans sa continuité, pour étirer la durée, je mets en marche et j'attends. Tout le contraire de la Bolex. On appuyait et elle arrivait à saisir l'instant voulu, elle était la compagne de mes désirs. Avec elle je ne faisais que des brefs plans muets de quelques secondes, des crottes de lapin métaphoriquement. Pour retenir l'instant, comprimer le temps.

Utilisant les installations multi-moniteurs dans ses dernières œuvres, il immerge complètement aujourd'hui les spectateurs dans ses films classiques, comme par exemple à la 51e Biennale de Venise, au PS1 Contemporary Art Center, et au Jonas Mekas Visual Arts Center qu'il a ouvert à Vilnius le 10 novembre 2007. Parmi ses performances récentes, on retiendra ici:

Terminal 5, une exposition sur le thème du voyage organisée par Rachel K. Ward qui devait à l'aéroport JFK investir l'architecture d'Eero Saarinen alors vacante du TWA Flight Center, actuel Terminal 5. L'exposition devait se dérouler du 1er Octobre 2004 au 31 Janvier 2005, mais le bâtiment fut vandalisé au cours de la soirée d'ouverture.

• À l'automne 2006, Mekas entreprend pour le compte d'Apple Computer, Short Films Coming Soon to an iPod Near You, un cycle de 365 courtes vidéos pour iPod, avec diffusion quotidienne sur son site web.

Beaucoup de ses œuvres sont en effet visibles en ligne. Récemment créé, Diary regroupe les archives vidéo, photographies et documents, depuis mars 2010. Le site RE:VOIR, The film Gallery propose plusieurs téléchargements libres: A Visit to Stan Brakhage — Imperfect film — Monks of Cinema — Song to Avila. La colonne latérale droite de ce même site aligne une liste impressionnante de livres, CD, VHS et DVD qui loin de s'en tenir aux frères Mekas et aux cinéastes américains, défie à ce point l'énumération que nous ne pouvons ici qu'y renvoyer.

© Photographie: Boris Lehmann: Jonas Mekas.

mercredi 4 avril 2012

Bruno Dumont: Hors Satan (2011)




4 avril 2012. — À l'occasion de la récente sortie en DVD de Hors Satan, le dernier film de Bruno Dumont, chez Pyramide Vidéo, nous remontons en première page notre note du 24 octobre 2011, rédigée lors de sa sortie. Les DVD de Bruno Dumont ont un étrange destin. Après leur sortie normale, ils disparaissent au bout de quelques semaines comme le précédent, Hadewijch (2009), déjà retiré du catalogue de Pyramide Vidéo. On les retrouve parfois quelque temps chez des soldeurs, comme Flandres (2006), mais dans une version édulcorée privée de son excellent bonus: L'homme des Flandres (52'). Puis, comme Twenty-nine Palms (2003, pas de note seulement quelques indications documentaires) et L'humanité (petit h voulu par Dumont, 1999) ils se font sacrer «collectors» par on ne sait qui — sans doute les fameuses «lois du marché» — à des prix parfaitement dissuasifs. Seules Les Éditions Montparnasse maintiennent disponible sans problème son pourtant premier long métrage La vie de Jésus (1996). Allez comprendre. En tous les cas, malgré ses bonus inutiles, un conseil: engranger d'une façon ou d'une autre Hors Satan avant qu'il ne soit trop tard.



24 octobre 2011. Hors Satan, de Bruno Dumont (2011). — C'est dans le Pas-de-Calais, sur la Côte d'Opale, terre d'enfance de Bruno Dumont. Nul besoin d'en chercher ni les horizons, ni les lumières ni les nuages, ils sont une part de lui-même, il les connaît, les pressent, compte sur eux. Il l'attendent autant qu'il les attend.

Ce sont, exaltées par la mer et les crépuscules, des landes livrées à leur friche, des pans de murs en ruine, un éboulis, des cailloux et du sable, des buissons plutôt que des bois. En réalité, malgré les tracas administratifs, le cinéaste a choisi cette zone protégée par l'autorité politique qui ne l'entretient guère, pour cette capacité du lieu à se laisser enchanter par le cinéma, lumières d'incendie, brusques noirceurs des nues, ciels de peintre magnifiés par les nuages, là-bas les merveilleux nuages, les roulements des vagues et des vents.

C'est un hameau entre Boulogne et Calais, est-ce exactement un village? des pierres et des briques, des tuiles mécaniques et quelques pavillons ouvriers accrochés encore à la terre par de vieux hangars en ferraille et tôle ondulée et leurs anciennes machines remisées. La route qui devient sa grand-rue ne sert à personne, sauf aux chemineaux et aux routards verlainiens, rimbaldiens, et trois policiers motards noirs en surveillent l'entrée, en évident rappel des anges de la mort qui escortaient Orphée et Heurtebise dans le film de Jean Cocteau (1950). Dans ces quelques maisons sur la route des Enfers, rôdent des démons: un homme a jadis violenté la jeune fille de son épouse d'une façon qu'on devine si cruelle que la mère — osseuse et cheveux ras, habitée par le désespoir, la solitude et le malheur — est amenée à lui demander pardon pour tout le mal que son mari lui a infligé; une jeune fille est prostrée dans son lit depuis plusieurs jours devant sa mère impuissante sauf à espérer en l'exorciste; un jeune garde-champêtre surveille de près et de loin la jeune fille qu'il désire et insiste: «Donne-moi un baiser. — De toute façon, ça ne sert à rien je n'ai pas de sentiment. — Tu as beau dire non, tu sens l'amour», mots qui disent non, corps qui dit oui; un quadragénaire lubrique et son hargneux Cerbère imposent à tous une abstraite menace; une routarde passe de l'empoignement sexuel au haut mal de l'épilepsie. Dans ce huis clos ouvert aux vents et aux pluies, tous, même les ambulances et la gendarmerie, ne peuvent qu'attendre celui qui boutera hors Satan.

C'est un vagabond campant dans la zone qui, visité par on ne sait quelle impénétrable et incompréhensible grâce, sait où sont le bien et l'ordre nécessaire du monde à venir. Sans l'ombre d'un péché, ni même d'une faute, il commet des actes que nous nous obstinerions à considérer comme des crimes mais les voilà suivis d'un plus grand bien: la jeune fille que, sans appétit ni désir, il a prise sous sa protection, est libérée de la violence de l'homme — «J'en peux plus — Il n'y a qu'une chose à faire à ça» puis, une fois l'homme abattu: «On a fait ce qu'on avait à faire. — Tu m'as sauvée» —, et bonne servante Marie elle lui ouvre sa porte, le nourrit et fait sa lessive, et fume les cigarettes qu'il lui donne au pied de son château d'eau qui se dresse; par sa simple visite, il relève l'hébétée de son lit de prostration et la mère lui baise les mains comme s'il était l'archevêque; il ramène au monde des vivants la jeune fille violée et laissée pour morte en sainte Cécile de Stefano Maderna — «sa tête est tournée vers la terre dans une attitude un peu forcée, mais on y reconnaît l'extension de la dernière angoisse» écrivait le marquis de Sade dans son Voyage en Italie —; à la femme de passage, il donne plaisir sexuel comme jamais elle n'en connut, à en frôler l'asphyxie; jusqu'au Cerbère devenu bon toutou qui a reconnu en lui son meilleur maître. Seul ce chevreuil qu'il tue aura surpris l'ange exterminateur: «J'ai tiré sans voir —Tu as tiré sans voir! Comment peux-tu dire une chose pareille?», et qu'il l'achève sauvagement à coups de pierre est sans doute encore commandé par l'inconcevable miséricorde qu'il doit à l'ordre caché de la nature.

Ce sont un homme et une femme, en contre-plongée, seuls sur fond de ciels dans le cirque terrestre des dunes, des collines, des bois et de la mer. Ils tombent à genoux comme le font ici les chrétiens, devant les terres, la mer et le sable ou le feu, ou comme Orphée encore mais d'Orfeu Negro (1959) devant l'aube ou le soleil couchant. Ils offrent leurs paumes ouvertes comme là-bas le font les juifs, les musulmans ou les orientaux. Il ressuscite les mortes. Et, triomphe de l'écran large, elle marche sur les eaux par la force de sa simple foi. Ordet (1955) et Théorème (1968) ne sont pas loin, nos confuses idées du sacré non plus: filmant des corps, des gestes, des silences, en son direct mono, Bruno Dumont refuse d'être coupable de nos interprétations et de nos projections. Il entend plus qu'il n'écoute leurs lentes réticences à délivrer de rares paroles qu'il espère d'eux plus qu'il ne les leur souffle.

Hors Satan est le sixième film de Bruno Dumont et, après Flandres (2006) et Hadewjich (2009) le troisième où il emploie David Dewaele. Dans d'autres films, d'autres garçons reviennent: Dans Flandres, Samuel Boidin de La vie de Jésus (1996) par exemple. Mais jamais les filles — le visage de porcelaine japonaise d'Alexandra Lematre, l'a-t-il seulement maquillée? —, comme si elles ne pouvaient être que les héroïnes sacrées d'une seule histoire, d'une seule incarnation emportée avec elles. — Maurice Darmon.



5 avril 2012. Notre ami Jacques Aumont nous envoie ce commentaire: J'ai acheté le dvd sans rien savoir du film (raté à la sortie parisienne), et pour ne pas me trouver encore le bec dans l'eau comme avec L'Humanité. En le regardant à la maison j'ai été happé, submergé, par ce film d'une force extraordinaire, énigmatique, sensationnel. Les «modèles» (au sens de Bresson, bien sûr) sont d'une violence propre à peu près jamais vue en cinéma – et le monde représenté, dans sa noirceur, nous dit vraiment quelque chose de profond sur le nôtre. Un des rares films à m'avoir donné récemment la gifle qu'on reçoit des chefs-d'œuvre. — Jacques Aumont.



6 avril 2012. Document. Notre ami et collaborateur Philippe Méziat a aussi écrit sur ce film sur BCBG, le blog de Pascale Rousseau-Dewambrechies:

Hors Satan de Bruno Dumont. — Voilà un film qui n’est pas prêt de nous laisser en paix, en sommeil, dans cette sorte de rêve qu’on appelle la vie quotidienne et dans laquelle, au fond, il ne se passe pas grand chose. On l’avait déjà relevé avec Flandres, Bruno Dumont nous contraint à une sorte de confrontation avec le réel, lequel se présente a nous le plus souvent sous la forme de l’impossible à supporter. Et il faut dire qu’il y a de ça, dans ce cinéma qui n’évite pas de nous montrer ce que préfèrerions ne pas voir, et qui nous cache inversement ce que nous souhaiterions afin de continuer à dormir.

Toucher au réel, ce n’est pas faire dans le réalisme. Ici, par exemple, rien qui permette au spectateur de croire un seul instant à la vraisemblance de ce qui se passe, ou de ce qui advient. Le gars et la fille se promènent dans des paysages désolés de la Côte d’Opale, tombent en arrêt comme des bêtes, scrutent l’horizon, ou ne scrutent rien du tout (allez savoir!), se réchauffent à un feu, en éloignent un autre par des procédés magiques, et pour peu qu’elle se confie à lui pour lui révéler son malheur, le voilà qui joue les justiciers, élimine ceux qui auraient pu lui vouloir ou lui faire du mal, et pour finir la dépose en un lieu où elle est à même de revenir à la vie. L’important donc, et Bruno Dumont ne cède rien sur ce terrain, c’est l’image, la découpe des plans, les horizons, les sons (admirable son direct qui nous fait entendre comme si on y était les corps filmés de très loin), et l’assemblage sensible de tout ça qui constitue son film. Hors Satan nous met parfois hors de nous, et ce n’est sans doute pas par hasard. — Philippe Méziat.



28 avril 2012. Commentaire sur Facebook. — Al llegar a casa tras ver Hors Satan en el Festival de Cinema d'Autor, he acudido a Maurice Darmon, que es un gran conocedor de — entre otros — Bruno Dumont.

En su Ralentir travaux explica muy bien la película:

Ce sont un homme et une femme, en contre-plongée, seuls sur fond de ciels dans le cirque terrestre des dunes, des collines, des bois et de la mer. Ils tombent à genoux comme le font ici les chrétiens, devant les terres, la mer et le sable ou le feu (...).

Me ha gustado ver que hace referencia al mismo film que acababa de mencionar al amigo con el que he ido a verla, Teorema: Cumplido su trabajo, nuestro protagonista recoge su mochila, y se va a otro lugar, donde se supone que seguirá su tarea.

También, al margen de unas imágenes de pesebre en medio de la inmensidad de las dunas, del estuario, siempre en formato panorámico, me ha gustado darme de bruces con esas imágenes con otra disposición, pero similares, entre las brumas, a L'Angelus de Millet. O con esa secuencia en la que la compañera de nuestro Cristo anda, como recalca también Darmon, sobre las aguas. Todas ellas con ese extraordinario sonido directo que, aún sin que llegues a comprender los porqués de muchas cosas, te hace seguir la película atentamente durante todo su metraje.

Había visto sólo medio Dumont, aunque fue lo justo para saber que se había de repetir la experiencia. Ahora se habrá, sin duda, de ir insistiendo con sus otros títulos. — Juan Manuel Garcia Ferrer.




© Bruno Dumont: Alexandra Lematre et David Dewaele, Hors Satan (2011).

lundi 2 avril 2012

Gilles Bernheim: Toulouse et Montauban




Après notre texte du 20 mars, Ce que sait l'homme de Toulouse et l'article de Jean-Yves Camus du 24 mars, Mutation de l'antisémitisme, voici, écrit cette fois par le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim, le troisième texte sur notre site en dix jours à peine, dix jours déjà, sur les événements de Toulouse et de Montauban. Ils ont très vite déserté les agendas des leaders de progrès (les autres aussi, mais ils n'ont pas de comptes à me rendre) et des associations laïques, républicaines et démocratiques comme la LDH ou le MRAP n'ont pas cru nécessaire de s'associer nommément aux manifestations du 25 mars, laissant le soin et la responsabilité de les rassembler aux consciences individuelles et aux seules organisations juives, comme si l'affaire n'était pas vraiment l'histoire de tous. Consulter le site de la LDH Midi-Pyrénées est tout à fait révélateur du peu de place et de l'absence d'analyses que cette antenne de Toulouse aura réservée à l'événement. Pourtant, quelques jours plus tard, la défense — certes importante — des langues régionales a réuni presque instantanément dans tous les coins de France des centaines de milliers de personnes, dont trente mille à Toulouse.

Alors oui, Gilles Bernheim résume aujourd'hui en un texte ses réflexions durant cette décade.

19 mars 2012: Réflexion sur le drame de Toulouse. — D’abord l’horreur, l’effroi, la compassion. Un Français, Mohamed Merah, 23 ans, assassine trois enfants poursuivis jusque dans la cour du collège Ozar Hatorah, un enseignant père de deux d’entre eux, et auparavant trois militaires. Comment ne pas être sidéré, bouleversé, indigné? La période des Chiva [les sept jours du deuil] vient de s’achever. Des familles sont détruites, nous prions pour elles. Le meurtrier est hors d’état de nuire. La France et, en son sein, la communauté juive sont en état de choc. Ne pas se laisser emporter par la haine car elle est du côté des assassins. Lui opposer la détermination, la justice et aussi la réflexion. C’est dans cet esprit, avec encore beaucoup de douleur et peu de recul, que j’ai souhaité réunir ici les propos publics que j’ai tenus depuis le 19 mars, mais dont je constate qu’ils n’ont pas, tous, été repris dans les médias.



La très forte émotion et le réflexe d’union nationale qui ont saisi notre pays ne doivent pas rester sans lendemain si nous voulons que de telles tueries ne se reproduisent pas. Je souhaite que ces événements horribles éclairent les consciences de ceux qui, sous l’influence de discours pervers, terroristes ou racistes, pourraient être tentés par des actes qui nient Dieu et l’humanité. En amont de ces actes monstrueux, j’invite les responsables politiques, les journalistes et faiseurs d’opinion et, plus largement, chacun de nos concitoyens à faire reculer la haine, à toujours exprimer leurs positions avec mesure, dignité et responsabilité. À refuser les amalgames mensongers et, en premier lieu, ceux sur Israël car ce sont eux que le meurtrier a invoqués pour expliquer la tuerie du 19 mars. Je les invite aussi à ne rien laisser passer à ceux qui jouent sur d’autres amalgames et qui soupçonnent ou accusent injustement l’ensemble des Français musulmans au nom des actes commis par un d’entre eux. Car les Français musulmans sont nombreux à faire plus qu’adhérer à la nation, comme c’était le cas de deux des parachutistes assassinés.



Pour autant, les autorités religieuses musulmanes ne peuvent pas faire l’impasse sur l’interpellation sanglante que leur adressent les drames de Toulouse et de Montauban, commis au nom d’Allah qui ordonnerait de tuer les juifs et de faire la guerre aux mécréants, même si — surtout si — ces actes sont en contradiction avec les fondements de leur religion. Il revient aux musulmans qui disent redouter les amalgames entre islam et islamisme de se désolidariser clairement et massivement de ces drames, par exemple en manifestant en très grand nombre. En effet, a-t-il souvent existé, dans l’histoire, des discours de cette nature, mêlant l’invocation divine, la prière, l’invitation au meurtre, le désir d’extermination? Puisque Allah est cité à chaque phrase du tueur, les autorités morales de l’islam ne se doivent-elles pas de condamner, mais aussi de prévenir, d’une seule voix et avec la plus grande fermeté, ce genre de délire? Ce sont elles les gardiennes de l’image que le monde islamique veut donner de Dieu. Si elles condamnent les attentats, elles se montrent jusqu’à présent peu enclines à aller au-delà de propos émotionnels que nous avons, hélas, beaucoup entendus ces dernières années, comme si elles hésitaient à se couper de la faction la plus intégriste de leurs fidèles.



Éviter «le choc des civilisations» exige un double mouvement. De la part de l’Occident, qui doit s’abstenir de tout anathème contre l’islam et de toute assimilation abusive. Mais aussi de la part des autorités musulmanes, sous peine de voir leur retenue alimenter les pires fantasmes. Depuis Mein Kampf, nous n’avons jamais entendu de tels appels au meurtre. Le stalinisme assassinait en masse, mais sans s’en glorifier. L’assimilation avec le nazisme choque sans doute à cause de la disproportion des crimes. Mais si Al-Qaida était à la tête d’un État structuré et puissant — l’exemple de l’Iran suffit à nous en convaincre — que nous promettrait cette organisation qui soit différent du programme d’Hitler? Elle irait, à sa manière, plus loin, la menace de génocide des juifs n’étant que la première étape d’une extermination élargie aux autres occidentaux.



Le terrorisme fanatique est un danger mortel. Un autre danger, plus sournois, nous environne: le nouvel antisémitisme qui, loin d’éliminer l’ancien, le revigore, le rafraîchit, lui confère une puissance mentale inégalée. Sinon, comment expliquer que tant de gens, et pas des moindres, ne parviennent pas à faire la différence entre la tuerie de Toulouse et la situation à Gaza, nous confirmant hélas que le mal est profond, y compris dans les plus hautes sphères publiques?


Cet antisémitisme n’est pas seul. Il avance, armé de poncifs. On entend ainsi que la haine serait causée de l’extérieur, par la misère, l’oppression, l’humiliation. Comme si tous ceux qui vivent dans la détresse se laissaient ravager par la haine. Quel mépris pour les pauvres! Quelle insulte pour les malheureux! Non, il n’y a aucune mécanique inexorable, aucun lien de cause à effet entre un désastre économique ou social et le terrorisme. Le terroriste n’est pas un mannequin manipulé par des déterminations matérielles ou idéologiques — une «victime» des circonstances. Sa décision lui appartient.



«Oubah’arta bah’ayim: Tu choisiras la vie», Deut. 30, 19.

© Texte: Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France. Article paru dans Actualité Juive du 28 mars 2012.

© Photographie: Gens de là-bas, Maurice Darmon: Célébration de la mort d'Yitzhak Rabin en novembre 2009 à Neve Shalom - Wahat as-Salam («Oasis de Paix» en hébreu et en arabe), un village établi conjointement par des juifs et des arabes palestiniens, tous citoyens d’Israël. L’activité principale du village est le travail éducatif pour la paix, l’égalité et la compréhension entre les deux peuples.