Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 27 août 2011

Samy Cohen: Incertain printemps social israélien



Dans la suite de notre précédent billet du 20 août 2011,
Un jeudi noir pour la paix au Proche-Orient, Samy Cohen, directeur de recherches au Sciences Po - Centre d'Études et de Recherches Internationales, donne corps à ce qui n'y était qu'une intuition, en la précisant notablement.

Samy Cohen: Incertain printemps social israélien. La justice concerne aussi les Palestiniens. — Quelques jours avant que n'éclate la «révolution des tentes», mi-juillet, ce mouvement de protestation contre la cherté des logements en Israël, personne n'aurait parié sur une telle vague de protestation ou sur la présence de trois cent mille personnes lors de la manifestation du 6 août. Ce mouvement lancé via Facebook s'est étendu à une rapidité fulgurante. Des tentes, symboles du mouvement, ont été dressées boulevard Rothschild, à Tel-Aviv, et dans de nombreuses autres villes du pays.

Les grandes révoltes éclatent souvent de manière imprévisible. Au moins sait-on qu'elles se développent sur un terreau favorable. En Israël, le mécontentement gronde depuis des années. Les prix du logement ont flambé. Les écarts entre riches et pauvres sont parmi les plus importants au monde. Un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté, avec un revenu mensuel inférieur à 740 euros.

Le mimétisme avec le «printemps arabe» est une des explications plausibles. Nombre d'acteurs de la protestation le ressentent et le déclarent. Sur une grande banderole blanche, on peut lire: Tahrir, au coin de Rothschild, Marche comme un Égyptien, est-il écrit sur une pancarte brandie lors de la manifestation du 3 août.

Quelles sont les chances de voir les revendications du «printemps israélien» aboutir? Celui-ci a déjà fait faire à la société israélienne un pas de géant en mettant un problème de justice sociale sur l'agenda public. Mais les difficultés demeurent et des divergences sont perceptibles. Certains souhaitent le départ du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, un des principaux instigateurs de la politique néolibérale. D'autres redoutent qu'une attitude trop hostile ne fasse de leur révolte un mouvement d'opposition politique.

Le deuxième problème est celui des revendications. Que demander et jusqu'où aller dans les exigences? Faut-il négocier avec la commission mise en place par le premier ministre ou exiger purement et simplement le retour de l'État-providence? Pour l'instant, en tout cas, le mouvement penche nettement en faveur de cette dernière option.

Troisièmement, les manifestants s'interrogent : doivent-ils continuer à protester dans la rue ou se constituer en organisation politique pour présenter des candidats lors des prochaines élections prévues en 2013? Beaucoup sont tentés par cette solution. Mais le mouvement manque encore d'un vrai leadership politique.

Autre difficulté, celle liée à l'agenda de la rentrée de septembre, date à laquelle l'Autorité palestinienne entend demander l'adhésion de l’État palestinien à l'ONU. Cette perspective pourrait donner lieu à des manifestations palestiniennes et reléguer les revendications sociales au deuxième rang. Il ne faut pas perdre de vue, enfin, que si le terrorisme reprend, il détournera l'attention du public vers sa priorité numéro un, à savoir la sécurité.

Plusieurs attaques surprises lancées, le 18 août, le long de la frontière égyptienne, contre des véhicules israéliens par un groupuscule extrémiste palestinien ont fait huit morts et de nombreux blessés. Les organisateurs du mouvement des tentes qui avaient appelé à une grande manifestation, le 18 août, ont aussitôt proclamé leur solidarité avec les victimes. La manifestation qui devait se tenir à Jérusalem a été annulée, et celle de Tel-Aviv transformée en une «marche silencieuse», en présence de quelque quatre mille participants seulement.

Faudra-t-il, enfin, s'attaquer aux questions sensibles de la guerre et de la paix, qui font partie des non-dits de cette révolte? Beaucoup sont convaincus qu'il est impossible de continuer à augmenter les dépenses liées à la défense et, dans le même temps, d'instaurer plus de justice sociale. Mais on ne s'attaque pas facilement au sacro-saint budget militaire.

Un des autres non-dits actuels concerne l'occupation et la poursuite de la colonisation des territoires occupés. Le mouvement de révolte peut-il se transformer en un grand mouvement pour la paix, comme les Palestiniens eux-mêmes le souhaitent? Cela semble peu probable.
Certes, la question de la poursuite du financement public des colonies se posera tôt ou tard. Mais réclamer la fin de la colonisation est une chose, exiger le retrait des territoires occupés en est une autre. S'il se prononçait en ce sens, le mouvement des tentes perdrait alors rapidement le soutien massif de la population israélienne (plus de 85 %), car le retrait des territoires occupés ne fait pas consensus, même si la majorité des Israéliens est prête à accepter la création d'un Etat palestinien.

S'attaquer au problème de l'occupation le fera apparaître comme un mouvement «gauchiste», «propalestinien» et «non patriote», un risque qu'il ne prendra pas, afin d'éviter de brouiller les cartes et de perdre sa popularité actuelle.

S'il arrive à s'organiser pour participer aux élections, il devra cependant répondre à ces deux questions: comment une organisation politique qui prétend accéder à la Knesset peut-elle avoir un programme économique et social, sans proposer une solution claire pour mettre fin au conflit israélo-palestinien? Peut-elle promettre la justice sociale aux seuls Israéliens, sans se soucier de celle des Palestiniens vivant sous occupation depuis 1967? — Le Monde, 27 août 2011.

© Photographie: Maurice Darmon. Vers Jérusalem Est, Gens de là-bas, novembre 2009.

lundi 22 août 2011

Lettre 18: été 2011



Nouveaux billets

Notre raison d'être: Liber@ Te:
Libertés pour le présent: 1. Pour une femme oubliée, appel de Osez le féminisme, à propos d'une affaire de mœurs. — 2. Irène Théry: La femme de chambre et le financier. — 3. Syrie: permis de tuer. D'étranges silences saisissent les haut parleurs. — 4. Qui notera Standard & Poor's? La main dans le sac, petite chronique d'une manipulation politique.
Vers 2012: 1. 2012. Gauche (1): perdre à tout prix. Le Parti socialiste fait ses courses, la droite est à la balance. — 2. 2012. Gauche (2): chambre sans vue. La gauche orpheline? — 3. 2012. Gauche (3): une chance historique. — 4. 2012. Vers un printemps sans peuple?
De l'écologie politique: 1. Disparition des abeilles, la fin d'un mystère.
Un Iran libre: 1. Iran, deux ans déjà.
Des pays plus libres: 1. La Grèce et l'enfant, de quelques simples vérités. — 2. Gene Sharp: De la dictature à la démocratie, préface.

Notre delta fertile:
Manhattania: 1. Novembre à New York: l'automne à Manhattan et l'état du chantier du World Trade Center (dernier billet). — 2. Ian Ference: Les ruines de New York, archéologie d'une métropole.
Judaïca: 1. Parler droit. Du juste usage des mots. — 2. Un jeudi noir pour la paix au Proche-Orient, après les attentats d'Eilat.

Des images:
Penser par images et par sons: 1. Ian Ference: Les ruines de New York, archéologie d'une métropole. — 2. Rome, printemps 2011, 51 photographies. 3. Éveline Lavenu complète régulièrement ses albums de croquis, acryliques et gouaches.

• Nos images: Table complète des diaporamas.

Notre cinéma:
Les Trains de Lumière, site général. 1. Nurith Aviv, une langue et les autres (2002-2011). Une trilogie sur l'acte de traduite, ici l'hébreu. — 2. Judaïciné, le site du cinéma israélien.
Pour Jean-Luc Godard: 1. La maison de Malaparte, à Capri, la maison du Mépris.


Rappels

Notre cinéma:
Du site en librairie, deux ouvrages esquissés ici durant trois ans et développés et édités en librairie: Pour John Cassavetes et Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard, aux éditions Le Temps qu'il fait.
Pour Paul Carpita: 1. L'artiste absolu (suite) (dernier billet).
Pour Bruno Dumont: 1. Bruno Dumont vs Stanley Kubrick (dernier billet).
Pour Straub et Huillet: 1. Sicilia! (1999) (dernier billet).
Pour Raphaël Nadjari, un dossier complet.
Pour Frederick Wiseman: 1. Un livre sur Frederick Wiseman, 2011, MoMA / Gallimard (dernier billet). Nos notes détaillées sur ses films ne sont plus accessibles en ligne. Nous préparons un ouvrage sur l'œuvre du cinéaste, à paraître, nous l'espérons, en 2012. Demeurent les nouvelles informatives, la documentation, des articles invités et divers entretiens avec le cinéaste.

Notre delta fertile: ItalianaPour Maximilien VoxLes Goûts Réunis: recettes de cuisine.

Nos fictions: Édits & Inédits: plusieurs textes souvent assez longs, publiés ou non, qu'il convient d'imprimer selon les envies, dont on retrouvera la liste en accueil.

© Photographie: Maurice Darmon: L'inconnu de Saint-Germain, tiré de Images de Paris et d'ailleurs.

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
cliquer ici.

samedi 20 août 2011

Un jeudi noir pour la paix au Proche-Orient



Les attentats par le Hamas sur la ville israélienne d'Eilat ne se sont pas passés ce jeudi 18 août par hasard ou coïncidence. Le gouvernement israélien est actuellement ébranlé par une crise intérieure économique et sociale d'une profondeur inédite, et qui ne se développera politiquement que si les masses citoyennes en mouvement prennent pleinement en conscience le lien entre leurs luttes et la poursuite des colonies et l'occupation en Cisjordanie. Les forces de paix et de progrès en Israël et l'Autorité palestinienne, et donc Israël et le futur État de Palestine, ont intérêt à une telle évolution.

Par ailleurs, voilà cinq mois qu'en Syrie, le pouvoir tue, torture et emprisonne tout son peuple, et canonne à présent un camp palestinien sur son sol, avec la bienveillance renouvelée des gouvernements russe, chinois, indien et brésilien, et surtout le soutien actif de l'usurpateur iranien et de son régime, qui entretient de la même façon la dictature du Hamas dans la bande de Gaza, d'où sont partis les attentats. Or, le jour même des attentats d'Eilat, et pour la première fois de façon claire, les gouvernements américain, français, allemand et anglais se sont prononcés conjointement pour le départ du dictateur syrien. Le Hamas et la Syrie: le maître iranien ne peut imaginer perdre ses deux bases militaires et politiques dans le conflit du Moyen-Orient.

Enfin, cinq jours avant les attentats, le 13 août, le ministre palestinien des Affaires étrangères Riyad al-Malki a précisé à l'AFP que le gouvernement palestinien présenterait la demande de pleine adhésion d'un État de Palestine à l'ONU le 20 septembre prochain. Quelles que soient les opinions qu'on peut avoir sur cette démarche de l'Autorité palestinienne, il est néanmoins sûr que ces attentats ne l'aident pas précisément.

Ces attentats, et les inévitables représailles sur lesquelles leurs instigateurs peuvent tranquillement compter, n'ont pas pu se faire sans l'engagement actif de ceux qui y ont intérêt. Ils ont donc pour but de stopper ou de dévoyer la nature profondément démocratique du mouvement de protestation israélien qui pourrait imposer un tout autre cours à son gouvernement, ce dont ni le pouvoir iranien, ni donc la Syrie actuelle ni le Hamas, ne veulent; d'affaiblir la lutte du peuple syrien contre l'oppresseur qui se dit leur gouvernement; de gêner les évolutions américaine et européenne en cours; de contribuer, après les coups d'arrêt donnés par le sanguinaire poète libyen et le stratège syrien, à réduire à néant toute possibilité de démocratisation de l'ensemble du monde arabe; et de s'opposer aux initiatives de l'Autorité palestinienne. Au profit de l'extrême-droite israélienne qui peut ainsi compter sur la terreur pour vider rues et places de ses manifestants; des forces islamistes et militaires qui montrent de quoi elles sont capables en Tunisie et en Égypte; du Hamas ennemi juré de l'Autorité palestinienne et de la répression syrienne et iranienne. C'est aussi ce qui s'est passé ce jeudi noir. En dépit des gens spoliés et persécutés dans leur vie quotidienne, des milliers de morts, mais aussi des dizaines de milliers de prisonniers et de torturés.

© Photographie: Maurice Darmon. Jérusalem, la vieille ville, Gens de là-bas, novembre 2009.

samedi 13 août 2011

Printemps 2011: Images de Rome




Un diaporama qui n'a d'autre ambition que de raconter un voyage de plus dans Rome, les monuments et les maisons, rentrer à l'intérieur de l'univers du Caravage, se promener sur les plateaux de Cinecittà, la rue où fut tourné Gangs of New York, les décors de tous les péplums du monde, et même une furtive photo volée du fellinien Teatro n° 5, des bribes aussi d'art des rues. Et toujours les origines, Rome plus que jamais ville ouverte à tous ces gens qui la traversent ou qui la peuplent, posant autrement les questions de l'identité nationale. À suivre, forcément.

Voir les cinquante-et-une images du Diaporama.

© Photographie: Tramezzini in piazza Barberini, Rome 2011.


Et toutes nos images:

Paris

dimanche 7 août 2011

Qui notera Standard and Poor's?




L'une des trois agences de notation à faire la pluie et le beau temps sur les marchés et sur les politiques économiques de tous les pays du monde, l'agence Standard & Poor's a dégradé ce vendredi 6 août la note de la dette américaine, avec des conséquences dont on n'a pas fini de mesurer l'ampleur et qui ne se limiteront pas à des ruines ou des enrichissements de spéculateurs, ni à des turbulences de quelques semaines, mais prendront la dimension d'un conflit mondial entre gouvernements et puissances financières. Dans les négociations bipartites entre Républicains et Démocrates pour tenter de trouver un compromis acceptable, ce n'est pas être partisan que d'estimer le camp républicain mis en coupe réglée par sa minorité du Tea Party, dont les leaders ont explicitement déclaré que leurs intentions étaient de provoquer une catastrophe majeure afin d'empêcher la réélection du président Obama. La politique du pire donc, qui vient poursuivre les campagnes carrément racistes et le climat d'appel au meurtre, comme la tuerie de Tucson l'a mis en lumière en janvier dernier.

Or, selon Le Monde des 7/8 août, dans les calculs sur lesquels s'est fondée l'agence en question, elle a reconnu de fait avoir compté deux fois une projection de la dette de deux trillions de dollars, et a été contrainte de corriger son rapport après sa publication, tout en maintenant la dégradation de la note, malgré sa surévaluation d'environ 15 %. L'aveu d'incompétence, sinon de manipulation, s'est doublé d'un autre aveu puisque la première version s'ouvrait sur les projections de déficit budgétaires et de la dette publique et que la seconde préfère arguer des «risques politiques», qui prennent le pas sur les chiffres, rejetés en fin de communiqué. Comme l'a souligné le Washington Post, la critique politique est au moins «autant une critique politique qu'une conclusion financière».

C'est donc tout à fait normalement que John Bellows, haut responsable du Trésor américain, a tiré ses conclusions sur le site du Wall Street Journal du 6 août:

«La taille de cette erreur, et la rapidité avec laquelle S&P a changé sa justification principale quand on lui a présenté cette erreur, soulèvent des questions fondamentales sur la crédibilité et l'intégrité de la décision prise par S&P sur cette note [...] S&P a reconnu cette erreur [mais] n'a pas estimé qu'une méprise de cette ampleur suffisait pour justifier de réexaminer son jugement, ou même de se donner un jour supplémentaire pour réévaluer soigneusement l'analyse».

Ajoutons avec José Manuel Gonzalez-Paramo, membre du Conseil exécutif de la BCE, (dans un entretien au journal espagnol La Voz de Galicia, 7 août 2011) que:

«nous avons un très sérieux problème avec les agences de notation. Elles peuvent être mauvaises ou très mauvaises dans leurs recommandations, comme cela a été démontré au cours des dernières années, et elles n'assument pas leurs responsabilités. Elles sont aussi sujettes à des conflits d'intérêts flagrants. Aujourd'hui elles ont encore tort et basent leurs analyses pas seulement sur des faits mais aussi sur de pures conjectures, avec des informations partielles».

Il faut encore rappeler que la législation américaine — et donc de fait le reste du monde — a fait de ces trois agences privées des agences de notations agréées, et oblige les investisseurs institutionnels à n'acheter que des titres bien notés et les vendre dès qu'ils sont dégradés. Ce qui n'a longtemps été qu'une évaluation réservée aux spécialistes est devenu une certification obligatoire que personne n'évalue ni ne contrôle.

Notons enfin qu'il semble suffire du caprice d'une seule, puisque, aux dernières nouvelles, les deux autres agences de notation, Moody's et Fitch Rating, n'ont pas encore suivi leur consœur et maintiennent leurs notes AAA sur la dette souveraine américaine.

© Photographie: Maurice Darmon. Images de Manhattan, juin 2009.

samedi 6 août 2011

Ian Ference: Les ruines de New York




Il était une fois un club de jazz à Brooklyn, le Kingston Lounge. Un jour, on l'abandonna. Par bonheur, Ian Ference habitait en face. Et ce jeune homme parcourait depuis l'adolescence New York, en recherche de vieilles bâtisses à photographier. Alors, quand en 2008, il décida de réunir ses images dans un blog personnel, il l'appela le Kingston Lounge. Acte militant ou citoyen d'abord, comme on voudra: ému du sort de l'Admiral's Row, un ensemble de bâtiments historiques où logeaient les policiers de Brooklyn, promis à la démolition, il pensa pouvoir contribuer à sa préservation en interpellant le public. Mais l'homme est d'abord un créateur: suivirent donc des histoires en images du Divine Lorraine Hotel, de l'hôpital de North Brother Island, ou celui de quarantaine de la fameuse Ellis Island où arrivèrent durant un siècle tous les émigrés. Il faut découvrir les cinq ou six pages splendides de ce site, qui reçoit déjà cent mille visiteurs par mois. Inventaire ou invention, Ian Ference nous en promet encore mille.

Photographie: © Ian Ference:
The front of the tenth-floor chapel, originally one of two ballrooms in the Lorraine Apartments.

lundi 1 août 2011

Syrie: permis de tuer




Voilà plus de cinq mois que, semaine après semaine et à présent jour après jour, le tyran syrien massacre un peuple méthodiquement, avec son armée, ses chars, ses milices et ses hommes de main, et que, ce dimanche, il a fait tirer à la mitrailleuse, laissant à terre cent morts en quelques heures. Plus de deux mille personnes ont déjà été tuées, et dix mille au moins emprisonnées ou «disparues», comme les dictatures nous ont appris à nommer ceux dont on ne retrouve jamais les corps, forcément torturés. Le pays est fermé, pourchasse ou élimine les observateurs gênants, brouille l'internet. Mais, même s'ils sont rares et surtout peu relayés, les témoignages vont tous dans le même sens: la terreur est partout.

Alors, bien entendu, la France et l'Europe ne vont certainement pas jouer les redresseurs de torts militaires, au risque d'ailleurs de ne pas mieux savoir commencer une guerre que la finir. D'autant qu'il faudrait cette fois se heurter frontalement au soutien que la Russie ou la Chine apportent à la répression syrienne, au sein de l'ONU sur le plan diplomatique, et par des équipements militaires sur le terrain.

Et l'Iran, soigneusement lui aussi à l'abri de toute critique ou condamnation réelle, alors que, depuis des années, la preuve est faite de l'imposture. Car si la Syrie tient debout, c'est encore et d'abord par le soutien économique que le régime de l'usurpateur sanguinaire lui apporte, soucieux de conserver son entrée décisive pour le conflit du Moyen-Orient, et son emprise sur le Liban et Gaza, via le Hezbollah et le Hamas. Si la dictature de Damas s'effondrait, ce que veut manifestement tout le peuple aux quatre coins de Syrie, la situation changerait du tout au tout: avec l'éviction de l'influence iranienne, l'événement ne pourrait que faire évoluer positivement la Palestine et Israël vers la recherche de la paix, et participerait puissamment à la diffusion de l'idée démocratique dans la région, prise dans la double menace militaire et islamiste, dont rien ne dit d'ailleurs qu'elles ne peuvent pas finalement se conjuguer.

Plus profondément, au-delà des diverses sanctions économiques prises par l'Europe et surtout par les États-Unis qui, par les déclarations du président Obama et d'Hillary Clinton, critiquent clairement la répression et, au moins verbalement, mettent en cause la légitimité du pouvoir actuel, les soutiens effectifs à l'opposition syrienne, organisationnels, politiques et économiques, sont à peu près inexistants. Ce qui laisse les mains libres aux tueurs.

Ce vendredi 29 juillet, les démocrates syriens ont conduit leur dernière manifestation sous ce mot d'ordre fédérateur: «Votre silence nous tue» à l'adresse des Syriens qui ne les ont pas encore rejoints, des autres peuples et dirigeants arabes, mais aussi des pays d'Europe et aux démocraties de par le monde, dont ils revendiquent à leur façon la parenté: «Où êtes-vous, défenseurs de la liberté?»

En effet — sans revenir sur certains timoniers parisiens, nostalgiques de leurs gardes rouges, s'enivrant du mouvement populaire égyptien de la place Tahrir au point d'éviter soigneusement d'évoquer la présence alors décisive de l'armée, avec tout ce qui s'ensuit, ni sur tous ces utilisateurs de formules magiques: «révolution», «printemps arabe», dont chaque jour confirme leur fonction incantatoire et mystificatrice, contre-productive car, faute de prendre la mesure à temps de la complexité des forces en lutte, elles n'alimenteront qu'une déception à la hauteur des illusions, pour finir démobilisatrice — où sont nos habituels défenseurs des droits de l'homme? Où est la gauche française empêtrée dans sa guerre de clans dans un désert d'idées, en particulier sur le plan international? Où sont les organisations, associations, toujours promptes à instrumentaliser le conflit du Moyen-Orient et la cause palestinienne? Où sont les indignés? À part ceux qui osent voir dans les événements syriens un complot israélien — c'est dire où peuvent mener les paranoïas non critiques —, où sont-ils, où sont leurs drapeaux, leurs boycotts, leurs brochures à grande vitesse en dix-huit langues et en millions d'exemplaires, leurs défilés, leurs pétitions? En réserve sûre, pour des jours meilleurs.

© Photographie: agence Reuters.