Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 21 novembre 2009

Michel Serres: Faute!




Tout le monde connaît Michel Serres et sa constante et enviable aptitude à ramener un débat à l'essentiel en quelques mots, choisis pour être à la fois précis et compris de tous. Voici une occasion de l'inviter dans notre section Parole d'homme, histoire de poser les bases de ce qui ne va pas manquer de s'enfler et se boursoufler en postures, confusions, généralisations internationales, numéros de music-hall, et pour finir insolences, mensonges, crimes au moins de la pensée.

Faute! — Serres est marqué sur ma carte d'identité. Voilà un nom de montagne, comme Sierra en espagnol ou Serra en portugais; mille personnes s'appellent ainsi, au moins dans trois pays. Quant à Michel, une population plus nombreuse porte ce prénom. Je connais pas mal de Michel Serres: j'appartiens à ce groupe, comme à celui des gens qui sont nés en Lot-et-Garonne. Bref, sur ma carte d'identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. Deux autres y figurent: les gens qui mesurent 1, 80 m, et ceux de la nation française.

Confondre l'identité et l'appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites a est a, je suis je, et voilà l'identité; ou vous dites a appartient à telle collection, et voilà l'appartenance. Cette erreur expose à dire n'importe quoi. Mais elle se double d'un crime politique: le racisme. Dire, en effet de tel ou tel qu'il est noir ou juif ou femme, est une phrase raciste parce qu'elle confond l'appartenance et l'identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j'appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan.

Réduire quelqu'un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure, nous les commettons quand nous disons: identité religieuse, culturelle, nationale... Non, il s'agit d'appartenances. Qui suis-je, alors? Je suis je, voilà tout; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu'à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe: ceux qui parlent turc, si j'apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale: erreur et délit. — Michel Serres, professeur à la Stanford University, membre de l'Académie française. Article paru dans Libération, 19 novembre 2009.

© Photographie: Maurice Darmon. Institutrices au kibboutz de Neve Shalom (Israël), novembre 2009, image tirée de notre diaporama collectif: Gens de là-bas. Voir aussi nos Images.

vendredi 13 novembre 2009

Israël/Palestine, l'entrée de l'hiver



Huit jours en novembre, le soir dans les hôtels israéliens, le jour à sillonner Israël et les territoires de Cisjordanie. Nous étions cinquante-deux, membres au moins pour la circonstance de La Paix maintenant, version française de Shalom Arshav, ce mouvement créé par des soldats israéliens qui s'étaient mis à refuser la guerre (ici un bref rappel historique), dans un bus blindé conduit par Ibrahim, un Arabe israélien qui connaît ses deux terres comme sa poche et dont l'intelligence des langues et des mœurs nous sortit plus d'une fois d'embarras.

Dans tout cela, nul héroïsme: partout nous avons trouvé la meilleure volonté, le meilleur accueil, la plus grande patience et la clarté maximale.


— À Sdérot où cinq mille Qassam tombèrent en huit ans, où la plupart des enfants sont en traitements psychologiques à force d'avoir douze secondes pour se réfugier dans les tunnels-chenille et les abris-castelets en béton armé si la roquette les surprend dans l'aire de jeux; où le vent porte aujourd'hui les appels fanatiques des muezzins de Gaza livré au Hamas; et malgré tout, hommes et femmes de paix de Sdérot et de Gaza, ils sont une poignée à travailler au dialogue: une autre voix, autour d'un kibboutz urbain, et par exemple celle de Nomika Zion.

— À Givat Haviva, où Lydia Aysenberg nous raconta, préférant (au risque de notre irritation) le mime et le jeu théâtral aux traductions, comment, dans son pays de Galles, elle avait cent fois changé de nom et d'école; jusqu'à ce jour où elle s'établit ici (site en anglais), dans un kibboutz encore, aidant toutes femmes à affronter les violences conjugales, l'isolement, la pauvreté, l'ignorance, ou montant un grand centre de photographie, avant que Lydia nous confronte à notre premier checkpoint, un mot qu'elle prononce mieux que nous, mais qui n'a plus besoin de traduction en aucune langue.

À Neve Shalom / Wahat al-salam (oasis de paix), un village judéo-arabe où, dans une crèche, un jardin d'enfants et une école, des puéricultrices et des institutrices que seul un voile distingue accueillent et instruisent ensemble de jeunes enfants des deux mondes dans les deux langues, et qui, ce jour-là, donnèrent leur âme à un spectacle pour commémorer l'assassinat de Yitzhak Rabin, dont, dans sa prison, le fanatique est encore fier, ce terrible 4 novembre 1995 qui bascula les deux peuples dans la guerre perpétuelle.

— À Nazareth, où le père Émile Shoufani nous relata son enfance palestinienne, marquée par la perte de sa famille durant la guerre de 1948, et sa vie d'arabe israélien et prêtre chrétien, revendiquant tout à la fois sa nationalité israélienne et, dans le même mouvement, toutes ses historiques appartenances, et son travail auprès de ses concitoyens de tous âges, juifs et arabes, pour les emmener à Auschwitz, non pas simplement une heure ou deux voir les montagnes de cheveux et de chaussures, mais, quatre jours durant, éprouver et partager la douleur de ceux qui comme eux viennent là: qui peut reprocher à un prêtre de nous parler le langage de la communion?

Certains parmi nous, qui ne sommes pourtant pas tous les jours environnés et fracturés par la guerre et les tensions intimes, ne le trouvèrent ni assez concret ni assez politique; d'autres s'offusquèrent de ce qu'il nous reprocha de vouloir nous racheter par l'échange des douleurs: nous ne sûmes pas toujours distinguer notre dialectique subtilement froissée de sa parole qui sourdait et jaillissait de la faille quotidienne.

— Et même ces trois batailleurs de la colonie de Gush Etzion qui défendent une présence dans un territoire où eurent lieu en 1948 des massacres de la vingt-cinquième heure qu'arrêtèrent à grand-peine les soldats du roi Abdallah de Jordanie, et où, notable exception, tout le monde semble acquis à l'idée que, la paix conclue, ces hommes et ces femmes y demeurent, au prix d'un échange de territoires. Rien à voir avec nos petits réactionnaires ordinaires aux simples haines racistes et aux lâchetés politiques, voilà que nous fûmes mis face à des gens déterminés et convaincus de leur bon droit, des débatteurs pugnaces au contraire, avec une intelligence différente des enjeux, et qui répondirent aux demandes de comptes d'un groupe qui pour la première et seule fois entoura debout ses interlocuteurs et les serra de fort près, sans qu'ils ne perdirent jamais leur courtoisie, leur science du lieu et leur sang-froid.

— Partout dans les territoires sous deux autorités, palestinienne et israélienne, contradictoires et superposées au gré des trois zones que personne ne sait vraiment identifier: lassablement les checkpoints qui nous furent si faciles à franchir que nous en serions devenus presque insolents ou rebelles, sans la colère triste et résignée de ceux et celles qui doivent s'y soumettre deux fois par jour, et sans ce que, impromptu, Ibrahim nous donna à entendre des parents de Palestiniens hospitalisés en Israël.

— Bethléem, en proie à l'exode, où personne n'entendit ce jeune guide qui avait en effet pour métier de nous emmener dépenser nos shekalim, euro ou dollars peu importe, dans une triste boutique de souvenirs (seule ressource de Bethléem, en chute libre), mais comme il n'était ni un élu ni un intellectuel, ni prévu, dans notre programme de rencontres choisies, pour le moindre échange politique, peu parmi nous prirent garde à ceci qu'il fut le seul de toutes nos rencontres à dénoncer, en Palestine même, la corruption palestinienne et le premier à nous parler du spectre de l'État binational, dont nous mesurions alors mal la tentation montante chez les Palestiniens, mais nous allions bientôt la rencontrer partout: malgré notre aveuglement de classe, ce guide n'était pas un bonimenteur pour pèlerins, mais il prenait chez lui, avec nous et sans doute tous les jours avec d'autres voyageurs, des risques à la hauteur de ses deuils et de ses douleurs. Nous n'avons pas su l'entendre, nous qui étions là pour avoir des yeux et des oreilles et pas seulement des idées.

— À Ramallah, ville aujourd'hui active et relativement prospère, où nous reçurent des responsables palestiniens qui nous expliquèrent dans la seule langue que, dans leur position, ils pouvaient tenir (et que certains d'entre nous qualifièrent un peu vite de "langue de bois") que leurs administrés et électeurs étaient en train de perdre confiance et patience, ce qui les amènerait à échéance prévisible à réviser profondément leur stratégie: à savoir qu'ils abandonneraient bientôt la solution à deux peuples et deux États, organisée pourtant par le menu depuis au moins six ans, y compris le partage de Jérusalem, réglé maison par maison sur le papier.

En sa langue, le père Shoufani nous l'avait bien dit: «Le cœur n'y est pas», et pas seulement le cœur mais toute une finasserie avec l'Histoire: implantations sauvages de colonies et de maisons, sous prétexte de titres de propriété du temps des Ottomans récupérés à Istanbul, ci-devant Constantinople, pour prétendre s'exercer sur des terres palestiniennes ou jordaniennes comme on voudra, devant des tribunaux de droit israélien, qui peut s'y retrouver, qui peut croire ou faire croire à une quelconque légitimité? Juste des complications chaque jour plus difficiles à surmonter, juste le gouffre d'Hébron où, au nom de deux tombeaux dits des Patriarches, six cents religieux fanatiques stérilisent des quartiers entiers pour en faire un glacis de magasins abandonnés, de tôles tordues, de portes violées et marquées d'étoiles de David, stigmates mais conquérantes cette fois, et avec les maisons démolissent la vie quotidienne de cent soixante-cinq mille Palestiniens dans leur propre ville, et les enfants mendient ou trouvent le courage du sourire; jusqu'à cette extrémité où pourraient bien finir ces politiques suicidaires et qui a désormais un agenda, un slogan, presque un programme: dissoudre l'Autorité palestinienne, provisoire après tout, inviter Israël a réoccuper militairement et politiquement l'ensemble des territoires, en vue d'organiser des élections au moins législatives sur la base d'un homme = une voix. Qui ne voit pas les conséquences de cette honnête et démocratique chronologie? La démographie aura tôt fait de trancher en lieu et place des peuples, si encore le temps est laissé aux élections de se tenir, au lieu de courir à une sorte de balkanisation à rebours, une Yougoslavie en miroir.

Durant chaque heure de chacun de ces huit jours, toute l'espérance, la mince la folle espérance nous est venue de ces rares combattants de la paix et du dialogue, qui préféraient remplir leurs tâches plutôt qu'en mesurer l'ampleur, parce que leurs consciences et leur volontés d'évidences en sont là.


PS. Ce voyage est relaté en détail, jour après jour, intervenant après intervenant, sur le site de La Paix Maintenant. Quelques images évoquent sur Dailymotion le père Shoufani.
Nos photographies ci-dessus sont tirées de notre diaporama, un travail collectif. Vous agrandirez les images de cet article en cliquant dessus.

© Photographies:
Ibrahim, Renaud Lambert. Les autres: Maurice Darmon.