Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 30 août 2009

Raphaël Nadjari 2: I am Josh Polonski's brother (2001)




Quant à nous impossible de trouver ni écrire texte plus juste que celui que, le 30 novembre 2000, Bertrand Loutte donnait en avant-première aux Inrockuptibles (n° 293) sur le second film de Raphaël Nadjari: I am Josh Polonski's brother (2001). C'est donc avec infiniment de plaisir que nous invitons cette critique dans notre dossier, qui sut si précocement être clairvoyante et exhaustive à sa façon sur un cinéaste dont ce n'était après tout que le second film, tourné dans des conditions d'une extrême modestie, en une époque où les cinémas américains et français étaient volontiers plus tapageurs.


Tourné dans ce format ancien par intuition et nécessité, I am Josh Polonski's brother est aussi fragile et émouvant que son outil est antique. À travers l'histoire d'un Juif new-yorkais qui finit par quitter son quartier et transgresser ses propres limites, Raphaël Nadjari esquisse un film captivant sous tous rapports. 

La source lumineuse est contrariée, le celluloïd réagit mal, l'image papillonne, victime de la perturbation de l'exposition. Les Anglo-Saxons ont, pour ce "défaut de fabrication", un terme, the flicker, qu'on peine par chez nous à adapter: tremblement, battement ou scintillement? En 1966, le compositeur et cinéaste Tony Conrad pouvait, par la seule juxtaposition de deux impressions de pellicule (white light/black beat), réaliser une œuvre éponyme, mise à l'épreuve de notre résistance rétinienne, phare et balise du film expérimental. Aujourd'hui que les commissaires techniques assoient chaque jour davantage leur dictature et que, toute impureté se devant d'être traquée, un Jean-Pierre Jeunet n'hésite pas à gommer numériquement les tags qui ornent les murs pour mieux désincarner (prénom Marcel) le quartier Abbesses-Lepic, les flickers qui s'exposent au cœur du premier plan de I am Josh Polonski's brother maltraitent les dogmes étouffants, rassérènent nos convictions et trouvent leur traduction affinée: on parlera donc de pulsation, tant on suppute que l'objet-film qui s'avance ici sera vibratile. 

Raphaël Nadjari a tourné son film en super-8, un format qu'affectionnent certains clippeurs tentés de s'encanailler avec de l'antique, un format dont la noblesse, aux mains de ces bidouilleurs, est le plus souvent altérée. Récemment, le super-8 avait retrouvé son rang par la grâce des travaux de Vincent Dieutre (Rome désolée) ou de Jean-Claude Rousseau. Comme chez ces cinéastes, son adoption par Nadjari est exempte de toute velléité de maîtrise sur la matière. Sans fric mais avec un impérieux désir de tourner, il aurait pu choisir la DV, son confort, des bandes de 90 minutes... Mais non, se sont imposées des bobines de deux minutes d'une pellicule frêle, et des caméras qui font un potin du diable ou cassent dès qu'on les pousse un peu... 


«La DV, c'est juste la plus mauvaise version d'une haute technologie. Il y a plein de révolutions technologiques dans le cinéma: l'arrivée du parlant, de la couleur, du numérique mais il n'y a pas de procédé intéressant tant que tu ne te le réappropries pas en des termes grammaticaux. Ne laisse jamais la technologie gagner sur ton film, utilise-la! J'ai tourné en super-8 parce que le format correspondait à ma narration, elle-même vulnérable. Je cherchais un truc un peu sale, qui soit très subjectif, qui tienne du film de famille et du film noir, qui puisse servir une histoire faite de sentiments inachevés. C'était un parti pris des plus dangereux. On ne savait pas vers quoi on allait, il fallait expérimenter alors qu'il n'y a pas un moment où tu es sûr de ta caméra. Tu tâtonnes puis tu te lâches, tu te mets à faire confiance au film et après tu peux être certain que ta vie durant tu n'auras plus peur des plans. La fragilité de captation est un devoir moral dans le cinéma.»



Belle profession de foi que de reconnaître que le cinéma est une instance avec laquelle il y a lieu de composer mais que, farouchement insoumise, on ne peut la plier à sa volonté. Plutôt que de livrer un bras de fer avec la machine et de s'épuiser dans un combat perdu d'avance, Raphaël Nadjari mise sur la revendication de ses faiblesses constitutives et pénètre dans l'arène avec un plot minimal, une histoire aussi chétive que les moyens dont il dispose, s'en remettant à la précarité, n'omettant jamais de se rappeler que l'important n'est pas tant de faire du cinéma que de faire un film et de tendre à être le plus juste possible. 

Raphaël Nadjari n'a pas de scénario. Il part d'un quartier de New York dans lequel il vit (le Lower east side), d'une rue (Orchard street) et d'une boutique de tissus où travaillent les trois frères Polonski: Ben, Josh et Abe. Très vite Josh, pour avoir trempé dans diverses magouilles, se fait buter. Abe, un Averell Dalton mâtiné de Buster Keaton (Richard Edson, ahuri et ahurissant), part à la recherche du passé du défunt, se met dans ses pas et finit par devenir lui-même. Y a-t-il lieu de préciser que l'histoire du film a tôt fait de se muer en celle de sa propre fabrication, qu'à la démarche et aux errements d'Abe répondent ceux du cinéaste, que le récit de sa quête est aussi ténu que l'économie du film, son interprétation ou sa pellicule incertaines, constamment sujettes à la fêlure?

«On entre dans le film avec le personnage et son regard finit par se confondre avec le nôtre (Nadjari est un cinéaste singulier qui érige le collectif en vertu. Aussi s'impose-t-il de toujours associer son équipe à ses vues). Abe, c'est ni plus ni moins qu'un cinéaste indépendant new-yorkais.»

Mais un des rares que l'on vantera. 

Comme un bluesman capable, avec une guitare cabossée et une poignée d'accords, de toucher à l'universel avec une chanson d'une simplicité bouleversante. Avec sa petite caméra sur pied et sa tablature réduite, Nadjari ne compose pas autrement. Il se contente, en farouche ennemi des effets, de suivre les déplacements de ses personnages, de rendre compte de leurs actions et comportements, sans jamais attenter à leur dignité. Et Abe, tel un Robert Johnson en commerce avec le diable, délaisse les règles de sa religion, dérive loin de la communauté juive d'Orchard street pour pénétrer dans un univers interlope, royaume impie sous la coupe des maquereaux. Pour Raphaël Nadjari, Français expatrié à New York,

«Josh Polonski, de la même façon que c'est un film qui explore ses propres limites, est l'histoire d'une transgression, celle de quelqu'un qui quitte son environnement, va en dehors de son monde. Un film d'exil en quelque sorte qui rend compte d'un monde qui se perd (la synagogue est désertée, les clubs de strip-tease sont sur le déclin) en s'appuyant d'une part sur une base de cinéma yiddish et de l'autre sur une iconographie américaine fortement marquée mais qui a également tendance à disparaître.»

S'il ne saurait nier l'influence d'un Martin Scorsese ­ planant ne serait-ce qu'au-dessus du portrait d'Abe, sorte de Travis Bickle naïf et maladroit­, Nadjari se garde bien d'évoluer dans les traces du cinéaste ou de sursignifier à la Schrader (que pourtant il admire) la part rédemptrice à l'œuvre chez Abe (qui entreprend d'arracher au milieu la prostituée que fréquentait son frère Josh):

«Je suis complètement bouffé par Taxi driver. Mais ne pouvant atteindre ce niveau, je suis obligé de taire la référence, ou alors je fais un film condescendant.»

Un procès qu'on ne peut certes pas instruire. Pourtant, et c'est en cela qu'il est beau, fascinant et salutaire, au fur et à mesure que Josh Polonski s'engouffre dans la nuit new-yorkaise et que Nadjari lutte aux côtés (et surtout pas contre) de son cinéma peau de chagrin, on assiste à une lente et lumineuse remontée du cours du septième art, jusqu'à ses origines. Parti d'un port d'attache bien délimité (le New York new-wave des années 80, celui d'Amos Poe ou d'Eric Mitchell, pour aller vite), et après des incursions dans la série B (plutôt celle des années 70, même si le titre renvoie à Abraham Polonski, le réalisateur de Force of evil, autre parabole sur Caïn et Abel), on aborde les rives du film-journal de Jonas Mekas (plusieurs scènes, dont celle de la promenade sous la neige, évoquent, à leur corps défendant, Lost, lost, lost ou Walden). Mais ce parcours trouve son rayonnant aboutissement dans la séquence de Seudat havra'ah (le repas du deuil), sublime épiphanie où, autour du rabbin, la famille rassemblée croque l'œuf, symbole de vie éternelle. Un premier plan large sur la Cène, digne de Paradjanov, avant que des vues jumelles du Repas de bébé de Lumière nous aspirent, total épanouissement, vers les splendeurs du cinéma primitif. Après la réconciliation, Abe peut bien tenter un suicidaire coup d'éclat, puis, laissé pour mort, ressusciter dans un rire ensanglanté. Ce rire, c'est tout aussi bien, devant l'autoproclamé "dérisoire" de son entreprise, celui de Raphaël Nadjari, un garçon qui dit ne même pas savoir qui il est ("I'm just Josh Polonski's brother, le frère d'un type dont j'ignore tout!"), qui raconte qu'il ne sait pas raconter d'histoires, qui clame "soyons fragiles!", et qui surtout, pour avoir laissé "gagner ce cinéma-là, parce qu'il a raison et qu'il est libre", est parvenu, l'air de rien, à tutoyer la genèse d'un art.

© Photogramme: Raphaël Nadjari, Richard Edson dans I am Josh Polonski's brother (2001).

vendredi 21 août 2009

Raphaël Nadjari 1: The Shade (1999)



À la sortie remarquée de The Shade dans la sélection à Cannes d'Un Certain Regard (1999) certains critiques s'y sont trompés: dans ce film, la construction en flash-back ne relève pas d'une audace particulière à Raphaël Nadjari, cinéaste que nous connaissons ici depuis notre note sur Téhilim. Elle est déjà dans le texte même de Dostoievski Krotkaïa ("La Douce", 1876), qu'on pourra lire ici dans son intégralité.
C'est donc tout naturellement qu'on la trouvait déjà en 1969 dans le film de Robert Bresson, Une femme douce, avec Dominique Sanda, tiré de la même nouvelle (plusieurs extraits et photogrammes ici), et, en 2007, dans une BD, La Douce, de Mikhael Allouche et Loïc Dauvillier, éditions Carabas.

Cette abondance d'adaptations en dit suffisamment sur le caractère spontanément cinématographique et visuel du récit russe, lente mise au point des représentations intérieures qu'un homme se fait de cette année qui vient de s'écouler, comprise entre la rencontre d'une femme et son suicide. Lisons Dostoievski:

Ce n’est point un conte; ce ne sont point non plus de simples notes. Imaginez un mari en présence du cadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heures après le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Le mari est dans un trouble extrême et n’a pu encore rassembler ses pensées. Il marche à travers l’appartement et s’efforce d’élucider cet événement, «de concentrer ses pensées sur un point unique». De plus c’est un hypocondriaque incurable, de ceux qui pensent à haute voix. Aussi se parle-t-il, se raconte-t-il à lui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer. Malgré le semblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent, dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et il accuse sa femme; il se perd dans des explications accessoires où l’on sent les rudesses de la pensée et du cœur, en même temps qu’un sentiment profond. Peu à peu le fait s’éclaircit effectivement pour lui et il réussit «à concentrer ses pensées sur un point unique». La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener inéluctablement à la vérité: cette vérité élève son esprit et son cœur. À la fin le ton même du récit s’éloigne du désordre du commencement. La vérité apparaît au malheureux claire et précise, du moins à ses yeux.

Les deux films et la BD lui sont si fidèles que ces lignes peuvent leur servir à tous de commun synopsis. Au point même qu'on peut se demander si, en enfant du cinéma né à Marseille en 1971 et pour son premier long métrage réalisé avec trois dollars six pence, Nadjari est vraiment reparti du récit de Dostoievski ou bien du premier film en couleurs de Bresson: davantage un remake qu'une adaptation, malgré les crédits du générique? D'autant que, toujours en fils du cinéma, Nadjari s'y affiche ouvertement en héritier de John Cassavetes, disparu dix ans auparavant.

Comme John Cassavetes en effet: toujours à Manhattan, mais dans Spanish Harlem plus qu'à Greenwich Village, où Simon (Richard Edson, issu de Stranger than Paradise de Jim Jarmush et qui suivra Nadjari dans les deux autres films de sa trilogie new-yorkaise) va tout de même acheter des fleurs le temps d'un pèlerinage; un portrait sensuel et amoureux d'une âme faible et vaincue d'avance par la jungle des villes: Anna, interprétée par Lorie Marino, dont le père a joué un barman dans The killing of a chinese bookie (1976-1978) de John Cassavetes, et qui en 1992 a elle-même tourné dans un hommage à Jean-Luc Godard, Jo-Jo at the Gate of the Lions de Britta Sjogren, 1992, et depuis plus grand-chose.

Anna, l'évidence saute aux yeux, est la petite sœur de Jess Polanski dans Too late blues, de Maria Fost de Faces, ou peut-être surtout de Mabel Longhetti, la femme sous l'influence, film qui, d'une certaine façon, traite du même sujet que The Shade: situations conjugales et dialogues jumeaux; une caméra portée, mais d'une main sûre comme on tient un scalpel et non un fouet (oubliez définitivement et comme par avance les impostures emphatiques des images des frères Dardenne dans Rosetta par exemple); des cadrages au plus près jusqu'au demi-visage, mais sans se cacher ni se perdre dans de bergmaniennes sublimations; le mâle médiocre, égoïste, mesquin, et pourtant fraternellement filmé dans l'empathie de ses laideurs, l'équivalent en quelque sorte de la volonté dostoievskienne: «La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener inéluctablement a la vérité: cette vérité élève son esprit et son cœur»; le saxophone enfin, envoûtant et sinueux, du musicien de jazz John Surman. Voilà pour l'ascendant Cassavetes.

Mais si Cassavetes filme le bruit, les onomatopées, les rires et les toux, les barricades mystérieuses que les sons opposent aux mots, Nadjari ouvre tout son temps aux silences, aux regards évités ou aux surveillances furtives, aux offenses discrètes, et tout d'un coup — qui s'y attend? ni elle ni nous: «Voulez-vous devenir ma femme?», avant l'estocade finale avec une tablette de vrai chocolat. Quand, à travers les rues et dans les appartements, John Cassavetes poursuit et traque la fièvre et la convulsion, ici ce sont les immobilités prostrées des après-midi d'Anna, écrasée du perpétuel étonnement de vivre douloureusement parmi les autres ou figée en postures fugitivement altières, et celles de Simon pétrifié par l'orgueil ou ses catalepsies du deuil. Et toujours la pantomime d'Anna, — The shade, l'ombre, un rebond de Shadows? — silhouette gracile et frêle à la démarche volontaire mais indécise (on pense au jeu de la regrettée Katrin Cartlidge dans Claire Dolan de Lodge Kerrigan, 1998). Et régulièrement revient son corps étendu sur le lit, obstinément mort, forcément silencieux. Soudain quelques explosions, la pluie de dollars quand il faudrait les ranger en piles par valeur et tous les billets dans le même sens, les brusques violences de Simon dans son commerce, dans la rue, dans sa maison. Et voilà le compte pour Bresson, encore que l'auteur d'Une Femme douce avait tout de même gardé de Dostoïevski la voix off, le "Je" «de ceux qui pensent à haute voix».

Et Nadjari, dira-t-on? D'abord, il n'est pas si anodin qu'un premier film éveille tous ces maîtres: Bresson, Cassavetes, Bergman, et se hisse d'un seul geste, et par avance au-dessus de tous les actuels faiseurs. Cette volonté ouverte d'appartenir d'abord à la famille du cinéma le dispense de toute tentation du film d'initiation, toute escapade / échappatoire autobiographique. S'il implante son film dans une famille juive, c'est sans doute qu'un prêteur sur gages juif à New York en 1999 rencontre au mieux un personnage d'usurier de Saint-Petersbourg en 1876. Et s'll confie le rôle de la fidèle servante Loukérïa du récit dans le personnage de la compréhensive et prégnante mère de Simon (Barbara Haas), c'est, bien sûr, pour figurer mieux qu'avec une servante aujourd'hui, une symétrique femme douce, et surtout nous rendre visible du film son occulte clé de voûte: après tout, cette mère si proche d'Anna (le prénom vient ici en hommage au film de Bresson, et non de la nouvelle de Dostoievski), est-elle si bonne, est-elle cette spectatrice si innocente, elle, le seul témoin du suicide d'Anna, indiscutable en soi, puisque le fait est donné à voir? Dostoievski soulevait ce doute à sa façon: «Car enfin: "vous étiez seule avec elle, c’est donc vous qui l’avez poussée" voilà l’accusation possible»: l'invention de Nadjari révèle en fait la compréhension fidèle de cette notation. Plus intelligente, osons le blasphème, que l'initiative de Bresson de baptiser les protagonistes de ce drame conjugal — "Elle", une femme simple livrée aux naïvetés de l'amour dans le lit pervers d'un "Je", Procuste violent — de ces noms, Anna et Luc. C'était en 1969, venait de déferler la nouvelle vague du cinéma, comprenne qui voudra, François Truffaut vous expliquera le reste. Et voilà en tous cas un deuxième quizz autour de Raphaël Nadjari, qui prolonge si bien notre premier de naguère, que nous le remontons ici en post scriptum.

Mais revenons aux fidélités profondes: la russe se défenestrait, la new-yorkaise se suicide avec le revolver qu'elle a un instant brandi contre son mari, qui feignait de dormir. Cette scène — d'une formidable sobriété: Simon se retourne vers les spectateurs et ouvre l'œil — traduit en images mieux qu'une fidèle illustration ce que Fedor écrivait:

Le silence se prolongeait. Je sentis près de mes cheveux l’attouchement froid du fer. Vous me demanderiez si j’espérais fermement y échapper, je vous répondrais, comme devant Dieu, que je n’avais plus aucune espérance. Peut-être une chance sur cent. Pourquoi alors attendais-je la mort! [...] Vous me demanderez pourquoi je ne lui ai pas épargné un assassinat! [...] Cependant mon sang bouillait, le temps s’écoulait, le silence était funèbre. Elle ne quittait pas mon chevet, puis,... à un moment donné... je tressaillis d’espérance! j’ouvris les yeux: elle avait quitté la chambre. Je me levai; j’avais vaincu... elle était vaincue pour toujours!

Ainsi, Raphaël Nadjari aura vu juste dans la façon de forcer les jeux de John Cassavetes et, du même geste, aura lu Dostoïevski au moins aussi bien que Bresson, la discrétion côté métaphysique en prime.

PS. Quizz autour de Tehilim (8 juin 2007):

Qui est Raphaël Nadjari? L'autre est Godard, bien sûr!

On peut voir ici un extrait du film The Shade, de Raphaël Nadjari.
Voir aussi l'analyse de Téhilim, bande-annonce et trois extraits.

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
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Photogramme © Raphaël Nadjari: Richard Edson et Lorie Marino, dans The Shade, 1999.
Images du Quizz: © auteurs non identifiés. Tous droits réservés.

vendredi 14 août 2009

Madame Aung San Suu Kyi, le langage assigné




Prix Nobel de la Paix en 1991, elle a soixante-quatre ans. Depuis 1989, elle a été emprisonnée ou étroitement assignée à résidence quatorze années. Enfermée et isolée, elle vient d'être condamnée à dix-mois supplémentaires pour avoir hébergé durant deux jours John Yettaw, un mormon américain venu chez elle à la nage en mai dernier. Après que le texte proposé a été édulcoré par les menaces de véto de la Chine et de la Russie qui, à force de recourir à cette notion, pour eux vitale, d'«affaire interne», parviennent à s'y entendre et à l'imposer sur la scène internationale, cette condamnation est finalement l'objet d'«une grave préoccupation» pour les Nations-Unies. John Sawyers, président ce mois-ci du Conseil de Sécurité, l'accompagne de ce commentaire: «Nous savons tous que les différents membres du Conseil de sécurité ont des visions différentes de la situation [en Birmanie] et que l'opinion tranchée de plusieurs capitales occidentales n'est pas entièrement partagée par d'autres pays», une déclaration qui montre une fois encore à quel point ce mot "Nations-Unies" est un véritable oxymore. Quant à notre gouvernement et ses sanctions «aggravées», elles font l'impasse sur l'atout que représenterait la question de la présence de l'entreprise française Total en Birmanie.
L'américain John Yettaw est condamné à sept ans de prison et de travaux forcés pour ces deux jours passés chez madame Aung San Suu Kyi. Cette nouvelle condamnation rend légalement impossible sa participation aux prochaines élections prévues pour 2010. Ils sont deux mille cent prisonniers politiques en Birmanie aujourd'hui.

© Photo: AFP/Manuel Ceneta, Aung San Suu Kyi, en juillet 1995.

mercredi 5 août 2009

Être juif? Histoire en deux temps



26 janvier 2006.
— Être juif? Une définition qui n'a pas besoin de Dieu, mais qui pourtant me semble au plus près de la réalité et de la tradition biblique: «Un jour a émergé le sens, puis est arrivée la loi. Depuis, nous sommes dans l'espérance».
L'espérance? C'est la certitude que ce monde-là, sur la terre, puisse aller mieux, ne s'éteindra qu'avec l'explosion de la planète, ou du moins la disparition de l'espèce humaine. En attendant, nous irons d'échec en échec, évidemment. Mais ça ne change rien, il n'y aura pas de paradis terrestre, ni de fin de l'histoire, ni d'apocalypse, notion chrétienne s'il en est, juste l'espérance, qui est le contraire exact de l'attente, et le contraire aussi de l'angélisme politique. Si le Messie (ou si la Révolution?) venait, ce qu'à Dieu ne plaise, car cet événement transformerait l'espérance en attente justement, le juif devrait lui dire: «Non merci, nous préférons t'attendre encore un peu».

5 août 2009. — Au détour d'une conversation entendue il y a quelque temps sur France-Culture, Maison d'Études sûrement, les conversants ont évoqué un bien connu "trépied du judaïsme": La Thora, la Loi, le Peuple. Bien connu, sauf de moi évidemment. Je ne sais pas d'où ça sort, je vais peut-être chercher, mais je me suis souvenu que — ces quelques lignes ci-dessus — je m'étais bricolé mon trépied il y a déjà trois ans, tout seul comme un grand. C'est qu'un trépied, ça ne peut pas boiter. Dont acte, encore qu'un peu de boiterie donne grâce à nos indispensables inélégances.

Je suis tout de même surtout frappé par les différences entre leur supposé bien connu juif trépied et le mien, inventé impromptu quand, un soir de laïque réveillon — Natale con i tuoi, Capodanno con chi vuoi: "Noël avec les tiens, Jour de l'an avec qui tu veux" — , un convive qui me supposait sans doute vitalement expert en ces sujets, me demanda, une coupe de champagne à la main: «C'est quoi pour toi: "être juif"?». Alors cette phrase m'est venue: «Un jour a émergé le sens, puis est arrivée la loi. Depuis, nous sommes dans l'espérance», et l'esprit curieux ne s'en est pas laissé conter par mes cadences: «Mais tu ne me dis rien, là, c'est juste des slogans, ce n'est pas toi qui parles». J'aurais donc mieux fait de lui répondre: «D'après toi?». Il eût alors entendu en lui-même réponse plus émerveillante.

Je l'ai toujours su: quelqu'un qui n'a rencontré de rabbin que le jour de sa circoncision et de cette farce que fut ma bar-mitsva (sorte de rituel de passage sociologiquement comparable à la communion solennelle) ne saurait être un bon juif. Mais au-delà de ces contingences, cheminons plus avant dans notre tripodologie.

Ainsi, le primat du «sens»: sauf à dire que mon pauvre «sens» et toute leur Thora seraient synonymes, on peut toujours tout énoncer. Mon «sens qui émerge», c'est seulement le verbe, le langage: Dieu dit et c'est, et, presque aussitôt — l'affaire de quelques jours —, la puissance divine du mot devient pouvoir humain de la dénomination, activité symbolique en soi, lexique d'avant le discours, alphabet d'avant l'écriture. Alors que le sens que me tend le discours "thoréique" — ô le joli voyage d'une ou deux lettres dans un mot — est déjà multiple, conséquent, longtemps après Babel, au cours de son long et divers maniement. Rien à voir donc.

Nos deux trépieds s'assoient sur «la loi». Soit, je crois, par ce mot «loi», évoquer le même événement qu'eux par le leur: l'invention en somme de l'écriture, et Moïse brise les tables, devenues inutiles puisque la loi est désormais intérieure et pour toujours en nous, une sorte de ver définitivement solitaire, Jiminy Cricket si l'on veut. S'il fallait à toute force trouver une différence, alors ce serait l'une de celles qui ne s'entendent pas clairement à la radio, — qui s'écriraient plutôt, justement — mais dans leur bouche et à l'instar de leur Thora, sans autre procès d'intention, leur «peuple» et leur «loi» semblaient mots à se passer difficilement d'une majuscule.

Leur «peuple», comme j'ai été étonné que ces savants en telle sympathie avec le sens commun l'aient ainsi mis au rang des évidences premières! C'est que j'en suis si loin, de ce sentiment d'appartenir à un peuple! Tout mon judaïsme ne parvient même pas à prononcer ici ce mot, à lui donner une chance en quelque langue que ce soit, fût-elle la plus philosophique. De la mémoire, de la transmission, de l'étude, de la connaissance, du commerce et des voyages, des guerres à présent, des désignations, des étiquetages, au nom de quoi certains proclament — s'ils n'avaient fait que proclamer! — des interdits d'existence sur de simples gens qui, dans toutes les parties du monde et sous tous les faciès et toutes les couleurs de peau, ont vécu ensemble ou séparés: du sens donc et de la loi mêlés, tout le temps qui passe et tout le monde parcouru, de l'histoire et de la géographie oui, mais nul besoin de me sentir d'un peuple. Élu par-dessus le marché? Mon judaïsme aspire à être un objet parmi tous les objets du monde et ne sait que faire de ces hautes distinctions.

«Un jour (a émergé le sens), puis (est arrivée la loi). Depuis, (nous sommes dans l'espérance)», avais-je dit. Tous ces temps, toutes ces ères, quand leur trépied flotte dans une sorte d'éternité, d'absence de passé et d'avenir? Du coup, bien sûr, nulle place pour l'espérance, alors que c'est pour en arriver à elle que j'avais surtout écrit ce petit commentaire de janvier il y a trois ans. C'est tout bête ce que je dis: l'espérance a besoin que passe le temps. Nourrie de ces deux préalables que lui sont le sens et la loi, l'espérance — parfois le désespoir — est la totalité de mon présent, la seule réalité qui vaille aujourd'hui: répondre chaque jour devant moi-même, devant mes contemporains et devant mes enfants de l'état de ce monde et de celui qui vient.

Image: Il Grillo parlante, Enrico Mazzanti (1850-1910), premier illustrateur de Carlo Collodi, Le avventure di Pinocchio, 1883.

dimanche 2 août 2009

Les Goûts Réunis


Vous souveniez-vous que, dans un coin du site, plusieurs recettes de cuisine, italienne et judéo-tunisienne, sont réunies sous le titre général et une table: Les Goûts Réunis? Dans notre exposé des motifs pour la création de cette section, nous écrivions le 28 mai 2007:

«Tunis [...] était le lieu d'une rencontre culinaire, une cuisine urbaine et même de capitale, unique dans toute l'Afrique du Nord, fondée sur les apports, emprunts et synthèses, et sur une qualité et une richesse des produits exceptionnelle, exaltée par l'activité d'import-export des très anciens commerçants juifs [...] Tout cela a disparu en quelques années de la surface du monde, une génération à peine [...]».

La carte ci-dessus (que vous pouvez mieux lire en cliquant dessus) indique clairement la localisation phénicienne il y a deux mille cinq cents ans. Comme si elle nourrissait ce rêve des premiers ancrages de nos traditions alimentaires.

Nous venons de relire cette section, parmi les plus anciennes du site (créé le 27 mars 2007), la corriger, la réorganiser. Vous y trouverez pour le moment, car nous comptons bien ajouter d'autres recettes, avec le temps:

Des entrées italiennes: la caponata de Sicile, le cibreo (abats de volaille) du marché de Sant'Ambrogio à Florence et plus de vingt salades tunisiennes à base de différents légumes: ajlouke (caviars au carvi), torchi (légumes accommodés en morceaux), mechouiyya (sur braise ou au four), meukliyya (poêlés), mekbouba (bouillis), salades au vinaigre, et la ooja (œufs brouillés).

Des pâtes: Au chou-fleur, aux broccoli ou au romanesco, aux fleurs de courgette, alla marinara, alla Norma, con la pummarola, all'amatriciana, bolognese ou ragù, carbonara, pappardelle al cibreo de Florence, pagliata des abattoirs du Testaccio, à Rome, alla Vucciria de Palerme (sardines, fenouil). Et la recette des pâtes fraîches domestiques.

Des poissons, des viandes et des tajines: les seppie al nero (seiches à l'encre), le polpettone, suivi du polpettone in salsa verde, en VO, l'osso buco, le tajine aux artichauts, aux pommes de terre et aux citrons confits, (viande, volaille ou poisson), l'akoud, ou aakode (tripes au cumin) et même le haggis, retour d'Écosse (version beta sous réserve de réalisation personnelle) et les carbonnades des Flandres.

Des desserts: La granite au citron des neiges de l'Etna, les oreilles d'Aman, les dattes farcies, et la mousse des mousses.

L'accès à la table générale des Goûts Réunis, comme à toutes les chapitres du site, est permanent dans la rubrique SOMMAIRE, en colonne de gauche. Cette colonne est présente dans toutes les pages. Vous pouvez également utiliser les LIBELLÉS en pied d'article, par exemple ici grâce à CUISINE, pour vous orienter dans votre belle odyssée à travers le site.

Image: Carte de peuplement des Grecs et des Phéniciens en Méditerranée, 550 av. J.-C. Cliquer dessus pour l'agrandir.

samedi 1 août 2009

John Cassavetes, invitée 3. Isabelle Régnier: Mikey and Nicky (1976) d'Elaine May



Nous invitons aujourd'hui Isabelle Régnier, qui écrivit en juillet 2007 cette courte note pour Le Monde, sur Mikey and Nicky, un magnifique film d'Elaine May, très cassavetien en effet, au point d'être un faux jumeau explicite de Meurtre d'un bookmaker chinois, film auquel nous consacrerons notre prochain article sur John Cassavetes: mort d'un bookmaker chinois que, terré dans sa chambre d'hôtel, Nicky apprend ici par un journal! Sans épiloguer sur " Nicky", le prénom du fils de John et de Gena, ou sur le titre, qui fait tout pour nous rappeler Minnie and Moskowitz!
Mais nous verrons dans le film de John que l'assassin du bookmaker chinois, semblablement poursuivi par la Mafia, ne se cachera surtout pas, lui. Bien des raisons donc d'accueillir ici ces quelques lignes, qui disent l'essentiel. Quant à Wanda, l'unique film de Barbara Loden, épouse aussi d'Elia Kazan, dont il est question ici ...

Mikey and Nicky: l'errance de deux malfrats oubliés par la vie dans la nuit de Philadelphie. — Sorti en 1976 dans une version tronquée, puis remonté une dizaine d'années plus tard et ressorti alors de manière quasi confidentielle, Mikey and Nicky est une des nombreuses étoiles filantes qui peuplent le ciel du cinéma américain. Tourné de nuit dans les rues de Philadelphie, ce film, traversé de bout en bout par une énergie tendue et irrépressible creuse jusqu'à l'os l'état de pourrissement d'une amitié de trente ans.
S'il s'inscrit ouvertement dans la veine du cinéma de John Cassavetes (formidablement présent ici, dans le rôle de Nicky), la place qui lui revient dans la cartographie du cinéma est aux côtés de Wanda de Barbara Loden (1970). Même regard plein d'amour mais impitoyable sur l'âme humaine, même manière de s'accrocher à l'errance de personnages que la vie semble avoir abandonnés, et surtout, même profil des auteurs: des femmes qui n'ont réalisé que peu de films — un seul pour Barbara Loden, trois pour Elaine May.
Actrice comique, celle-ci est surtout célèbre pour la manière dont elle a imposé, avec son mari Mike Nichols, un art nouveau de l'improvisation dans la comédie. Et c'est sans doute la raison qui explique que ce beau film se balade ainsi, quasiment sans attache, dans la galaxie du cinéma. L'absence d'attaches et de repères, c'est justement ce qui caractérise ses deux personnages, Mikey et Nicky, deux malfrats à la petite semaine qui se retrouvent un soir dans une chambre d'hôtel glauque. En proie à une crise de paranoïa aiguë, Nicky a demandé à son ami de le rejoindre pour l'aider à fuir la ville. Il vient d'apprendre qu'il est menacé de mort par une organisation mafieuse. À son chevet, Mikey (Peter Falk, qui cultive ici l'ambiguïté à merveille) est bouleversant de tendresse, d'empathie, d'une douceur fraternelle qui contraste avec la violence dont il est capable, et dont il fait la démonstration au début du film.
Ensemble, les deux hommes se lancent dans une longue dérive qui va les emmener jusqu'au petit matin, et qu'Elaine May écrit comme un collage de séquences qui sont autant de jets puissants, explosifs, et dans lesquelles le temps prend une densité vertigineuse.
Alliant art du suspense et économie du récit, elle met au jour la boue qui gît sous le vernis de cette amitié, et par là, la triste vérité de deux personnages aussi misérables qu'attachants. Après s'être attaqué à beaucoup plus fort que lui, Nicky est en sursis. Alors qu'il n'existe déjà plus pour personne, il s'amuse, comme un adolescent arrogant, à humilier tous les gens qu'il croise en chemin, Mikey compris. Mikey, lui, semble plus sage, mais n'est que son reflet inversé. Après des années de vexations encaissées, il n'est plus qu'un bloc d'égoïsme et de médiocrité, rongé par le ressentiment et la honte de soi.
Ils tracent leur itinéraire comme une série de détours successifs, qui n'ont d'autre but que de différer le moment de l'arrivée. Une halte dans un cimetière, sur la tombe de la mère de Nicky, une autre chez une pauvre fille, qu'ils essayent l'un après l'autre de posséder à même le sol, donnent lieu à deux scènes particulièrement fortes, où l'on passe du rire au malaise, où des interrogations métaphysiques naissent des situations les plus triviales.
Pendant ce temps, la mort rôde. Silencieusement, la voiture d'un tueur sillonne les rues de la ville. Tout aussi peu doué que les deux compères, l'homme se casse le nez chaque fois qu'il arrive à l'endroit où ils sont censés se trouver. Discrètement, la cinéaste met en scène toute une galerie de personnages qui sont autant de perdants, échoués sur le bas-côté du rêve américain. Elle les élève au rang de héros tragiques, les fait un instant accéder au sublime. — Isabelle Régnier, Le Monde, 4 juillet 2007.

© Elaine May: John Cassavetes dans Mikey and Nicky (1976).


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