Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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jeudi 14 février 2013

Mon royaume pour un cheval




    Beau billet d'humeur que celui de Sandrine Blanchard dans Le Monde du jeudi 14 février 2013. Il sait remettre les véritables scandales à leur place: scandale de la désertion du langage («Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde», selon notre entête); scandale de l'inflation autour du mot "pureté" pourtant si fallacieuse depuis la limpieza de sangre et les «races pures» de sinistre mémoire, scandale du gaspillage dans un monde trop nourri mais moins bien élevé.

    100% pure embrouille. — Derrière le poids des mots — «100 % pur bœuf» —, le choc du mensonge. Il faudrait toujours se méfier de la redondance en marketing. Pourquoi ce besoin d’ajouter «pur» devant «100 %»? Pour rassurer le chaland bien sûr; pour le convaincre que ses lasagnes prêtes à réchauffer ont une composition «pure». Quelle arnaque! Et quelle folie, ce circuit dantesque à travers l’Europe pour amener la bidoche transformée jusqu’au milieu de la fausse béchamel, de la pseudo sauce tomate et de la pâte molle. Une mixture telle que le goût du cheval (pourtant très différent de celui du bœuf) était noyé. Ni vu ni connu, je t’embrouille.

    Cette histoire de lasagnes au cheval ferait presque sourire si elle ne prenait pas le consommateur pour un imbécile. Naïf consommateur qui prend encore pour argent comptant ce qui est inscrit sur l’emballage. Étonnant consommateur qui sursaute à l’idée d’une taxe sur l’huile de palme susceptible d’augmenter le prix de son Nutella, mais ne s’offusque pas que son pot de pâte à tartiner n’indique jamais «100 % huile de palme». Brave consommateur qui se persuade qu’une barre de Kinder apporte autant de calcium qu’un verre de lait à son gamin.

    La liste des surgelés «pur boeuf» suspectés de contenir du cheval est interminable: lasagnes, moussaka, hachis Parmentier de Findus, mais aussi de Picard, Auchan, Carrefour, Cora, Grand Jury, Système U, Monoprix. Imaginez les tonnes de barquettes qui vont être détruites alors qu’elles ne sont pas impropres à la consommation. Quel gâchis! C’est pourtant bon, le cheval. Quand j’étais gamine, ma mère nous préparait une fois par semaine un steak de cheval. «C’est excellent pour la santé», nous expliquait-elle. Allez savoir, peut-être que les lasagnes bœuf-cheval s’avéreront meilleures, sur le plan nutritionnel, que les «pur bœuf»?

    Faire ses courses est devenu un sport de combat: il faut éviter la tromperie sur la marchandise, éplucher la liste des ingrédients, repérer les allégations mensongères. Les bobos adeptes des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) étaient moqués. Désormais, même les plus libéraux des commentateurs vantent les bienfaits des circuits courts pour rapprocher consommateurs et producteurs et savoir ce que l’on mange.

    Hier, j’ai souri en découvrant la nouvelle pub de Shiseido. Sa crème pour le visage «bio-performance» promet qu’«en un mois votre peau paraîtra sept ans plus jeune». Est-ce grâce à du muscle de cheval? Findus se moque du monde, mais il est loin d’être le seul.


    Quant à l'évident scandale du profit et de l'exploitation éhontés de la pauvreté mondiale et de notre écosystème, cet autre article, plus ancien, peut en donner la mesure. Selon Agoravox, un article est paru en février 2011 dans la presse roumaine, signé Cornel Ivanciuc, dont voici de larges extraits, traduits en français:

    Y aurait-il en Roumanie une mafia de la viande, en liens avec des français et des italiens notamment ? — Lorsqu’il était Ministre de l’Agriculture roumaine, Gheorghe Flutur a été contacté par le patron du «complexe de viande de Bordeaux» [Il s'agit de M. Haridornoquy]. En date du 22 mai 2006 ce patron a même écrit au Ministre, précisant que, «suite à ses nombreux voyages en Roumanie, je vous réitère ma proposition d’acheter tous les chevaux malades (atteints par l’AIE, anémie infectieuse équine) soit environ quatorze à quinze mille chevaux».

    [...] L’offre de ce Français (qui répond à un nom basque bien connu du côté de Bayonne) présentait une cotation, soit deux cents euros la tonne, et une proposition de lieu d’abattage, à savoir dans les locaux de la Société Européenne de Sibiu, Strada Ecaterina Teodoroiu nr. 39, société créée en 1994, avec une longue expérience dans le domaine de la commercialisation de viande de bovins, ovins et chevaux.

    Il semble que cette offre ait été suivie d’effet puisqu’une grande quantité de chevaux roumains sont venus compléter la demande de l’Union Européenne de deux millions trois cent mille chevaux par an. Initialement le Ministre avait annoté le courrier en provenance de France d’un «rog analiz» [je demande une analyse], en date du 25 mai 2006. À cette époque la consommation de viande de cheval ne faisait pas l’objet d’une loi européenne. C’est seulement en 2009 que l’Union Européenne a fait ses premiers pas notamment dans le but d’interdire l’abattage des chevaux en vue de la consommation, pour des raisons sanitaires, puisque les médicaments pouvaient pénétrer l’organisme des consommateurs.

    Toutefois le modèle «Flutur» semble avoir très bien fonctionné. Par exemple en avril 2010 étaient comptabilisés sur le territoire roumain sept mille cinq cents chevaux atteints de cette anémie infectieuse, dont quatre cents dans le département de Brasov. Ces derniers ont été sacrifiés dans un abattoir spécialisé et leur viande est partie vers l’Italie pour y préparer des saucissons secs.

    En 2008, la Roumanie a exporté trois mille trois cents tonnes de viande de cheval, dont une grande quantité provenait de ces animaux atteints de l’AIE. En 2009 ce sont quatorze mille chevaux vivants qui ont été de nouveau expédiés vers l’Italie. Un rapport de la Direction pour l’alimentation et les services vétérinaires de la Commission Européenne a mentionné l’échec complet de l’identification des chevaux au moyen de «chips [puces sous-cutanées]», en ce qui concerne la Roumanie. Ces chevaux sont encore et toujours sacrifiés dans des abattoirs illégaux, et les animaux malades continuent à ne pas être marqués donc restent non identifiables.

    2 petits ajouts à ces extraits :

    • Les paysans qui reçoivent la visite des services vétérinaires roumains touchent une indemnité de trois cent cinquante lei par animal réquisitionné (soit quatre-vingt cinq euros), à peine de quoi louer un tracteur pour retourner leur terrain la saison prochaine. Car en Roumanie un terrain agricole non entretenu entraîne automatiquement une amende de l’État. La boucle est bouclée: reste à vérifier si les responsables des services vétérinaires ont reçu des aides de l’Union Européenne pour investir dans les tracteurs agricoles.

    • Sur France 24, l’émission Reporter a programmé en juillet 2011 un reportage sur le futur abattage des chevaux sauvages, en liberté dans le Delta du Danube (une réserve naturelle de plus de trois mille kilomètres carrés enregistrée dans le projet Nature 2000 de l’Union Européenne). Ces chevaux sont plusieurs milliers, ne sont pas malades et, paraît-il, abiment les cultures.

    Nul doute qu’un lien existe entre ce besoin en viande de cheval sur les étals de France et d’Italie et ce massacre programmé. Nul doute que ce sont les mêmes margoulins qui sont derrière. Nul doute que les projets de l’Union Européenne ne sont pas vus de la même manière selon qu’on se trouve à Bruxelles, Bucarest ou Bayonne!

    © Auteur non identifié: Paysage du nord de la Roumanie, tous droits réservés.

dimanche 11 mars 2012

La politique en quarantaine




Il paraît que chaque jour apporte sa mauvaise nouvelle. C'est en effet une mauvaise nouvelle que la planète soit menacée d'un changement climatique qu'elle ne supportera pas; que la crise économique et sociale compromette la simple vie de mes enfants dans la décennie qui vient, sans parler de mes petits-enfants; que mon pays, la France, souffre tous les jours de la désindustrialisation, de la déqualification et du déclassement; qu'autour de moi, le le mot même d'Europe devienne un épouvantail; que les gouvernements soient de plus en plus des commis au service de puissances qui ne les élisent pas; que soient relativisés par nos Diplodoctus et leur petit Monde certains universaux comme la démocratie et les droits des hommes et des femmes; que des puissances politiques qui rejettent explicitement ces références (Russie, Chine par exemple pour être clair) suscitent et confortent partout des Pères Ubu — «Avec ce système, j'aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m'en irai» —; que le conflit du Moyen-Orient soit devenu la nouvelle guerre de cent ans; que, sur tous les continents, des dictateurs et des imposteurs emprisonnent, torturent et assassinent des consciences vigiles et des peuples entiers. Oui, chaque jour m'apporte ses douleurs et me rend le temps plus pesant.

Mais à quarante jours de l'élection présidentielle de mon pays, ma mauvaise nouvelle est le silence complet de ces candidats sur toutes ces questions. Et le mépris qu'ils me signifient à force de me jeter ainsi quelques os à ronger: le 14 juillet, le mariage gay, la «civilisation», la viande halal, ou la présence du mot «race» dans la Constitution. Chaque jour qui passe m'assène la même mauvaise nouvelle: l'un fait tout pour perdre et ce serait tant mieux si cela n'incitait l'autre à ne rien faire, ne rien dire, ne rien penser, si soucieux de ne rien compromettre qu'il se met prudemment en congé de toute articulation, et c'est tragique. Je me sens traité comme un être privé de raison.

Un mot tout de même sur cet Article Premier de la Constitution, qui dit in extenso: «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.» Comme tout le monde, je connais les difficultés du mot «race». Mais à les couper ainsi de tout contexte et de toute intention, le mot «origine» et «religion» ne me semblent guère plus univoques. Je tiens simplement à ce que ma Constitution continue d'une façon ou d'une autre à inscrire en Article Premier l'interdiction de toute discrimination sur la couleur des peaux, la forme des crânes, — têtes rondes têtes pointues —, la texture des cheveux, la courbure des nez et la présence ou l'absence de prépuce. Je prendrai pour une très mauvaise nouvelle la suppression de cet interdit et ne saurai plus très bien ce que voudra alors dire être antiraciste. Moi aussi mon Jaurès: «Je n'aime pas les querelles de race, et je me tiens à l'idée de la Révolution française, si démodée et si prudhommesque qu'elle semble aujourd'hui, c'est qu'au fond il n'y a qu'une race: l'humanité». Depuis le temps des Lumières, les lois ont aussi un esprit.

© Gravure, signée Pérot. G. Bruno (Augustine Fouillée née Tuillerie, sous ce pseudonyme en hommage à Giordano Bruno): Le Tour de la France par deux enfants, 1877.

mercredi 1 février 2012

Allègre ou le triste sire




• Dans notre article du 18 mai 2010: La politique dans le boudoir, nous écrivions:

«En panne de philosophie de l'histoire, trouverons-nous meilleur recours dans l'esprit scientifique? À propos de sa dernière falsification: L'imposture climatique, Claude Allègre, l'ancien ministre socialiste de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie (1997-2000) et actuel candidat à n'importe quelle fonction, pourvu qu'elle soit proche du pouvoir de droite, vient de se faire prendre en flagrant délit de fraude scientifique, de trucages avoués par l'auteur après coup, de désinformation grossièrement intéressée. La conclusion de sa réponse à Sylvestre Huet, citée ici dans son intégralité, nous donne quelque idée du désastre culturel et intellectuel en cours sur la notion même de "politique": «Si vous vous contentez de corriger les virgules, les fautes d’impression, d’orthographe des noms propres ou de dessin, vous ne comprendrez rien au sens général du livre qui est un livre politique avant tout!»

• Le 22 février 2010, nous publiions L'heure du choix, un article de Hervé Kempf sur les impostures répétées de celui qui fut un temps ministre, au grand déshonneur de l'Éducation nationale. Nous l'avions intitulé One way. L'imposteur nous aura-t-il lu? Nous le pensions honteux et confus, tant les faits l'ont continûment accablé. Mais il reparaît, aux États-Unis cette fois, par un article sur le Wall Street Journal. Dans Le Monde du 1er février, Stéphane Foucart relate cette nouvelle rhapsodie d'éhontés mensonges.

Climat: Claude Allègre récidive outre-Atlantique. — Polémiquer est un talent qui peut s'exercer avec un égal succès des deux côtés de l'Atlantique. En témoigne la longue tribune signée par Claude Allègre dans le Wall Street Journal en compagnie de quinze autres «scientifiques inquiets», désireux de rassurer les lecteurs du quotidien économique: «Il n'y a pas besoin de paniquer à propos du changement climatique.»

Deux jours après sa publication, l'article faisait toujours, lundi 30 janvier, les gorges chaudes de la blogosphère américaine et des commentateurs de tous poils. Dans leur texte, les auteurs déroulent un classique argumentaire climato-sceptique affranchi de tous liens avec la réalité scientifique et disposant ainsi d'une grande liberté narrative.

Les seize conjurés — tous retraités et/ou étrangers aux sciences du climat, à une exception près — affirment, entre autres, qu'«il n'y a nul argument scientifique convaincant en faveur d'une action drastique pour décarboner l'économie mondiale». Reprenant une vieille antienne, ils précisent que «l'absence de réchauffement depuis plus d'une décennie (...) suggère que les modèles informatiques ont grandement exagéré ce que peut provoquer le CO2 additionnel».

Quant à l'unanimisme des climatologues sur le constat, les causes principalement humaines et la gravité potentielle du changement climatique, il serait maintenu par la peur qui règne dans la communauté scientifique, digne de celle jadis entretenue par Trofim Lyssenko, le biologiste officiel de l'Union soviétique. Les gouvernements? Ils soutiendraient ce complot scientifique, alléchés par la possibilité de créer de «nouvelles taxes»...

Pour faire sérieux, les seize signataires se piquent d'un peu d'économie et citent les travaux de William Nordhaus. Selon une vaste étude réalisée par ce dernier, professeur d'économie à la Yale University, la meilleure option est «une politique permettant encore cinquante ans de croissance non entravée par un contrôle des gaz à effet de serre», écrivent Claude Allègre et ses coauteurs.

Hélas! William Nordhaus a lu le Wall Street Journal. Et il a posté, lundi 30 janvier, sur le blog d'Andrew Revkin, professeur à la Pace University (États-Unis), une cinglante réplique. «Cet article déforme complètement mon travail. Mon travail montre depuis longtemps que ralentir le réchauffement aurait un bénéfice économique net», écrit-il. «(...) Je suis favorable à une taxe carbone depuis de nombreuses années comme le meilleur moyen d'attaquer le problème. Soit [ces seize signataires] sont complètement ignorants de l'économie sur cette question, soit ils ont volontairement déformé mes découvertes.»

Claude Allègre avait déjà été pris en flagrant délit — dans les colonnes du Monde [nous avons retrouvé une analyse équivalente par Sylvestre Huet dans Libération du 23 mars 2010] – de pratiquer ce genre d'enrôlements forcés. Dans son livre L'Imposture climatique (Plon, 2010), il citait notamment une douzaine de chercheurs comme partageant ses vues sur le climat. Alors que, renseignements pris, la plupart les combattaient âprement. Pour ceux, au moins, qui avaient pu être interrogés. Car certains de ces "enrôlés" n'existaient simplement pas... — Stéphane Foucart, Le Monde, 1er février 2012.

Gravure: Vilhelm Pedersen (1820-1859), illustrateur des Contes d'Andersen: Les Habits neufs de l'empereur.

lundi 19 décembre 2011

La beauté est le commencement de la terreur




Rainer Maria Rilke
Première Élégie de Duino.

Qui donc, si je criais, parmi les cohortes des anges
m'entendrait? Et l'un d'eux quand même dût-il
me prendre soudain sur son cœur, ne m'évanouirais-je pas
sous son existence trop forte? Car le beau
n'est que ce degré du terrible qu'encore nous supportons
et nous ne l'admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne
de nous détruire. Tout ange est terrible.
Et je me contiens donc et refoule l'appeau
de mon sanglot obscur. Hélas! qui
pourrait nous aider? Ni anges ni hommes,
et le flair des bêtes les avertit bientôt
que nous ne sommes pas très assurés
en ce monde défini. Il nous reste peut-être
un arbre, quelque part sur la pente,
que tous les jours nous puissions revoir; il nous reste
la rue d'hier et l'attachement douillet à quelque habitude du monde
qui se plaisait chez nous et qui demeura.
Oh! et la nuit, la nuit, quand le vent plein des espaces
Nous ronge la face, à qui ne resterait-elle,
tant désirée, tendrement décevante, épreuve
pour le cœur solitaire? Aux amants serait-elle
plus légère? Hélas! ils ne se cachent
que l'un à l'autre leur sort.
Ne le savais-tu pas? Hors de tes bras
lance le vide vers les espaces que nous respirons peut-être;
les oiseaux sentiront-ils l'air élargi d'un vol plus ému.

Oui, les printemps avaient besoin de toi. Maintes étoiles
voulaient être perçues. Vers toi se levait
une vague du fond du passé, ou encore,
lorsque tu passais près d'une fenêtre ouverte,
un violon s'abandonnait. Tout cela était mission.
Mais l'accomplis-tu? N'étais-tu pas toujours
distrait par l'attente, comme si tout cela t'annonçait
la venue d'une amante? (Où donc voudrais-tu l'abriter,
alors que les grandes pensées étrangères
vont et viennent chez toi, et souvent s'attardent la nuit?)
Mais si la nostalgie te gagne, chante les amantes; il est loin
d'être assez immortel, leur sentiment fameux.
Chante-les (tu les envies presque!) ces délaissées qui te parurent
tellement plus aimantes que les apaisées.
Reprends infiniment l'inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste; sa chute même n'était
pour lui qu'un prétexte pour être: suprême naissance.
Mais les amantes, la nature épuisée les reprend
en elle, comme si les forces lui manquaient
pour accomplir deux fois le même ouvrage.
T'es-tu assez souvenu de Gaspara Stampa
pour qu'une jeune fille quelconque,
délaissée par son amant, songe devant l'exemple
sublime de cette aimante: «Que ne suis-je comme elle?»
Ces souffrances lointaines, enfin, vont-elles
devenir plus fécondes? N'est-il pas temps
que ceux qui aiment se libèrent de l'objet aimé,
et le surmontent, frémissants? Ainsi le trait
vainc la corde pour être, rassemblé dans le bond,
plus que lui-même, car nulle part il n'est d'arrêt.

Des voix, des voix. Écoute, mon cœur, comme jadis
seuls les saints écoutaient, au point que l'immense appel
les soulevait du sol, mais eux restaient à genoux,
et, incroyables, n'y prenaient même pas garde,
tant ils étaient concentrés dans l'écoute.
Non que tu puisses supporter la voix de Dieu,
il s'en faut. Mais entends ce souffle:
le message incessant que forme le silence.
Une rumeur de ces morts jeunes monte vers toi.
Partout, dans les églises de Rome, de Naples, où tu entras,
ne rencontras-tu pas leur destin apaisé?
Ou bien une inscription t'apparaissait, sublime:
l'autre jour, cette stèle à Santa-Maria-Formosa…
Ce qu'ils veulent de moi? Avec douceur, je dois détacher d'eux
le semblant d'injustice qui gêne un peu,
parfois, le pur élan de leurs esprits.

Sans doute est-il étrange de n'habiter plus la terre,
de n'exercer plus des usages à peine appris,
aux roses et à tant d'autres choses, précisément prometteuses,
de n'accorder plus le sens de l'humain avenir;
ce que l'on était, entre des mains infiniment peureuses,
de ne l'être plus, et même de lâcher
notre propre nom, ainsi qu'un jouet brisé.
Étrange de ne pas désirer plus avant nos désirs,
étrange que dans l'espace tout ce qui correspondit
voltige, délié. La mort est dure, oui,
et que n'y faut-il rattraper avant
que l'on y sente un peu d'éternité! Mais les vivants
font tous l'erreur de distinguer trop bien.
Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s'ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.
À tout prendre, ils n'ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce;
on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
qui avons besoin de mystères si grands,
pour qui l'heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte?
Si bien qu'alors, dans l'espace effrayé,
que, jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours.

Traduction de Maurice Betz (1898-1946).


© Tous droits réservés. Deux photographies prises par un ami, Salvatore Culotta, à Cefalu (Sicile) En voici d'ailleurs d'autres du même photographe, et une autres encore prise le même jour par un autre photographe, sous un autre angle. Aucune manipulation ultérieure des images. De mémoire d'homme, nul n'y avait jamais vu un tel coucher de soleil. La seule indication est qu'en ce jour de novembre soufflait le sirocco.

jeudi 22 septembre 2011

Le déficit terrien

Résultat entre autres de ce que nous avons décrit dans notre billet Vers l'implosion Ponzi du 2 juillet 2010, la dette publique est donc intervenue dans nos vies pour ne plus en sortir. Un semblable phénomène d'endettement, tout aussi galopant, est en train de se construire sous nos yeux. Nous ne le voyons pas, celui-là, mais nous le connaissons intuitivement tout aussi bien.

Ce samedi 27 septembre, nous aurons consommé en moins de dix mois ce que la Terre met un an à produire. Ainsi, nous brûlerons plus d'arbres qu'il en poussera, nous pêcherons plus de poissons qu'il ne s'en sera reproduit, stérilisé plus de terres qu'il s'en sera fertilisé, pollué plus d'eau etc. C'est ce que le groupe des observateurs et donneurs d'alertes Global Footprint Network (lien général du site où on trouvera toutes précisions méthodologiques et observations détaillées en anglais basique) appellent le Earth Overshoot Day, le «Jour du Dépassement». En 2000, il se situait début novembre et recule de trois jours environ chaque année. En résumé, il s'agit de faire connaître sous une forme parlante et imagée le rapport entre la capacité de production en ressources et de régénération de la Terre (biocapacité) et la consommation humaine et ses rejets, (empreinte écologique par tête calculée en hectares globaux) en le rapportant à 365 jours.

À partir de dimanche prochain donc, le budget écologique alloué aux terriens sera dépassé, et l'humanité entière vivra proprement à crédit, réduisant inexorablement les réserves de la Terre en tous domaines. Une lecture attentive des documents serait plus alarmante encore. Le «Jour du Dépassement» pourrait même en avance d'un mois supplémentaire s'il s'avérait que la Terre se régénère moins rapidement que nous ne l'avons cru jusqu'ici.

Le diagramme ci-dessus compare l'empreinte écologique en vert et la biocapacité de la France depuis 1961 en rouge. La biocapacité varie chaque année en fonction des pratiques agricoles, des techniques fertilisation et d'irrigations, de la dégradation de l'écosystème et des variables météorologiques, à ne pas confondre avec le changement climatique. On peut toujours polémiquer évidemment sur tel ou tel aspect de la démarche, lui trouver un caractère volontairement frappant ou provocateur, et corriger ici ou là d'un jour, d'une semaine ou d'un mois. Ces calculs, et cette alerte, ont le mérite d'exister depuis longtemps et permettent d'établir de façon indubitable des tendances.

lundi 6 juin 2011

Disparition des abeilles, la fin d’un mystère




Les abeilles disparaissent depuis 20 ans et massivement depuis août 2007. L’hécatombe dans certaines ruches d’Amérique du nord, d’Europe ou d’Asie est si violente que certains arbres ne donnent plus de fruits, faute de pollinisation. Les pertes atteignent parfois 80% des colonies. Les apiculteurs découvrent des ruches vidées de leurs ouvrières, ou parfois un tapis de cadavres. Cette disparition touche aussi bien les abeilles domestiques que les butineurs sauvages.

Or, 80% des végétaux de la planète dépendent du travail des butineuses. L’industrie agro-alimentaire réalise soudain que les abeilles, en pollinisant les fleurs, sont les garantes d’une bonne récolte: l’agriculture dépendant de ces formidables pollinisatrices, représente 153 milliards d’euros dans le monde. Partant de la scène d’une disparition massive d’abeilles dans un rucher, Le film de Natacha Calestrémé Disparition des abeilles, la fin d’un mystère déroule l’enquête, comme pour une énigme criminelle, à la recherche des différentes hypothèses sur la mortalité des abeilles. La disparition des abeilles n’est pas due à une multitude de causes mais à un coupable bien précis. Et le phénomène s’accroît d’année en année. L’environnement des abeilles est aussi le nôtre. Il est grand temps de s’en préoccuper.

Qui est responsable de cette disparition? Insecticides? Monocultures? Ondes radio? Varroa destructor (acarien parasite de l'abeille)? Le Nosema (un champignon) ou un virus? Natacha Calestrémé interroge de nombreux spécialistes du sujet: Jean-Daniel Charrière, chercheur au centre Agroscope Liebefeld-Posieux; le professeur Hans-Hinrich Kaatz de l’université de Halle en Allemagne; le docteur Luc Belzunces de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA); Marc-Édouard Colin, chercheur chez SupAgro; ou encore Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS.

Diffusé sur France 5 le 21 mars 2009, ce film est disponible ce 7 juin dans la collection de grands documentaires engagés Doc Citoyens des Éditions Montparnasse, dont nous continuerons à commenter ici le travail cinématographique important dans de multiples directions.

© Photographie: Maurice Darmon,
Bestiaire urbain. En 2005, nous réalisions fréquemment ce type d'images dans notre jardin. On peut en voir d'autres dans notre diaporama. Six ans après, elles sont devenues un souvenir, malgré la multiplication et la diversification de nos plantations, sans aucun produit évidemment.

dimanche 3 avril 2011

Le genre humain, menacé




Le genre humain, menacé, c'est le titre d'un texte publié aujourd'hui dans Le Monde des 2/3 avril 2011, signé de Michel Rocard, Dominique Bourg et Floran Augagneur. Les choses sont dites, mieux que nous ne pourrons jamais le ramasser nous-même. Il faut donc lire ces lignes difficiles. La question que nous nous posons depuis quelque temps, les lecteurs fidèles s'en aperçoivent sans doute: faut-il inlassablement continuer à saisir toutes les occasions de répéter à peu près les mêmes choses sur l'état de notre planète, l'esprit démocratique abstraitement encensé mais concrètement mis à mal, l'indécence médiatique, la nullité corrélative des propositions politiques de la part de ceux qui devraient s'attacher à nous redonner, ne serait-ce que le cœur d'aller voter? Ou tout est-il vraiment dit sur ces sujets? Parfois nous sommes saisis d'un trop long moment de fatigue.

Le genre humain, menacé. — Une information fondamentale publiée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) est passée totalement inaperçue: le pic pétrolier s'est produit en 2006. Alors que la demande mondiale continuera à croître avec la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde et Brésil), la production de pétrole conventionnel va connaître un déclin inexorable après avoir plafonné. La crise économique masque pour l'heure cette réalité.

Mais elle obérera tout retour de la croissance. La remontée des coûts d'exploration-production fera naître des tensions extrêmement vives. L'exploitation du charbon et des réserves fossiles non conventionnelles exigera des investissements lourds et progressifs qui ne permettront guère de desserrer l'étau des prix à un horizon de temps proche. Les prix de l'énergie ne peuvent ainsi que s'affoler.

Le silence et l'ignorance d'une grande partie de la classe politique sur ce sujet ne sont guère plus rassurants. Et cela sans tenir compte du fait que nous aurons relâché et continuerons à dissiper dans l'atmosphère le dioxyde de carbone stocké pendant des millénaires... Chocs pétroliers à répétition jusqu'à l'effondrement et péril climatique. Voilà donc ce que nous préparent les tenants des stratégies de l'aveuglement. La catastrophe de Fukushima alourdira encore la donne énergétique.

De telles remarques génèrent souvent de grands malentendus. Les objections diagnostiquent et dénoncent aussitôt les prophètes de malheur comme le symptôme d'une société sur le déclin, qui ne croit plus au progrès. Ces stratégies de l'aveuglement sont absurdes. Affirmer que notre époque est caractérisée par une «épistémophobie» ou la recherche du risque zéro est une grave erreur d'analyse, elle éclipse derrière des réactions aux processus d'adaptation la cause du bouleversement.

Ce qui change radicalement la donne, c'est que notre vulnérabilité est désormais issue de l'incroyable étendue de notre puissance. L'«indisponible» à l'action des hommes, le tiers intouchable, est désormais modifiable, soit par l'action collective (nos consommations cumulées) soit par un individu isolé (biohackers). Nos démocraties se retrouvent démunies face à deux aspects de ce que nous avons rendu disponible: l'atteinte aux mécanismes régulateurs de la biosphère et aux substrats biologiques de la condition humaine.

Cette situation fait apparaître «le spectre menaçant de la tyrannie» évoqué par le philosophe allemand Hans Jonas. Parce que nos démocraties n'auront pas été capables de se prémunir de leurs propres excès, elles risquent de basculer dans l'état d'exception et de céder aux dérives totalitaristes.

Prenons l'exemple de la controverse climatique. Comme le démontre la comparaison entre les études de l'historienne des sciences Naomi Oreskes avec celles du politologue Jules Boykoff, les évolutions du système médiatique jouent dans cette affaire un rôle majeur. Alors que la première ne répertoria aucune contestation directe de l'origine anthropique du réchauffement climatique dans les revues scientifiques peer reviewed («à comité de lecture»), le second a constaté sur la période étudiée que 53 % des articles grand public de la presse américaine mettaient en doute les conclusions scientifiques.

Ce décalage s'explique par le remplacement du souci d'une information rigoureuse par une volonté de flatter le goût du spectacle. Les sujets scientifiques complexes sont traités de façon simpliste (pour ou contre). Ceci explique en partie les résultats de l'étude de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pilotée par Daniel Boy sur les représentations sociales de l'effet de serre démontrant un sérieux décrochage du pourcentage de Français attribuant le dérèglement climatique aux activités humaines (65 % en 2010, contre 81 % en 2009). Ces dérives qui engendrent doute et scepticisme au sein de la population permettent aux dirigeants actuels, dont le manque de connaissance scientifique est alarmant, de justifier leur inaction.

Le sommet de Cancun a sauvé le processus de négociation en réussissant en outre à y intégrer les grands pays émergents. Mais des accords contraignants à la hauteur de l'objectif des seconds sont encore loin. S'il en est ainsi, c'est parce que les dirigeants de la planète (à l'exception notable de quelques-uns) ont décidé de nier les conclusions scientifiques pour se décharger de l'ampleur des responsabilités en jeu. Comment pourraient-ils à la fois croire en la catastrophe et ne rien faire, ou si peu, pour l'éviter ?

Enfermée dans le court terme des échéances électorales et dans le temps médiatique, la politique s'est peu à peu transformée en gestion des affaires courantes. Elle est devenue incapable de penser le temps long. Or la crise écologique renverse une perception du progrès où le temps joue en notre faveur. Parce que nous créons les moyens de l'appauvrissement de la vie sur terre et que nous nions la possibilité de la catastrophe, nous rendons celle-ci crédible.

Il est impossible de connaître le point de basculement définitif vers l'improbable; en revanche, il est certain que le risque de le dépasser est inversement proportionnel à la rapidité de notre réaction. Nous ne pouvons attendre et tergiverser sur la controverse climatique jusqu'au point de basculement, le moment où la multiplication des désastres naturels dissipera ce qu'il reste de doute. Il sera alors trop tard. Lorsque les océans se seront réchauffés, nous n'aurons aucun moyen de les refroidir.

La démocratie sera la première victime de l'altération des conditions universelles d'existence que nous sommes en train de programmer. Les catastrophes écologiques qui se préparent à l'échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la rareté locale de l'eau, la fin de l'énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, la dégradation de la biodiversité, l'érosion et la dégradation des sols, les événements climatiques extrêmes... produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s'en protéger, pour un temps, et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits.

L'ampleur des catastrophes sociales qu'elles risquent d'engendrer a, par le passé, conduit à la disparition de sociétés entières. C'est, hélas, une réalité historique objective. À cela s'ajoutera le fait que des nouvelles technologies de plus en plus facilement accessibles fourniront des armes de destruction massive à la portée de toutes les bourses et des esprits les plus tourmentés.

Lorsque l'effondrement de l'espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l'urgence n'aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l'Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice. Pour s'être heurtées aux limites physiques, les sociétés seront livrées à la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque que les démocraties cèdent sous de telles menaces.

Le stade ultime sera l'autodestruction de l'existence humaine, soit physiquement, soit par l'altération biologique. Le processus de convergence des nouvelles technologies donnera à l'individu un pouvoir monstrueux capable de faire naître des sous-espèces. C'est l'unité du genre humain qui sera atteinte. Il ne s'agit guère de l'avenir, il s'agit du présent. Le cyborg n'est déjà plus une figure de style cinématographique, mais une réalité de laboratoire, puisqu'il est devenu possible, grâce à des fonds publics, d'associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels.

L'idéologie du progrès a mal tourné. Les inégalités planétaires actuelles auraient fait rougir de honte les concepteurs du projet moderne, Bacon, Descartes ou Hegel. À l'époque des Lumières, il n'existait aucune région du monde, en dehors des peuples vernaculaires, où la richesse moyenne par habitant aurait été le double d'une autre. Aujourd'hui, le ratio atteint 1 à 428 (entre le Zimbabwe et le Qatar).

Les échecs répétés des conférences de l'ONU montrent bien que nous sommes loin d'unir les nations contre la menace et de dépasser les intérêts immédiats et égoïstes des États comme des individus. Les enjeux, tant pour la gouvernance internationale et nationale que pour l'avenir macroéconomique, sont de nous libérer du culte de la compétitivité, de la croissance qui nous ronge et de la civilisation de la pauvreté dans le gaspillage.

Le nouveau paradigme doit émerger. Les outils conceptuels sont présents, que ce soit dans les précieux travaux du Britannique Tim Jackson ou dans ceux de la Prix Nobel d'économie 2009, l'Américaine Elinor Ostrom, ainsi que dans diverses initiatives de la société civile.

Nos démocraties doivent se restructurer, démocratiser la culture scientifique et maîtriser l'immédiateté qui contredit la prise en compte du temps long. Nous pouvons encore transformer la menace en promesse désirable et crédible. Mais si nous n'agissons pas promptement, c'est à la barbarie que nous sommes certains de nous exposer.

Pour cette raison, répondre à la crise écologique est un devoir moral absolu. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l'écologie. — Michel Rocard, Dominique Bourg, Floran Augagneur, Le Monde 2/3 avril 2011.

© Photographie: Maurice Darmon, Central Park, septembre 2007.

samedi 26 mars 2011

Un printemps pour tous



Les sociologues de haut-parleurs et les leaders d'opinion adorent, à propos des événements en cours, évoquer un «changement de paradigme» qui serait à l’œuvre dans ce que les médias ont décidé de nommer le printemps arabe. Si différentes les uns des autres et s'inscrivant dans des contextes parfois opposés, les insurrections populaires peuvent ouvrir en effet sur des révolutions d'inspiration démocratique qui, ici ou là, prendront peut-être en compte, après une si longue absence, quelques éléments de la Déclaration Universelle des Droits de l'homme. Pour autant, rien ne justifie que nous cédions à ce seul charme incantatoire et à un lyrisme de principe.

Après la crise entre Israël et la Turquie autour de la flotille pseudo-humanitaire, le coup d'État du Hezbollah pro-iranien au Liban, les événements en cours en Égypte par exemple ont eu pour immédiates conséquences: la fin de tout contrôle sur les régions du Sinaï, aux mains plus que jamais de bandes bédouines (et soudanaises) esclavagistes et trafiquantes d'armes de provenance iranienne dont chacun connaît les destinataires; le chantage à l'alimentation en gaz d'Israël; la provocation de deux navires de guerre iraniens passant le Canal de Suez pour mouiller en Syrie; et l'arraisonnement d'un cargo par les Israéliens bourré d'armes de guerre, y compris des missiles sol-air. Depuis plus de trois semaines également, des éléments du Djihad islamique, contrôlés ou non par le Hamas, seul l'avenir le dira, envoient depuis Gaza des roquettes et missiles sur les villes israéliennes du Sud à une demi-heure de Tel-Aviv et menacent les forages off-shore de gaz et de pétrole, tandis qu'un terrible attentat est destiné à mettre le feu aux poudres dans l'opinion israélienne, qui a souvent reçu avec discernement les événements. Le but recherché par le Djihad islamique, sinon par le Hamas, est de continuer à profiter de la fermeture politique, en effet suicidaire, des gouvernants israéliens, pour les pousser au piège de l'attaque militaire d'envergure, et après le coup d'arrêt porté par Khadafi, enrayer mortellement ledit printemps arabe dont ni l'Iran ni la Syrie ne veulent, bien évidemment.

Si une opération israélienne s'engage, l'action fondamentalement libératrice de la coalition qui a remis en mouvement le processus de libération en Libye et dans d'autres pays s'arrêtera aussitôt, au grand bénéfice des dictatures aujourd'hui menacées ou qui demain pourraient l'être. Il est malhonnête de postuler que la magie des «changements de paradigme» puisse avoir gagné subitement le "monde arabe" et continuer à accuser de colonialisme, de croisades, ou de suspecter d'intérêts à court terme autour du pétrole une coalition qu'on commence par réduire au seul "Occident", vecteur de tous les mots et possédés par d'éternels démons. Au contraire, depuis l'intervention de la coalition, les rebelles syriens ont relevé la tête et leur succès, qui affaiblirait du même coup les pro-iraniens du Hezbollah, du Djihad islamique et du Hamas, pourrait alors vraiment changer l'ensemble de la donne politique. Et si — enfin — les forces démocratiques d'Iran parviennent à se lever et à renverser leur dictateur, nous pourrions alors espérer fermement dans la nouvelle donne. Et pas seulement dans les pays arabes, pour le coup. Mais si la répression terrible qui s'abat sur les Iraniens parvient à les faire taire encore longtemps, alors la catastrophe est imminente, devant nous. Nous tous.

© Photographie: Une femme au Caire. Auteur non identifié, tous droits réservés.

lundi 14 mars 2011

L'arithmétique du risque




Visité par les événements en cours au Japon, le mathématicien italien Roberto Natalini publie aujourd'hui ce texte dans
Dueallamenouno, sur le site du quotidien italien L'Unità. Nous l'avons traduit aussitôt pour nos lecteurs:

L'arithmétique du risque. — Le principal argument des tenants du nucléaire est le suivant: nous n'avons pas le choix, notre société a besoin d'énergie. Celle d'origine fossile n'est pas suffisante et celle produite par les énergies alternatives n'est pas encore disponible (et selon eux ne peut couvrir qu'une petite fraction de l'ensemble des besoins). Donc: il faut investir dans le nucléaire, les nouvelles centrales sont à risque zéro et le coût de l'énergie nucléaire est inférieur aux autres.

Je le sais, il semble facile de ne pas être d'accord AUJOURD'HUI. Mais en parler après la tragédie japonaise n'est pas spéculer sur la douleur ou être perturbés par l'émotion. D'autant qu'il n'y aurait rien de mal à être au moins troublés, comme en témoignent sur l'internet les manchettes de journaux de pays historiquement pro-nucléaires comme les USA, la France (sic!) ou la Grande-Bretagne. Et seule l'expérience permet de comprendre de quoi on parle, et d'estimer vraiment les coûts et les risques de nos choix.

Premier point: que veut dire: «Les centrales nucléaires de nouvelle génération sont à risque zéro»? Cela ne signifie évidemment pas que les risques n'existent pas, mais qu'on les estime inférieurs à ceux d'autres événements improbables avec lesquels nous vivons tranquillement. On pourrait par exemple observer que le fait qu'environ 4000 morts en Italie dans les accidents de la circulation, c'est-à-dire un risque sur dix mille par an pour chaque automobiliste, ne détourne pas les gens de la voiture.

Ensuite, que veut dire «sécurité», s'appliquant aux centrales nucléaires? Selon moi, cela signifierait un pourcentage faible de risques pour chaque maillon de la chaîne. Mais comment quantifier le risque?
Que veut dire: «Le risque que le circuit de refroidissement se rompe et que le noyau entre en fusion est de un sur un million»? Sur un million de quoi? Je ne vois pas quelle expérience peut fonder une estimation de ce genre. Nous vivons avec l'énergie nucléaire depuis quelques décennies. Il y a environ 400 centrales actives, nous avons vu trois accidents «sérieux» et beaucoup d'autres mineurs, et déjà connu diverses alertes, y compris dans le Japon hyper-technologique. Ces accidents nous ont certes instruits, mais le désastre japonais nous a fait voir notre incapacité à estimer la fréquence réelle des événements. Que veut dire: «Ce matériau résiste à un tremblement de terre de degré 8 sur l'échelle de Richter»? Aucun matériau ne peut assurer des garanties de ce genre. Cela équivaudrait à calculer la probabilité d'une attaque terroriste avec des avions lancés sur un gratte-ciel avant le 11 septembre. Bref, nous paraissons avoir bien peu d'informations pour estimer le risque. Quant aux déchets nucléaires, leur conservation présupposerait une stabilité politique que n'a connue aucune société humaine. Qui a jamais fabriqué des matériaux destinés à durer des millénaires? Et qui peut garantir la surveillance de sites qui, laissés à eux-mêmes, pourraient contaminer et détruire tout notre territoire?

Les coûts à présent. Si on en parle, il convient de parler alors de TOUS les coûts. Montage, démontage, sécurité de la centrale, et surtout élimination des déchets. Selon une recherche américaine dont a parlé le New York Times, le prix de l'énergie photovoltaïque sur le marché américain est passé l'été dernier au-dessous de celui de l'énergie produite par les installations nucléaires de nouvelle génération. Sans demander les massifs investissements que nécessite le nucléaire, et qui risquent souvent de n'être pas amortis, même à long terme. En Angleterre, une autre recherche a démontré que, si les coûts du traitement complet des déchets était pris en compte, le rendement économique des centrales serait à haut risque. À la vérité, je ne comprends d'ailleurs pas bien de quoi on parle. Les déchets nucléaires sont dangereux pour des milliers, sinon pour des millions d'années. Comment calculer le coût de leur manutention?

Dire, comme ici, que la totalité des coûts du traitement est couverte, à la lettre je ne parviens pas à le comprendre. Sans doute parle-t-on des coûts pour la conservation durant les vingt années à venir? Mais après? En outre, ces coûts n'envisagent que l'ordinaire, quand tout va bien. Mais combien coûte un seul accident nucléaire en termes de contamination? Combien l'évacuation d'une région sur un rayon de trente kilomètres, comme ce qui arrive au Japon? Un cas sur 400 (le nombre actuel de centrales dans le monde) en vingt-cinq ans environ (c'est-à-dire après Tchernobyl), est-ce le risque que nous voulons courir, c'est-à-dire, pour chaque centrale, une probabilité sur 400 de connaître un désastre nucléaire au cours des 25 prochaines années, c'est-à-dire la probabilité de tirer deux bons numéros au loto? Cela ne vous semble-t-il pas un peu beaucoup? D'accord, j'y vais un peu fort, mais sommes-nous si loin de la réalité?

En somme, dans ce tourbillon de chiffres, il serait temps de clarifier quelque chose. De bien des manières, nous pourrions économiser de l'énergie (mieux isoler les immeubles par exemple), mener des recherches pour les énergies alternatives (un spray pour rendre l'acier photovoltaïque existe déjà, et Google vient d'investir 5 milliards de dollars dans un site éolien off-shore), mais de grâce, ne nous chargeons pas de risques que personne ne sait vraiment gérer, et moins que tout autre notre gouvernement (*). — Roberto Natalini.

* Nous n'avons évidemment même pas effleuré la spécificité de la situation italienne, un territoire à haut risque sismique, où nous ne sommes même pas capables d'administrer les déchets ordinaires. Alors, les déchets nucléaires...


NDLR. Et puisque, probablement après avoir lu cet article, le président Barack Obama vient de décider la fermeture du site de Yucca Mountain, ajoutons cette note burlesque, que nous pouvons lire dans Wikipedia à propos de ce site justement:

«En 2005, le Département de l'Énergie des États-Unis (DOE) prévoyait encore que la future installation du Nevada ouvre ses portes en 2012. Or certaines études géologiques doivent être refaites et l'agence de protection de l'environnement des États-Unis exige désormais des évaluations de relâchement de radioactivité sur un million d'années, contre 10 000 ans auparavant. Il a été prévu plus d'espace entre les conteneurs, ce qui nécessitera de creuser plus de galeries. En février 2006, le secrétariat à l'Énergie a admis que le budget initial prévu (60 milliards de dollars) serait probablement insuffisant.»

C'est-à-dire une durée certainement supérieure à la durée de toute civilisation. Nous connaîtrons donc le terme humain de toute cette aventure.

© Texte de Roberto Natalini. Traduction et photographie Usine de retraitement de la Hague, mars 2007, de Maurice Darmon.

jeudi 9 décembre 2010

L'obscure clarté de Wikileaks




Tout était visible en 1942: les collègues de travail licenciés du jour au lendemain, les étoiles jaunes cousues sur les vêtements, les panonceaux sur les portes des commerces, l'exposition consacrée au
Juif et la France, la rafle du petit matin le 17 juillet, l'inhabituelle affluence au Vélodrome d'Hiver, les autobus, les capes et les képis blancs, les immeubles de Drancy, les appartements des voisins devenus silencieux et vides et leurs concierges, ou ceux du 93 rue Lauriston ou du 3bis place des États-Unis. Et pourtant, on ne savait pas. Disparue la génération taiseuse des survivants, la relative rareté des documents sur l'extermination a ouvert le chemin aux révisionnistes et négationnistes de tous bords, imaginant d'autres coulisses, montant une autre scène cachée, celle du complot sioniste mondial s'asseyant sur une légende pour mieux étendre sa domination. Qui selon les mêmes, ne seraient pas étrangère au 11 septembre 2001, tant il y auraient de secrets, c'est-à-dire de vérités, qui nous demeureraient cachés.

Depuis 2007 — si nous laissons de côté les observations de nos anciens paysans depuis le début du XXe siècle et qu'on mettait peut-être trop facilement sur le compte de leurs nostalgies de jeunesse —, nous avons les éléments en main pour savoir que notre planète est en transformation climatique incontestable et qu'il y a une certitude quasi totale que l'activité humaine y prend une grande part. Le phénomène est à présent visible dans les faits et, sans confondre météorologie et climat, nous voyons les catastrophes dites naturelles changer de proportions, d'échelle, de violence, nous vivons la décennie la plus chaude jamais enregistrée, et particulièrement l'année 2010. Mais des fuites organisées par des ignorants autour de mails de savants, ont contribué à troubler durablement les esprits citoyens et le sommet de Copenhague en nous présentant des complots et conjonctions d'intérêts secrets, forcément plus vrais que ce que nous donnaient alors à voir le visible et le démontré.

Tout est visible aujourd'hui et depuis longtemps du président iranien, du nôtre ou du premier ministre italien, des mauvaises volontés, des manœuvres de gouvernants sur des questions essentielles, et surtout nous constatons par nous-mêmes les résultats.
Wikileaks et tous ses télégrammes ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà, ni sur le personnel diplomatique et politique, ni sur les nécessités de zones d'ombres pour le gouvernement des hommes.

Après l'ordinaire «feuilleton de l'été», qui a pour fonction de remplir le temps creux du visible en politique, et dont nous n'avons d'ailleurs pas été épargnés — l'été étant, aussi pour les mêmes raisons d'invisibilité, la saison historiquement fréquente de graves décisions de politique intérieure et internationales — voilà que
Wikileaks étend jusqu'à l'automne le temps des écrans de fumée: des journaux qui se vantent angéliquement de trier, d'organiser, de certifier, de discipliner, de démocratiser son tas de fuites en arrivent à consacrer quotidiennement plusieurs pages à ces fadaises sensationnelles dont ils espèrent qu'elles nous passionnent, alors qu'elles nous lassent et qu'elles alimentent les rumeurs plutôt que notre information. Et tout cet espace, cinq ou six pages par jour, gaspillé à révéler ce que tout le monde sait et sait qu'il faut faire semblant de ne pas savoir que ce doit être tu, est devenu indisponible pour le visible de la scène politique et éventuellement pour les «tribunes libres», la seule qui doive nous concerner et nous mobiliser en tant que citoyens, celle où nos gouvernants posent réellement leurs actes, et dont ils préféreraient que nous ne leur opposions pas réellement les nôtres, trop durablement et trop intelligemment.

Nous savons tous que la politique ne peut se confondre avec la transparence et encore moins la diplomatie. Nous savons pertinemment qu'au-delà de la scène, existent en coulisses des tractations, des compromis, des mensonges et des doubles jeux. Pris individuellement ou collectivement dans les pièges de l'Histoire, nous les souhaiterions sans doute. Le crime de
Wikileaks et des journaux qui prétendent ordonner démocratiquement l'aubaine et servir ainsi l'humanité — alors que reviendra vite l'inévitable temps des juteuses surenchères et des ignobles faux scandales réputés vendeurs sous l'alibi de la transparence — est de contribuer à nous faire croire que ses révélations sont par nature plus vraies du seul fait qu'elle nous auront été cachées, à faire de nous des voyeurs las et à jamais impuissants d'un jeu qui continuera forcément à nous échapper. Alors que nous devons garder les yeux grands ouverts ou, grâce aussi aux journaux ou malgré eux, apprendre à les ouvrir. La politique que nous avons à juger, c'est celle, bien réelle, des actes de nos gouvernants: leurs lois, leurs guerres, leurs comportements, leurs responsabilités ou leur laisser-faire devant les injustices sociales, les discriminations, les dénis de justice, les intérêts financiers, économiques et militaires qu'ils servent, appuient ou encouragent, leurs efforts concrets en matière d'Europe, de climat, de résolution des conflits armés. Apprendre à distinguer de nos yeux l'acte de son clinquant, et ne jamais oublier aussi que la diplomatie et la politique ont besoin de fausses fuites et de faux télégrammes et que celles dont Wikileaks voudrait abreuver le monde n'ont aucune raison d'être les seules innocentes.

Le crime de
Wikileaks et de ses relais est de contribuer dans les faits à la confusion entre diplomatie, politique et pouvoir, et à donner pour plus vraies des fuites, vraies pour cette seule raison qu'elles sont des fuites, que les actes politiques, diplomatiques et d'exercices de pouvoir réels posés devant nous et sur nous, de donner consistance à une vision complotiste et conspirationniste de notre histoire et de notre présent. Et forcément de favoriser un jour ou l'autre la recherche persécutrice des boucs émissaires, ceux qui dans l'ombre savaient, et cyniquement nous mentaient.

La particularité actuelle des fuites de
Wikileaks est de concerner la diplomatie américaine et seulement très indirectement l'européenne, ou la russe, la chinoise, la saoudienne ou l'iranienne dont on peut supputer aussi les triples et quadruples fonds. Elle contribue donc — c'est l'intention proclamée de Julian Assange même si pour le moment rien ne lui donne vraiment raison, mais Wikileaks compte bien davantage, avec grand risque d'y parvenir, sur la rumeur et l'effet de masse plutôt que sur les faits — à désigner trop naturellement qui est le grand méchant dans ce monde, qui manigance tout, nous cache tout, tisse au quotidien notre malheur et notre supplice. Elle renforce les courants qui voudraient nous désespérer de tout avenir en nous présentant comme d'inconscientes marionnettes manipulées par de perfides profiteurs, principalement localisés outre-Atlantique. Et aux États-Unis, elle renforce surtout les adversaires néo-conservateurs et républicains de l'actuel gouvernement fédéral et prépare la victoire de gens dont les actes ne nous ont guère habitués à la transparence et à la vérité.

Malgré toutes les postures entre canaille et mondanités, également ennemies de toute conscience politique, il n'est au pouvoir d'aucun canard déchaîné de nous apporter en même temps vérité et divertissement.


© Photogramme: Luis Bunuel, Un chien andalou (1929).

lundi 22 novembre 2010

Regards et débats sur la biodiversité




Sous l'efficace et compétente coordination d'Anne Teyssèdre, dont nous avons reproduit ici Environnement: frugalité non ordonnée n'a pas d'effet, son texte sur Blake Alcott et les soi-disant «gestes simples» paru dans Le Monde / Économie du 1er avril 2008, la Société Française d'Écologie ouvre sur son site depuis septembre Regards et débats sur la biodiversité. Cette plate-forme multimédia propose à la discussion de courts textes très bien informés de chercheurs, médiateurs scientifiques, experts et acteurs sociaux, avec l'ambition d'utiliser la puissance de l'internet pour stimuler le dialogue citoyen.

Les questions soulevées par les transformations climatiques ou par le nécessaire aménagement des ressources naturelles et humaines par exemple nous montrent clairement que cette mise en relation entre les sciences de la nature et les sciences humaines — et l'élucidation pour le grand public de leurs concepts, méthodes et résultats — sont des enjeux civiques de première et urgente nécessité.

Si, en effet, de normales et régulières controverses animent ce monde divers et contradictoire que nous désignons sous une expression commode: «la communauté scientifique», rien ne la met spontanément à l'abri — ni nous tous d'ailleurs — des conflits d'intérêts matériels et symboliques, des enjeux politiques, économiques et sociaux, ou des ravages obscurantistes de la rumeur mondiale que permettent aussi nos vitaux moyens d'échanges et d'informations modernes, qui ne nous dispenseront jamais de l'effort et de la patience nécessaire de travailler à apprendre et à nous comprendre.

On trouvera aussi le lien permanent de cette plate-forme au pied de la colonne latérale, dans la section "sites politiques".

© Photographie: Une abeille sur un cotoneaster, Maurice Darmon, 30 juillet 2005. Alors innombrables et faciles à photographier, ces abeilles ont à peu près totalement disparu de mon jardin depuis trois ou quatre ans.

jeudi 28 octobre 2010

Émouvez-vous, nous nous chargeons du reste




Du 26 au 29 septembre dernier s'est tenu à Copenhague un salon joliment dénommé UbiComp (abréviation de Ubiquitous Computer). L'une des sensations présentées à ce rendez-vous de la technologie aura sans doute été EmotionSense, une application adaptée au téléphone mobile développant la détection de nos états émotionnels au cours de nos journées, pour peu que nous ayons en poche un téléphone portable. Cecilia Mascolo dirige une équipe sur ce projet au laboratoire informatique de l'université britannique de Cambridge, et a même rédigé un mémoire très détaillé à l'intention d'Ubicomp (ici en PDF et en anglais). Le plus éclairant est de lire ses explications et intentions: «Le GPS localise la personne, l'accéléromètre permet de voir si elle est en mouvement. Le Bluetooth détecte si elle est accompagnée. Enfin, le micro capte la voix de l'intéressé et l'analyse». Il suffirait, selon les protocoles de ces recherches de comparer ensuite notre voix à des échantillons censés refléter différents états avérés de peur, de joie, ou de peine, pour «saisir des moments de vie humaine comme nous ne pouvions pas le faire auparavant. C'est un formidable outil de psychologie sociale pour comprendre comment les gens interagissent».

La merveille est qu'ainsi on peut étudier «un nombre de personnes bien plus important, à un coût minime et sur une longue période». Craindrait-on que tout ceci se transforme en un instrument de contrôle social? La réponse de cette gardienne de la raison est simple et sans appel: «La personne doit être consentante», ce qui permet d'en déduire qu'il «ne s'agit pas d'espionnage mais de réaliser des études psychologiques. Ainsi pour protéger l'intimité, la voie est analysée mais non enregistrée».

Madame Cecilia Mascolo n'a pu tester cette application que sur une vingtaine de personnes, car elle est «en attente de financement pour l'appliquer à plus grande échelle». Par bonheur, on se demande bien quelles sociétés peuvent avoir besoin de suivre ainsi à toute vitesse et au jour le jour, «à un coût minime et sur une longue période», des réductions plus ou moins modélisées de nos états émotionnels, afin d'en tirer informations et surtout bénéfices. Cela a un très beau nom, dame Cecilia, cela s'appelle the affective computing (PDF), il paraît qu'ici, nous devrions dire: "l'informatique affective".

De son côté, un certain Matteo Sorci, inscrit également à un projet de recherches de l'École polytechnique Fédérale de Lausanne, et ingénieur allié à la start-up nViso, avec le soutien de la Fondation pour l’innovation technologique et du Fonds national (suisse) de la recherche, a depuis quelque temps mis au point le spidermask (i. e. une sorte de toile d'araignée en vue de numériser les mouvements du visage) qui, grâce à une webcam détecte lui aussi nos faciales expressions «qui sont communes à tous les êtres humains, des expressions "de base", en quelque sorte. Elles sont au nombre de sept (joie, colère, dégoût, peur, tristesse, surprise et une expression neutre). Avec des variations de perceptions selon les cultures». Pour plus de détails on pourra se reporter à ce PDF du journal Le Temps.

Mais si, en bon chercheur, il partage des ambitions semblables, l'ingénieur a d'autres conceptions de la réalité que la savante. Parti comme elle d'enregistrements sur des volontaires — il faut bien un début à tout —, il s'est vite rendu compte, lui, que la conscience pouvait biaiser ses analyses: «Nous analysons tout ce qui se passe inconsciemment au moment où vous regardez un spot publicitaire. C’est très utile, car quand vous serez ensuite au supermarché, ce dont vous allez vous souvenir, ce sont justement ces stimuli visuels enregistrés pendant que vous étiez devant votre écran. Il faut savoir que 95% de nos choix sont influencés par notre inconscient.»

La start-up nViso et son apôtre sorcier — qui «trouve personnellement qu’on a un peu trop peur des nouvelles technologies» — s'emploient donc à ajouter l’eye tracking (i. e. le suivi du regard ou oculométrie) pour mieux informer ses caméras dans les supermarchés. S'il finit par rencontrer Cecilia dans un salon de technologie, ils pourront ainsi de concert les embarquer (to embed comme ils disent) sur nos terminaisons téléphoniques.

Quand, selon La légende dorée (ca 1261) de Jacques de Voragine, le préfet Almachius offrit à Cecilia un palais pourvu qu'elle abandonnât sa foi, la future sainte et patronne des musiciens — Matteo, lui, devint patron des banquiers — lui adressa ces dernières paroles: «Je ne sais où tu as perdu l’usage de tes yeux: car les dieux dont tu parles, nous ne voyons en eux que des pierres. Palpe-les plutôt, et au toucher apprends ce que tu ne peux voir avec ta vue.»

Stefano Maderna:
Il martirio di Santa Cecilia, basilique de Santa Cecilia in Trastevere à Rome.
© Photographie: Sébastien Bertrand.

mardi 18 mai 2010

La politique dans le boudoir




Nous avions d'abord pu nous divertir du lapsus présidentiel du 5 mai dernier: «Il y a trois sujets sur cette réforme: l'âge de départ, la pénibilité et le fait que tout le monde contribue pour que ce soit juste». Un temps, puis: «Et j'ai dit tout le monde! Même les riches». Notons simplement que s'il avait dit: "Il est grand temps de faire payer les riches", le "grand temps" aurait été l'exact synonyme de ce "Même". Mais il aurait alors parlé comme la gauche radicale, ce qui pourrait bien être dans l'ordre des choses.

Après tout, le 20 février 2010, Martine Aubry avait qualifié madame Royal d'«ancienne présidente de la République»! Même si, question sans doute d'alternance médiatique, les lapsus du personnel de droite font en ce moment plus de bruit, qui peut s'en croire à l'abri? Celui du Président s'ajoutant à d'autres saillies évidemment mieux contrôlées, il convient, au lieu de s'en gausser, de s'inquiéter plutôt du niveau de cynisme et de violence du discours politique que nous pouvons accepter, venant du plus haut niveau. Comme si, renonçant d'avance à toute réflexion démocratique, nous nous résignions aux affrontements civils que nous vivons et ceux que nous pressentons.

Les besogneux de la communication se rendent confusément compte qu'il devient urgent de trouver des mots pour colmater ces brèches ouvertes par la dépolitisation du débat public. Mais les mots ne courant pas les rues, la philosophie générale se met à servir de bazar, quand les philosophes eux-mêmes ne renouent pas avec la tradition des chiens de garde. Ainsi, louablement soucieux de subsumer sous un même mot d'ordre «les bourdes et les excès de notre propre civilisation», la «destruction environnementale mondiale» et «les erreurs du capitalisme financier», le président en exercice avait invoqué le 1er janvier 2008 une «politique de civilisation», dérivé du seul titre de l'ouvrage d'Edgar Morin, qui, autant qu'il l'a pu, a dénoncé cet emprunt résolument cannibale (1). Les références ne vont d'ailleurs jamais beaucoup plus loin que les titres des ouvrages, la culture de nos communicateurs de tous bords ne dépassant pas le niveau du catalogue de livres de poche.

Quant à la secrétaire du PS (celle-là même qu'en mars dernier, Laurent Fabius, le temps d'un lapsus lui aussi, avait décrétée «nommée au poste de premier secrétaire»), ses conseillers ont trouvé du dernier chic de l'envoyer recycler la notion de "care", remise au goût du jour en 2008 par Une voix différente, traduction française du livre de l'américaine Carol Gilligan, paru en ... 1982. Depuis près de trente ans donc, d'autres s'attachent mieux que nous à sonder la pertinence philosophique et politique de la notion, ne serait-ce qu'en hissant à sa juste place l'universalité de la vulnérabilité humaine, et en plaçant la morale au cœur de la politique. Pour autant, tout aussi universel, le malheur de la condition des hommes veut que la politique ne soit pas soluble dans l'éthique: devant la tyrannie de la finance, la redistribution des rapports de force dans le monde, le découplage en cours de la croissance économique et de la démocratie, la violence quotidienne des affrontements économiques et sociaux, les Grenelle en tous genres non suivis d'effets qui tuent dans l'œuf toute confiance au débat d'idées, ces appels au "soin", à la "bienveillance" et à la "voix féminine" sont simplement démobilisateurs et contre-productifs, tout juste bons à faire rêver en rose et aux marges les petits-bourgeois de la côte ouest, qui vivent moins le nez dans la destruction du tissu industriel, la dégradation urbaine et la disqualification sociale à grande échelle de Marseille à Lille-Roubaix-Tourcoing. Aura-t-elle perçu cette disproportion? Toujours est-il que, depuis le 27 avril dernier, Martine Aubry veut, avec la "social-écologie", lancer à son tour «une offensive de civilisation».

En panne de philosophie de l'histoire, trouverons-nous meilleur recours dans l'esprit scientifique? À propos de sa dernière falsification: L'imposture climatique, Claude Allègre, l'ancien ministre socialiste de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie (1997-2000) et actuel candidat à n'importe quelle fonction, pourvu qu'elle soit proche du pouvoir de droite, vient de se faire prendre en flagrant délit de fraude scientifique, de trucages avoués par l'auteur après coup, de désinformation grossièrement intéressée. La conclusion de sa réponse à Sylvestre Huet, citée ici dans son intégralité, nous donne quelque idée du désastre culturel et intellectuel en cours sur la notion même de "politique": «Si vous vous contentez de corriger les virgules, les fautes d’impression, d’orthographe des noms propres ou de dessin, vous ne comprendrez rien au sens général du livre qui est un livre politique avant tout!»

1. Edgar Morin: Pour une politique de civilisation, Arléa 2002. «M. Sarkozy a repris le mot, mais que connaissent-ils de mes thèses, lui ou Henri Guaino? Est-ce une expression reprise au vol ou une référence à mes idées? Rien dans le contexte dans lequel il l'emploie ne l'indique. [...] Lorsque j'ai parlé de "politique de civilisation", je partais du constat que si notre civilisation occidentale avait produit des bienfaits, elle avait aussi généré des maux qui sont de plus en plus importants. Je m'attachais à voir dans quelle mesure on peut remédier à ces maux sans perdre les bienfaits de notre civilisation. [...] Je ne peux exclure que M. Sarkozy réoriente sa politique dans ce sens, mais il ne l'a pas montré jusqu'à présent et n'en donne aucun signe. Si sa reprise du thème de la "politique de civilisation" pouvait éveiller l'intérêt, notamment de la gauche, non pour l'expression mais pour le fond, ce ne serait que souhaitable.» Le Monde, 2 janvier 2008.


Gravure frontispice de L'Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers par une société de gens de lettres de Denis Diderot et Jean le Rond D'Alembert, tome 1er, 1751.

lundi 22 février 2010

One way?




L'heure du choix. — En 1938, on pouvait considérer M. Hitler comme un homme respectable. En 1960, on pouvait juger que l'Union soviétique gagnerait la guerre froide. En 2010, on peut analyser le changement climatique comme une invention de scientifiques malhonnêtes.

L'histoire est faite de choix. Comment organiser son action en fonction d'une information imparfaite? Des générations se sont divisées, des hommes se sont trompés, d'autres ont choisi juste. Ceux qui font les bons paris dessinent l'avenir. Il fallait choisir: Munich ou Londres; l'URSS ou le monde libre. Il faut choisir: les climato-sceptiques ou la communauté des climatologues.

La comparaison est-elle exagérée? Non. La crise écologique — dont le changement climatique n'est qu'un volet — pose à cette génération un défi d'une ampleur historique. En reconnaître l'ampleur permet d'imaginer comment l'enrayer. Du choix que nous ferons dépendra l'équilibre des sociétés humaines de ce siècle. Soit l'on considère le changement climatique comme un défi majeur appelant une mutation profonde de nos sociétés, soit l'on en nie la réalité, et l'on tente de conserver l'ordre établi.

La connaissance du fonctionnement du climat terrestre est-elle parfaite? Non. Les informations dont nous disposons sont-elles suffisantes pour décider? Oui. Toutes les questions ne sont pas résolues, tous les débats ne sont pas clos, toutes les recherches ne sont pas achevées. Mais le tableau général prédisant le changement est bien posé et solidement structuré.

Parmi les climato-sceptiques (en France, MM. Allègre, Courtillot, Galam, Gérondeau, Rittaud, etc.), aucun n'a produit un argument suffisamment fort pour passer avec succès le test des procédures de validation scientifique. En revanche, pas une question légitime n'a été mise de côté par les climatologues. Et pour celles qui restent sans réponse, l'investigation continue. Ce que la science nous explique n'est pas un dogme. Mais compte tenu de l'importance de ce qui se joue, les citoyens ont suffisamment d'éléments en main pour déterminer qui décrit le mieux l'état de la biosphère.

Pourquoi le climato-scepticisme, malgré la faiblesse de son argumentation, trouve-t-il un terrain si favorable à sa prolifération? Parmi moult explications, une paraît décisive. Dès que l'on prend conscience de la gravité du problème écologique, une conclusion finit par s'imposer: pour empêcher le désastre, il faut drastiquement transformer un système qui repose sur une croissance continue de la production matérielle. Changer d'habitudes. Bousculer, aussi, nombre de situations acquises.

Refuser d'admettre ce qu'annoncent les climatologues permet de croire que rien ne changera, que rien ne sera bousculé. C'est pourquoi derrière le climato-scepticisme se décrypte à livre ouvert l'idéologie la plus platement réactionnaire. — Hervé Kempf, L'heure du choix, Le Monde, 21 février 2010.

© Photographie: Maurice Darmon, Times Square. Manhattania: Images, juin 2009.
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