Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 31 mai 2013

Jean-Pierre Le Goff: La gauche se trompe


    Qu'il n'y ait pas méprise. Nous avons souvent écrit ici que Mai 1968 fut certainement la plus importante lutte ouvrière du siècle, ne serait-ce que par son ampleur et sa durée. Par exemple le 4 mai 2008: Mai-juin 68 valent mieux qu'une messe, justement contre ces façons de falsifier ou de mythifier les faits pour mieux les détruire en faisant mine de les encenser. Ici, "Mai 68" est certainement à comprendre dans son acception médiatique, qu'avec Jean-Pierre Le Goff certainement, nous refusons de cautionner.

    D'autre part, nous ajouterions, pour y être aussi souvent revenu que, si les dernières élections présidentielles ont permis d'assainir les conditions d'un débat qui n'était plus gouverné que par la haine anti-sarkozyste, les limites du nouveau président étaient patentes, aussi bien en termes de clarté du projet que de capacité à rassembler des forces qui ne soient pas fédérées uniquement par une sorte de nouveau «tout sauf», qui pour la deuxième fois montre sa nocivité historique. Il n'y a donc probablement pas lieu à désillusions, puisque d'illusions nous pouvions être à même de ne pas en avoir. Notre dossier Vers 2012, aujourd'hui clos évidemment, composé de quatorze articles entre le 18 décembre 2009 et le 16 mars 2012 jalonnent la montée de cette évidence.

    Les mêmes tours de passe-passe continuent et l'essentiel de ce texte de Jean-Pierre Le Goff paru dans Le Monde du 25 mai dernier est là: «Considère-t-on que les questions sociétales constituent désormais le nouveau marqueur identitaire de la gauche, et ce à un moment où la politique économique menée est difficilement assumée, ou encore que la gauche sociale est désormais inséparable de la gauche sociétale? Si oui, il faut admettre qu'un seuil a été franchi: la question sociale, qui a façonné l'identité historique de la gauche, n'occupe plus la place centrale.»

    Fiasco politique des élites soixante-huitardes. — La gauche se trompe et renoue avec ses vieux démons sectaires: elle se veut la propriétaire attitrée de Mai 68 et de tout mouvement social. Aussi s'empresse-t-elle de ramener La Manif pour tous, qui lui échappe et la déconcerte, à du "déjà connu". Quoi de plus simple que de considérer ce mouvement comme un succédané du fascisme des années 1930, du pétainisme, ou encore comme une des manifestations de l'intégrisme catholique et de l'extrême droite qui ne manquent pas d'en profiter? Bien mieux, ce mouvement a toutes les allures d'un Mai 68 à l'envers, avec des aspects revanchards bien présents.

    Pourtant, le style de ses principaux initiateurs n'a pas grand-chose à voir avec une droite traditionaliste et collet monté. On peut même y voir les marques d'une dimension décontractée et festive qui n'est pas sans rapport avec Mai 68. Il en va de même des homosexuels qui manifestent, assumant clairement leur différence et s'opposant au mariage gay. La masse des manifestants n'apparaît pas comme de dangereux extrémistes mais plutôt comme des citoyens ordinaires, beaucoup venant de province, et des jeunes pour qui c'est la première manif, beaucoup sont catholiques, d'autres non.

    Plutôt que d'affronter ces questions, le réflexe premier de la gauche bien-pensante est de se tenir chaud dans un entre-soi sécurisant qui se donne toujours le beau rôle de l'antifascisme. Et pendant ce temps-là, la France se morcelle sous l'effet de multiples fractures qui ne sont pas seulement économiques et sociales, mais culturelles. Et ces fractures ont à voir avec Mai 68 qui, pour une partie de la gauche, est devenu un nouveau sacré, une sorte de marque déposée constitutive de sa nouvelle identité.

    Face à Mai 68, la société continue d'osciller entre fascination et rejet, sans parvenir à trouver la bonne distance. C'est un événement historique inédit qui n'appartient à personne si ce n'est à l'histoire de la France comme à celle de nombreux autres pays: il a constitué un moment de pause et de catharsis dans une société qui s'est trouvée bouleversée par la modernisation de l'après-guerre. Il a fait apparaître la jeunesse comme nouvel acteur social, ainsi que des aspirations nouvelles à l'autonomie et à la participation. Il a produit des effets salutaires contre les rigidités et les pesanteurs de l'époque, dans le rapport entre la société et l'État comme dans les rapports sociaux.

    Mais on ne saurait pour autant masquer son "héritage impossible" avec l'idée d'une rupture radicale dans tous les domaines de l'existence individuelle et collective, d'une révolution culturelle qui entend changer radicalement les mentalités et les moeurs, en considérant globalement les couches populaires comme des beaufs et des ringards.

    Ce gauchisme post-68 abâtardi a de beaux restes: la prise en main de l'éducation des jeunes générations selon ce qu'on estime être le "bien", la notion problématique de "genre" introduite dans les crèches et les écoles, l'éradication du mot "race", les réécritures de l'histoire sous un angle moralisant et pénitentiel, le tout agrémenté de dénonciations régulières des réactionnaires anciens et nouveaux.

    Il faudra bien que la gauche finisse un jour par l'admettre: tout cela est de plus en plus insupportable à une grande partie de la population. C'est dans ce cadre-là qu'il faut resituer l'opposition de masse à la loi sur l'adoption par les couples homosexuels, parce que cette loi entend à sa façon changer les mentalités et, qui plus est, la filiation.

    Considère-t-on que les questions sociétales constituent désormais le nouveau marqueur identitaire de la gauche, et ce à un moment où la politique économique menée est difficilement assumée, ou encore que la gauche sociale est désormais inséparable de la gauche sociétale? Si oui, il faut admettre qu'un seuil a été franchi: la question sociale, qui a façonné l'identité historique de la gauche, n'occupe plus la place centrale.

    On peut toujours pratiquer l'art de la synthèse dont le PS est friand, mais le registre de l'économique et du social n'est pas du même ordre que celui des questions anthropologiques et culturelles qui engagent une conception de la condition humaine et qui, comme telles, ne sont pas ramenables à une question d'égalité et d'adaptation. Quand on ne cherche plus à convaincre, mais à gagner dans un débat dont on a d'emblée délimité les contours légitimes, quand le réflexe de défense identitaire l'emporte, il y a de quoi s'inquiéter sur l'avenir d'une gauche qui ne s'aperçoit même plus qu'elle exacerbe une bonne partie de son électorat et de la population.

    L'extrême droite espère bien en tirer profit en soufflant sur les braises, mais, à vrai dire, elle n'a pas grand-chose à faire: le modernisme à tous crins et le sectarisme d'une bonne partie de la gauche lui facilitent la tâche. —Jean-Pierre Le Goff, Le Monde, samedi 25 mai 2013.

    © Photographie: auteur inconnu, tous droits réservés. L'usine Renault-Billancourt, 17 mai 1968.

vendredi 24 mai 2013

Maurice Darmon: Frederick Wiseman / Chroniques américaines, PUR 2013


    J'ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon livre Frederick Wiseman / Chroniques américaines, publié aux Presses Universitaires de Rennes, dans la collection Le Spectaculaire Cinéma. Il est disponible dès le 23 mai dans toutes les librairies, qui peuvent également le commander rapidement, sa distribution étant assurée par Sodis / Gallimard. On le trouve dans les librairies en ligne et il peut être commandé chez l'éditeur, 396 pages, 20 euros.

    Né en 1930 à Boston (Massachusetts) et de formation juridique, Frederick Wiseman produit, réalise, prend le son et monte tous ses films. Au rythme d'une livraison par an depuis 1967, diffusée par les télévisions publiques, ses quarante opus, dont trente-cinq tournés dans seize États différents et plusieurs lieux de présence américaine, constituent un long film de cent heures sur l'évolution des États-Unis, institutions et lieux de pouvoir, de loisir et de consommation, dans les soixante dernières années. Leur étude aura nécessité l'analyse des conditions économiques, historiques, sociales et esthétiques de leur production.

    Dès Titicut Follies (1967), interdit durant vingt-six ans, sa méthode est simple et inchangée: ni interviews, ni commentaires off, ni musiques additionnelles, une immersion dans le milieu jusqu'à l'effacement. Il accumule ainsi des centaines d'heures de tournage en quelques semaines, dont il monte le dixième en plusieurs mois, pour des films souvent très longs et d'une construction narrative soutenue. Cette constante ne doit pas cacher l'essentiel que seule l'approche strictement chronologique met en évidence: Frederick Wiseman poursuit un itinéraire raisonné.

    Après une décennie planifiée de formation où il pénètre les grandes institutions américaines (hôpitaux, lycées, prétoires, bureaux d'aide sociale, monastère, armée, laboratoire de recherches médicales), il s'oriente vers les sociétés privées (agence de mannequins, usine par exemple). Dans les mêmes années, il suit l'armée à Panama, dans le Sinaï et en République Fédérale Allemande, trois lieux névralgiques de la présence américaine. Ensuite, avec la conquête de la couleur, il défie l'étroitesse de la critique militante par l'observation sans a priori des classes possédantes (magasin huppé, champ de courses, station de ski), tout en conférant à ses films leur durée intérieure et l'horizon de vastes communautés humaines. Parallèlement, son attention à la mise en scène de la vie quotidienne, à ses acteurs et sujets tenant leur partie à l'instar de personnages de Beckett, parvient à s'émanciper de son amour pour les plateaux de théâtre et de danse. Singulièrement à Paris où il a signé diverses mises en scène et tourné quatre films, tous de scènes.

    Vérité enregistrée et fiction construite se fondent en un cinéma exigeant, contradictoire, respectueux des intérêts, ambiguïtés et oppositions de chacun, qui met le spectateur devant son civisme, ses valeurs et ses choix. Se sachant dépassé par ce qui advient devant sa caméra et sa perche, Frederick Wiseman s'instruit ainsi de ceux qu'ils filment, laisse vivre au fil du temps les moments faibles, les corps, les gestes et les silences.

    Il est très simple de voir des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Georges-Pompidou possède la plupart de ses titres, et les transmet aisément aux services de prêt des médiathèques en régions, quand ils ne les possèdent pas déjà dans leurs collections.

    Ouvert ici depuis de nombreuses années, notre dossier Pour Frederick Wiseman offre de nombreux entretiens, articles, documents et informations sur le cinéaste. Les affiliés à Facebook pourront également consulter notre page Frederick Wiseman / Chroniques américaines, constituée en attente de notre livre. Bonne lecture et surtout beaux films.

dimanche 19 mai 2013

Delphine Horvilleur: En tenue d'Ève



    Née en 1974 à Nancy et d'abord mannequin, Delphine Horvilleur est l'une des deux seules rabbines françaises. Elle officie au Mouvement juif libéral de France, à Paris dans le XVe arrondissement. Rédactrice en chef de la revue trimestrielle d'art et de pensée Tenou'a, et membre du Conseil National du SIDA, elle participe activement aux contenus du site ici souvent signalé Akadem. Eelle vient de publier chez Grasset: En tenue d'Ève, féminin, pudeur et judaïsme. La voici présentant son livre, malgré une caméra stupide et prétentieuse qui ne supporte pas de la voir lire:



    On peut aussi l'entendre plus longuement s'entretenir ici avec les animateurs de l'émission Les Racines du ciel, sur France-Culture, en date d'aujourd'hui. En écoute directe, elle peut être enregistrée durant un an.

    De même, on peut l'écouter dans l'émission de France-Inter du 17 mai 2013: Les femmes, toute une histoire. Il vaut mieux l'enregistrer d'abord, car le sommaire est varié et l'entretien (plus un reportage) de quinze minutes est en fin d'émission (de 31'15 à la fin). 

    Le 29 décembre 2011, elle avait publié une tribune libre dans Le Monde, que nous redonnons à lire ci-dessous. Nous l'avions en effet déjà publiée le 1er janvier 2012, sous le titre: L'obscénité de prendre au mot les mots.

    Pour un judaïsme sans ségrégation des femmes. — Des femmes à qui on demande d'aller s'asseoir au fond du bus pour ne pas troubler les hommes dans leur voyage, des femmes que l'on fait taire au prétexte que leur voix constituerait, selon les textes religieux, "une nudité", des trottoirs séparés entre les sexes dans certains quartiers, des publicités où des visages de femme sont arrachés, des passantes insultées et humiliées parce que leur chevelure n'est pas assez couverte ou leurs manches pas assez longues.

    Ces scènes se sont passées dans plusieurs villes israéliennes, Ashdod, Jérusalem, Bet Shemesh... où des groupuscules ultra-orthodoxes tentent d'effacer ou de voiler la présence féminine dans la sphère publique. Le phénomène n'est pas nouveau. Ce qui l'est, c'est l'intensité de cette "offensive" antifemmes, qui pousse toute la société israélienne à s'interroger sur la défense de ses principes démocratiques, et l'égalité entre les sexes.

    Le président, Shimon Pérès, et le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ont fermement dénoncé ces exclusions de femmes, contraires aux valeurs d'une démocratie israélienne qui a toujours fait de cette égalité un étendard, dans la vie politique ou militaire.

    Mais il est aujourd'hui essentiel que des voix s'élèvent, non pas au nom d'Israël et de ses choix politiques, mais au nom du judaïsme et de ses idéaux prophétiques. Certains, en Israël, le font déjà. Parmi eux, des associations et des rabbins, des hommes et des femmes qui se mobilisent par milliers et œuvrent remarquablement en faveur du pluralisme religieux, de la modernité juive et d'une quête de justice prônée précisément par la tradition du judaïsme.

    Ceux qui exigent la ségrégation des genres le font en se réclamant eux aussi de textes de la tradition, et plus particulièrement d'une notion, celle de tzniyout, c'est-à-dire l'exigence d'une attitude modeste et pudique en toutes circonstances. Cette pudeur exigerait, selon eux, de couvrir le corps, la voix et la chevelure des femmes... temples d'une tentation menaçante pour l'homme.

    Leur interprétation consiste à percevoir tout le corps de la femme et jusqu'à sa voix comme un objet de désir, presque une zone génitale, à voiler pour assurer la paix sociale.

    Le paradoxe de cette lecture si littérale des sources traditionnelles est qu'en érotisant toute présence féminine dans la sphère publique, on fait des textes une lecture bien impudique. Toute lecture littérale a quelque chose d'obscène, tant elle dénude le texte de ses possibilités de dire autre chose.

    Leur lecture, comme toute lecture, n'est qu'une interprétation. Elle n'engage pas le judaïsme dans son ensemble. Depuis plusieurs décennies, le judaïsme se nourrit de lectures d'hommes et de femmes qui, penchés ensemble sur le texte, le fertilisent de leur dialogue.

    Le monde juif est un monde de lectures et de commentaires pluriels, qui s'est toujours méfié d'une lecture des textes "dans leur nudité", et a préféré les habiller du voile modeste de l'interprétation. Il s'agit aujourd'hui de rester fidèle à cette tradition. — Delphine Horvilleur, rabbin du Mouvement juif libéral de France (MJLF).