Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


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vendredi 18 juillet 2014

Arno Klarsfeld: Dans les rues françaises


    Ne pas tolérer l’antisémitisme dans les rues françaises. — L'opération «Bordure protectrice» et les tirs de roquettes sur le territoire israélien depuis Gaza créent une situation explosive au Proche-Orient. Mais l'escalade a aussi des répercussions en France, où des synagogues ont été attaquées à la fin d'une manifestation de soutien aux Palestiniens. Comment éviter la contagion?

    À la veille du 14 juillet, au pied du Génie de la Bastille, des centaines de jeunes se sont rués rue de la Roquette et dans les rues avoisinantes, armés de barres de fer, à la recherche de juifs à lyncher. Ils ont tenté de pénétrer dans la synagogue de la rue de la Roquette, et si de jeunes juifs courageux n'étaient parvenus à tenir l'entrée, aidés par la suite par les forces de l'ordre, on peut imaginer le sort réservé aux fidèles présents à l'intérieur...

    Jamais un tel événement ne s'était produit en France depuis le Moyen Âge. Jamais. Certes, il y avait eu les attentats contre les synagogues, commis par la Cagoule en 1941, mais ils avaient été perpétrés par un petit groupe d'individus afin que l'on crût que la population française était antisémite — ce qui n'était pas le cas. Mais jamais des centaines d'individus de nationalité française n'avaient tenté, en France, de prendre d'assaut une synagogue. C'est inédit, et nulle part ailleurs actuellement en Europe cela ne se produit.

    La situation aujourd'hui est paradoxale: la France n'est pas antisémite, mais le noyau dur de l'extrême droite l'est vigoureusement, comme une partie de l'extrême gauche, qui déteste Israël, et une partie de la jeunesse des banlieues, qui, hier, à la Bastille, fournissait le gros des troupes.

    Non, la France n'est pas antisémite, les juifs en France peuvent accéder, selon leurs mérites, à tous les postes et à tous les honneurs, et les gouvernements de droite ou de gauche ont toujours les formules qu'il convient pour dénoncer et fustiger l'antisémitisme. Mais cette mobilisation verbale ne suffit pas, ne suffit plus, pour endiguer le mal.

    J'avais dit il y a plus de trois ans qu'une vague fondamentaliste traversait le monde musulman, et que cette vague touchait aussi la France par endroits. Combien de reproches m'ont alors été adressés! Depuis, il y a eu Merah, les soldats de la République, les enfants juifs assassinés à Toulouse et la tuerie du Musée juif de Bruxelles par un tueur islamiste français.

    De nombreux «bien-pensants» admettent que l'on dénonce l'antisémitisme, mais à la condition qu'il provienne de l'extrême droite. Or tous les attentats meurtriers commis en France ces dernières décennies ont été commis soit par des islamistes, soit par des terroristes venus du Proche-Orient.

    Ceux qui assassinent les juifs aujourd'hui en Europe — les islamistes comme Mohammed Merah ou Mehdi Nemmouche —, ceux qui maltraitent les enfants juifs dans les écoles de la République, agressent les juifs dans les transports en commun ou dans la rue parce qu'ils portent une kippa, lancent des cocktails Molotov contre des synagogues, ne le font pas sur ordre d'un État ou d'une entité: ils le font de leur propre initiative, poussés par la haine antijuive qui leur a été inoculée.

    La haine antijuive des islamistes est profonde et puissante. Elle prend sa force dans une pulsion religieuse absolument intolérante. Elle s'alimente dans le refus d'un Etat d'Israël — État juif libre et fort au Proche-Orient — qui est vécu comme une tumeur par une partie des musulmans. Elle s'alimente aussi d'une haine de l'Occident, dans lequel ils estiment que les juifs jouent un rôle de démiurges.

    Cette propagande antijuive, qui prend sa source au Proche-Orient et qui trouve ses relais en Europe, fait que des jeunes issus de l'immigration maghrébine peuvent assassiner, en en tirant des motifs de joie et de fierté, des enfants juifs à Toulouse ou des touristes juifs à Bruxelles. D'autres jeunes issus eux aussi de l'immigration peuvent prendre comme cible de leur crime de droit commun un jeune juif comme Ilan Halimi, torturé pendant des jours et des nuits parce que la victime est un juif, et que le juif c'est l'ennemi: il est riche et soutient Israël.

    Si on considère l'Histoire d'un point de vue logique, l'avenir est sombre en France pour les juifs, pris en tenaille entre une population musulmane qui s'accroît, et parmi laquelle s'accroît l'antisémitisme, et une extrême droite qui gagne en influence en raison de la crise et chez qui l'antisémitisme est toujours présent parmi nombre de ses cadres et dans le tréfonds de son idéologie.

    Mais l'Histoire n'est pas toujours logique. Et ce n'est pas parce qu'une situation est périlleuse qu'elle se révélera catastrophique. L'Histoire est ce qu'en font les hommes.

    Que faire? Il convient de restaurer l'autorité de l'État, mise à mal dans de nombreuses banlieues, et montrer que la République sera inflexible face à l'intolérance, qu'elle mobilisera ses forces — et pas seulement ses mots. Que le pouvoir soit de droite ou de gauche, cela est indifférent. Si l'on s'est trompé, il n'y a pas de mal à corriger. Si une idéologie n'est plus en phase, il convient de l'adapter.

    La France n'est pas raciste, ou pas plus et certainement moins que d'autres nations. Les Français saluent les vertus du métissage, les sangs qui se mélangent, le renouveau que cela apporte, le brassage des cultures, l'énergie qui s'en développe, mais ils veulent que cela se fasse sur des valeurs communes. Ces valeurs sont le respect du pays dans lequel on arrive pour s'y installer, le respect des femmes, celui des traditions, une manière discrète de pratiquer sa religion, et surtout la tolérance.

    Et puis il faudra trouver des solutions audacieuses pour intégrer non pas seulement les étrangers, mais des Français issus de l'immigration qui, non seulement en veulent aux juifs, mais en veulent à la France, alors que la France est un pays généreux comparée à beaucoup d'autres pays sur la planète. Si de réelles mesures ne sont pas prises, il est évident que les juifs qui peuvent quitter la France le feront; un certain nombre l'a déjà fait. Plutôt partir que vivre dans la peur et dans la honte.

    Quant au conflit israélo-palestinien, ce qu'il faut, c'est un compromis, car, dans l'absolu, aucun camp n'a raison et aucun camp n'a tort. Mais un compromis est-il possible pour le moment? Les Palestiniens, et plus généralement le monde arabe, sont-ils prêts à accepter au Proche-Orient un État à caractère juif?

    Le mieux que l'on puisse espérer, comme dans tout conflit tragique entre deux peuples, c'est un long processus d'adaptation psychologique, en enseignant dès le plus jeune âge la tolérance, le respect de la dignité humaine à la lumière des méfaits commis sur soi par les autres, mais aussi, et peut-être surtout, à la lumière des méfaits que l'on a soi-même commis sur l'autre.

    Mais aujourd'hui, à Gaza, c'est le Hamas qui cherche à nourrir le feu de la haine. Aujourd'hui, un manuel d'histoire commun pour les lycéens français et allemands existe. Il suffit de feuilleter un manuel d'instruction civique français des années 1920 pour mesurer le chemin parcouru. À cette époque, les Allemands étaient dépeints comme des tueurs d'enfants français avec lesquels aucune réelle paix ne serait jamais possible.

    Ainsi, si la paix a été possible entre ces deux peuples malgré les nombreuses guerres et les millions de morts de chaque côté, elle devrait l'être entre les Israéliens et les Palestiniens, dont les conflits sont loin d'avoir été aussi sanglants qu'entre la France et l'Allemagne. — Arno Klarsfeld, ancien avocat des Fils et filles de déportés juifs de France,  publié dans Le Monde, 17  juillet 2014.

vendredi 31 mai 2013

Jean-Pierre Le Goff: La gauche se trompe


    Qu'il n'y ait pas méprise. Nous avons souvent écrit ici que Mai 1968 fut certainement la plus importante lutte ouvrière du siècle, ne serait-ce que par son ampleur et sa durée. Par exemple le 4 mai 2008: Mai-juin 68 valent mieux qu'une messe, justement contre ces façons de falsifier ou de mythifier les faits pour mieux les détruire en faisant mine de les encenser. Ici, "Mai 68" est certainement à comprendre dans son acception médiatique, qu'avec Jean-Pierre Le Goff certainement, nous refusons de cautionner.

    D'autre part, nous ajouterions, pour y être aussi souvent revenu que, si les dernières élections présidentielles ont permis d'assainir les conditions d'un débat qui n'était plus gouverné que par la haine anti-sarkozyste, les limites du nouveau président étaient patentes, aussi bien en termes de clarté du projet que de capacité à rassembler des forces qui ne soient pas fédérées uniquement par une sorte de nouveau «tout sauf», qui pour la deuxième fois montre sa nocivité historique. Il n'y a donc probablement pas lieu à désillusions, puisque d'illusions nous pouvions être à même de ne pas en avoir. Notre dossier Vers 2012, aujourd'hui clos évidemment, composé de quatorze articles entre le 18 décembre 2009 et le 16 mars 2012 jalonnent la montée de cette évidence.

    Les mêmes tours de passe-passe continuent et l'essentiel de ce texte de Jean-Pierre Le Goff paru dans Le Monde du 25 mai dernier est là: «Considère-t-on que les questions sociétales constituent désormais le nouveau marqueur identitaire de la gauche, et ce à un moment où la politique économique menée est difficilement assumée, ou encore que la gauche sociale est désormais inséparable de la gauche sociétale? Si oui, il faut admettre qu'un seuil a été franchi: la question sociale, qui a façonné l'identité historique de la gauche, n'occupe plus la place centrale.»

    Fiasco politique des élites soixante-huitardes. — La gauche se trompe et renoue avec ses vieux démons sectaires: elle se veut la propriétaire attitrée de Mai 68 et de tout mouvement social. Aussi s'empresse-t-elle de ramener La Manif pour tous, qui lui échappe et la déconcerte, à du "déjà connu". Quoi de plus simple que de considérer ce mouvement comme un succédané du fascisme des années 1930, du pétainisme, ou encore comme une des manifestations de l'intégrisme catholique et de l'extrême droite qui ne manquent pas d'en profiter? Bien mieux, ce mouvement a toutes les allures d'un Mai 68 à l'envers, avec des aspects revanchards bien présents.

    Pourtant, le style de ses principaux initiateurs n'a pas grand-chose à voir avec une droite traditionaliste et collet monté. On peut même y voir les marques d'une dimension décontractée et festive qui n'est pas sans rapport avec Mai 68. Il en va de même des homosexuels qui manifestent, assumant clairement leur différence et s'opposant au mariage gay. La masse des manifestants n'apparaît pas comme de dangereux extrémistes mais plutôt comme des citoyens ordinaires, beaucoup venant de province, et des jeunes pour qui c'est la première manif, beaucoup sont catholiques, d'autres non.

    Plutôt que d'affronter ces questions, le réflexe premier de la gauche bien-pensante est de se tenir chaud dans un entre-soi sécurisant qui se donne toujours le beau rôle de l'antifascisme. Et pendant ce temps-là, la France se morcelle sous l'effet de multiples fractures qui ne sont pas seulement économiques et sociales, mais culturelles. Et ces fractures ont à voir avec Mai 68 qui, pour une partie de la gauche, est devenu un nouveau sacré, une sorte de marque déposée constitutive de sa nouvelle identité.

    Face à Mai 68, la société continue d'osciller entre fascination et rejet, sans parvenir à trouver la bonne distance. C'est un événement historique inédit qui n'appartient à personne si ce n'est à l'histoire de la France comme à celle de nombreux autres pays: il a constitué un moment de pause et de catharsis dans une société qui s'est trouvée bouleversée par la modernisation de l'après-guerre. Il a fait apparaître la jeunesse comme nouvel acteur social, ainsi que des aspirations nouvelles à l'autonomie et à la participation. Il a produit des effets salutaires contre les rigidités et les pesanteurs de l'époque, dans le rapport entre la société et l'État comme dans les rapports sociaux.

    Mais on ne saurait pour autant masquer son "héritage impossible" avec l'idée d'une rupture radicale dans tous les domaines de l'existence individuelle et collective, d'une révolution culturelle qui entend changer radicalement les mentalités et les moeurs, en considérant globalement les couches populaires comme des beaufs et des ringards.

    Ce gauchisme post-68 abâtardi a de beaux restes: la prise en main de l'éducation des jeunes générations selon ce qu'on estime être le "bien", la notion problématique de "genre" introduite dans les crèches et les écoles, l'éradication du mot "race", les réécritures de l'histoire sous un angle moralisant et pénitentiel, le tout agrémenté de dénonciations régulières des réactionnaires anciens et nouveaux.

    Il faudra bien que la gauche finisse un jour par l'admettre: tout cela est de plus en plus insupportable à une grande partie de la population. C'est dans ce cadre-là qu'il faut resituer l'opposition de masse à la loi sur l'adoption par les couples homosexuels, parce que cette loi entend à sa façon changer les mentalités et, qui plus est, la filiation.

    Considère-t-on que les questions sociétales constituent désormais le nouveau marqueur identitaire de la gauche, et ce à un moment où la politique économique menée est difficilement assumée, ou encore que la gauche sociale est désormais inséparable de la gauche sociétale? Si oui, il faut admettre qu'un seuil a été franchi: la question sociale, qui a façonné l'identité historique de la gauche, n'occupe plus la place centrale.

    On peut toujours pratiquer l'art de la synthèse dont le PS est friand, mais le registre de l'économique et du social n'est pas du même ordre que celui des questions anthropologiques et culturelles qui engagent une conception de la condition humaine et qui, comme telles, ne sont pas ramenables à une question d'égalité et d'adaptation. Quand on ne cherche plus à convaincre, mais à gagner dans un débat dont on a d'emblée délimité les contours légitimes, quand le réflexe de défense identitaire l'emporte, il y a de quoi s'inquiéter sur l'avenir d'une gauche qui ne s'aperçoit même plus qu'elle exacerbe une bonne partie de son électorat et de la population.

    L'extrême droite espère bien en tirer profit en soufflant sur les braises, mais, à vrai dire, elle n'a pas grand-chose à faire: le modernisme à tous crins et le sectarisme d'une bonne partie de la gauche lui facilitent la tâche. —Jean-Pierre Le Goff, Le Monde, samedi 25 mai 2013.

    © Photographie: auteur inconnu, tous droits réservés. L'usine Renault-Billancourt, 17 mai 1968.

jeudi 11 avril 2013

Julie Perron: Mai en décembre (Godard en Abitibi), 2000, 26'



    En 1968, en compagnie d'Anne Wiazemsky, Jean-Luc Godard promène son drôle de militantisme parmi les cinéastes québécois et les mineurs en lutte à Rouyin-Noranda. Julie Perron réalise en 2000 Mai en décembre (Godard en Abitibi), documentaire de 26 minutes (Office National du Film, Québec). Dans le blogue de l'ONF, Catherine Perreault raconte.

    De Paris à Rouyn-Noranda, en passant par Montréal. — En mai 1968, un mouvement de contestation populaire éclate dans les rues de Paris. Au même moment, à Cannes, des cinéastes font pression pour avorter le célèbre festival de cinéma et se rendre à Paris pour être témoin des manifestations, qui s’annoncent déjà historiques. Jean-Luc Godard fait partie des cinéastes qui sonnent l’alarme: «Nous sommes déjà en retard», et qui demandent l’arrêt du Festival de Cannes «par solidarité avec les étudiants et les ouvriers».

    Au même moment, au Québec, la montée du nationalisme conduit à des affrontements lors des festivités du 24 juin 1968. Surnommée le "Lundi de la matraque", une émeute est déclenchée à la veille d’une élection fédérale lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, à Montréal. Les affrontements violents entre les manifestants et les policiers feront cent vingt-cinq blessés.

    C’est dans ce climat que l’on organise «Les 10 jours du cinéma politique» au Cinéma Verdi, à Montréal, qui accueille Jean-Luc Godard, auréolé du succès de ses films À bout de souffle (1959) et Pierrot le fou (1965). Loin de s’en tenir à des rencontres avec ses admirateurs, le cinéaste de la Nouvelle vague caresse l’idée d’un projet.

    Peu de temps après, il se rend à Rouyn-Noranda, où la télévision locale lui offre carte blanche, et prépare une série de dix reportages avec l’aide d’une équipe de cinéastes français et canadiens. À ce moment, Godard rêve d’ouvrir le médium de la télévision, «contrôlé par 2% de la population», et de le rendre plus accessible à ceux qui en sont généralement exclus, c’est-à-dire les étudiants, les ouvriers et les militants politiques.

    Enthousiaste, l’équipe de cinéastes se met à l’ouvrage sans trop savoir quoi faire. Ce manque de direction se fait sentir: la série verra le jour et sera vivement critiquée autant pour la piètre qualité de ses images que de son contenu. «Le fond de la médiocrité venait d’être atteint», écrit le journal La Frontière à l’époque. Quelques jours plus tard, Godard quitte la ville sans avertir qui ce soit.

    Malgré tout, le passage du cinéaste français aura marqué cette ville minière du Nord du Québec et influencé la création d’un nouveau poste de télévision communautaire francophone. Godard aura permis à la population de Rouyn-Noranda de se réapproprier le médium de la télévision à une époque de grands changements au Québec, celle de la Révolution tranquille.

    Un petit pas pour le cinéaste… Un grand pas pour la démocratisation des médias.

jeudi 14 février 2013

Mon royaume pour un cheval




    Beau billet d'humeur que celui de Sandrine Blanchard dans Le Monde du jeudi 14 février 2013. Il sait remettre les véritables scandales à leur place: scandale de la désertion du langage («Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde», selon notre entête); scandale de l'inflation autour du mot "pureté" pourtant si fallacieuse depuis la limpieza de sangre et les «races pures» de sinistre mémoire, scandale du gaspillage dans un monde trop nourri mais moins bien élevé.

    100% pure embrouille. — Derrière le poids des mots — «100 % pur bœuf» —, le choc du mensonge. Il faudrait toujours se méfier de la redondance en marketing. Pourquoi ce besoin d’ajouter «pur» devant «100 %»? Pour rassurer le chaland bien sûr; pour le convaincre que ses lasagnes prêtes à réchauffer ont une composition «pure». Quelle arnaque! Et quelle folie, ce circuit dantesque à travers l’Europe pour amener la bidoche transformée jusqu’au milieu de la fausse béchamel, de la pseudo sauce tomate et de la pâte molle. Une mixture telle que le goût du cheval (pourtant très différent de celui du bœuf) était noyé. Ni vu ni connu, je t’embrouille.

    Cette histoire de lasagnes au cheval ferait presque sourire si elle ne prenait pas le consommateur pour un imbécile. Naïf consommateur qui prend encore pour argent comptant ce qui est inscrit sur l’emballage. Étonnant consommateur qui sursaute à l’idée d’une taxe sur l’huile de palme susceptible d’augmenter le prix de son Nutella, mais ne s’offusque pas que son pot de pâte à tartiner n’indique jamais «100 % huile de palme». Brave consommateur qui se persuade qu’une barre de Kinder apporte autant de calcium qu’un verre de lait à son gamin.

    La liste des surgelés «pur boeuf» suspectés de contenir du cheval est interminable: lasagnes, moussaka, hachis Parmentier de Findus, mais aussi de Picard, Auchan, Carrefour, Cora, Grand Jury, Système U, Monoprix. Imaginez les tonnes de barquettes qui vont être détruites alors qu’elles ne sont pas impropres à la consommation. Quel gâchis! C’est pourtant bon, le cheval. Quand j’étais gamine, ma mère nous préparait une fois par semaine un steak de cheval. «C’est excellent pour la santé», nous expliquait-elle. Allez savoir, peut-être que les lasagnes bœuf-cheval s’avéreront meilleures, sur le plan nutritionnel, que les «pur bœuf»?

    Faire ses courses est devenu un sport de combat: il faut éviter la tromperie sur la marchandise, éplucher la liste des ingrédients, repérer les allégations mensongères. Les bobos adeptes des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) étaient moqués. Désormais, même les plus libéraux des commentateurs vantent les bienfaits des circuits courts pour rapprocher consommateurs et producteurs et savoir ce que l’on mange.

    Hier, j’ai souri en découvrant la nouvelle pub de Shiseido. Sa crème pour le visage «bio-performance» promet qu’«en un mois votre peau paraîtra sept ans plus jeune». Est-ce grâce à du muscle de cheval? Findus se moque du monde, mais il est loin d’être le seul.


    Quant à l'évident scandale du profit et de l'exploitation éhontés de la pauvreté mondiale et de notre écosystème, cet autre article, plus ancien, peut en donner la mesure. Selon Agoravox, un article est paru en février 2011 dans la presse roumaine, signé Cornel Ivanciuc, dont voici de larges extraits, traduits en français:

    Y aurait-il en Roumanie une mafia de la viande, en liens avec des français et des italiens notamment ? — Lorsqu’il était Ministre de l’Agriculture roumaine, Gheorghe Flutur a été contacté par le patron du «complexe de viande de Bordeaux» [Il s'agit de M. Haridornoquy]. En date du 22 mai 2006 ce patron a même écrit au Ministre, précisant que, «suite à ses nombreux voyages en Roumanie, je vous réitère ma proposition d’acheter tous les chevaux malades (atteints par l’AIE, anémie infectieuse équine) soit environ quatorze à quinze mille chevaux».

    [...] L’offre de ce Français (qui répond à un nom basque bien connu du côté de Bayonne) présentait une cotation, soit deux cents euros la tonne, et une proposition de lieu d’abattage, à savoir dans les locaux de la Société Européenne de Sibiu, Strada Ecaterina Teodoroiu nr. 39, société créée en 1994, avec une longue expérience dans le domaine de la commercialisation de viande de bovins, ovins et chevaux.

    Il semble que cette offre ait été suivie d’effet puisqu’une grande quantité de chevaux roumains sont venus compléter la demande de l’Union Européenne de deux millions trois cent mille chevaux par an. Initialement le Ministre avait annoté le courrier en provenance de France d’un «rog analiz» [je demande une analyse], en date du 25 mai 2006. À cette époque la consommation de viande de cheval ne faisait pas l’objet d’une loi européenne. C’est seulement en 2009 que l’Union Européenne a fait ses premiers pas notamment dans le but d’interdire l’abattage des chevaux en vue de la consommation, pour des raisons sanitaires, puisque les médicaments pouvaient pénétrer l’organisme des consommateurs.

    Toutefois le modèle «Flutur» semble avoir très bien fonctionné. Par exemple en avril 2010 étaient comptabilisés sur le territoire roumain sept mille cinq cents chevaux atteints de cette anémie infectieuse, dont quatre cents dans le département de Brasov. Ces derniers ont été sacrifiés dans un abattoir spécialisé et leur viande est partie vers l’Italie pour y préparer des saucissons secs.

    En 2008, la Roumanie a exporté trois mille trois cents tonnes de viande de cheval, dont une grande quantité provenait de ces animaux atteints de l’AIE. En 2009 ce sont quatorze mille chevaux vivants qui ont été de nouveau expédiés vers l’Italie. Un rapport de la Direction pour l’alimentation et les services vétérinaires de la Commission Européenne a mentionné l’échec complet de l’identification des chevaux au moyen de «chips [puces sous-cutanées]», en ce qui concerne la Roumanie. Ces chevaux sont encore et toujours sacrifiés dans des abattoirs illégaux, et les animaux malades continuent à ne pas être marqués donc restent non identifiables.

    2 petits ajouts à ces extraits :

    • Les paysans qui reçoivent la visite des services vétérinaires roumains touchent une indemnité de trois cent cinquante lei par animal réquisitionné (soit quatre-vingt cinq euros), à peine de quoi louer un tracteur pour retourner leur terrain la saison prochaine. Car en Roumanie un terrain agricole non entretenu entraîne automatiquement une amende de l’État. La boucle est bouclée: reste à vérifier si les responsables des services vétérinaires ont reçu des aides de l’Union Européenne pour investir dans les tracteurs agricoles.

    • Sur France 24, l’émission Reporter a programmé en juillet 2011 un reportage sur le futur abattage des chevaux sauvages, en liberté dans le Delta du Danube (une réserve naturelle de plus de trois mille kilomètres carrés enregistrée dans le projet Nature 2000 de l’Union Européenne). Ces chevaux sont plusieurs milliers, ne sont pas malades et, paraît-il, abiment les cultures.

    Nul doute qu’un lien existe entre ce besoin en viande de cheval sur les étals de France et d’Italie et ce massacre programmé. Nul doute que ce sont les mêmes margoulins qui sont derrière. Nul doute que les projets de l’Union Européenne ne sont pas vus de la même manière selon qu’on se trouve à Bruxelles, Bucarest ou Bayonne!

    © Auteur non identifié: Paysage du nord de la Roumanie, tous droits réservés.

dimanche 8 juillet 2012

L'indigné à la triste figure



Dans une interview donnée au quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung du 21 janvier 2011, Stéphane Hessel répond à la question qui lui demande comment il a pu survivre à tous ses internements successifs (Buchenwald, Dora et Rottleberode), pour conclure ainsi son explication:

Aujourd'hui nous pouvons constater ceci: la souplesse de la politique d'occupation allemande permettait, à la fin de la guerre encore, une politique culturelle d'ouverture. Il était permis à Paris de jouer des pièces de Jean-Paul Sartre ou d'écouter Juliette Gréco. Si je peux oser une comparaison audacieuse sur un sujet qui me touche, j'affirme ceci: l'occupation allemande était, si on la compare par exemple avec l'occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens, une occupation relativement inoffensive, abstraction faite d'éléments d'exception comme les incarcérations, les internements et les exécutions, ainsi que le vol d’œuvres d'art. Tout cela était terrible. Mais il s'agissait d'une politique d'occupation qui voulait agir positivement et de ce fait nous rendait à nous, résistants, le travail si difficile.

Il ne s'agit pas seulement d'une réponse de circonstance à un journaliste. En d'autres situations, plus savantes et plus universitaires, il avait déjà eu les mêmes considérations, pratiquement mot pour mot, au cours d'un entretien de 2008 avec l'historien Jörg Wollenberg de l'Université de Brême. Le texte de cet entretien a été publié dans un supplément à la revue "Sozial Geschichte Zeitschrift für historische. Analyse des 20 et 21. Jahrhunderts.

Une façon comme une autre de célébrer la date du 17 juillet 1942: la rafle du Vél d'Hiv aura ce jour-là soixante-dix ans.

© Photographie: Francine Beirach, cousin of the three Bajroch brothers, was four and a half years old; she was born in Paris. She was arrested during the Vél-d'Hiv roundup with her parents, Avroum and Malka, who were deported on convoy 15 of August 5, 1942. However, there is no trace of Francine on the deportation lists where her name should have been. Perhaps she was one of those very young children, alone and in anguish and unable to state their identity when deported, for whom all means of identification were lost. (French children of the holocaust, A memorial, Serge Klarsfeld).

lundi 23 avril 2012

Liberté, égalité, propriété, Bentham




Alors que, des semaines durant, Le Monde a consacré quotidiennement quatre pages aux pseudo-révélations de Wikileaks, dont il était le partenaire officiel en France, voilà qu'avec une belle effronterie, un article paru le 20 avril dernier Julian Assange, recrue de la «télé Poutine» n'a, avec juste raison cette fois, pas de mots assez durs pour fustiger celui qui après avoir menacé sans l'ombre d'un scrupule la sécurité, voire la vie, de milliers de gens, exilés, résistants, véritables combattants de la liberté à travers le monde, piétine à présent de fait la mémoire d'Anna Politkovskaïa et le travail autrement courageux mené par Rospil. Car les faits sont là:

Julian Assange a interviewé Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, pour la chaîne Russia Today. L'entretien avec le dirigeant du mouvement chiite libanais a été diffusé mardi 17 avril, et peut se retrouver sur Internet. C'est la première d'une série de douze émissions où Assange promet une «quête d'idées révolutionnaires qui peuvent, demain, changer le monde». Russia Today est une chaîne financée par l'État russe, un organe de propagande pour le Kremlin, qui se présente comme une alternative à la vision «occidentale» de l'actualité mondiale livrée par CNN ou la BBC.

Un peu plus loin l'article continue néanmoins à estimer que:

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir un zébulon prétendument en croisade contre le mensonge d'État s'allier avec la télévision d'un pouvoir versé dans l'arbitraire et obsédé par le contrôle des ondes.

Où est le «paradoxe»? Dès la parution de ces scoop juteux en décembre 2010, nous avons pu écrire notre texte: L'Obscure clarté de Wikileaks et en contrepoint une note sur La chambre claire de Rospil. Il ne s'agit pas ici de se vanter d'une quelconque lucidité mais au contraire de montrer qu'un quidam moyennement informé pouvait facilement voir les tenants et les aboutissants du personnage et de l'entreprise: en effet une obsession anti-américaine, une servilité sans limites au regard des principales dictatures et un préalable conspirationniste sur tous les aspects de la vie internationale, dont chacun sait qu'il finit toujours par identifier les mêmes complotistes et les mêmes boucs émissaires au profit des manipulateurs de foules, aujourd'hui un Hassan Nasrallah par exemple.

Nous prenons à présent ce nouveau risque de considérer que les entreprises menées par exactement n'importe qui sous le nom d'Anonymous relèvent d'une démarche analogue. Au prétexte de liberté, conçue sommairement comme une levée de tout interdit, au mépris de toute création, de toute culture, de toute raison — comment s'attaqueraient-ils réellement à autre chose? —, sous une esthétique de l'amusement considéré comme une théorie et une pratique politiques radicales, des gens tirent leurs forces de compétences techniques en piratage et d'un anonymat soigneusement orchestré — «Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Préparez-vous à notre arrivée» — et en marque de fabrique la revendication d'un degré zéro de la pensée.

En effet, un autre long article publié dans Le Monde Culture & idées du 21 avril 2012, Société Anonymous, donne sur cette nébuleuse de nombreux détails et informations, par exemple:

une liste de trente-cinq règles [dont] certaines sont parlantes : «Règle n° 15: plus une chose est belle et pure, plus il est satisfaisant de la corrompre». Le "Lulz" [synonyme de "LOL" = mort de rire] donne tous les droits, y compris celui de se contredire d'une minute à l'autre ou de tenir des raisonnements illogiques. Pour expliquer leur mode de fonctionnement, les Anons parlent d'un «Hive Mind», un «esprit de ruche», comme chez les abeilles. Si un internaute fréquente assidûment les sites du mouvement, il saura instinctivement ce qu'il doit faire le jour où il décidera de participer à une action. Les décisions sont prises sans vote, par «consensus approximatif», après des débats souvent très décousus.

Éloge de l'illogisme et de l'irrationalité, esprit de ruche et de légion, initiatives miliciennes assurées par avance de toute impunité liée à l'usage de l'anonymat, appel à l'instinct, le fascisme déballe tout son arsenal. La nouveauté étant qu'il détourne à son profit avec une redoutable insolence les valeurs de résistance et de libertés qui fondaient jusque-là l'esprit démocratique et socialiste.

Troisième rapprochement osé? Parmi les candidats républicains restant en lice contre le président Barack Obama sortant, Ron Paul cultive son originalité de «papy libertarien» auprès de larges fractions de la jeunesse, d'individualistes anarchistes, d'ennemis de toute intervention de l'État, et se constitue en idole dans de nombreux réseaux sociaux qui vont jusqu'à vanter son progressisme en matière sociale, quand chacun se souvient par exemple de l'opposition radicale et relativement efficace du parti républicain face à la politique de santé voulue par Barack Obama. Les prises de position de Ron Paul apparemment singulières dans son propre camp sur le rôle des États-Unis dans le monde, mais en réalité simplement isolationnistes, ne peuvent pourtant faire longtemps illusion et masquer ce fait qu'au nom d'une conception individualiste, ludique et superficielle de la liberté vue côté nantis ou ceux qui se vivent comme tels, il demeure l'une de figures ratissant large de la pire droite américaine, proche du Tea Party, du Ku-Klux-Klan, et des milieux conspirationnistes.

Nous sommes dans «un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. [...] La seule force qui [...] mette en présence / rapport [acheteurs et vendeurs de marchandises] est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre‑échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir
[...] nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par‑derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. — Karl Marx, Le Capital, livre I, section II, chapitre VI: Achat et vente de la force de travail).

© Photographie: l'un des divers logos de la nébuleuse Anonymous.

vendredi 13 avril 2012

Barbara Loden: Wanda (1970)




On avait vingt-cinq ans, l'année 1968 venait de passer sur nos récents mariages et, à l'aisance matérielle près, nous nous doutions déjà que L'Arrangement d'Elia Kazan (1969) prédisait nos futurs proches. Dans la décennie suivante, avec ses Scènes de la vie conjugale (1973), Ingmar Bergman continuerait le travail, carrément à domicile cette fois. Mais alors, emportés dans le noir d'une salle de cinéma par Kirk Douglas et Faye Dunaway, nul ne pouvait imaginer qu'un film allait presque aussitôt en sortir, alors qu'il ne nous foudroierait collectivement que trente-cinq ans plus tard.

Épouse d'Elia Kazan et venue d'un «pays de bouseux», la Caroline du Nord, l'actrice Barbara Loden avait tourné des seconds rôles sous sa direction dans Le Fleuve sauvage (1960) ou La Fièvre dans le sang (1961). Mais quand, après l'avoir pressentie dans le rôle principal de L'Arrangement, il céda à la pression de ses producteurs pour lui préférer Faye Dunaway, le couple se brisa de fait. Elle décida aussitôt d'écrire, tourner, interpréter et produire son propre film, Wanda, sorti en 1970 au bout de plusieurs années de quête matérielle, alors qu'il ne coûta que deux cent mille dollars. Le film reçut en 1971 le Prix International de la Critique à Venise, tenta deux sorties confidentielles en France: en 1975 d'abord puis, deux ans après la mort de Barbara Loden, en 1982 (hasard heureux et isolé de le découvrir alors), mais ce ne fut que sur l'insistance de Marguerite Duras explicitée à Kazan lui-même dès 1980, et l'aide concrète d'Isabelle Huppert, actrice habitée d'un analogue jeu absent, fermé aux émotions mais inexpugnable, qu'il fut distribué dans l'été 2003. J'entrais alors dans la première année de ma retraite.

À qui voulait l'entendre, Barbara Loden répétait qu'elle était Wanda, malingre et gauche, taiseuse ou rien à dire, docile et comme indifférente aux malheurs et aux échecs, mendiant l'argent nécessaire et fuyant la solitude au point de se donner à n'importe qui et tenter de le suivre: «just no good». À Venise qui la célèbre elle déclare: «J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci de-là, sans dignité.»

Malgré la reconstruction mutuelle et a posteriori de leurs rapports, son époux au moins en était convaincu, qui confie dans Une vie: «Je n’étais pas persuadé qu’elle dispose des qualités requises pour être une cinéaste indépendante». Au contraire, Barbara Loden a incorporé dans Wanda Goronski sa farouche exigence d'indépendance, sa rébellion définitive avec toute condition féminine, son inerte refus du premier compromis avec l'Amérique, si animale qu'aucune féministe ne sut rien déceler derrière le renoncement et la passivité de Wanda. C'est justement en cinéaste indépendante et en auteur d'un chef-d’œuvre altier que Barbara Loden put se vivre en Wanda. Il suffisait pourtant de prendre au sérieux les mots mêmes de Barbara Loden pour, comme Marguerite Duras, être conduite à plus de lucidité: «Je considère qu’il y a un miracle dans Wanda. D’habitude il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda». Wanda est à l'évidence une extension de Barbara Loden. Mais pas seulement: dans un entretien de 1970 avec Michel Ciment, elle précisa vouloir mener avec ses moyens cinématographiques, 16 mm et équipe réduite, «des études à caractère sociologique d'individus dans leur propre milieu». Les projets et les moyens d'un Frederick Wiseman par exemple qui à plusieurs reprises (Welfare en 1975 ou Domestic Violence en 2001) rencontra des sœurs jumelles de Wanda Goronski.

Impossible en quelques lignes d'épuiser la richesse de ce film. Inutile même tant elle s'épanouit et s'impose dès la première vision. Par exemple:

• Dans ce road-movie emportant Wanda et celui qu'elle appellera toujours Mr Dennis (Michael Higgins), coupe en brosse militaire et lunettes trop petites pour lui, trois vêtements signifient le refus de Barbara Loden de ranger la femme dans ses rôles et ses apparences: la jeune fille porte pantalon et chemisier fleuri, lointain reflet de Marilyn — dont, en 1964, elle incarnera le double à la scène dans Après la chute de Arthur Miller —, si ses vêtements ne sortaient au mieux des rayons de Woolworths et si ses cheveux ne demeuraient raides malgré les bigoudis. Puis Mr Dennis va la déguiser en simulacre de mariée, couronne d'oranger sur la tête, robe blanche ultra-courte avant, pour les besoins du hold-up, de lui glisser un coussin sous la jupe sage et le chemisier, pour simuler une grossesse en sa complice. L'Amérique, dit-elle à Michel Ciment, est un pays «où les femmes n'ont d'identité que par l'homme qu'elles trouvent».

• L'Amérique, Mr Dennis va, en deux scènes qui ne se résument pas à cela, énoncer son grand secret: une première fois enseignant à Wanda qu'elle n'est rien si elle n'a rien; une seconde fois recevant durement la leçon de son père qui repousse son argent avec hauteur pour lui assener pire encore: «Quand tu gagneras honnêtement ta vie, alors tu redeviendras mon fils». Existences et liens fondamentaux ne sont rien devant la logique des petits billets verts.

• De ces billets dont regorgent les banques justement. Mr Dennis / amant / metteur en scène / Elia Kazan écrit minutieusement le scénario du holdup avant de forcer sa complice Wanda / maîtresse / actrice / Barbara Loden à apprendre et répéter son rôle, en dépit de ses résistances et de celles de son propre corps. Devant la faiblesse suicidaire de son régisseur, l'actrice parvient à sauver momentanément le film, mais l'évidence finit par s'imposer. Le couple refuse les moyens de son projet: tandis que, dans la voiture, Wanda fait un demi-tour sur place devant un agent de police, dans la banque Mr Dennis désarme le vigile mais range le pistolet dans un recoin au lieu de s'en emparer. Puis il va vers sa perte en pointant seulement son doigt dans le dos du banquier. Abattu si sommairement par la police que la caméra ne se donne pas la peine d'enregistrer sa mort.

• Une seule fois, demeurée seule, Wanda refuse de se laisser pénétrer par un homme de passage, avant d'être accueillie et nourrie par quelques hommes et une femme dans un bar en une fin figée et ouverte. Aura-t-on assez noté que cette fois, l'homme qu'elle a repoussé n'est plus un gros et veule représentant de commerce, ou un escroc en fin de vie, mais un tout jeune militaire, en ces dernières années de conscription obligatoire pour mener la guerre au Vietnam. L'année suivante, Frederick Wiseman, toujours lui, sort son cinquième film sur l'entraînement guerrier des jeunes recrues à Fort Knox: Basic Training (1971).

Wanda est né du refus d'une femme de demeurer plus longtemps la potiche de son mari, l'actrice bon marché des seconds rôles et la maîtresse de maison. D'une façon infiniment plus politique que tous les films contemporains qui croyaient l'être alors qu'ils n'étaient que volontaristes et moralisateurs — je pense au naufrage solipsiste heureusement provisoire de Jean-Luc Godard en ces mêmes années — Wanda / Barbara Loden se préfère en Électre devant l'État tyran familial, sexuel, professionnel, social et militaire. Plutôt que des banques et du système de production hollywoodien, elle accepte de n'importe qui des hamburgers, des bières et des cigarettes. Rescapée de la tyrannie de l'automobile et contrainte à l'embarquement, sans autre but précis que son film, l'errante démunie parcourt tout le cinéma pour le réinventer: impossible de ne pas retrouver l'incompréhension désarmée de Stan Laurel devant le sadisme dérisoire d'Oliver Hardy lorsque Mr Dennis l'oblige à enlever les oignons des hamburgers ou quand elle lui tend la clé de contact de la voiture volée alors qu'il vient de laborieusement bricoler pour la démarrer; évidente la mise en pièces de Marilyn Monroe — Joseph Mankiewicz sur son actrice secondaire dans Ève (1950): «Elle restait seule. Ce n’était pas une solitaire. Elle était tout simplement seule» —; forcément voulue la citation de Gun Crazy / Le démon des armes (1950) de Joseph E. Lewis dans l'attaque de la banque; indéniables les présences souterraines des couples Gelsomina et Zampogna de La Strada (1954) et de Bonnie et Clyde du film d'Arthur Penn (1967) — avec Warren Beaty, premier rôle de La Fièvre dans le Sang —; émouvante la parenté de Stella Stevens, chanteuse fragile dans Too Late Blues de John Cassavetes (1961). Et pourquoi pas, puisque Barbara Loden disait qu'elle aurait pu aussi bien tourner un Wanda chez les riches, Lidia / Jeanne Moreau de La Notte d'Antonioni (1961) regardant dans le ciel fuir les maquettes de fusées, tandis que deux hommes bavardent: «Il y a du vent là-haut! — Ah, putain! s'il y a du vent».

Et sans doute une postérité mondiale plus nombreuse encore, ne serait-ce que la femme du chef de chantier Mabel Longhetti dans Une Femme sous influence (1974) de John Cassavetes encore, ou la poignante grâce de Katrin Cartlidge dans Claire Dolan (1998) de Lodge Kerrigan, vraiment perdue, elle, dans Manhattan, en lieu et place des mines de charbon de Pennsylvanie et du Connecticut qui lentement se consument sous le sol depuis cinquante ans, volcan souterrain effondrant les villes et les hommes.

Dans une mise en abyme supplémentaire, Nathalie Léger vient de publier chez P.O.L. un joli livre, Supplément à la vie de Barbara Loden. Chargée par une encyclopédie d'écrire une notule sur ce film, l'écrivain part sur les traces de la cinéaste, revoit minutieusement le film et découvre la Wanda qui vit en chacun de nous. Et en nos mères.

© Photogramme: Michael Heggins et Barbara Loden, dans Wanda, de Barbara Loden (1970).

vendredi 23 mars 2012

Chronique pour Florence Cassez



6. Vendredi 23 mars 2012. Voilà bientôt quatre ans que nous tenons cette chronique autour de la détention de Florence Cassez, commencée le 8 décembre 2005. Avoir la curiosité et la patience de la parcourir à nouveau pour retrouver comment, depuis le premier jour, un certain nombre de faits continuent à s'imposer:

• L
a Constitution a été violée, les lois élémentaires ont été bafouées, la police a fabriqué des preuves et, aidée par la presse et la télévision, a organisé une mise en scène pour son arrestation, et depuis, l'intervention politique personnelle des plus hautes instances de l'État mexicain est patente.

• Sa libération aujourd'hui est au cœur de conflits politiques internes à la veille des élections présidentielles comme le montre clairement Patrice Gouy dans cet entretien en date du 21 mars dernier: au bord du gouffre, le président Calderon devrait se désavouer de ses intentions précédentes, démettre son ministre de l'intérieur, affronter sa police, ouvrir un débat d'ensemble sur le fonctionnement de la justice qui de toute façon s'imposera au futur pouvoir mexicain.

Au Mexique d'abord: ce mercredi 21 mars,
sur les cinq juges de la Cour suprême, deux ont voté pour la libération de la Française, deux pour un procès en révision et un seul a voté contre. Même s'il manquait une voix pour qu'elle fût libérée, quatre magistrats sur cinq ont reconnu que ses droits ont été clairement déniés. Du point de vue politique, Enrique Pena Nieto, candidat du parti révolutionnaire institutionnel et favori des sondages, a déjà dit qu’il était favorable à un recours judiciaire. Même si la route demeure longue et incertaine, quelques lueurs s'entr'ouvrent pour que justice soit clairement rendue à madame Cassez.

Mais en France: l'autre constante de cette affaire durant toutes ces années est le remarquable silence de tous ceux dont l'engagement est de défendre les droits de l'homme, sauf pour mettre en doute sans preuves les déclarations d'innocence de Florence Cassez, d'instiller sans fondements le trouble dans les consciences et de souligner la supposée indécence de ceux qui selon eux, instrumentaliseraient l'affaire. Avant de brandir commodément ce pseudo-concept d'«instrumentalisation», où sont exactement les protestations, campagnes, actions réelles des associations de défenses des droits de l'homme? Où, noir sur blanc, les forces de l'alternance politique ont-elles produit analyses et surtout
perspectives autour de ce cas? Est-il suffisant pour celui qui sera peut-être, au nom de tant de valeurs dont nous espérons tant la claire réaffirmation, de dire:

«C’est une profonde déception d’apprendre que Florence Cassez reste en prison, après l’espoir suscité ces dernières semaines par les déclarations d’un des juges qui pointait les errements de l’enquête. Je pense ce soir à Florence, à ses parents Bernard et Charlotte, à tous ceux qui soutiennent Florence et se mobilisent sans relâche depuis six ans. Je souhaite que la justice mexicaine trouve dans les plus brefs délais le chemin de la vérité qui permettra à Florence d’être libérée.»

En l'absence d'une véritable analyse et proposition politique, comment contester à d'autres la façon dont ils utiliseraient l'affaire si l'occasion s'en présentait?



5. Vendredi 11 février 2011. Ainsi, la cour de Cassation a écarté toute possibilité de changer le cours des choses pour notre concitoyenne Florence Cassez. Les faits et les falsifications sont connus, il suffit de relire notre suite de textes reprise ci-dessous. Ce qui s'est passé à Amparo, siège de la Cour de cassation, est la triste continuation — elle y voit une conclusion —, du déni de justice: violations manifestes de la Constitution mexicaine, fabrication de fausses preuves reconnues en leur temps par les responsables, mépris de nombre d'accords consulaires. Maître Berton, avocat de Florence Cassez, assure avoir été informé de la décision de la Cour confirmant la condamnation de sa cliente à soixante ans de prison, un quart d'heure avant l'ouverture de la session. Les magistrats étaient à ce point sûrs de leur impunité qu'ils n'ont même pas pris soin de sauver les apparences. C'est que, lorsque le président français tenta de faire transférer la prisonnière en France, le président Felipe Calderón s'était personnellement engagé à la télévision à tout faire pour l'empêcher de quitter le Mexique. La preuve est ici clairement administrée de la servilité politique de la justice mexicaine.

Ce qui demeure tout de même préoccupant est la discrétion et la mollesse des défenseurs français des Droits de l'Homme dans ce dossier. Depuis cinq ans que dure cette affaire, Sur laquelle Le Monde fit si longtemps silence
ou entretint la suspicion (cf. infra 1: Mardi 18 novembre 2008. Florence Cassez a trente-quatre ans), de larges pans de l'opinion mexicaine elle-même se sont convaincus du scandale, malgré leur président: ainsi l'Église catholique du Mexique ou Ignacio Morales Lechuga, ancien procureur général (équivalent de notre ministre de la Justice), ne se sont pas contentés de dénoncer le faux procès mais ont même dit leur conviction de «l'innocence absolue» de Florence Cassez.

Ici, au pays de Florence Cassez, les interventions d'indiscutables démocrates se comptent. Et si cet aveuglement aux malheurs de cette femme venaient du fait que les amis de la liberté et de la démocratie sont actuellement prisonniers d'une stratégie qui vise surtout à attaquer par tous les moyens, nobles et ignobles, ceux qu'il convient en effet de remplacer, et à couvrir d'une haine et d'une hostilité systématique une incapacité à se constituer en alternative positive crédible? En un mot, faut-il se mobiliser pour Florence Cassez ou faut-il mettre une sourdine sur cette femme et cette affaire pour éviter de parler comme le président et son ministre des affaires étrangères, surtout quand l'actualité permet de les brocarder autrement? Car nous nous contenterions de quelques mots, histoire d'appuyer les seuls recours qui restent à Florence Cassez, mais qui lui prendront encore de longues années, devant la Cour suprême, la Cour interaméricaine des droits de l'homme ou la Cour internationale de Justice de la Haye. Personne ne leur demande d'aller chercher Florence Cassez lors de leurs prochaines vacances au Mexique.

4. Mardi 8 décembre 2009.
— Florence Cassez entame aujourd'hui sa cinquième année de prison. Il semblerait que certains journaux mexicains commencent à s'émouvoir de certains dysfonctionnements du système judiciaire de leur pays, dont ils sont censés être les consciences vigiles. Voici en tous cas des nouvelles de madame Cassez, par un article d'Éric Dussart publié dans La Voix du Nord du 12 novembre 2009, Nord dont la jeune femme est originaire.

Visite à Florence Cassez et son combat désespéré. —
 
Frank Berton vient de passer cinq jours à Mexico, auprès de sa cliente détenue dans la prison pour femmes de Tepepan, où elle purge une peine de soixante ans. Florence Cassez, très éprouvée, ne cachant plus la profondeur de son désespoir, se raccroche à son avocat pour crier encore son innocence. Entre luttes politiques, corruption et influences mafieuses, le combat continue.



Il fait froid, en ce début novembre, dans le
Centro femenil de readaptacion social de Tepepan, un faubourg populaire de Mexico. Florence Cassez a les traits tirés qu'un léger maquillage n'arrive plus à cacher. On lui voit désormais quelques cheveux blancs. «J'ai renoncé à les teindre. À quoi bon?...» Frank Berton n'aime pas ces allures de renoncement et le lui fait doucement remarquer, mais elle accumule les problèmes. Elle montre une partie de son dos, mangé de piqûres suintantes — des punaises, probablement.



«Le pénitencier de Santa Marta (où elle a passé les quelques semaines les pires de sa vie) tombe en ruine, alors on replace les prisonnières dans les autres prisons. Ici, nous venons de passer de 120 à 360 personnes.» Les punaises sont arrivées en même temps.

Elle avait pourtant retrouvé un peu d'énergie, ces derniers mois. «Je faisais un peu de sport, j'avais relancé la bibliothèque et, avec un adjoint de la directrice, qui peut louer des films, nous avons créé un ciné-club.» Mais tout cela ne la motive plus. «Souvent, je pleure toute seule. Je ne vois plus d'issue, plus de solution...»

Document capital. — Frank Berton est là pour la soutenir, bien sûr, mais également pour travailler ce dossier qui semble recéler des pièces encore inexploitées. Dans la pièce froide et sans âme qu'on leur laisse pour ces visites, les voilà tous les deux épluchant les onze tomes de documents et procès-verbaux. Une journaliste bilingue établie à Mexico a fait un remarquable travail d'enquête, dont elle tire un livre qui sort aujourd'hui (1). Elle a notamment exhumé un listing d'entrées des services de police fédérale. «Un document capital», dit Berton. Il prouve que Christina Rios Valladares et son fils Christian Hilario, exhibés comme otages lors du simulacre d'arrestation monté pour la télévision le 9 décembre 2005, ont passé une journée dans les locaux de l'AFI (agence fédérale d'investigation) sans qu'il en ait été établi de procès-verbal. 


C'était au lendemain de l'intervention intempestive de Florence Cassez à la télévision, un soir de février 2006, où, par téléphone, elle avait contredit en direct Genaro Garcia Luna, directeur de l'AFI, sur la date de son arrestation. Deux jours plus tard, les deux «ex-otages» changeaient leur témoignage et l'accusaient.

«On sait maintenant qu'ils ont passé, dans l'intervalle, toute une journée avec les policiers. Que leur ont dit ceux-ci ? Ou plutôt que leur ont-ils demandé? Ou ordonné?» Frank Berton — qui indique: «Jamais je ne renoncerai à établir l'innocence de cette jeune femme » — dénonce un témoignage fabriqué pour solidifier les thèses policières ébranlées par l'intervention de Florence. «On le savait, mais ce document est une preuve!»

Pressions. — Pire encore, dans ce mont de papiers: un témoignage spontané de Christian Hilario, le garçonnet de 11 ans, qui dénonce... son propre cousin, Edgard. «Je l'ai entendu parler. Je l'ai bien reconnu.» Et un peu plus loin, le même Edgard est mis en cause par Christina : «Un jour, il est entré dans la pièce où un gardien se trouvait avec moi et je l'ai entendu dire : "Tiens, voilà les médicaments pour ma tante"...» Edgard, qui vit toujours dans les faubourgs de Mexico avec sa famille, n'a jamais été inquiété.

Pas plus que Lupita Vallarta, la soeur d'Israël, dont la maison est reconnue par... cinq des neuf personnes que l'ex-compagnon de Florence Cassez est accusé d'avoir enlevées. Dans cette maison, ont été retrouvés des papiers d'identité et des documents commerciaux au nom d'Ezequiel Elizalde, autre «victime» imputée à Florence. Lupita n'a jamais été interrogée, pas plus qu'Alexandro Mejilla, son compagnon de l'époque et... ami du fameux Edgard.

Frank Berton tempête alors, face à sa cliente: «Pourquoi votre avocat de l'époque n'a-t-il pas utilisé ces pièces au procès? Pourquoi n'a-t-il pas fait citer tous ces gens?» Ses tentatives pour rencontrer cet avocat resteront vaines. En cinq jours, il a beaucoup travaillé, beaucoup consulté.

À demi-mots prudents, là-bas, on continue de dénoncer l'ombre de Genaro Garcia Luna sur cette affaire, après laquelle il a été nommé ministre de la Sécurité intérieure. Il est aujourd'hui l'homme le plus puissant du gouvernement.

1.
Alain Devalpo et Anne Vigna: Florence Cassez, Jacinta, Ignacio et les autres: peines mexicaines, First Éditions, 370 pages, 17,90 E.



3. Mercredi 4 mars 2009. — Selon les façons de compter, Florence Cassez vient d'être condamnée à une peine comprise entre soixante-dix et vingt ans de prison. Le Président et la Secrétaire d'État aux droits de l'homme se disent préoccupés, à la veille du voyage présidentiel au Mexique.
Par ailleurs, il finit par être lassant de constater que, pour cette seule journée du 4 mars, une dizaine de visiteurs sont arrivés sur Google après avoir formulé cette requête: "Vallarta juif", "Cassez juive". Nous avons beau avoir déjà décrit ici le phénomène il y a six mois, nous ne nous résignons guère à cette ampleur qu'il prend au fil des jours, et au fait aussi qu'il concerne des dossiers et des patronymes de plus en plus inattendus.



2. Mardi 6 janvier 2009. — Enfin et pour la première fois, Le Monde d'aujourd'hui consacre une enquête sur Florence Cassez, toujours sous la plume de sa correspondante à Mexico, Joëlle Stolz. C'est une chronique qui rapporte en détail les faits, avec précisions et références. Aucun élément nouveau cependant par rapport à l'article ci-dessus cité de Patrice Gouy pour La Croix du 18 novembre dernier.
Quant au contenu de
son précédent article du 2 février 2006 que nous avions par euphémisme qualifié d'ambigu, et qui est en réalité nourri d'une inacceptable suspicion, Le Monde n'y revient toujours pas, n'explique toujours en rien ce qui a pu alors ainsi ranger ce journal lu et influent du côté des bourreaux, alors que, au moins autant qu'un autre organe de presse, il connaît l'effet heureux que peuvent avoir pour les victimes les justes dénonciations des dénis de justice.



1. Mardi 18 novembre 2008. Florence Cassez a trente-quatre ans. — Cet article est de Patrice Gouy, correspondant à Mexico de La Croix, 18 novembre 2008, au trente-quatrième anniversaire de Florence Cassez, condamnée en avril 2008 par un tribunal mexicain à quatre-vingt-seize ans de prison.

Depuis le 8 décembre 2005, Florence Cassez vit un cauchemar. L’Agence fédérale d’investigation (AFI), le FBI mexicain, l’arrête ce jour-là sur la route de Cuernavaca, à une vingtaine de kilomètres de Mexico. La Française de trente et un ans se trouve alors dans la voiture d’Israël Vallarta, son ancien compagnon, en train de déménager quelques affaires.

Comme dans un film de série B, leur voiture doit ralentir car il y a des travaux sur la route. Un homme leur fait signe de s’arrêter. Puis tout va très vite, des policiers surgissent et enlèvent les deux passagers. Pendant vingt-quatre heures, séparée de son ancien compagnon, Florence reste enfermée dans une camionnette capitonnée de la police, sans boire, sans manger, avec un seau d’aisance, gardée par deux agents encagoulés et fortement armés.
Vers quatre heures du matin, des ninjas tout en noir l’enferment, menottes aux poings, dans le ranch d’Israël. Elle assiste alors à la préparation d’une mise en scène, avec montage de fausses cloisons et installation de deux pièces dans la remise du jardin, avec ses propres meubles que la police a pris dans son nouvel appartement.

Quand tout est prêt, vers sept heures trente du matin, les portes sont ouvertes à coups de pied par des policiers suivis par des équipes de télévision qui retransmettent en direct l’opération de sauvetage de trois personnes kidnappées. «Ce jour-là, rapporte Florence, sans avoir fait d’enquête formelle contre moi, d’une manière étrangère à toute justice et la recherche de la vérité, la police a décidé, je ne sais pas encore pourquoi, de m’associer à une bande de kidnappeurs, en me présentant aux médias comme une dangereuse criminelle.»

La chevelure embrouillée, éblouis par les lumières des projecteurs des télévisions, Florence et Israël sont présentés comme des chefs de bande. Les premiers interrogatoires sont faits par les médias, non par les policiers, et l’image médiatisée de la Française diabolique va la condamner avant même que ne commence son procès. D’après l’accusée, même les autorités françaises sont convaincues par l’opération, à l’image du consul de France au Mexique, qui se rend à la prison le lendemain après-midi. «Il m’a traitée de menteuse, de moins que rien», assure Florence.

De fait, tout n’a pas été mis en œuvre pour assurer à cette ressortissante les garanties d’un procès équitable: personne, par exemple, n’a veillé à faire nommer un traducteur français pour les interrogatoires; personne, non plus, n’a prévenu la Commission nationale des droits de l’homme, alors que Florence Cassez a été gardée au secret vingt-quatre heures, en violation de l’article 16 de la Constitution, qui stipule que toute personne détenue par la police doit être présentée au ministère public dans les deux heures qui suivent son arrestation.

Et le directeur de l’AFI, Genaro Garcia Luna, aujourd’hui ministre de la sécurité publique, a beau avouer en direct à la télévision que l’arrestation n’est qu’une «recréation réalisée à la demande des médias», rien n’y fait. En avril 2008, la justice condamne Florence à quatre-vingt-seize ans de prison pour cinq chefs d’accusation: délinquance en bande organisée, enlèvements et séquestrations, port d’armes, possession d’armes et détention de cartouches.

Il faudra deux ans et demi et cette lourde condamnation pour que Charlotte et Bernard, ses parents, parviennent à alerter l’opinion publique. Ils ne l’ont pas fait plus tôt, sur les conseils du consul et de son avocat mexicain qui ne voulaient pas de vagues.

Sur intervention de Nicolas Sarkozy, Me Frank Berton, avocat au procès d’Outreau, est alors désigné par la justice française pour suivre ce dossier rendu complexe par de nombreuses irrégularités. Début décembre, l’avocat se rendra au Mexique pour une seconde visite. Il devrait rencontrer, de manière informelle, Jorge Fermin Rivera Quintana, le juge d’appel chargé du dossier de Florence. S’il ne vient pas pour faire pression sur la justice mexicaine, il sait par expérience qu’un juge peut se tromper.

Dans l’affaire Outreau, Me Berton avait démontré que le juge français s’était trompé treize fois, ce qui avait contribué à l’acquittement de la plupart des accusés. Il estime que le dossier défendu par Horacio Garcia et Agustin Acosta, deux avocats réputés du barreau mexicain, devrait permettre de réparer cette injustice, car, dans cette affaire, montages et incohérences ne manquent pas.

Après une étude exhaustive du dossier, Me Berton estime qu’il n’y a aucune charge sérieuse contre Florence Cassez et que de nombreuses erreurs peuvent être relevées. La sentence retient par exemple que Florence appartient à une association de malfaiteurs depuis 2002, alors qu’elle n’est arrivée au Mexique qu’en mars 2003.

En outre, trois personnes ont été libérées dans le ranch d’Israël. Pourtant, la juge Olga Sanchez évoque quatre personnes et condamne en conséquence la Française à quatre fois vingt ans de prison. Florence est aussi condamnée pour port et possession d’armes, alors qu’aucun pistolet n’a été trouvé dans la voiture lors de son arrestation.

Autant d’erreurs qui provoquent aujourd’hui une prise de conscience croissante en France. Trois ans après l’arrestation, les efforts pour la libération de Florence Cassez sont de plus en plus importants. Aussi bien à l’Assemblée nationale, où circule une pétition auprès des députés, que sur Internet, où des groupes se sont créés sur le site Facebook par exemple. Charlotte Cassez a également ouvert un blog sur lequel elle donne quotidiennement des nouvelles de sa fille. — © Patrice Gouy, La Croix, 18 novembre 2008.

Espérons apprendre la tenue d'un jugement en appel régulier avant son prochain anniversaire. Lire aussi le blog Florence inocente, version française. On y trouve de bonnes archives. À ce propos: curieusement et sauf erreur de notre part que nous serions vraiment heureux de pouvoir rectifier, nous ne trouvons rien à propos de cette tragique parodie de justice sur le site du Monde, depuis un article pour le moins ambigu du 2 février 2006 de Joëlle Stolz qui, comme ses confrères mexicains, jugeait d'avance Florence Cassez, et un autre, inaccessible, du 8 mai 2008 relatant l'issue du procès. Malgré les occasions, par exemple celles détaillées ci-dessus, qu'aura offertes et qu'offre aujourd'hui l'actualité à ce journal toujours réputé de référence.

Question taraudante: d'où vient que certains dénis de justice emplissent les colonnes de ces prescripteurs d'opinion, avec d'indéniables et heureux effets et que, a contrario, d'autres sont durablement passés sous un silence qui en devient complice? Ici comme ailleurs, ce ne peut être l'effet du hasard, c'est forcément le résultat de noirs rapports de force.

Image: © Ronaldo Schemidt, AFP.