Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 30 mai 2008

Aurélien Delage, naissance d'un artiste




Gustav Leonhardt a aujourd'hui quatre-vingts ans, l'anniversaire aussi de toute une génération: Nikolaus Harnoncourt et Frans Brüggen, leurs cadets Sigiswald Kuijken ou Philippe Herreweghe, d'autres encore. À l'orgue, au clavecin, au clavicorde, au pianoforte et leurs musiques, de Froberger à Mozart, dans ses interprétations et directions, ou incarnant Bach dans
Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967, édité en DVD par les éditions Montparnasse), moment de grand cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (photogramme ci-contre, et ici leur site), de la dette jusqu'au défi de Scott Ross à la fougueuse filiation de Pierre Hantaï, ou au rare clavicorde de Aapo Hakkinen, l'homme a ensemencé le XXe siècle et au moins le début du suivant. Nous pouvons d'ailleurs voir et écouter, tirée de ce film, l'incroyable cadence du 5e concerto brandebourgeois.
Par une de ces coincidences du calendrier, un jeune claveciniste (organiste et flûtiste),
Aurélien Delage, que connaissaient déjà les amateurs attentifs, publie ce même jour son premier livre-disque, objet raffiné et instruit: L'Entretien des Dieux, sous le label 6/8, au programme cohérent et apparemment austère autour des musiciens du Roi-Soleil: Jacques Champion de Chambonnières, Jean Henry d'Anglebert et François Couperin. La rencontre n'est pas de circonstance: le jeune homme a déjà semblable élégance et la rigueur, l'absence de complaisance et d'effets de mèche, le précoce refus des compilations trop éprouvées, pour mieux servir la sensualité attentive à la matérialité du son et le lyrisme soucieux de clartés polyphoniques et nourri de correspondances avec la peinture et l'architecture. Et cette ample respiration dans la sérénité du tempo que, au fil des années, nous a justement révélée Gustav Leonhardt pour laisser s'épanouir l'émotion jusqu'à la foudre: et pour qui la fait encore taire en lui au prétexte de la légende d'un Leonhardt sec et cérébral, qu'il écoute ici l'Allemande de Christian Ritter.
Ces deux hommes d'étude, au cœur et aux sens ouverts, tendent un arc à travers la durée, au service de l'instrument et de la musique.


Image: © Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Chronique d'Anna Magdalena Bach, 1967, Gustav Leonhardt dans le rôle du Cantor.

lundi 26 mai 2008

Naples: poubelles du Monde




Dans
Le Monde du 21 mai dernier, Jean-Jacques Bozonnet écrit, sous le titre: Le désespoir et la honte d'être napolitain: «La crise des déchets symbolise l'échec de la gauche, qui gouverne la capitale de la Campanie depuis 1993. Le 21 mai, le conseil des ministres s'y est réuni, entre manifestations et feux de poubelles. "Berlusconi, santo subito". Sur les murs de Naples, des affiches promettent en grosses lettres au Cavaliere une béatification immédiate "s'il élimine les immondices et les criminels". Cette initiative d'une association de consommateurs n'est pas une blague. Désormais, une bonne partie de la ville s'accroche à cette croyance que seul Silvio Berlusconi peut sauver Naples.»
Une amie napolitaine, à qui j'ai envoyé cet article, m'écrit ceci: Mi vergogno di essere napoletana in questa situazione assurda che dura da anni, vedo napoletani in genere molto cambiati: depressi, arrabbiati, intolleranti, più portati alla violenza anche verbale, degradati insomma ma non ancora completamente privati del loro senso dell'umorismo, grossolano, ma sempre efficace. Certamente non si può negare che la speranza, ultima a morire, si aggrappa anche, persino a Berlusconi. Ma " Berlusconi santo subito" era solo uno "sfottò", almeno io così lo leggo. Anche considerando altri manifesti affissi su tutti i muri che ritraevano il nostro pitre (1) con il corpo di un gallo trionfante su un bidone di spazzatura. "Il gallo sulla monnezza" è una espressione in dialetto per indicare una persona capace veramente di poco.
Traduisons: «J'ai honte d'être napolitaine dans cette situation absurde qui dure depuis des années, je vois les Napolitains en général très changés: déprimés, en colère, intolérants, plus portés à la violence verbale aussi, dégradés en somme, mais non encore complètement privés de leur sens de l'humour, mal dégrossi mais toujours efficace. On ne peut certes pas nier que, au besoin, l'espérance, ce qui meurt en dernier, s'agrippe aussi à Berlusconi. Mais "Berlusconi santo subito" était seulement un "foutage de gueule", au moins est-ce ainsi que je le lis. Ne serait-ce qu'au regard d'autres affiches collées sur tous les murs qui représentent notre "pitre" (1) dans le corps d'un coq triomphant sur un bac à ordures. "Le coq sur les immondices" est une expression de notre dialecte pour désigner une personne vraiment capable de peu.»
Ce n'est pas pas seulement de pauvreté ou d'archaïsmes qu'il s'agit. Et la jonction entre les mafias et le pouvoir politique local et central n'est pas une exception culturelle. Loin d'être prisonniers de leur passé et de leurs superstitions méridionales, nos frères italiens sont d'ores et déjà plongés dans les tragédies de notre commun avenir. Faut-il encore qu'ils supportent que, histoire de faire un papier couleur locale, d'ignorants éditorialistes s'autorisent à les présenter comme des naïfs et des imbéciles?

1. Ce terme, repris par notre lectrice de mon premier courrier, est malencontreux. En effet, Berlusconi n'est plus un pitre: sa réélection nous paraît une nouveauté, en ce sens qu'il est devenu l'instrument de la jonction entre l'empire des médias, le courant populiste, et, cette fois, les ligues politiques d'extrême-droite dont les puissances, déjà considérables dans le Nord comme dans le Sud selon leur nature, sont manifestement renforcées. "Pitre" ne va donc plus du tout, malheureusement, à ce nouvel acteur de la vie politique italienne.

Autres images de Manhattan




Retour de quinze jours à Manhattan, l'album d'
images de l'année. Un diaporama qui tente de sortir laborieusement de la fascination des rythmes et des lignes pour côtoyer d'autres imaginaires. Et le rendez-vous, désormais classique, avec le chantier du World Trade Center. L'occasion aussi de retrouver l'ensemble des images dans
Manhattania/images.

© Maurice Darmon,
Manhattania, National Museum of the American Indian, 2008.
Et autres Images.

jeudi 22 mai 2008

Taslima Nasreen, suite

En janvier 2008, nous avions laissé Taslima Nasreen à New Delhi d'où, fin novembre 2007, les services secrets indiens l'avaient exfiltrée pour l'amener dans un lieu tenu secret. Puis, à l'occasion du Prix Simone de Beauvoir, elle avait fait parvenir un texte important: Je ne suis plus qu'une voix désincarnée, Nous apprenons par un article de Frédéric Bobin dans Le Monde du 21 mai 3008 qu'elle était en fait «littéralement assignée à résidence dans un lieu secret, une pauvre chambre où seuls "deux lézards souffreteux" lui tiennent compagnie». Face aux pressions de ses protecteurs d'éviter de blesser les sentiments religieux, elle refuse: «Si la liberté d'expression a un sens, j'ai le droit de blesser les sentiments religieux de certains». Son régime devient alors carcéral, de façon à la décourager au point de l'amener à s'exiler elle-même. Malade, elle finit par s'envoler vers la Suède: «En Occident, je me considère comme debout à un arrêt de bus, attendant le bus qui me ramènera chez moi, dans le sous-continent [indien] où ma vie a un sens», en clair le «combat en faveur des femmes opprimées [...] Je critique toutes les religions, pas spécialement l'islam. Je critique aussi l'hindouisme en raison des discriminations contre les femmes qu'il justifie. Mais il n'y a que les musulmans qui se sentent offensés par mes critiques et me menacent de leurs fatwas. Les autres ne m'attaquent pas. [...] Est-ce que cela signifie qu'il n'y a pas de place pour la critique dans l'islam? Mais comment une société peut-elle évoluer, s'arracher à la stagnation, si elle refuse toute critique?» Comme l'écrit Frédéric Bobin: «Taslima sait que le camp des intellectuels "progressistes", sa famille naturelle, ne la défend que très timidement, voire même la fustige comme irresponsable. On lui reproche d'en faire trop, de verser dans la provocation: "Ces intellectuels me trouvent trop radicale. À leurs yeux, on peut critiquer les fondamentalistes, mais pas l'islam en tant que tel. Or en critiquant le Coran, je franchis la ligne rouge. C'est pourtant ma conviction: le Coran n'est pas bon pour l'humanité et les droits des femmes

Saluons donc la parution en France de
De ma prison, chez Philippe Rey (2008), chronique de ce nouveau bannissement.

À notre connaissance, le seul site tenu régulièrement à jour sur Taslima Nasreen est en anglais: Taslima Nasreen/Nasrin's website.

dimanche 4 mai 2008

Mai-juin 1968 valent mieux qu'une messe




Mai 2008 n'est pas commencé que nous avons étouffé sous les commémorations: expositions de photographies et d'affiches, livres, colloques, conférences, émissions de télévision, auto-célébrations de la presse reproduisant ses propres Unes, avis présidentiel même et tout le chœur politique, qui pour qui contre. Mais que célèbre-t-on, ou, ce qui revient au même, que condamne-t-on? Un mai déjà mythologique alors, présenté comme le mai de la jeunesse, nouvelle classe sociale, étudiants sans qui rien ne serait donc arrivé, institués aujourd'hui encore héros du siècle. Des mouvements étudiants, il y en avait alors partout dans le monde, et parfois autrement puissants, ceux des universités américaines par exemple; des émeutes autrement violentes il y en eut tant au Japon, rouges et noirs automnes rampants italiens, printemps allemands sanglants qui ne furent pas l'étincelle, qui ne remorquèrent pas la classe ouvrière, comme le crurent et le croient les pieux analystes, commémorateurs et contempteurs. Exhumés les Geismar, les Sauvageot et même leurs enfants, le moindre mal étant de retrouver le sérieux goguenard de Cohn-Bendit. Voilà que, sous les auspices de France-Culture, l'École Normale supérieure s'apprête à colloquer, elle qui n'abritait alors que des théoriciens en mal de maoïsme parfaitement étrangers à tout ce qui se passait à la surface des universités, et l'Odéon à idéaliser ces foires d'empoigne qui conspuèrent Jean Vilar. Cherchons le syndicaliste, porte-parole institué ou occasionnel, l'ouvrier d'usine, la demoiselle de grands magasins, le paysan des coopératives, le cheminot, le gazier dont on solliciterait la mémoire de mai-juin 1968: personne de ces quinze millions, de Paris et de toutes les provinces de France, qui nourrirent le plus grand conflit social de l'histoire du monde, la plus grande grève ouvrière de tous les temps: quinze fois les occupations du Front populaire. Cherchons dans ce fracassant silence l'aide pour penser les conséquences politiques, sociales et historiques, capitales pour le mouvement ouvrier et populaire (
sauf la voix et les travaux de Michelle Zancarini-Fournel, en particulier: Le Moment 68. Une histoire contestée, éditions du Seuil, 2008, courte présentation ici). Plus simplement, même, dans cette messe du souvenir-écran, qui rappellera les vérités premières sur la manœuvre de Charléty (lieu du dernier meeting parisien de Ségolène Royal)? Qui montrera l'agitation du PSU Michel Rocard agrippé à la colonne de la Bastille, criant, à l'instar de Marceau Pivert: "Tout est possible"? Qui fera oublier encore longtemps que, en juin, De Gaulle n'était certainement pas allé à Baden-Baden s'assurer du soutien de l'armée pour assiéger les étudiants, qui ne durent leur salut (et le nôtre) qu'à la lucidité politique du préfet Grimaud, alors seul à Paris? Que la mort fut ouvrière, et que la plus grande manifestation étudiante fut celle du 30 mai sur le Champs-Élysées, en soutien au pouvoir? Non, mai-juin 1968 n'est pas Sartre sur son tonneau à la porte de Billancourt.

Puis, en août, Prague tomba, assassinant la Tchécoslovaquie et ce qui restait d'émotions et de frissons de l'immense confrontation, après le retour définitif de la droite au pouvoir et, peut-être, dans nos corps et nos esprits.


© Photographie: Auteur et lieux non identifiés. Tous droits réservés.

jeudi 1 mai 2008

Le mur tombera



«Si tu ne te confrontes pas à lui, tu l'affronteras», pourrait dire cette photographie prise le 13 octobre 2000 devant la mosquée Al-Aqsa par le photographe israélien Amit Shabi, pour l'agence Reuters (et exposition Figmag, grilles du jardin du Luxembourg, 2008).
Ou alors:
«Lorsque Dieu a créé le premier homme, Il l'a fait double face et l'a scié pour en faire deux corps. On objectera: "Il est pourtant écrit: Il prit une de ses côtes!". Il faut lire "un de ses côtés" ainsi qu'il est écrit "et le côté du Tabernacle"».
Ou encore:
«Il n'est pas bon que l'homme soit seul, Je vais lui faire une aide en face. S'il le mérite c'est une aide, sinon c'est une aide contre lui».
Tous mélanges issus de la
Genèse ou de commentaires rabbiniques ou talmudiques sur elle.