Mai 2008 n'est pas commencé que nous avons étouffé sous les commémorations: expositions de photographies et d'affiches, livres, colloques, conférences, émissions de télévision, auto-célébrations de la presse reproduisant ses propres Unes, avis présidentiel même et tout le chœur politique, qui pour qui contre. Mais que célèbre-t-on, ou, ce qui revient au même, que condamne-t-on? Un mai déjà mythologique alors, présenté comme le mai de la jeunesse, nouvelle classe sociale, étudiants sans qui rien ne serait donc arrivé, institués aujourd'hui encore héros du siècle. Des mouvements étudiants, il y en avait alors partout dans le monde, et parfois autrement puissants, ceux des universités américaines par exemple; des émeutes autrement violentes il y en eut tant au Japon, rouges et noirs automnes rampants italiens, printemps allemands sanglants qui ne furent pas l'étincelle, qui ne remorquèrent pas la classe ouvrière, comme le crurent et le croient les pieux analystes, commémorateurs et contempteurs. Exhumés les Geismar, les Sauvageot et même leurs enfants, le moindre mal étant de retrouver le sérieux goguenard de Cohn-Bendit. Voilà que, sous les auspices de France-Culture, l'École Normale supérieure s'apprête à colloquer, elle qui n'abritait alors que des théoriciens en mal de maoïsme parfaitement étrangers à tout ce qui se passait à la surface des universités, et l'Odéon à idéaliser ces foires d'empoigne qui conspuèrent Jean Vilar. Cherchons le syndicaliste, porte-parole institué ou occasionnel, l'ouvrier d'usine, la demoiselle de grands magasins, le paysan des coopératives, le cheminot, le gazier dont on solliciterait la mémoire de mai-juin 1968: personne de ces quinze millions, de Paris et de toutes les provinces de France, qui nourrirent le plus grand conflit social de l'histoire du monde, la plus grande grève ouvrière de tous les temps: quinze fois les occupations du Front populaire. Cherchons dans ce fracassant silence l'aide pour penser les conséquences politiques, sociales et historiques, capitales pour le mouvement ouvrier et populaire (sauf la voix et les travaux de Michelle Zancarini-Fournel, en particulier: Le Moment 68. Une histoire contestée, éditions du Seuil, 2008, courte présentation ici). Plus simplement, même, dans cette messe du souvenir-écran, qui rappellera les vérités premières sur la manœuvre de Charléty (lieu du dernier meeting parisien de Ségolène Royal)? Qui montrera l'agitation du PSU Michel Rocard agrippé à la colonne de la Bastille, criant, à l'instar de Marceau Pivert: "Tout est possible"? Qui fera oublier encore longtemps que, en juin, De Gaulle n'était certainement pas allé à Baden-Baden s'assurer du soutien de l'armée pour assiéger les étudiants, qui ne durent leur salut (et le nôtre) qu'à la lucidité politique du préfet Grimaud, alors seul à Paris? Que la mort fut ouvrière, et que la plus grande manifestation étudiante fut celle du 30 mai sur le Champs-Élysées, en soutien au pouvoir? Non, mai-juin 1968 n'est pas Sartre sur son tonneau à la porte de Billancourt.
Puis, en août, Prague tomba, assassinant la Tchécoslovaquie et ce qui restait d'émotions et de frissons de l'immense confrontation, après le retour définitif de la droite au pouvoir et, peut-être, dans nos corps et nos esprits.
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