Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 13 décembre 2012

La Comédie-Française, aux éditions Montparnasse


Les éditions Montparnasse ont publié un riche coffret de vingt-cinq DVD réunissant les mises en scène des quarante dernières années du vingtième siècle. Nous avons déjà évoqué à ce propos La Double Inconstance de Marivaux. Revenons-y aujourd’hui sous la plume de Philippe Méziat, dont nous avons pu récemment lire sa note sur Le Bourgeois Gentilhomme aux Bouffes du Nord.
 
 Écrin, coffret, boîte à bijoux. Un thème classique, surtout en ces périodes de fin d’année. Tirons donc de l’étui quelques perles fines, sachant que les autres, pour être de culture, n’en sont pas moins précieuses.

 
Et d’abord les acteurs: il y en a un au moins qui tire son épingle du jeu à chaque coup, c’est Robert Hirsch. Il le dit d’ailleurs à un moment clé de la pièce de Georges Feydeau Un fil à la patte: «Je suis joué». Joué par des circonstances invraisemblables sur lesquelles nous ne reviendrons pas — «Il faut bien avoir le courage de vous parler franchement: c’est plein d’esprit, mais ça ne veut rien dire», disait Feydeau lui-même — mais joué aussi par lui-même, par ce corps qui se vrille, qui donne à voir quelque chose des nerfs à vif, et qui fait que même à des années de distance, même à travers le petit écran et les moyens modestes de l’époque, on en ressent quelque chose encore à travers notre vision et notre écoute. Il irradie toujours.
 


Car le théâtre est affaire de corps. Corps de textes évidemment, mais aussi présence des acteurs (voix, regard), et présence sensible des spectateurs qui jouent leur rôle, au point que les pièces captées sans public semblent (aux exceptions près que nous allons examiner) plus lointaines encore, avec déjà l’effet de distance de la captation frontale par une télévision qui n’a pas eu toujours les moyens d’affirmer son langage propre, du moins en ses débuts.

Mais venons-en aux perles. Deux sont dues à ce que le metteur en scène de la pièce au Français est aussi le réalisateur en télévision, et que les moyens dont il dispose ont pu lui permettre de faire exister et consister ce qu’on appelait alors des «dramatiques». Raymond Rouleau a donc réalisé une Ondine de Jean Giraudoux et un Ruy Blas de Victor Hugo qui provoquent aujourd’hui encore admiration et émotion. La première offre de surcroît l’interprétation dans le rôle titre d’une Isabelle Adjani transparente, lunaire et cristalline à la fois, évidemment et heureusement liquide. Méditation légère et profonde sur l’amour, Ondine réserve des moments de grâce pure, souvent induits par la langue elle-même, et donne l’occasion de remettre à sa digne place l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu qu’on a un peu vite oublié chez nous pour de sombres raisons de prises de positions politiques qui ne furent pas, en effet, absolument accordées à ce que l’époque exigeait. Dans la lignée d’un Musset avec la même légèreté apparente, et une sorte de distance lumineuse.

Encore plus haut, nous mettrons le Ruy Blas de Raymond Rouleau, parce qu’il trouve avec cette pièce de Victor Hugo les codes d’une télévision qui a compris qu’il fallait jouer avec la proximité des acteurs, soit user des gros plans, des mouvements de caméra, bref nous introduire au cœur de la chose, et cela en direct: ce qu’on appelait alors, nous l’avons dit, une dramatique. On entend le déplacement des appareils de prise de vue, tous ces petits bruits qui font le spectacle vivant. Le réalisateur a seulement prévu un minimum de scènes tournées à l’avance, et une bande son usant du Requiem de Verdi, qui n’est d’ailleurs pas crédité au final. Le miracle, c’est que la langue, la musique du «plus grand poète français, hélas!» nous est restituée dans sa vivacité, ses rythmes, ses brisures, son allant, ses allegros, ses andante, ses prestissimo et tutti quanti. Les alexandrins de l’auteur des Misérables ne sont pas parfaits, et c’est justement cette imperfection qui en fait le prix. Hugo n’aimait pas – dit-on – la musique. C’est qu’il en fait sans cesse, c’est que sa phrase chante, s’élève, se suspend, accélère, médite, finalement touche au plus profond dans cette bizarre affaire de «vers de terre amoureux d’une étoile». Belle équipe d’acteurs, dominée par le sombre Paul-Emile Deiber (Don Salluste de Bazan), conspirateur décidé à perdre la reine (Claude Winter, blanche et fragile), et le rutilant Jean Piat (Don César de Bazan) dont chaque apparition séduit par une belle insolence. Voilà ce que la télévision pouvait faire en 1972 (quarante ans quand même), que nous retrouvons quasiment intact aujourd’hui grâce à l’INA, et aux éditions Montparnasse. — Philippe Méziat, son site personnel.

mercredi 5 décembre 2012

Monette Vacquin et Jean-Pierre Winter: Non à un monde sans sexes!




Encore matière à réflexion. Pour faire suite au précédent billet de Pierre-Louis Rémy: Ne touchons pas aux repères de la filiation, aujourd'hui dans Le Monde, cette réflexion conjointe d'un homme et d'une femme, l'une et l'autre psychanalystes: Monette Vacquin, auteur de Main basse sur les vivants, Fayard, 1999 et Jean-Pierre Winter, auteur de Homoparenté, Albin Michel, 2010.

Non à un monde sans sexes! L’enfant a droit à père et mère.  — Les mots de père et mère vont être supprimés du code civil. Ces deux mots, qui condensent toutes les différences, puisque porteurs à la fois de celle des sexes et de celle des générations, vont disparaître de ce qui codifie notre identité. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre le souffle juvénile qui parcourt tout cela. Le coup de balai idéologique capable de renverser des siècles d’usage et de supprimer les mots auxquels nous devons la transmission de la vie doit s’appuyer sur des ambivalences inconscientes bien archaïques, et largement partagées, pour avoir la moindre chance de s’imposer et... de bientôt faire la loi.

Cette violence, déflagratrice, n’est bien sûr pas seulement le fait d’une minorité d’homosexuels demandeurs du mariage. Sans échos collectifs du côté de la question de la perte ou du refus de tout repère transmis, cette violence aurait suscité au mieux le rire ou le malaise, pas la satisfaction pure et simple. Cet événement est cependant agi par une ultra-minorité, avec le recours indispensable d’un langage qui fait la ruine de la pensée : le politiquement correct.

Ce déni de la différence, "une femme est un homme", Freud le nommait déni de la castration. Cela signifie, dans le jargon psychanalytique, que la castration n’existe pas, il suffit que je la nie mentalement pour que son existence réelle soit réfutée. Quand un "licenciement" devient "plan social", on est mal à l’aise. Quand un "ballon" devient "référent rebondissant", on se demande si on rêve. Quand le "mariage" devient "une discrimination légale contre les citoyens fondée sur leur orientation sexuelle", on commence à avoir peur.

Politiquement correct: le discours doit être poli, sans aucun tranchant. Le "polissage" de la forme, objet d’une surveillance idéologique pointilleuse, masque le terrorisme qu’elle fait régner et conduit à une "éthique" de la haine et de la confusion, au nom du bien débarrassé de toute négativité... ce que l’humanité n’est pas.

La revendication du mariage homosexuel ne constitue pas une demande à satisfaire mais un symptôme à déchiffrer. Que signifie que le mariage déserté soit réinvesti en étant parodié? S’agit-il de lui donner le coup de grâce? Ou que cette place ne soit pas laissée vide? Que signifie enfin l’identification des politiques et des médias à de tels enjeux, alors que tant de questions requièrent notre vigilance?

D’un côté, des siècles et des siècles d’usage, qui font que mariage et alliance d’un homme et d’une femme sont confondus. De l’autre, la revendication d’une minorité d’activistes qui savent parler le langage que l’on désire entendre aujourd’hui : celui de l’égalitarisme idéologique, synonyme de dédifférenciation. Et manier efficacement le chantage à l’homophobie qui empêche de penser.

Il n’appartient pas aux États d’épouser les provocations de quelques idéologues qui parlent une langue confuse mais qui la parlent avec violence, sidérant ou terrorisant leurs objecteurs par des sophismes. Encore moins de donner à ces provocations une forme institutionnelle.

La lutte contre l’homophobie, indispensable, est une chose. L’organisation juridique des liens entre les homosexuels qui le désirent en est une autre. Mais la destitution des institutions par ceux-là mêmes qui sont chargés de les élaborer en est encore une autre. Là réside la difficulté de penser la question du "mariage homosexuel": elle mêle une problématique légitime à une attaque institutionnelle sauvage qui mobilise les forces les plus archaïques.

Que les gouvernements sachent ce qu’ils font: on ne fait pas la loi au langage ou alors il se venge. Faut-il que les mots d’homme et de femme disparaissent aussi ? Faut-il que l’on cesse de tenir compte du sexe en droit, sinon pour l’abolir, le "pourchasser" au nom de l’égalité, le langage employé témoignant d’anciennes fureurs? Notre génération n’en finit plus de franchir des limites, ou de détruire tout ce qui les incarne, plutôt que de les transmettre, avec leur part d’infondable. Homosexuels et hétérosexuels ne relèvent pas de la partition rigide à laquelle on semble souscrire aujourd’hui. Tous partagent le même monde et c’est ensemble qu’il leur appartient de prendre soin des institutions qui structurent les liens entre les hommes et entre les générations.

Les destructions symboliques sont reconnaissables à la souffrance qu’elles causent à certains, plongés dans l’impuissance, conscients de la haine et de la destructivité, et sentant qu’on n’argumente pas contre une perversion. Elles se reconnaissent aussi à la jouissance qu’elles procurent à d’autres, plongés dans le triomphe de la "toute-puissance" et du déni de la loi. Il est probable que le monde absorbera cela avec indifférence, l’autre nom de la haine. C’est même à cela que nous commençons à ressembler : non plus à une humanité connue, mais à un monde indifférent. Neutre. Neutralisé. — © Le Monde du mercredi 5 décembre 2012.

© Photogramme: Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie (1985).

samedi 1 décembre 2012

Louis Bernardi: Il faut lire Ammaniti





    Notre collaborateur Louis Bernardi nous envoie aujourd’hui cette nouvelle note de lecture sur les premières pages du roman de Niccolò Ammaniti: Come Dio comanda / Comme Dieu le veut (Grasset, 2007, traduction Myriem Bouzaher, 495 pages).

    Pour un lecteur francophone, Comme Dieu le veut contient tous les éléments d'un roman naturaliste. Ammaniti nous immerge dans les bas-fonds des "petits blancs" d'une périphérie urbaine en mutation rapide; nous assistons au déclassement, à la déchéance de ce lumpenproletariat autochtone qui côtoie une bourgeoisie cynique. Sévère peinture, par le détour des marges et des scories sociales, de la marche forcée de l'Italie capitaliste.

    Nous bornerons ici notre lecture à l'incipit (entendu au sens large: prologo, 1) qui nous appâte par son traitement original de la base traditionnelle du roman naturaliste. Le style fouette, il sous-tend une logique où le discontinu s'articule avec le continu, logique accordée au rythme du vécu contemporain qu'elle éclaire.




    La première partie du prologue adopte le point de vue de l'adolescent Cristiano, réveillé brutalement par son père Rino. Le récit à la troisième personne maintient cependant le narrateur à distance du personnage, acquérant par là-même un air d'objectivité, de sincérité dépouillée d'affectivité. Les notations brèves alignent et mêlent gestes réflexes («si aggrappò al materasso / il s'agrippa au matelas»), automatismes linguistiques subliminaux liés à un sentiment de culpabilité («"Non è colpa mia. La sveglia..." farfugliò il ragazzino / "Ce n'est pas ma faute. Le réveil..." bredouilla le gamin»), perceptions fragmentées («tutto nero tranne il cono giallo del lampione / tout noir sauf le cône jaune du lampadaire»). Ce niveau des sensations et des réflexes place la scène dans un univers proche de l'animalité, le monde de la brute.

    La construction de ce monde doit beaucoup à la discrétion, voire à l'effacement de la rhétorique narrative oratoire: brièveté des répliques qui claquent («Svegliati! Svegliati, cazzo! / Réveille-toi! Réveille-toi! putain!»); typographie qui use des italiques pour supprimer les incises ou les interventions du narrateur dans le monologue intérieur rapporté («"Tre stelle / Trois étoiles"»); notations du décor et des portraits réduites à des flashes qui isolent un élément frappant et significatif («Era a petto nudo [...]  Come fa a non avere freddo? / Il était torse nu [...] Comment fait-il pour ne pas avoir froid?»), source de nombreuses connotations très fortes (ici, l'insensibilité, la dureté du personnage de Rino, le père de Cristiano). Le texte acquiert ainsi un grand pouvoir de suggestion, parce qu'il n'est saturé ni sur le plan descriptif ni sur le plan affectif (absence de modalisations au niveau du narrateur).

    Les choix lexicaux enfin complètent le choc de ce style heurté. Les mots sont crus et violents dès les premières répliques («Cazzo... t'inculano / Putain... ils t'enculent»). Certes, nous sommes plongés dans un milieu populaire, mais en général les parents évitent d'employer ces mots en famille, en dehors d'interjections isolées. D'ailleurs ce n'est pas cela qui alerte Cristiano sur le degré d'exaspération de son père, et lui-même baigne dans le même univers linguistique («stargli il più possibile lontano dai coglioni / se garer le plus loin possible de ses couilles»). Le lecteur en revanche perçoit à travers ces indices la présence d'un sociolecte qui dépasse la simple familiarité des propos.

    La lecture du prologue nous fait avancer à pas heurtés; le récit ne coule pas, il met en place une tension, une exaspération dont nous allons tenter de faire apparaître la logique sous-jacente.




    Le choix du point de vue interne, qui domine (et varie en sautant d'un personnage à l'autre et en passant d'une séquence à la suivante) jusqu'à la fin du roman sans annuler la mise à distance du narrateur omniscient, fait la part belle à la subjectivité, au flux de la conscience sollicitée sans cesse par les sensations et les perceptions qui s'entrechoquent. La réalité est hachée par ces stimulations diverses, parfois contradictoires. Les informations qui parviennent au lecteur lui donnent la vision d'un monde fragmenté, absurde et inquiétant.
Cependant le récit n'est pas décousu. Il suit un ordre chronologique continu, parfaitement régulier, à la trajectoire toujours tendue. Le déroulement historique linéaire du temps renforce le réalisme du récit, déjà installé par la crudité hachée du style.

    Donc style heurté, mais fluidité chronologique cohabitent, et instaurent une sorte de dialectique entre la discontinuité superficielle des états de conscience et la parfaite continuité du récit, entre la subjectivité du personnage (et par la suite des autres personnages) et l'objectivité du regard surplombant du narrateur, entre l'isolement des effets-flashes et la généalogie des liens de causalité. Discontinu et continu sont ainsi étroitement associés jusque dans les comparaisons, où il est impossible de distinguer l'impression ressentie par le personnage et l'image construite par le narrateur: «Cristiano Zeno aprì la bocca e si aggrappò al materasso come se sotto ai piedi gli si fosse spalancata una voragine / Cristiano Zeno demeura bouche bée et s'agrippa au matelas comme si un précipice s'était ouvert sous ses pieds», ou encore «fiocchi di neve grossi come batuffoli di cotone / flocons de neige gros comme touffes de coton».

    Ainsi la dialectique du texte génère-t-elle un rythme haletant, accordé à la fois à la situation de réveil brutal et de demi-sommeil, et à la réalité sociale de notre temps.

    L'incipit de Come Dio Comanda que nous survolons ici présente beaucoup de points communs avec celui de L'Assommoir: le couple Cristiano / Rino, vulnérabilité sur la défensive-violence immédiate et explosive dans un huis-clos délabré, repose sur la même structure que le couple Gervaise / Étienne Lantier, souffrance-brutalité, déréliction-fuite dans le cadre sordide d'une chambre d'hôtel. Évidemment, cette similitude structurelle profonde produit des effets de surface différents.

    Surtout l'écriture de ces deux romans diffère radicalement dès le début. Ammaniti innove en adoptant une écriture hachée, un rythme trépidant, un style qu'on pourrait dire haletant. Violence et zapping (qu'on retrouve à une autre échelle dans l'entrelacs ultérieur des chapitres) procèdent de la structure des phrases, et donnent une image saisissante de notre société. En somme on peut parler de néo-réalisme dans le double sens du terme, qui indique la filiation littéraire avec le courant dominant du roman moderne, mais surtout le renouvellement de ce courant. Ammaniti n'est ni le premier, ni le seul sur ce terrain, mais un des plus talentueux.


    Le début du prologue, destiné à mettre le lecteur en appétit, raconte in medias res une scène consternante mais saisissante. Au niveau du récit, parce que c'est la matrice stylistique (au sens élargi de style d'auteur) de la suite du roman, où la tendresse ne trouve pas d'autre expression que la violence, réalité quotidienne devenue valeur universelle et mode relationnel d'une société livrée aux requins de toutes tailles. Au niveau des valeurs, parce que le titre du livre ne trouve pas place dans ce début noyé dans les humeurs, et qu'il fait naître une attente que seule la satire ironique du catholicisme institutionnel satisfera. Comme Dieu le veut est ancré dans la société italienne actuelle. Au niveau de l'ensemble du roman apparaît, sur le modèle de l'incipit, la maîtrise d'une intrigue compliquée par le morcellement des chapitres — à propos duquel on pourrait employer le terme "zapping" —, intrigue qui échappe au mélodrame en mêlant situations humoristiques, accents de thriller et tentation fantastique. Si on veut bien pardonner quelques longueurs qui ternissent certains épisodes ultérieurs — Complaisance ou tics? Défauts qu'on retrouve dans le roman suivant, Che la festa cominci / Que la fête commence (Laffont, 2011, même traductrice) — on lira cet ouvrage roboratif qui irrite surtout parce qu'il dérange encore. Notre brève étude aura atteint son but si elle encourage cette lecture. — Louis Bernardi.

    © Photogramme: Federico Fellini: La Tentation du docteur Antonio, in Boccaccio 70 (1962).