Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 31 janvier 2011

Boulevard de la calomnie




Suite à la campagne d'intoxication menée dans la presse à propos de l'annulation de la réunion autour de Stéphane Hessel, Monique Canto-Sperber, directrice de l'École normale supérieure (rue d'Ulm) rétablit les faits. Où l'on mesure l'ampleur et la facilité des manipulations médiatiques, le cynisme de gens qui profitent du respect dû à leur profession, à leur savoir et à leurs mandats syndicaux pour mentir éhontément puisqu'ils savent d'où viennent les vents qui portent leurs voix, et malheureusement aussi la vulnérabilité de Stéphane Hessel, dont chacun pourra donc constater qu'il a préféré joindre son indignation aux gesticulations de faussaires plutôt que rétablir calmement sa part de vérité.

Pourquoi j'ai annulé un meeting propalestinien. l'ENS ne pouvait soutenir un boycottage universitaire. — Il est abondamment question dans la presse, depuis quelques jours, de l'annulation de la réunion que Stéphane Hessel devait tenir le mardi 18 janvier à l'École normale supérieure (ENS), dont je suis la directrice. Certains déplorent les pressions qu'aurait exercées le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) sur la direction de l'ENS, d'autres croient voir la liberté d'expression bafouée. Dans ce vacarme d'indignation sincère et de mauvaise foi mêlées, peut-on faire entendre les faits et les raisons ?

J'ai décidé d'annuler la réservation de la salle prévue pour ce meeting, dix jours avant la date où il devait se tenir. Je l'ai décidé seule. Si une situation analogue se présentait de nouveau, j'agirais de la même façon. Je n'ai eu aucun contact avec le CRIF. Au moment où j'ai pris cette décision, j'ignorais les démarches entreprises par plusieurs personnalités. Quiconque souhaitait savoir ce qui s'était vraiment passé n'avait qu'à me le demander. Mais les faits ou les explications se sont vite trouvés dépourvus d'intérêt. Une rumeur était lancée, et elle progressait en roue libre sur Internet, et même dans nos journaux d'information.

Voici les faits. À la mi-décembre 2010, une demande de réservation de salle émanant d'un chercheur de l'ENS m'a été soumise. Il s'agissait de réunir autour de Stéphane Hessel des normaliens et quelques personnalités pour débattre de la liberté d'expression. À cette requête, j'ai donné évidemment mon accord. Stéphane Hessel sera toujours accueilli dans notre école pour exposer ses idées et discuter avec nos élèves. J'ai eu maintes fois l'occasion de le lui dire.

Le 7 janvier, des amis m'ont transmis l'annonce de la réunion telle qu'elle circulait très largement sur de nombreux sites. Je regrette qu'aucun des articles qui ont consacré tant de colonnes à commenter ma décision n'ait jugé bon de reproduire cette affiche. Chacun aurait pu constater qu'il ne s'agissait aucunement d'une réunion interne à notre école entre Stéphane Hessel et des élèves, mais d'un meeting organisé par le collectif Paix Justice Palestine.org, qui soutient, entre autres, le boycottage des universitaires israéliens. L'appel largement diffusé laissait prévoir une assistance importante et totalement extérieure à l'école. J'ai aussitôt pris la décision d'annuler la réservation de la salle.

J'avais été trompée sur la nature exacte de cette réunion, ce qui est à soi seul un motif d'annulation. L'École normale supérieure est un établissement de recherche et d'enseignement. Elle est aussi un lieu de débat, de réflexion, et de critique. Elle abrite de nombreux cercles d'études politiques. Y sont souvent organisées des réunions sur des sujets liés à l'actualité, y compris celui du Moyen-Orient, avec le souci d'une pluralité minimale de points de vue et le souhait d'un approfondissement dans la connaissance et la réflexion.

Ceux qui étudient et enseignent à l'ENS sont souvent engagés dans la réflexion politique, en cela ils prolongent la tradition de notre école. Mais ils n'avancent pas masqués, ils annoncent clairement la nature de la réunion qu'ils souhaitent organiser (interne, ou bien ouverte au public) et discutent avec nous de la façon dont nous pouvons, et parfois ne pouvons pas, l'accueillir. En particulier, nous ne souhaitons pas la tenue à l'école de meeting sans débat, où l'on ne fait que confirmer à plusieurs l'énoncé d'un point de vue.

J'ajoute qu'un rassemblement comme celui qui s'annonçait aurait très probablement, du moins c'est ainsi que j'en ai jugé — à tort ou à raison, je suis prête à en débattre —, entraîné des affrontements; dans un tel cas, nous n'aurions absolument pas eu les moyens d'en assurer la sécurité. Entendre invoquer des motifs de sécurité fait souvent sourire, il est facile d'y voir un prétexte facile à produire. Mais tous ceux qui ont la charge d'un lieu qui accueille le public savent combien le souci de la sécurité est devenu obsédant, et aucun directeur d'établissement ne peut prendre raisonnablement le risque, même minime, d'un incident grave lorsqu'il a des raisons de le redouter.

Nous avons aussitôt fait part de cette décision au chercheur qui avait réservé la salle. Nous lui en avons expliqué les raisons. Nous lui avons proposé notre aide pour trouver rapidement un autre lieu dans Paris afin d'y tenir la réunion. Nous lui avons aussi fourni de nombreux contacts.
Voilà les faits, à première vue bien insignifiants. Cet épisode a toutefois provoqué une cascade d'articles et de prises de position, le plus souvent ignorantes de ce que je viens de rapporter. J'y ai reconnu l'expression des délices éprouvés à adopter la posture de victime et une surenchère de jugements édifiants. C'est ainsi que deux secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature parlent dans un article de "l'annulation, à la demande du CRIF, d'une conférence-débat qui devait se tenir à l'École normale supérieure" (la présomption d'innocence est bien mal en point dans notre pays si même des magistrats jugent sans enquêter).

C'est ainsi encore que plusieurs professeurs de philosophie, anciens élèves de l'ENS, dont certains, du moins je le pensais, sont mes amis, s'indignent que le CRIF impose ses vues. Édifiant spectacle que celui de ces professeurs, "Et sur moi le soir tombe", qui, dans un jugement d'autorité que justifie à leurs yeux leur passé d'engagement politique, rappellent à l'ordre la directrice de leur chère école. Lui reprochent-ils sérieusement de n'avoir pas compris que dans la pensée de Stéphane Hessel se tenaient, non une bien-pensance à la fois critique et fort dogmatique, mais le souffle créateur de la pensée et la vision puissante des combats pour la liberté?

J'ajoute, puisque cette tribune m'en donne l'occasion, que l'École normale supérieure entretient des liens précieux d'un point de vue scientifique avec des universitaires et des équipes de recherche israéliennes. Aucune réunion publique appelant à les rompre n'aura lieu avec mon accord à l'ENS.

Depuis une semaine, on parle de l'École normale supérieure dans la presse, et cela à propos de l'annulation de la réservation d'une salle. Que n'a-t-on plutôt traité des mutations de notre école et du rôle qu'elle veut aujourd'hui jouer dans la réflexion sur les filières d'élite, sur l'ouverture des enseignements à la recherche et à l'innovation et sur la capacité que peut avoir un établissement sélectif de reconnaître les talents ? Pourquoi n'a-t-on pas mentionné le combat que mène l'ENS pour la défense des valeurs liées au savoir, à la recherche et à la qualité de la transmission, aujourd'hui bien malmenées?

Pourtant, l'enjeu est de taille car il s'agit de remédier à la plus redoutable forme de relégation sociale présente dans notre société et aussi de rappeler que des cultures sans savoir et sans étude deviennent vite des cultures somnambules. Puisqu'on parle depuis plusieurs jours de liberté d'expression, ne devrait-on pas d'abord en défendre la condition la plus sûre : l'accès à une éducation capable de former des esprits libres et critiques et le refus de l'oligarchie du savoir ? Là, ce sont de vraies victimes, mais des victimes sans voix, donc on les ignore.Monique Canto-Sperber, philosophe, directrice de l'École normale supérieure (rue d'Ulm), texte paru dans Le Monde du 28 janvier 2011.

samedi 29 janvier 2011

Ceci n'est pas Godard




Dans Ralentir Travaux, sauf en matière de basse politique — mais au fond s'agit-il ici d'autre chose? —, nous ne pratiquons que la critique positive. Jamais facile de dire pourquoi on aime un livre, un film, mais mieux vaut, selon nous, consacrer tout son temps et son énergie à s'y employer. C'est pourquoi, dans le seul intérêt de nos lecteurs, nous serons très brefs: éviter de toute urgence Jean-Luc Godard, Tout est cinéma, la nouvelle biographie sur Jean-Luc Godard, due à Richard Brody, un journaliste du New Yorker et dont c'est la première parution en librairie. Le titre friserait déjà le contresens, pour un ramassis fastidieux de commérages et de ragots que nul ne devrait s'abaisser à commenter, d'invraisemblables et péremptoires procès d'intentions avec l'obsession obscène et réductrice de privatiser les raisons d'être et les contenus des films, jamais l'ombre d'une analyse de ce que le cinéaste a concrètement inventé — lisez donc là-dessus Nul mieux que Godard ou Godard au travail d'Alain Bergala par exemple, ou les écrits de Godard lui-même (1)! —, le tout sur plus de sept cents pages. Mieux vaut garder son temps et son argent pour acquérir et lire — ou lire deux fois — Jean-Luc Godard, biographie d'Antoine De Baecque (Grasset, 2010), déjà signalée, par exemple ici, autrement fouillée et réellement documentaire sur ce demi-siècle de cinéma qu'avec Godard nous traversons (2).

Ne croyons pas que cette appréciation soit le résultat d'une simple passion française, du genre: pas touche à mon cinéaste! D'autres ont démasqué sur place la supercherie, bien avant nous. Il suffit seulement de savoir lire l'anglais, ou de se contenter de la traduction automatique facilement fournie — en deux temps néanmoins — par le service Google, pour prendre la mesure de ce qu'a pu être aussi la réception américaine de cette parution. Et juste envie de suggérer à son auteur, de là où nous sommes et cinquante ans après Michel Poiccard dans À bout de souffle: «Si vous n'aimez pas ralentir, si vous n'aimez pas les travaux, allez vous faire foutre!»

1. Alain Bergala: Nul mieux que Godard, Collection Essais / Cahiers du cinéma, 1999, et si on aime, en plus de l'extraordinaire documentation, les beaux livres d'art, Godard au travail / Les années 60, Cahiers du Cinéma, 2006 — Le même auteur a aussi établi, après celle, collector, de Jean Narboni en 1968 chez Belfond, l'édition en deux tomes des textes du cinéastes Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Éditions de l’Étoile / Cahiers du Cinéma, 1985 et Cahiers du Cinéma, 1998.

2. S'agissant de ce que nous appelons notre désir de critique positive, voilà où s'abaisse quelqu'un qui se regarde écrire sur un sujet que n'habite pas l'amour: «Notre Musique est une diatribe ayant l'aspect d'une méditation, une œuvre de préjugés et d'injures déguisée en une calme réflexion, une œuvre venimeuse travestie en mascarade». C'est ainsi qu'
au prétexte fallacieux d'antisémitisme, Richard Brody assassine, page 737, l'un des plus grands films de Jean-Luc Godard (2004), alors qu'avec ses trois protagonistes juifs centraux, un interprète — dresser l'oreille à ce genre de personnages depuis Le Mépris — et deux magnifiques portraits de femmes, il est justement le plus riche et le plus nuancé sur la question.


En librairie


La question juive de Jean-Luc Godard
Si vous préférez le commander aux éditions Le temps qu'il fait,

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.


© Photogramme: La chinoise (1967) de Jean-Luc Godard.

jeudi 27 janvier 2011

Notre Tunisie: les mots pour le dire




Certes, les mots ne sont pas toute l'histoire, mais y penser commence par là. Ainsi de trois mots au moins récurrents sur ces événements:

• Révolution d'abord. L'événement en effet dépasse la simple émeute, révolte ou insurrection. La situation actuelle peut être sans doute qualifiée de révolutionnaire puisque, selon la formule bien connue, le pouvoir ne peut plus et les gens ne veulent plus. Néanmoins, pour qu'une situation révolutionnaire engendre une Révolution, il faut que la durée s'installe dans un rapport de forces favorable à des constructions politiques et juridiques positives. Ainsi, les mouvements de comités, les grèves ouvrières importantes, la perspective d'une Constituante pourraient transformer le mouvement en processus. C'est alors seulement que nous pourrons connaître une Révolution tunisienne, tant espérée en effet. Mais en France, et même souvent en Tunisie, nous entendons plutôt parler — déjà — d'un "après la révolution" alors que, si nous nous en tenons à notre distinction élémentaire entre situation révolutionnaire et Révolution, celle-ci tarde dangereusement à commencer.

• Du jasmin ensuite. Nous vibrons tous aux diverses harmoniques de ce mot et de cette image. L'odeur du jasmin embaume nos vacances, mais les petits bouquets confectionnés par les femmes et les enfants et vendus à la sauvette jusque dans les restaurants de France, le brin de jasmin qu'enfilent les vieux sages débonnaires et pacifiques au bord de leurs chéchias ou que portent à l'oreille les jeunes Tunisiens, suivez-moi jeunes filles, ne pourront recouvrir la puanteur des jeunes vies fauchées dans l'abnégation et l'enthousiasme de ces journées extraordinaires. Ni le mensonge d'un pouvoir qui promet de ne plus tirer alors même qu'il canonne, manœuvre et la reine s'enfuit en emportant discrètement avec elle une toute petite tonne et demie d'or (soit cinquante millions d'euros) sans compter, dans la même valise en carton, les avoirs et biens que leurs hôtes européens tardent à saisir.

Révolution du jasmin, comme il y eut une Révolution des œillets (oublions pour l'instant la rose socialiste)? C'est aller vite. La Révolution portugaise de 1974 fut de celles qui donnent durablement leçon et exemple au monde: pour la première et seule fois dans l'histoire moderne, une armée prend le pouvoir sans tuer personne, pour le rendre aussitôt aux civils. Si, contrairement aux forces de police, l'armée tunisienne a jusqu'ici observé une neutralité décisive, il n'est pas dit que ses chefs ne soient pas tenaillés par l'ambition de se saisir à leur tour du pouvoir politique. Quand il se fane, le pâle et fragile jasmin devient kaki. Ou brun.

• Contagion à présent. Comme si, toujours aux yeux des commentateurs européens, l'aspiration à la démocratie et à la liberté était une maladie, et qu'il fallait un terrain favorable pour qu'ils s'emparent des organismes, malades eux aussi. Comme si on ne savait pas où mène toujours la métaphore biologique dans l'Histoire. Comme s'il fallait conforter cette idée des tyrans que le mal insidieux vient toujours forcément d'ailleurs et qu'il conviendrait de s'en protéger. Comme si nous, nous n'avions pas d'autre mot, en vrac ou au choix: extension, montée des espérances, prise de conscience populaire et organisation locale des luttes, rapports de forces contradictoires, etc. pour dire et penser les événements en cours. Je préfère pour l'instant écarter la mythologie autour de l'internet comme vecteur de cette morbide propagation. Les internautes Tunisiens ne cessent de répéter à qui ne veut pas les entendre: "Ce n'est pas nous qui faisons l'événement, ce sont les gens, jeunes et vieux, de toutes classes, dans les rues, sur les places, dans les usines de nos villes et de nos villages. Nous ne sommes pas des virus."

• D'autant que la contagion serait circonscrite au "reste du monde arabe". Comme si le monde non arabe, c'est-à-dire le nôtre et celui de nos observateurs, était à l'abri de cette crise politique, morale et économique qui pointe aujourd'hui sur l'autre rive, mais dont tous les éléments sont d'ores et déjà réunis en Italie (quatre-vingt kilomètres de mer à traverser, rien du tout pour un virus), et ne tarderont pas à l'être ailleurs. Crise du pouvoir politique qui montre partout sa faillite et sa corruption, crise des valeurs citoyennes traditionnelles cessant d'assurer le consensus et les règles mêmes du jeu politique, et surtout crise économique profonde, non point seulement celle des banques et de la dette publique, mais celle engendrée par la transformation des matières premières, au premier rang desquelles le blé — au plus haut aujourd'hui même à la bourse de Chicago — et l'énergie, en purs produits financiers à l'échelle mondiale, dont les prix ne correspondent en aucune façon à leur offre et à leur demande et qui peuvent, d'un jour à l'autre et indépendamment de toute pénurie ou catastrophe climatique, faire basculer des millions de gens, arabes ou non, dans l'extrême pauvreté et, comme au Maroc, dans de ruineuses tentatives politiques de régulation locales. C'est ce qui est arrivé en Tunisie, malgré ses réussites économiques, industrielles, touristiques, et même éducatives et sociales, au prix du paternalisme et du clientélisme certes, mais est-ce si arabe que ça? C'est ce qui arrive en Égypte et qui ne peut qu'arriver en France si les céréales, le coton, les sources d'énergie, demain l'air et l'eau peut-être, continuent d'être ainsi financiarisés à l'échelle de la planète.

Sans parler des responsabilités de pays qui ne cessent de se demander comment développer des partenariats avec la Chine, alors qu'ils ne parviennent pas à réguler une coopération avec des pays, ceux de Mare nostrum précisément, la mer aux deux rives, des gens qui, pour certains, nous connaissent bien, sont des mieux instruits et formés, parlent souvent encore notre langue et se donnent cette chance de revisiter avant nous les leçons et espérances révolutionnaires.

© La Voix du Nord-ÉCO, 19 août 2010, Infographie Giem.

vendredi 14 janvier 2011

Tunisie: journée des dupes?





Après avoir usé et abusé du pouvoir durant vingt-trois ans, le président de la République tunisienne espère étouffer l'insurrection en cours dans le pays qu'il ne dirige plus en promettant de ne pas se représenter en 2014, ce qui signifie implicitement qu'il supplie lamentablement son peuple de le supporter encore deux ans. Au moins car, comme tout citoyen le sait, les promesses n'engagent que ceux qui y apportent foi. Après tout, lui et son clan se retireront fortune faite et, en réalité, il ne se représentera pas, seulement s'il est assuré de perdre. Il promet ensuite de ne plus faire tirer à balles réelles sur ses compatriotes, ce qui montre que, jusqu'ici, cette activité lui paraissait dans la nature des choses. Ou encore, il promet en sanglotant trois cent mille emplois dans les plus brefs délais et montre sa bonne volonté vis-à-vis de la liberté d'expression en débloquant l'accès à Youtube et à Dailymotion, ce qui ne sont pas les uniques sites où se forment les opinions et les consciences politiques. Et d'organiser cyniquement le soir même des manifestations de soutien et de réjouissances parcourant la capitale.

Devant cette évidente volonté de fabriquer une journée des dupes, les représentants de l'opposition ne sont pas loin de se féliciter de ces résultats. Ainsi Ahmed ben Brahim, chef du parti Ettajdid (ex-communiste, un député au Parlement): «C'est positif, le discours répond à des questions qui ont été soulevées par notre parti»; ainsi Mustapha Ben Jaafar, chef du Forum démocratique pour le travail et les libertés, membre de l'Internationale socialiste: «Ce discours ouvre des perspectives»; ainsi Bouchra Bel Haji, militante des droits de l'homme, s'estime devant «un discours historique [où Ben Ali] nous a libérés et s'est libéré lui même». L'un d'eux ou un autre dont j'ai oublié le nom et la fonction, ne faisant plus confiance à Ben Ali, réclame un gouvernement d'union nationale pour appliquer CE programme.

Un peuple adossé à une civilisation si ancienne, si diversifiée et une histoire si riche et si complexe, y compris durant son moment colonial et son temps de construction d'une société démocratique ne peut pas avoir consenti tant de sang en ce terrible mois tunisien, pour simplement retrouver Youtube. Ni même Facebook ou Wikileaks. Ni pour croire à présent en des opportunistes fascinés par l'occasion d'élections générales, a priori lointaine mais qu'ils voudraient rapprocher à peu de frais, en faisant en prime l'économie de réfléchir à tout programme, puisque celui de Ben Ali leur suffit.

Aujourd'hui, c'est la Tunisie qui nous l'enseigne et sans doute bientôt l'Italie en situation fort semblable: un jour après l'autre, rien n'est beaucoup plus grave que la veille, et pourtant les citoyens se retrouvent devant l'insupportable et préfèrent le saut dans le lendemain. Même si, devant l'imminent avenir, ils se savent en grand danger et sont assez grands pour constater que, parmi les composantes et héritages de la dictature moribonde dont ils veulent s'évader, ils sont pour le moins démunis de propositions et de perspectives.



PS. Dans la seconde qui a suivi la mise en ligne de ce billet (14h 39), nous avons été visités par l'Agence Tunisienne Internet. À mettre en liaison avec cette mise en garde sur le Site Geek Passion?

Depuis quelques jours, des rumeurs annoncent que le gouvernement tunisien de Ben Ali espionneraient les utilisateurs de Yahoo, Gmail et Facebook afin de remonter les éventuels meneurs des attaques des sites gouvernementaux ou autres sur internet. En plus de la rumeur qui enfle sur le web, The Tech Herald annonce que le gouvernement tunisien profiterait du Fournisseur d’accès internet ATI ( Agence tunisienne d’Internet) pour tenter de récupérer login et mot de passe des utilisateurs tunisiens de Facebook, Gmail et Yahoo par divers procédés dont l’injection de code javascript. Le gouvernement tunisien de Ben Ali semble en effet prêt à tout pour retrouver la trace des Anonymous qui sévissent sur le web et qui diffusent des vidéos sur Facebook, YouTube pour dénoncer la réalité de terrain en Tunisie et dénoncer les atrocités commises par le gouvernement en place.

Et à se demander aussi si redonner l'accès à Youtube et à Dailymotion aux Tunisiens est bien destiné à servir la liberté d'opinion.

PS 2. 15 janvier 2011. — Ainsi, moins de quatre heures après ce message, le roi nu a donné à nouveau l'ordre à sa police de tirer à nouveau sur les gens, à dix-sept heures trente. Ainsi, sa fille et sa femme sont parties avant lui et s'est-il sauvé vers l'Arabie Saoudite, en catimini, laissant «de façon temporaire» les choses en l'état à son ministre. Ainsi, ses milices et ses gangs ont-ils pillé et mis à sac Tunis durant la nuit, non pas seulement pour le plaisir inassouvi de continuer à se servir, mais surtout pour entretenir une tension qui leur permettra de jouer sur tous les tableaux, y compris celui de forces qui ont été absolument absentes dans cette insurrection, mais qui pourraient bien être tentées d'y nicher leur révolution. Et qui auraient donc besoin du désordre dans les rues, dans les esprits, dans les cœurs, dans les partis et factions dont nous avions noté hier à quel point leurs donneurs d'ordre étaient pris de court, depuis à peine vingt-trois ans.

© Photogramme: Ingmar Bergman, La prison, 1949.

samedi 8 janvier 2011

2011: Demain les pigeons




Une enquête internationale sur les perspectives économiques 2011 a été réalisée par BVA / Galllup International dans cinquante-trois pays en décembre 2010, auprès de 64203 personnes. On peut en télécharger ici la méthodologie d'ensemble et les principaux résultats, sous une forme extrêmement claire et lisible. On constatera que nos concitoyens sont les plus pessimistes de la planète sur ces perspectives, sur tous les tableaux, c'est le cas de le dire, loin derrière les Irakiens, les Pakistanais ou les Afghans.

— Ainsi 61 % des Français (interrogés), contre 22 % des Allemands et 38% des Européens, estiment que 2011 sera une année de difficultés économiques, et 3% à supputer une année prospère, contre 40% dans le monde (= les 53 pays). Tous revenus confondus — et la France se situe parmi le groupe aux revenus relativement élevés, la France est le pays le plus pessimiste de tous, loin derrière la République tchèque, l'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni, et même l'Islande.
— Ainsi, 37% des Français pensent que leur situation personnelle empirera en 2011, contre 26 % en Europe de l'Ouest. 30 % des Allemands et 53 % des Suédois estiment qu'elle s'améliorera, contre 15 % en France. Partout dans le monde, les optimistes sont majoritaires, sauf en Europe de l'Ouest.
— Ainsi 67 % des Français voient le chômage augmenter contre 27 % en Allemagne et, il est vrai 74% au Royaume Uni qui détient le record sur le sujet; et, avec 59 % de gens sûrs de garder leur emploi, les Français sont tout de même parmi les plus inquiets de le perdre: 40 % contre 27 % en Europe de l'Ouest.

Les Français se consoleront-ils en se disant qu'ils sont les plus lucides ou les plus intelligents? Nous laisserons-nous dire, impuissants, que tout se joue désormais en Chine, en matière de monnaies, d'échanges équilibrés, de politique environnementale, alors que nous sommes censés avoir moins d'un an pour préparer la relève politique nécessaire? Allons-nous continuer à voir des responsables politiques s'affronter en petites querelles et, dans le meilleur des cas agiter des hochets vides de sens: retraite à 60 ans alors qu'elle est déjà en moyenne prise à 62 ans, ou ces manœuvres récentes autour des trente-cinq heures alors que la semaine, pour ceux qui travaillent hors précarité, est de 41 heures et de 38,5 heures en l'incluant? Quand on ne camoufle pas de vrais problèmes en dénaturant des sujets importants comme la sécurité ou la laïcité?

Nous nous compterons parmi les électeurs potentiels de la gauche lorsqu'elle se confrontera, au moins en paroles, au moins en propositions sur les trois vrais sujets importants, et nous osons dire qu'il n'y en a pas d'autre, ni besoin d'autres:

La France se désindustrialise à toute allure, bien plus vite que tous les autres pays d'Europe de l'Ouest en situation comparable. Il faut donc que la gauche mette sérieusement et dignement la question de l'emploi au centre de son dispositif stratégique.
— Plus précisément, la France se déqualifie: tandis que les emplois qualifiés sont en chute libre, résistent ou se développent des emplois sans réels apprentissages et mal rémunérés, principalement dans des domaines comme le service aux personnes âgées, la restauration, rapide ou non, et l'hôtellerie, ou les éphémères magasins de vêtements importés dans les rues piétonnières. Et comme ce n'est pas le pouvoir d'achat des Français qui leur permet de faire tourner ce genre de services, on comprend qu'il s'agit d'une économie fondée sur le tourisme et la consommation de gens à qui est vendue la France comme destination de luxe, de Disneyland au Centre Pompidou en passant par de grandes expositions, une sorte de vénitianisation de l'économie qui se prive de toutes forces vives et créatrices pour abonder en boutiques de pacotille mémorielle, en quelque sorte. Un chemin suicidaire déjà largement expérimenté par l'Italie, l'Espagne ou la Grèce. Et que nous rejoignons allègrement, alors que cela signe l'abandon de l'innovation technologique, de la recherche scientifique et de la simple diversification culturelle.
— La France est moribonde enfin d'une crise de l'école historique et incommensurable, à ce point que c'est sans doute par là que toute révolution profonde doit commencer. Cessons de flatter le dévouement des maîtres ou des enseignants — que leur reste-t-il d'autre pour avoir simplement un peu d'estime d'eux-mêmes? —, sous le prétexte que leurs voix seraient les plus faciles à réunir abstraitement et par principe autour de la gauche, ce qui est sans doute socialement et culturellement faux depuis belle lurette. Comme tous leurs concitoyens, les enseignants — ce qu'il en reste, d'autant qu'ils sont largement déqualifiés comme tout le monde — sont en perte de repères, ont la conscience troublée, partagent les mêmes pessimismes et, qu'ils en tirent argument ou non, sont menacés de se faire les agents d'une école de consommation illusoire de l'immédiat et de nivellement par le bas. Ce n'est pas seulement une question de moyens, certes cruellement nécessaire mais qu'ils identifient clairement, mais surtout d'une remise en hiérarchie de ce que veulent dire enseigner, étudier, apprendre. Et, sur ces questions, leur précarité, leur déqualification, leurs études insuffisantes et de médiocre qualité sont facteurs de confusions plus profondes et forcément mal prises en conscience. C'est l'urgence de la gauche de reconstruire l'école et de la peupler d'acteurs à la hauteur de leurs tâches. Au fond, ces gens ne demandent, n'attendent que ça. Pour être ancienne, la chanson n'a rien perdu de son urgence. Alors, dans un second temps, serons-nous tous mieux armés pour reconstruire l'ensemble du service public?

Nous savons bien que les promesses ne sont jamais tenues. Mais si ces trois questions nous sont posées durant cette année 2011, vivrons-nous au moins un vrai débat dans les mots, retrouverons-nous un langage pris au sérieux, ce qui est tout ce que nous osons encore espérer: il y a si longtemps que nous n'en avons plus fait l'expérience. En tous les cas certainement pas lors de leur dernière élection présidentielle qui battit tous les records de vide, d'artifice et, bien entendu, de duplicité et de mensonge. Ni depuis.

© Photographie: Maurice Darmon, Dans Calcutta désert, diaporama sur Venise, mai 2007.