Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 14 juin 2014

Alain Touraine: réinventons le politique



    Réinventons le politique. — Les récentes élections montrent avant tout un écroulement de notre système politique. Ce qui frappe l'opinion est la montée rapide du Front national. Nous avons vécu pendant un siècle dans une société industrielle, dans laquelle les acteurs politiques correspondaient aux acteurs sociaux les plus importants. Or nous en sommes sortis. Ce n'est plus en termes sociaux qu'on peut comprendre les conduites politiques ou culturelles. Et le fait premier est la mondialisation.

    La France est divisée entre ceux qui vivent dans les zones de communications mondialisées et ceux qui sont rejetés à la périphérie, qui croient être attirés par la vie rurale et qui se trouvent isolés dans les zones sans emploi ni service public, où le prix de l'essence les jette vite dans la misère. Grand renversement. Ces catégories populaires ne se battent plus contre les riches. Elles se battent pour leur survie et pour ce mot qui porte toutes les catastrophes et tous les crimes: leur identité.

    La droite parlementaire n'a presque jamais été dominée par les libéraux, en dehors de la présidence de Giscard. Elle a été dominée par les gaullistes. Mais la droite n'est pas au service du développement économique dans un pays où Thomas Piketty vient de nous rappeler que l'héritage est un chemin plus sûr vers la richesse que l'entreprise et le travail.

    La droite est une coalition de notables régionaux, alors que les noyaux centraux de l'économie passent aux mains de la finance internationale ou restent liés à l'État. Nicolas Sarkozy, en se rapprochant de l'électorat du FN à la fin de sa présidence, a compromis les chances de son parti, car le FN est plus unifié et plus dynamique que les écuries présidentielles qui forment l'UMP.

    À gauche, la situation est assez simple à définir. Depuis 1936, elle a été dominée par le Parti communiste, qui a gardé une position dominante pendant la longue guerre froide. François Mitterrand, en bon tacticien, a pensé qu'il devait passer par le PCF pour arriver avec les socialistes au pouvoir. Il y est parvenu en 1981 avec un programme de nationalisations presque révolutionnaire. Illusion d'optique qui a été vite contredite par les faits.

    En 1983, l'économie gérée par François Mitterrand s'écroule et c'est Jacques Delors qui la sauve de la catastrophe. Ce qui permettra à Michel Rocard de devenir premier ministre, mais surtout ce qui convaincra vite le président qu'il doit se débarrasser de son premier ministre, qui avait compris, lui, qu'on ne peut mener une politique économique et une politique sociale qu'associées l'une à l'autre et non pas en guerre l'une contre l'autre. Après l'élimination de Michel Rocard, la gauche n'est plus jamais revenue à la direction du pays, au moins jusqu'à 2012, et encore sans projet et sans débat.

    Cet épuisement d'un système politique n'a rien de catastrophique par lui-même; il n'est pas étonnant que, dans un monde où tout change, les catégories politiques doivent se transformer elles aussi.

    Ce qui rend le problème plus difficile est que les Français ont essayé de trouver de nouvelles solutions. À gauche, ce sont les Allemands qui ont fait naître un parti écologiste vigoureux et novateur, mais qui a connu rapidement le déclin. En France, les écologistes ont toujours été divisés, avec une forte composante gauchiste, et au total se sont moins occupés de l'écologie que de leur accès au pouvoir. Comme les socialistes, les écologistes ont eu des dirigeants très innovateurs, mais, dans les deux cas, ceux-ci ont été éliminés, Michel Rocard chez les socialistes, Daniel Cohn-Bendit chez les écologistes.

    C'est donc après l'épuisement des acteurs politiques des sociétés industrielles et après l'échec secondaire des nouveaux acteurs, les écologistes et les centristes, que le caractère inévitable d'un renouvellement profond s'est imposé.

    L'Espagne, durement touchée par la crise, est aussi ce pays où ceux que Stéphane Hessel avait appelés «les indignés» ont créé un nouveau parti de gauche. Cas plus complexe, la France a toujours donné la priorité aux problèmes politiques sur les problèmes économiques et sociaux. Marx l'a dit en 1848. Il n'a jamais été démenti et le «succès-échec» de François Mitterrand est la meilleure preuve de cette définition politique de la France. Ce pays fut fier d'être appelé «la grande nation» et il est toujours resté plus attaché à l'héritage de ses révolutions qu'aux problèmes internes de la société industrielle.

    La France n'a jamais atteint le niveau d'industrialisation de la Grande-Bretagne ou de l'Allemagne, mais elle a constamment joué dans la politique, dans les idées et même dans la guerre le premier rôle. C'est cette domination des orientations politiques et nationales sur les orientations sociales qui a toujours conduit la majorité des historiens français à résister à l'idée, si brillamment exposée par Zeev Sternhell, que le fascisme était une invention française, et c'est pour cette même raison que ce type d'analyse m'apparaît une erreur d'interprétation et donc une erreur politique face à la montée du FN.

La montée puissante du FN ne veut pas dire que cette montée soit irrésistible. Le problème central est au contraire celui-ci: la gauche, plutôt que la droite, qui me semble manquer d'une orientation générale, est-elle capable de sortir du monde imaginaire où elle s'égare, et peut-elle réussir le grand saut qui lui redonnera la vie en la plaçant dans la réalité du monde, tel qu'il existe au début du XXIe siècle?

    Le renouvellement de la gauche suppose en premier lieu que celle-ci transforme sa vision des acteurs économiques. A la fois parce que l'économie est mondialisée et parce que sa capacité d'entreprise est de plus en plus associée à la science et à l'innovation et non plus au capitalisme financier, il est indispensable de défendre en bloc les intérêts du travail contre toutes les formes de profit qui ne sont pas liées à la création économique.

    Le redressement de notre économie après la guerre n'a été possible que parce que le thème de la modernisation a été associé à celui de la justice sociale et à celui du redressement national. Nous savons tous que n'importe quel gouvernement dans les années qui viennent sera jugé sur sa capacité de parvenir à retrouver la croissance et de faire reculer le chômage.

    Toute l'Europe peut attendre de la France et aussi de l'Italie que ces pays, au lieu de faire tourner leurs politiques jusqu'alors sociales-démocrates vers la droite, comme le firent les Anglais et les Allemands, réunissent les objectifs économiques et sociaux, en remettant en marche la mobilité sociale et en transformant l'enseignement. Nous savons que la France n'est pas sur le plan de la science et de l'innovation un pays en retard comme le sont tant de pays européens.

    Il est plus difficile de demander aux Français, et en particulier à la gauche, de transformer leur conception des acteurs sociaux que leur représentation du système économique. Nous sommes entrés dans un monde où, le capitalisme s'étant répandu partout, on assiste à une poussée de l'individualisme consommateur. Nulle ne songe à faire l'éloge de la pauvreté aujourd'hui, mais l'individualisme, qui attire en particulier la jeunesse de gauche, n'est pas orienté vers la consommation mais vers l'exigence de dignité, mot qui me semble porter autant de puissance de changement que le mot de solidarité, il y a cent cinquante ans, ou même le mot de fraternité le jour de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. C'est ici que nous rencontrons le principal terrain de lutte de l'esprit démocratique aujourd'hui. Nous avons imposé les droits de la majorité; nous devons maintenant faire respecter les droits des minorités.

    Qui ne souffre pas de voir la froideur ou, au mieux, la tiédeur avec lesquelles on parle des problèmes de la jeunesse, à l'école, dans l'université, sur le marché du travail? Nous voyons monter partout dans le monde l'obsession de l'identité, la peur de l'autre, l'assassinat des minorités. Contre ce triomphe glacial de la mort et de l'interdit, seule la passion de la diversité, mais fondée sur la croyance en l'universalisme des droits fondamentaux, peut nous faire choisir l'ouverture au lieu de la fermeture, l'innovation au lieu du refus.

    Qu'on ne me reproche pas de fuir les problèmes les plus concrets par un saut dans les idées trop générales. Rien n'est plus concret que l'animation de la vie politique et des institutions par les espoirs, les revendications et la conscience des droits. Les politiques en creux, qui ne parlent que d'exclusion, d'interdiction, de privilèges, ont rompu toute communication avec les exigences du corps et de l'esprit que doit mobiliser l'action politique pour renverser les barrières élevées par les intérêts et les préjugés. Contre la montée du FN, l'erreur la plus grave qu'on puisse commettre est d'armer la police, de créer un nouveau 6 février 1934.

    Chacun l'a bien senti au cours des récentes élections: c'est le même mouvement, c'est la même faiblesse du système politique, le même vide de la pensée et de l'action qui conduisent les uns vers l'abstention et les autres directement vers le FN. Et ce n'est pas en traitant une partie importante de l'électorat comme une masse inférieure qu'on redonnera vie à l'exigence de liberté et de dignité sans laquelle la démocratie n'est plus qu'un chapitre dans un manuel de droit.

    Nous avons besoin de décisions, de réformes, d'innovations, mais beaucoup plus encore, et de manière urgente, de volonté et de capacité d'agir pour empêcher les ruptures et la violence et apprendre à nouveau à vivre ensemble. — Alain Touraine, Le Monde des 8 et 9 juin 2014.

    Fondateur du Centre d'analyse et d'intervention sociologique de l'EHESS à Paris (CADIS), Alain Touraine a suivi et étudié le mouvement antinucléaire, la démocratisation en Amérique latine, et la Pologne communiste aux côtés du syndicat Solidarnosc. La fin des sociétés est son dernier ouvrage, paru aux éditions du Seuil en 2013. Il anime régulièrement ici son propre blog.

    © Hercule et l'Hydre de Lerne, non identifié.

jeudi 12 juin 2014

Jean-Luc Godard: Le cinéma, c'est un oubli de la réalité




    Le Monde, 12 juin 2014. Deux heures d'entretien, réalisé à Paris mardi 27 mai, au domicile de son assistant, Jean-Paul Battaggia, avec Philippe Dagen et Franck Nouchi.

      Le Monde. — Comment analysez-vous ce qui se passe actuellement en Europe? Vous avez peut-être envie de mettre votre grain de sel...
      Jean-Luc Godard. — Oui, j'ai mon opinion... J'espérais que le Front national arriverait en tête. Je trouve que Hollande devrait nommer — je l'avais dit à France-Inter, mais ils l'ont supprimé — Marine Le Pen premier ministre.
      Le Monde. — Pour quelles raisons?
      Jean-Luc Godard. — Pour que ça bouge un peu. Pour qu'on fasse semblant de bouger, si on ne bouge pas vraiment. Ce qui est mieux que de faire semblant de ne rien faire (rires). Du reste, on oublie toujours que le Front national avait deux sièges au Conseil national de la Résistance. À l'époque, c'était une organisation paracommuniste. N'empêche qu'elle s'appelait Front national...
      Le Monde. — Ce n'est qu'une synonymie...
      Jean-Luc Godard. — Non. Si on dit que ce n'est qu'une synonymie, on reste dans les mots, pas dans les faits. C'est un fait. Vu l'importance de la nomination, et de nommer, bien sûr, que c'est une synonymie... Le premier ministre du Luxembourg s'appelle Juncker. C'était aussi le nom d'un bombardier allemand [Junkers]...
      Le Monde. — Un Junker, c'est aussi un aristocrate prussien...
      Jean-Luc Godard. — Les hobereaux allemands de l'époque. Encore faut-il s'intéresser à la linguistique... Je ne sais pas si vous connaissez un petit film de Michel Gondry, très joli, une conversation avec Chomsky. C'est un travail incroyable qui, à la longue, devient un peu répétitif...
      Le Monde. — Tous ces votes, un peu partout, en France, au Royaume-Uni, au Danemark, ça traduit quoi?
      Jean-Luc Godard. — Ça traduit mon cas. Je ne suis pas pour eux. Il y a longtemps, Jean-Marie Le Pen avait demandé que je sois viré de France. Mais j'ai juste envie que ça bouge un peu... Les grands vainqueurs, ce sont les abstentionnistes. J'en fais partie depuis longtemps.
      Le Monde. — Pourquoi cette incapacité à bouger?
      Jean-Luc Godard. — Ils sont soit trop vieux, soit trop jeunes. C'est comme ça. Regardez ce prix donné à Cannes, à moi et à Xavier Dolan que je ne connais pas. Ils ont réuni un vieux metteur en scène qui fait un jeune film avec un jeune metteur en scène qui fait un film ancien. Il a même pris le format des films anciens. Au moins qu'on dise ça... Pourquoi ils ne bougent pas? C'est bien fait pour eux. Ils veulent un chef, eh bien, ils ont un chef. Ils veulent des chefs, ils ont des chefs. Et, au bout d'un moment, ils en veulent au chef de ne pas bouger, alors qu'eux-mêmes n'y arrivent pas. J'ai appris, il y a longtemps, qu'il y a un seul endroit où on peut faire changer les choses: c'est dans la façon de faire des films, disons dans le cinéma. C'est un petit monde. Ce n'est pas un individu seul, c'est une cellule vivante de société. Comme cette fameuse cellule qui sert à tout le monde, la Bacteria...
      Le Monde. — Escherichia coli...
      Jean-Luc Godard. — Voilà! Si l'on faisait une métaphore sociologique, je n'aime pas tellement le mot sociétal qu'on emploie aujourd'hui, ce serait la naissance, l'adolescence, puis la mort d'un film. Ça se passe sur trois quatre mois, maximum cent personnes pour une grosse production, trois pour nous... C'est le seul endroit, vu qu'il y a peu de monde, où on pourrait changer au moins la façon de vivre de cette petite société... Eh bien, non...
      Le Monde. — Si, la preuve: vous...
      Jean-Luc Godard. — Un individu, de temps en temps. Mais l'individu ne suffit pas non plus. C'est ce que disait cet Allemand qui s'était fait élire à la Convention, le baron de Klootz — il a été guillotiné. Il disait: «France, protège-toi de l'individu.» Le cinéma, c'est le seul endroit où quinze, vingt, cent personnes pourraient décider de faire leur propre travail autrement…
      Le Monde. — La cellule Godard...
      Jean-Luc Godard. — Il n'y a pas de cellule Godard, non. Il y a toujours le désir qu'un petit groupe arrive à changer les choses. Ç'a été un petit moment — la Nouvelle Vague. Un tout petit moment. Si j'ai un peu de nostalgie, c'est ça. Trois personnes, Truffaut, moi et Rivette, certains oncles comme Rohmer, Melville, Leenhardt… C'étaient trois garçons qui avaient quitté leur famille. Rivette, comme Frédéric Moreau, était parti de Rouen. François, moi, on recherchait une autre famille que la nôtre.
      Le Monde. — Est-ce que vous aviez le sentiment d'avoir quelque chose en commun tous les trois? Et est-ce que vous pouviez le nommer?
      Jean-Luc Godard. — Non. Ce qui est bien, c'est qu'on ne le nommait pas.
      Le Monde. — Ça s'éprouvait, mais ça ne se disait pas...
      Jean-Luc Godard. — On était bien sûr influencés plus ou moins chacun par les siens, moi par la littérature, je pense, à cause de ma mère, qui lisait beaucoup et qui me permettait de piocher dans sa bibliothèque. Enfin, pas tout... Pas Autant en emporte en vent, qui était un ouvrage trop subversif... Je me souviens que, chez ma grand-mère, en France, les ouvrages de Maupassant, parce qu'il y avait des figures de femmes nues en couverture, on les mettait tout en haut de la bibliothèque. Je lisais des revues comme Fontaine, Poésie 84, des auteurs comme André Dhôtel — c'est un bon romancier, avec un côté Ramuz français —, Louis Guilloux, Le Sang noir, des choses comme ça... Même si on divergeait sur plein de choses, on s'entendait sur deux ou trois trucs... Notre ambition, c'était de publier un premier roman chez Gallimard. Ce qu'avait fait Schérer — Éric Rohmer — avec son premier roman... C'était très lié aux découvertes que nous faisait faire la Cinémathèque.
      Le Monde. — Et puis vous aviez envie, tous les trois, de faire découvrir un certain cinéma américain...
      Jean-Luc Godard. — On se rendait compte qu'il y avait aussi un côté capitalistes contre certains metteurs en scène qu'on aimait… Don Siegel, Edgar George Ulmer, d'autres encore, qui faisaient des films en quatre jours, et dans lesquels il y avait des choses que n'avaient pas les autres. On les a soutenus, on les a encensés, même exagérément, à une époque où ils étaient vomis. C'était l'époque des accords Blum-Byrnes. Rivette et François étaient plus mordants que moi à l'époque. J'étais plus prudent, plus paresseux. Dans cette sorte de caverne d'Ali Baba d'Henri Langlois, il y avait un monde qui pouvait être à nous, vu qu'il n'était à personne.
      Le Monde. — À quand remonte votre passion du tennis?
      Jean-Luc Godard. — J'en avais fait, jeune. Quand je suis venu à Paris, en 1946-1947, j'ai tout arrêté. Puis j'ai repris, par période, petit à petit, en me rendant compte que c'était le seul endroit où quelqu'un me renvoyait la balle — dans les autres endroits, on ne me la renvoie pas, ou alors ils jouent avec, mais ils ne me la renvoient pas... Même en psychanalyse (rires)!
      Le Monde. — Serge Daney disait que vous étiez le seul cinéaste qui, en conférence de presse, renvoyait toujours la balle...
      Jean-Luc Godard. — Oui, oui, j'essayais de prendre la sottise que pouvait me dire une journaliste, sud-coréenne ou je ne sais quoi, pour aller voir s'il n'y avait pas quelque chose... D'inventer par rapport à ça. En football, aussi, on pourrait peut-être un petit peu changer les choses... Mais ils n'ont pas les moyens intellectuels, culturels. Ils ne jouent qu'avec leurs pieds. Tandis que, dans la petite cellule du cinéma, il y a de tout, des moyens, de la culture, de l'argent, de l'amour, de la création artistique, de l'économie... Les gens disent «le cinéma», mais en fait ils veulent dire «les films». Le cinéma, c'est autre chose. Il y a une anecdote, je ne sais pas si elle est vraie, sur Cézanne. Il peint pour la centième fois la montagne Sainte-Victoire. Quelqu'un passe et lui dit: «Oh, elle est belle, votre montagne!» Cézanne: «Foutez-moi le camp, je ne peins pas une montagne, je peins un tableau.»
      Le Monde. — Dans Adieu au langage, à un moment, il y a une boîte de couleurs, de l'aquarelle. Faut-il en déduire que, pour vous, peindre, c'est un des derniers langages qui existent?
      Jean-Luc Godard. — J'avais fait cela en espérant que quelqu'un, pour lui-même, penserait qu'il y a là quelqu'un qui a un encrier et de l'encre — le noir, l'impression —, et puis, de l'autre, il y a une boîte de couleurs. Penserait que, d'un côté, il y a le texte, et de l'autre, l'image. Ici, si on était tous les deux, je prendrais plutôt une boîte de couleurs, et puis, vous, je vous laisserais l'encrier. Les gens me demandent ce que ça veut dire. Moi, je filme un état de fait.
      Le Monde. — Dans les Cahiers du cinéma, vous aviez interrogé Robert Bresson sur l'importance de la forme. La première chose qu'il vous a dite, c'est: «Je suis peintre»...
      Jean-Luc Godard. — Il était peintre, oui. Je n'ai jamais vu ses peintures.
      Le Monde. — Vous êtes d'accord avec lui sur l'importance première accordée à la forme?
      Jean-Luc Godard. — Non, je dirais qu'il y a un aller et retour. J'aime utiliser l'image de plonger et de remonter à la surface. On part de la surface et on va au fond. On remonte ensuite... Des choses comme ça... Bresson a écrit un petit bouquin, très bien, qui s'appelle Notes sur le cinématographe. Il disait: « Sois sûr d'avoir épuisé tout ce qui se communique par l'immobilité et le silence.» Aujourd'hui, je ne suis pas sûr qu'on l'ait épuisé!(Rires.)
      Le Monde. — Pialat aussi avait pensé qu'il allait devenir peintre...
      Jean-Luc Godard. — Son Van Gogh est un très très beau film. Le seul, sans doute, qu'on ait pu faire sur l'art. Je n'aime pas tout chez lui, et puis il était difficile de caractère. Souvent, quand les cinéastes essaient de filmer les peintres, c'est une catastrophe!
      Le Monde. — Sans regret pour Cannes de ne pas être venu?
      Jean-Luc Godard. — Ça n'existe plus.
      Le Monde. — Ça ne sert à rien, les festivals?
      Jean-Luc Godard. — Ça ne devrait pas être fait comme ça. Encore un endroit où on devrait faire autrement.
      Le Monde. — Comment?
      Jean-Luc Godard. — Je ne sais pas, on pourrait faire en sorte — au conseil des ministres aussi, d'ailleurs — que les délibérations du jury ne soient pas secrètes. On pourrait faire que les films ne passent pas que dans une seule salle... Regardez la liaison entre ça, le spectacle et la manière de gouverner. Cette idée du sauveur suprême...
      Le Monde. — Vous voulez dire que la structure ultra-hiérarchisée du Festival de Cannes mime la société française?
      Jean-Luc Godard. — C'est l'histoire de la nature et de la métaphore. La métaphore n'est pas une simple reproduction, une image, c'est autre chose.
      Le Monde. — Ça peut en être l'aggravation...
      Jean-Luc Godard. — Je ne sais pas. On ne peut pas remplacer un mot par un autre. Le mot «parole» en français n'existe pas dans d'autres langues. Je regrette de ne pas savoir plus de langues, mais pour ça, il faut voyager. Et il ne faut pas voyager trop jeune non plus; et puis après, ça devient un peu tard, c'est difficile... Mais, par exemple, le mot «parole» n'existe ni en allemand ni en anglais. En chinois, je ne sais pas; en finlandais ou en hongrois, je ne sais pas non plus. J'aimerais bien savoir... Les Allemands disent sprechen, qu'on traduit par «la langue». Mais la langue n'est pas la même chose que la parole. Qui elle-même n'est pas la même chose que la voix. Comment c'est apparu? Qu'est-ce qui vient en premier? Un ensemble de cris et d'images je crois...
      Le Monde. — Adieu au langage...
      Jean-Luc Godard. — J'ai lu quelques critiques. Ils croient que ça prend un caractère biographique! Or, pas du tout.
      Le Monde. — «Adieu», en Suisse, c'est aussi une manière de dire bonjour...
      Jean-Luc Godard. — Ça, c'est dans le canton de Vaud, tout à fait. Il y a les deux sens, forcément.
      Le Monde. — En sculpture ou en peinture, on peut laisser une part au hasard. Au cinéma aussi?
      Jean-Luc Godard. — Oui, tout à fait.
      Le Monde. — Le système n'est pas trop contraignant?
      Jean-Luc Godard. — Il n'y a pas de système. Enfin, il y en a un, mais si vous quittez l'autoroute, vous pouvez prendre les chemins de traverse dont parlait Heidegger.
      Le Monde. — Votre chien, Roxy, n'est pas avec vous. Vous l'avez laissé en Suisse?
      Jean-Luc Godard. — On ne peut pas voyager avec lui. Il a son monde. On ne va pas le déplacer, lui faire connaître d'autres mondes...
      Le Monde. — Que vous apporte Roxy?
      Jean-Luc Godard. — Un lien, entre deux personnes. Le lien dont parlait ce vieux philosophe qui était le prof de ma mère, Léon Brunschvicg. C'était une des sommités de la philosophie française à l'époque. J'ai lu un petit livre de lui qui s'appelait Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Descartes, je sais, Pascal, je crois, et Montaigne, je doute. Il disait l'un est dans l'autre et l'autre est dans l'un. Je trouve intéressante, très vivante, cette sensation de trois personnes. J'aime au cinéma, non pas l'image contre le texte, mais ce quelque chose d'avant le texte, qui est la parole.
      Le langage, c'est, pour employer le verbe «être», parole et image. Non pas la parole, la voix ou la parole de Dieu, quelque chose d'autre qui ne peut pas vivre sans l'image. Dans l'image au cinéma, il y a autre chose, une espèce de reproduction de la réalité, une première émotion. La caméra est un instrument comme, chez les scientifiques, le microscope ou le télescope. Vient ensuite l'analyse des données — on dit les données, mais elles sont données par qui? (Rires.)
      Le Monde. — En fait, ce dont vous parlez, ce serait une sorte d'état premier de la perception...
      Jean-Luc Godard. — De la réception, de la perception, de la réfraction. J'ai toujours été intéressé par ceux qui étaient en marge de ça, des philosophes comme Canguilhem ou Bachelard. Un petit bouquin comme La Philosophie du non, Bachelard l'écrit à l'époque où de Gaulle était à Londres. Moi, je fais toujours un rapport. Ensuite, est-ce que celui à qui il envoie la balle accepte, lui, de considérer cette balle comme un rapport? De faire son rapport à lui? Et de m'envoyer un autre rapport?
      Je suis toujours surpris quand l'État demande des rapports. Il n'y a jamais même une photo dans un rapport. On ne rit jamais en lisant un rapport! Il faut essayer de comprendre un peu, à sa façon, ce que Heisenberg a pu trouver, ses disputes avec Bohr au début de la mécanique quantique... J'ai essayé de faire un film avec Ilya Prigogine… J'ai fait une fois un interview de René Thom sur les catastrophes. Il était très sympathique. Aujourd'hui, il doit être considéré comme un has been...
      Le Monde. — Ça peut-être aussi un commencement. Regardez par exemple Jacques Monod...
      Jean-Luc Godard. — Un demi-oncle à moi...
      Le Monde. — Avec François Jacob, ils ont découvert le code génétique, l'alphabet de la génétique. Cet alphabet, aujourd'hui encore, on s'en sert...
      Jean-Luc Godard. — Tout à fait. Je me souviens d'une émission sur RTL, «Le Journal inattendu». Monod m'avait invité, à la fois en tant que petit cousin et cinéaste. Et il parlait d'ADN, d'ARN... Il disait que ça va dans un sens, de l'ADN vers l'ARN. Et moi, je lui avais dit que ça pouvait aussi aller dans l'autre sens. Il avait dit: «Jamais!» Quelques années après, un nommé Howard Temin a découvert la transcriptase inverse!
      Le Monde. — Il a eu le prix Nobel pour ça!
      Jean-Luc Godard. — J'étais très fier d'avoir trouvé ça. (Rires.)
      Le Monde. — Le virus du sida a été découvert de cette manière. En postulant qu'il pourrait être un rétrovirus, fonctionnant à l'envers...
      Jean-Luc Godard. — Ah bon? Anne-Marie dit que, sur ma tombe, elle écrira: «Au contraire». (Rires.) On peut enregistrer au moins des choses comme ça dans un film. Après, les gens en font ce qu'ils veulent. On pourrait faire ça, mais on ne le fait pas. Dans un petit monde, qui ne fait de mal à personne, on pourrait. Mais on préfère un grand monde qui fait du mal à beaucoup de gens.
      Le Monde. — Dans Godard au travail, l'ouvrage d'Alain Bergala, on comprend que votre méthode de travail est différente selon les films. Quelle fut-elle sur Adieu au langage?
      Jean-Luc Godard. — Mais il n'y a pas de méthode. Il y a du travail.
      Le Monde. — Vous voyez pourtant ce que je veux dire...
      Jean-Luc Godard. — Oui, mais si on le voit, ça ne peut presque plus se dire. Il faudrait sinon arriver à dire autrement ce que le film ne peut pas dire. Le journaliste pourrait arriver à le dire, mais il ne le fait pas. Il pourrait publier d'autres photos, d'autres choses... À force de jeux de mots, on peut petit à petit trouver une méthode de travail. Au tennis, il y a le contre-pied, en boxe, le contre. Tout ça, ce sont des images qui disent que Roland-Garros pourrait être fait autrement. Or ce n'est pas filmé. On ne suit pas le jeu, on ne suit pas le match. Il faut être au moins sur place pour arriver à suivre. Ce que fera Dany Cohn-Bendit, dans le football, au Brésil, c'est nul. Pauvre Dany!
      Le Monde. — Pourquoi? Ça peut être bien?
      Jean-Luc Godard. — Mais il ne peut pas. Il ne voit pas. Il a fait 68, il l'a un peu créé. Ensuite il a écrit Forget 68, et il est allé au Parlement européen. Et quand l'Europe, son Europe, va mal, il quitte le bateau. C'est triste.
      Le Monde. — Les caméras, à Roland-Garros, vous les mettriez où?
      Jean-Luc Godard. — On a essayé... On ne pouvait pas, on n'avait pas le droit d'aller sur le terrain, même déguisés en ramasseurs de balles. J'aurais évidemment fait le film d'un ramasseur de balles. Je voulais voir autrement... Sur la peinture, les textes de Sartre m'ont beaucoup intéressé. Il m'a fait connaître des tas de peintres comme Fautrier, Rebeyrolle, le Tintoret... Les textes critiques de Sartre sont magnifiques, tout comme certains textes de Malraux ou encore de Sollers. Je cite souvent Philippe quand on critique mon goût des citations. Les citations sont des preuves. Il sous-titrait l'Olympia de Manet: «Portrait d'une anarchiste». Vous n'êtes pas d'accord? Discutons...
      Le Monde. — Cette interprétation de l'Olympia...
      Jean-Luc Godard. — Mais ce n'est pas une interprétation...
      Le Monde. — À partir du moment où vous mettez ces mots sous le tableau, vous forcez le regard à aller dans une certaine direction...
      Jean-Luc Godard. — Tout à fait. Mais ensuite on peut aller dans bien d'autres directions...
      Le Monde. — Il y a chez Sollers une manière de prendre possession...
      Jean-Luc Godard. — Tout à fait...
  Le Monde. — ... de la peinture d'une façon qui s'intègre à son propre système...
      Jean-Luc Godard. — Oui, mais à un moment, il voit des choses...
      Le Monde. — De manière très péremptoire...
      Jean-Luc Godard. — Je me souviens d'un article de lui sur Mauriac qui faisait une conférence... À une femme qui lui parlait, Mauriac disait quelque chose comme: «Rangez votre petit sac, madame.»Sollers avait vu ça. Il y avait là tout à coup un point de vue, et non pas un point d'écrit, si j'ose dire.
      Le Monde. — Pour en revenir à Roxy, ce serait absurde de penser que vous aimeriez voir le monde avec ses yeux?
      Jean-Luc Godard. — C'est ça, en partie. Avec Anne-Marie, c'est ce qu'on fait un peu à l'aide d'un déluge de preuves, qui viennent de Rilke, de Buffon, de ceci et de cela. Les trois quarts des phrases que j'utilise, je ne sais plus d'où elles viennent et je ne m'en préoccupe plus. La liste des gens au générique est plus ou moins vraie, ou plus ou moins fantaisiste. Je note juste la phrase. Par exemple: «Il n'y a pas de nudité dans la nature. L'animal n'est pas nu parce qu'il est nu.» Si j'étais critique, je dirais que je ne comprends pas très bien. Ou que je ne suis pas sûr de comprendre. Pas nu parce que nu... Mais en même temps, ça fait divaguer un peu, ça fait glisser, ça suffit...
      Le Monde. — Vous êtes déjà en train de réfléchir à votre prochain film?
      Jean-Luc Godard. — Ah non, pas du tout. Peut-être que je n'en ferai pas, ou sinon des petits films, comme la Lettre à Gilles Jacob. C'était une lettre privée, mais il a décidé de la rendre publique. C'était pour dire: voici comment avec un simple petit appareil du commerce, moi qui sais à peine m'en servir, on peut écrire et envoyer une lettre. Ce que les gens ne font pas. Ne fût-ce que joindre une photo, une image, une légende, à votre bonne amie, sur votre vie privée. Un échange. Mais même si je fais ça, on ne me renvoie pas la balle.
      Le Monde. — C'est-à-dire?
      Jean-Luc Godard. — Eh bien, la bonne amie ne me répond pas. Gilles Jacob ne m'a pas répondu. Qu'est-ce que vous voulez qu'il dise? Ça ne l'intéresse pas. Ou il ne voit pas. Il ne voit même pas que je me souviens qu'il avait une revue qui s'appelait Raccords. Je lui dis: «J'espère que tu trouveras un bon raccord avec ta prochaine destinée.»
      Le Monde. — Dans le film, à de nombreuses reprises, vous faites des expérimentations techniques sur l'image. Ce que font les artistes vidéo, ça vous intéresse? Bill Viola, vous allez le voir au Grand Palais?
      Jean-Luc Godard. — Non, je déteste. Tout comme Bob Wilson. C'est du scénario. Du texte écrit, mis en image, souvent brillant...
      Le Monde. — Il y a des cinéastes, aujourd'hui, qui vous épatent...
      Jean-Luc Godard. — Les neuf dixièmes, je ne les connais pas. À Paris, je n'ai plus envie de rôder dans les rues pour aller voir un film. Juste peut-être le film syrien montré à Cannes, et puis le film de Sissako, j'avais vu Bamako en DVD... Mommy, je n'irai pas. Je sais ce que c'est. Les trois quarts des films, on sait ce que c'est juste par le petit récit qu'il y a dans Pariscope. «Un aviateur aime une dentiste...»
      Le Monde. — Vous pensez que la démocratie est morte?
      Jean-Luc Godard. — Non, mais elle ne devrait pas s'exercer comme cela. Il y a peut-être d'autres moyens. C'est souvent à la naissance des choses qu'on peut les voir. C'est pour ça que c'est intéressant, souvent, de revenir en arrière. Récemment, j'ai eu envie de relire, de Malraux, Les noyers de l'Altenburg. Je l'ai trouvé dans La Pléiade. Dans le même volume, il y a un immense texte, Le Démon de l'absolu, consacré par Malraux à Lawrence d'Arabie. Je ne le connaissais pas, c'est assez différent de livres comme L'Espoir ou La Condition humaine. Ne pas oublier non plus ce texte qui s'appelle De la Vistule à la Résistance, dans lequel Malraux décrit une attaque par les gaz sur le front polono-russe. Ne pas oublier non plus que Sartre a écrit Morts sans sépulture, qui traite des problèmes sans solution de la Shoah. Et que Malraux a tourné L'Espoir avant de l'écrire. Il avait besoin de faire plus qu'un livre. De faire autre chose. De faire un film. Un des premiers textes qui m'ait aidé, c'était Esquisse d'une psychologie du cinéma, écrit en 1946, mais que j'ai lu dans Verve, la revue de Tériade.
      Malraux, Sartre, pour moi, ce sont des demi-dieux protecteurs. Quel est l'équivalent masculin de «muses»? Il n'y a pas de mot. J'aime beaucoup Clio, de Péguy. Clio, la muse de l'Histoire. Il disait: «Nous n'avons que du livre à mettre dans un livre...» Je l'ai mis dans Histoire(s) du cinéma. Le cinéma, ce n'est pas une reproduction de la réalité, c'est un oubli de la réalité. Mais on si enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel. C'est Blanchot qui a dit: «Ce beau souvenir qu'est l'oubli.»
      Le Monde. — Documentaire ou fiction, c'est un problème pour vous?
      Jean-Luc Godard. — C'est la même chose. On l'a dit à l'époque de Rouch, c'était évident. Même si Resnais, très vite, a eu besoin d'un scénario, d'un texte. Pareil pour Straub. Certains de ses films, magnifiques, viennent de Pavese ou de la Résistance… J'ai aimé Warhol quand il a fait un film de trois jours sur manger ou sur dormir. Je ne tenais pas une heure devant, mais quand même, quarante minutes, c'est déjà bien…
     Le Monde. — Lanzmann dit qu'il voudrait faire un film sur ce problème de la dialectique entre documentaire et fiction...
      Jean-Luc Godard. — C'est un scénariste. On s'est un peu disputés quelquefois lui et moi. Mais c'était avec des mots. Dans un de mes films, j'ai mis une scène de lui, celle où il fait rejouer le coiffeur d'Auschwitz. C'était dans Shoah. C'était quelque chose! Ce n'était pas une mise en scène qui partait d'un texte, je vais faire ci, je vais le mettre là, et je vais parler de ça. Ça n'avait jamais été fait... Le Chagrin et la Pitié, d'Ophuls, c'est intéressant aussi. Il l'a fait au moment où il fallait le faire, même si ce n'est pas son plus beau film.
      Le Monde. — C'est Hôtel Terminus?
      Jean-Luc Godard. — Oui. Avec son côté Groucho Marx quand il va interroger les gens!

© Photogramme: Jean-Luc Godard, Adieu au langage, 2014.

mardi 3 juin 2014

Gilles Kepel: Le nouveau djihadisme




      De Roubaix à Marseille, la cause syrienne fédère le nouveau djihadisme. — En décembre 2013, au terme d'une enquête d'une année dans les cités de Marseille, Tourcoing et Roubaix, j'appris la mort de Sofiane — un enfant des quartiers populaires du Nord parti combattre en Syrie. Un coup de fil à la mosquée salafiste qu'il fréquentait avait annoncé qu'il était tombé en chahid (en «martyr») dans ce qui est devenu le principal camp d'entraînement des djihadistes d'Europe, et l'un des périls majeurs pour la cohésion de notre société.

      Étudiant les voix des cités, à l'occasion de la première vague significative de candidats, aux législatives de juin 2012, issus de l'immigration maghrébine, j'y avais entendu à la fois la promesse largement majoritaire de l'intégration républicaine, mais aussi des paroles dissidentes qui incriminaient avec virulence l'impiété de la France. Elles faisaient fond sur un discours de rupture avec notre civilisation, dénoncée comme mécréante et islamophobe.

      Après trois décennies d'enquêtes de terrain à travers les divers âges de l'islam de France, j'avais été frappé en 2013 par la prégnance du salafisme. Les affidés de cette doctrine, en djellaba raccourcie, barbe surabondante, souvent accompagnés de femmes en voile intégral, ou niqab, font désormais partie du paysage humain des cités — quand ils ne paradent pas au centre-ville, comme à Roubaix. Ce dogme établit une barrière étanche entre la communauté des adeptes, seuls détenteurs de la vérité assimilée à une lecture rigoriste de l'islam sunnite inspirée par certains oulémas saoudiens, et les «égarés» — kuffar (infidèles) ou «apostats» (tout musulman qui ne partage pas leur vision du monde), voués aux gémonies.

      À la base, la rupture salafiste n'est pas nécessairement violente — elle incite à partir vivre le «vrai islam» au Moyen-Orient ou au Maghreb, et à fuir la France. Mais elle est poreuse au djihad armé, pour peu qu'un ouléma de quartier, parfois autoproclamé, parfois instruit par Internet, mette ses fidèles sur cette voie, ou qu'un prédicateur des réseaux sociaux poste un selfie où on le voit depuis la Syrie, Kalachnikov en main, appeler en français populaire entremêlé d'arabe coranique à venir soutenir leurs Frères dans le djihad, avant de retourner les armes contre l'Occident, jusque dans la ville où l'on a grandi.

      Ce fut le parcours, dès avant la Syrie, d'un Mohamed Merah à Toulouse, des frères Tsarnaïev à Boston. Le modèle de l'endoctrinement par les idéologues du nouvel âge du djihad est toujours identique: ils ne donnent plus une feuille de route précise à leurs sicaires, contrairement à Ben Laden qui, au début du siècle, missionnait ses tueurs sur des cibles prédéterminées, et finançait toute l'opération.

      Les djihadistes de la deuxième décennie du siècle sont formatés et entraînés au maniement d'armes par leurs mentors — dont le plus prolixe est un ingénieur syrien formé en France, auteur de milliers de page en ligne, Abou Moussab Al-souri. Ils sont renvoyés dans leur Europe natale pour y faire imploser les sociétés pluralistes, y attaquer des cibles de proximité, peu défendues, afin de minimiser les coûts, et fortement chargées symboliquement, pour maximiser l'effet médiatique.

      Le nouveau djihad post-moderne est un djihad de pauvres, qui veut rafler la mise. Grands rassemblements de foules, casernes, mais surtout lieux communautaires juifs, représentent les objectifs de prédilection pour l'effet de terreur qu'ils inspirent et leur immense chambre d'écho. Dans les manuels des doctrinaires, on escompte de la multiplication de ces violences et de leur médiatisation une crispation des sociétés occidentales contre l'ensemble des musulmans d'Europe, afin de susciter chez ceux-ci victimisation et solidarité face au sentiment «d'islamophobie», propice à augmenter la clôture communautaire et à déclencher, à terme, des guerres de religion sur le Vieux Continent, aboutissant à la constitution d'enclaves.

      La tuerie du Musée juif de Bruxelles s'inscrit point par point à la fois dans l'épure des nouveaux djihadistes, et dans le tissu social déchiré des cités à la dérive de la France d'aujourd'hui. Le suspect, natif de Roubaix et élevé dans le quartier de la Bourgogne à Tourcoing, où les mosquées salafistes sont particulièrement actives, a été interpellé fortuitement par les douanes en gare routière de Marseille, porteur d'armes semblables à celles du crime, et d'une vidéo où il revendique l'acte.

Dûment signalé aux services spécialisés, il leur avait échappé peu après sa sortie de prison, parcourant le monde de l'Angleterre à la Thaïlande, et passant onze mois auprès du groupe salafiste djihadiste de l'Etat islamique en Irak et au Levant. Mais il avait pris, avec sa panoplie meurtrière, un autocar connu pour véhiculer des petits dealers d'Amsterdam à Marseille, particulièrement surveillé à ce titre. Le contraste entre le sang-froid du tueur présumé et ce comportement de pied nickelé est typique de ce nouveau djihadisme.

      La confusion du professionnalisme et de l'amateurisme, qui facilite l'arrestation, n'a pas d'importance, tant les petits soldats du djihad sont destinés au sacrifice sur le bûcher médiatique qui assure une extraordinaire publicité à la cause. Il en va de même de la confusion entre les mondes réel et virtuel, le carnage et un war game, les êtres humains et les avatars, entre lesquels la caméra GoPro, censée filmer les tueries pour en diffuser les images macabres sur les sites de partage, établit le lien. Mohamed Merah était sûr de susciter ainsi des milliers de «like» et d'adeptes djihado-numériques.

      Comme lui, le suspect n'était pas connu pour sa piété, mais avait embrassé en prison – l'un des principaux incubateurs du djihadisme – une foi radicale et prosélyte. Toutefois, dans les deux cas, un environnement local ou familial où prévalaient les normes salafistes préexistait à l'incarcération, des cités de La Bourgogne à celles du Mirail. Et à Toulouse comme à Bruxelles a été visée une cible juive de proximité, comme il est recommandé dans l'Appel à la résistance islamique mondiale d'Abou Moussab Al-souri.

      Mais un nouveau pas, particulièrement préoccupant, a été franchi. Merah ne pouvait se réclamer d'une cause très claire, et, en dépit du nombre de ses fans sur Facebook, il fut accusé d'être manipulé par des services obscurs. Aujourd'hui, le djihad en Syrie est devenu une grande cause, qui permet de recruter des sympathisants bien au-delà de la mouvance islamiste, voire du monde musulman. Après tout, la plupart des démocraties occidentales réclament l'élimination de Bachar Al-Assad — sans s'en être donné les moyens.

      Certains historiens pressés ont même fait de ce pays «notre guerre d'Espagne». Mais dans ce vide immense entre les paroles vaines et l'action, le djihadisme s'est engouffré et a proliféré sur place — parfois sans doute manipulé par le régime pour faire imploser l'opposition. Comme si la chute du président syrien, ironiquement donné réélu ce 3 juin, n'était plus qu'un prétexte, comme si l'Europe n'avait plus à trouver, dans ce pays devenu le plus grand incubateur du djihad à son encontre, que son chemin de Damas. — Gilles Kepel, politologue, Le Monde, 3 juin 2014.

      © Enregistrements vidéo du tueur entrant au Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, puis en sortant, après y avoir tué quatre personnes en moins de deux minutes.