Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 27 février 2011

Paul Carpita, l'artiste absolu



3. 27 février 2011. — Remontons à la surface notre note de naguère sur Paul Carpita. Sans encore vous proposer un commentaire sur Le Rendez-vous des quais (1953), qu'il faut un peu chercher pour le voir selon toutes coordonnées (réactualisées), on pourra:

Télécharger ici le mémoire de fin d'études de Natacha Bécard: Le «chaînon manquant du cinéma français»: les censures du Rendez-vous des Quais, un film de Paul Carpita, Séminaire de Journalisme, 2001/2002, s. l. 91 pages.
Ce document relate l'histoire mouvementée de ce film, sa réalisation et son contexte, son interdiction et sa redécouverte. Il étudie ensuite les rapports entre l'histoire de ce film et le Parti Communiste Français, la presse française et le monde du cinéma, pour supposer de façon compliquée une autocensure convergente de Paul Carpita lui-même, déchiré par l'humiliation de la censure politique et médiatique, et animé par la volonté de protéger ses camarades, qui l'aurait amené à concourir au mythe du film détruit.

Écouter Paul Carpita annoncer le 28 février 1990 au Journal télévisé (France 3) la première diffusion du film dans la région au Mazarin à Aix-en-Provence, après trente-cinq ans de censure.

Lire ces quelques propos enfin de Paul Carpita, tirés d'un intéressant entretien avec Bruno Le Dantec en juillet 2008:
  • Pendant trente ans, j’ai cru que Le Rendez-vous était définitivement perdu, jusqu’à ce que Jack Lang, mis au défi par des dockers de Port-de-Bouc, nomme une commission d’investigation. Non sans avoir protesté: «Mais enfin, ça fait vingt ans qu’il n’y a plus de censure, dans ce pays!» Ils ont fini par le retrouver, sous scellés, dans les archives de Bois-d’Arcy. C’était la copie saisie par la police. Il y a eu aussi les négatifs, précieux pour nous, mis de côté par les communistes… On me dit que c’est volontaire… Il y a un peu de vrai là-dedans. On a étouffé ce film. Il y a eu “les événements”, Guy Mollet reçoit les pleins pouvoirs pour l’Algérie française. Et nous, pour être avec les socialistes, on a dit oui, amen. “Mais alors, si ce film sort, ça va nous gêner”, ont dû penser certains. Quand on a retrouvé ces négatifs, j’avais la colère, je suis allé demander des comptes. Mais au comité central, je suis tombé sur des dirigeants trop jeunes pour avoir une responsabilité là-dedans, j’ai laissé tomber. D’autant que certains m’ont beaucoup aidé par la suite et que les journalistes voulaient instrumentaliser ça pour discréditer tous les communistes. Mais bon, assez bavardé, viens, je vais te montrer mon antre. C’est là, derrière la maison, un cafoutche où je monte mes films.
On trouvera également sur cette page de nombreux souvenirs racontés par Paul Carpita lui-même.

2. 25 octobre 2009. Nous remontons ce petit texte en tête du site: Paul Carpita est mort hier. Notre projet demeure plus que jamais présent de lui consacrer un dossier complet. Il propose déjà sa filmographie complète. Rappelons que la meilleure source demeurera longtemps le beau site construit par son fils.
1. 22 mai 2009. — Dès la naissance de Ralentir Travaux, nous indiquions en colonne latérale, dans Cinéma (ici) et ailleurs, l'existence du site filial sur Paul Carpita. Dès ce moment, nous nous promettions d'y revenir bientôt, tant l'œuvre de ce cinéaste est considérable, même si, durant des décennies, qui durent encore, aucun étudiant en cinéma n'en a jamais entendu parler par aucun de ses professeurs. Nous en avons fait souvent l'expérience ces dernières années avec les jeunes gens de la Fémis (École Nationale Supérieure des Métiers de l'Image et du Son, à Paris). Et même si, test suprême mais désormais classique, il n'ouvre aucune occurrence dans les deux gros livres réunissant l'ensemble des écrits de Jean-Luc Godard, qui couvre aussi largement les temps de l'IDHEC et de la légendaire Cinémathèque (1). Petit sondage trop rapide, j'en conviens, mais nous prolongerons l'enquête auprès des écrits de tous nos papes et sous-papes de la cinéphilie française.

Mais voilà: au-delà de ce qui pourrait être la mythologie d'un film interdit puis perdu, qui peupla l'imaginaire de notre adolescence marseillaise, un tantinet militante il est vrai, Le Rendez-vous des quais (1950-1955) relie la tradition populaire de Toni de Jean Renoir à toute la modernité formelle qui allait éclater en 1960 dans À bout de souffle, plusieurs années après donc, et qui est tout sauf un coup de tonnerre dans un ciel serein. Nous reviendrons en détail sur Le Rendez-vous des quais et sur le reste: c'est notre projet, après celle entreprise sur John Cassavetes, d'explorer systématiquement l'ensemble de cette œuvre. Mais si beaucoup ont vu plusieurs films de John Cassavetes, rares sont malheureusement ceux pour qui Paul Carpita est plus qu'un nom. Or, la brise légère des parutions semble élever un peu le destin public de cet auteur et, pour notre bonheur, le servir enfin:

• Un coffret double en 2008 chez Copsi Vidéo production, Des lapins dans la tête, regroupe l'ensemble de ses courts et moyens métrages, et complète ainsi toute sa filmographie disponible en deux autres albums chez Doriane films: Le Rendez-vous des quais donc, Les sables mouvants (1996), et Marche et rêve! ou Les homards de l'utopie, (2002). À part quelques films de commande et les actualités militantes qu'il tourna avec le groupe Cinépax, on peut donc voir très facilement chez soi toute l'œuvre de ce cinéaste.

Paul Carpita cinéaste franc-tireur vient de sortir aux éditions L'Échappée, 2009: un long entretien du cinéaste avec Pascal Tessaud, brièvement et surtout rapidement préfacé par Ken Loach, qui sollicite beaucoup le sens des films de Paul Carpita vers ses propres convictions politiques — il m'étonnerait beaucoup que notre artiste, homme de toutes les fidélités, souscrive sans réserves au contenu de ces lignes, mais il se situe trop ailleurs pour s'alarmer de ce genre de récupérations —, au moins son importance ne lui aura pas échappé.

Dans ce genre d'entreprise, périlleux entre tous, l'important est de savoir faire parler vers le haut cet homme trop modeste, spontanément plus près des émotions que des mots, homme d'images et d'histoires plus que de discours théoriques, mais qui — les bonus des DVD le montrent — parle comme personne du génie du cinéma, pour peu qu'on l'y invite et qu'on l'y installe. L'édition est foutraque, faite sans soin, mais c'est l'unique présence en librairie aujourd'hui sur cet homme. À ma connaissance, seul un livre de Claude Martino, Le Rendez-vous des quais: Un film de Paul Carpita et ses histoires, avait paru en 1996 aux éditions de Haute-Provence dans la collection «Le cinéma d'ici», mais il est épuisé depuis longtemps.

De ces œuvres dont la sincérité, la profondeur et la révolution formelle sautent aux yeux, aux oreilles, au cœur et à l'entendement. Un artiste.

1. Pascal Tessaud met une note dans son entretien, où il signale (note 52) la présence d'images du Rendez-vous des Quais dans Histoire(s) du Cinéma. Dans une telle somme, on peut toujours s'égarer mais ni moi, ni les tables de Jean-Luc Godard lui-même, ni la partition éditée par Céline Scemama, ne relèvent de telles citations. En revanche, c'est tout de même l'occasion pour le conteur Paul Carpita de nous rapporter une belle anecdote: «C'était en mai 1968, j'étais à Cannes. [...] Le ton montait et ça a dégénéré en bagarre. Alors, j'ai vu Godard! Je me suis mis devant pour ne pas qu'il prenne des coups et je me suis morflé un coup moi, terrible! Voilà les rapports que j'ai eus avec la Nouvelle Vague! Je ne voulais pas qu'on leur tape dessus! (rires). Je ne suis pas bagarreur mais j'étais devant pour m'interposer et je me suis pris un coup de poing dans la gueule pour protéger Godard (rires)! Et il ne le sait pas.»

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
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Photogramme: © Paul Carpita: Marseille sans soleil, 1963.

mardi 22 février 2011

Bruno Dumont vs Stanley Kubrick


Je n'ai jamais pu me faire aux acteurs professionnels.
Je vois tout de suite leur jeu, leurs tics, leur fausseté.
J'ai besoin d'une matière brute pour sculpter mes personnages.
Bruno Dumont.



Un fidèle correspondant m'envoie deux photogrammes avec ce commentaire: «Le gros plan sur le visage de Séverine Caneele, à la fin de L'humanité (1999), a quelque chose de celui de Jack Nicholson dans Shining (1980), possédé, défait par la rage (...) le même effet de légère contre-plongée. J'ignore si Bruno Dumont a vraiment pensé la scène ainsi mais on peut l'envisager.»

On le peut en effet: le cinéma appartient à ceux qui rapprochent images et films, en dépit des intentions verbales et filiations affirmées par leurs auteurs, ou des gloses imposées par ceux pour qui le cinéma est d'abord érudition quand nous devons nous y adonner, et par lui nous livrer à notre propre vie. On le peut d'autant plus que Bruno Dumont cite Stanley Kubrick parmi ses cinéastes préférés.

On s'en souviendra longtemps: présidé par David Cronenberg, le 52e festival de Cannes (1999) eut toutes les audaces. Son palmarès mit Hollywood à la porte avec fracas au point que les producteurs américains se promirent de ne plus jamais fouler la Croisette, envoya au tapis quelques films soigneusement prémédités pour vaincre, épater ou séduire: Une histoire vraie de Lynch, L'Été de Kikujiro de Kitano, Ghost Dog de Jarmusch, Kadosh de Gitaï, Le voyage de Felicia d'Egoyan, The Virgin Suicides de Sofia Coppola, ou L'Anglais de Soderbergh; écarta de façon plus intrigante Le Temps retrouvé de Raul Ruiz; pour décerner le prix du Jury à La Lettre de Manoel de Oliveira, celui de la mise en scène à Tout pour ma mère d'Almodovar, mais surtout la Palme d’or à Rosetta des frères Dardenne, le Grand prix du jury à L'humanité de Bruno Dumont, et les prix d’interprétation aux acteurs (tous trois non-professionnels) de ces mêmes films, Émilie Dequenne, Séverine Caneele et Emmanuel Schotté.

Dans un entretien pour Libération du 2 juin 1999, David Cronenberg s'expliqua sur tous ces points sensibles de la controverse cannoise: «Mon désir [était] de répondre avec la subjectivité la plus pure. [...] Nous n'avions pas d'intention politique [...] ça n'avait rien d'un processus intellectuel. Nous n'étions pas un groupe d'agitateurs subversifs se réunissant le soir dans une cave pour fabriquer une bombe. [...] Les films choisis l'ont été passionnément.»

Apparaissant comme un caprice provocateur, une sorte d'exception, ce festival fut l'annonce de nécessités nouvelles: cesser de reconduire les recettes éprouvées; de caresser les spectateurs cannois ou autres dans le supposé sens du poil; d'accompagner l'autocélébration des auteurs, acteurs et critiques tabous; de voler au secours de la victoire et d'évaluer en seule fonction des entrées dans les premières semaines: «Hollywood a fait subir un lavage de cerveau au monde entier [...] pourquoi s'ennuyer à organiser des festivals et ne pas directement récompenser les films qui rapportent le plus d'argent? C'est l'état d'esprit de Hollywood.»

Que ce jury l'ait voulu ou non, il assuma cette fois son rôle médiateur. Deux ans avant 2001 — temps du 11 septembre plutôt qu'odyssée de l'espace —, il pressentit que le monde et le cinéma devaient abandonner l'illusion des combats clairs, des bonnes intentions, des histoires édifiantes pour se confronter, comme aux temps de Shakespeare, aux ambiguïtés, aux opacités, aux repères perdus dans les nuits des âmes et des conflits. Plus encore que Rosetta qui par certains aspects continuait à nous enrôler avec la frêle jeune fille, en lutte héroïque et convulsive contre des forces détestables et relativement identifiées, L'humanité fit perdre aux spectateurs professionnels toute raison et toute intelligence: Le Monde diplomatique par exemple le rangea parmi les films sordides, obscènes et fascisants, et partout l'on tenta de se débarrasser des deux films et de leurs acteurs d'un jour qui faisaient la nique à tous ceux qui voulaient préserver ce monopole de construire nos regards, en les accusant d'être des choses naturalistes, documentaires, élitistes ou pessimistes. La logique voulut qu'on y parvint un peu mieux avec L'humanité qu'avec Rosetta, dont les ruptures étaient surtout formelles.

«Plus une œuvre est difficile, complexe, profonde, plus le spectateur doit travailler pour la comprendre et pour y avoir accès, moins nombreux seront ceux qui auront envie ou seront à même de le faire. Je ne vois pas là d'élitisme ou d'arrogance, c'est juste une autre manière de considérer le cinéma, ou la littérature ou la musique. Je n'ai rien contre les films simples qui font appel directement aux émotions. Ils ne sont pas menacés. [...] Un film qui critique certains aspects de la nature humaine ou de la société n'est pas pessimiste dans la mesure où le cinéaste trouve l'énergie et le désir d'apporter un commentaire. Le vrai pessimisme serait de ne pas faire ce genre de film, de penser que c'est sans espoir et qu'il ne reste rien à dire. D'une certaine manière, le cinéma hollywoodien est le plus pessimiste parce qu'il évite tout commentaire sur la réalité et affirme que discuter ne sert à rien, qu'il vaut mieux s'évader et gagner de l'argent

D'un côté le hollywoodien Jack Nicholson, voué à grimacer et gesticuler comme Nicholson, ils vont tous le chercher pour ça: qui peut, qui veut l'arrêter, ni Kubrick, ni Antonioni, ni Polanski, ni John Huston, — Delon sut au moins s'oublier quelquefois dans les mains de Visconti, Losey, Godard, ou Schlondorff. De l'autre, la flamande Séverine Caneele, BEP de couturière, serveuse, cueilleuse dans les champs de houblon, cariste dans une usine de surgelés alimentaires belges, venue se faire sculpter par Dumont le temps d'un film, à l'expresse condition — au seuil du cinéma, ce fut elle qui en posa — qu'il ne la filme pas nue et que le nom de la doublure pour ces scènes soit précisé en toutes lettres. Elle regretta simplement que ce générique fut à la fin du film, quand tout le monde s'en est allé: elle comprit vite certaines choses! Et, tout à son honneur, elle osa se présenter dans une robe bleue, de Lanvin certes, mais dont personne ne daigna retoucher la taille ou recoudre l'ourlet (après tout, comme dirent certains journalistes, elle était couturière!) avant de repartir pour Hazebrouck se marier et acheter une voiture d'occasion avec son cachet, rejoindre son usine qui la licencia pour s'agrandir. Et quand elle revint une seconde fois au cinéma ce fut pour Une part du ciel (2001), de Bénédicte Liénard sur les femmes en prison. Avez-vous vu ce film?

Caneele n'est donc pas Nicholson et Dumont n'est pas Kubrick. Même s'il l'aime comme il aime Bertrand Blier ou Fellini, à l'évidence ce ne sont pas là ses maîtres. Il les aime, voilà tout. Ne l'eût-il pas répété qu'on le verrait clairement, ses maîtres sont Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. N'empêche: Bruno Dumont résiste-il toujours à l'appel du fond de commerce de Kubrick, son cinéma à l'estomac? Encore qu'en 1999, il n'avait pas tourné Flandres (2006), dont les scènes de guerre — un tiers à peine du film, car pour l'essentiel, Flandres se passe en terre picarde —, furent par le chœur des critiques paresseusement renvoyées à Full Metal Jacket (1987), devenu après Platoon (1967) ou Voyage au bout de l'enfer (1978) la référence obligée de tout film de guerre, alors qu'au-delà de quelques outrances qui stimulèrent leur plumes, les grandes différences auraient dû leur sauter aux yeux. Sans parler de l'expérience américaine des grands moyens et du casting de Twentynine Palms où, louchant davantage à mon sens du côté de Kubrick ou de Cronenberg justement, Bruno Dumont s'est rendu à bien des aspects du système et, juste châtiment, pour pas un rond et pour un film boursouflé et sous influence. Le magnifique Hadewijch (2009) rassure et revient aux éclairs dans la nuit de La vie de Jésus (1996), de L'humanité, et de Flandres aussi.

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
. Justement, Sicilia! fut présenté cette même année 1999 à Cannes / Un certain regard où il voisina avec Les Noces de Dieu de Joao Cesar Monteiro et The Shade, le premier film de Raphaël Nadjari. Dans les Cahiers du Cinéma 538 (septembre 1999) Straub témoigne aussi de ce que, trois mois auparavant, ils ont subi, vu et entendu:

«Quand on voit ce que ces gens [leurs acteurs] ont réussi à faire dans Sicilia!, on comprend à quel point la polémique cannoise autour des acteurs non professionnels est honteuse. Il y a une chose que j'ai redécouverte au moment de Cannes: la presse italienne» [mais il s'est passé la même chose dans la nôtre] «est juste un cran en-dessous de la presse du Docteur Goebbels et de Goering. Et cela s'est produit en quatre ans. On pouvait lire des choses comme: "Qu'est-ce que c'est que ces films qui ont reçu des prix et dans lesquels jouent des acteurs non professionnels qui de toute façon sont mauvais et ne feront pas carrière dans le cinéma?". J'ai lu cela dans de bons quotidiens démocratiques, libéraux et bourgeois, qui ne sont pourtant pas des revues de maquereaux.» Va savoir.

© Jack Nicholson dans Shining de Stanley Kubrick. Séverine Caneele dans L'humanité de Bruno Dumont. Cliquer sur les images pour les agrandir.

dimanche 20 février 2011

2011: Au nom du peuple iranien




Ce n'est pas tous les jours qu'un éditorial a cette concision que seules peuvent donner les vérités bonnes à dire, et une vraie vision de l'histoire au présent. C'est ce que réussit aujourd'hui l'éditorialiste du Monde en première page de sa livraison des 20/21 février. Le texte est bref, mais nous n'aurions su écrire aussi bien ce qu'il est pressant pourtant de penser, dire et répéter.

Le régime iranien oppose la "haine" à la révolte. — Le régime iranien a peur. La République islamique se sent menacée par le vent de la colère qui souffle sur le Moyen-Orient. Au moins autant sinon plus que dans nombre de capitales arabes, c'est à Téhéran que la chute de deux vieilles autocraties de la région, celles d'Égypte et de Tunisie, sonne comme un avertissement. Un signal d'alarme qui provoque des réactions de quasi-panique chez les plus hauts dirigeants du régime, le Guide Ali Khamenei et le président Mahmoud Ahmadinejad.

Car quel régime un tant soit peu sûr de lui-même et de son assise convoquerait, comme le pouvoir iranien l'a fait vendredi 18 février, une "Journée de la haine" contre l'opposition? Dans quel régime un groupe de parlementaires disposant d'une écrasante majorité se sent tellement menacé par ladite opposition qu'il appelle, ni plus ni moins, à la pendaison de ses dirigeants — en l'espèce Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi?

Le climat qui règne aujourd'hui à Téhéran est un climat de terreur, celle que diffuse un régime rendu nerveux, pour ne pas dire hystérique, par la résistance qui lui est opposée depuis deux ans. Les Iraniens du mouvement dit des «verts» sont aussi courageux que les Égyptiens de la place Tahrir et les Tunisiens de l'avenue Habib-Bourguiba. Ils appartiennent à la même génération, utilisent les mêmes outils de communication électronique, formulent la même revendication: la fin de l'ère des tyrans dans une région qui n'en a que trop connu.

MM. Khamanei et Ahmadinejad avaient d'emblée senti le danger. Ils ont salué la révolution égyptienne. Ils ont voulu y voir une «révolution au nom de l'islam». Ils ont espéré que la chute d'Hosni Moubarak allait briser le front sunnite arabe formé à l'Ouest pour contenir la volonté de domination régionale de la République islamique.

Il s'agissait de leurres grossiers. En fait, ils avaient bien perçu le danger venu du Caire pour une dictature quasi militaire telle que la leur: l'exemple donné par des femmes et des hommes qui descendent dans la rue pour dénoncer l'oppression et retrouver leur dignité. Et, cette semaine, les dirigeants de la République islamique furent pris de court par le regain de vigueur du mouvement de contestation, qu'ils croyaient avoir écrasé dans le sang en juin 2009 après lui avoir volé la victoire à l'élection présidentielle.

Pour dire leur solidarité avec la place Tahrir, les «verts» osèrent descendre dans la rue lundi. Et de quelle manière! Par milliers, peut-être par dizaines de milliers. Ils ont montré avec éclat et un incroyable courage que rien depuis deux ans n'avait eu raison d'eux — pas plus la prison que la torture généralisée, les condamnations à mort que les assassinats extrajudiciaires, l'arbitraire et le terrorisme d'État réunis.

Saisi d'effroi, le pouvoir a réagi par plus de répression. Des centaines d'Iraniens ont été emprisonnés cette semaine. Les dirigeants des «verts» sont désignés à la vindicte des nervis du régime, leurs parents menacés. Mais qui sait si la peur n'est pas en train de changer de camp en Iran ? — Le Monde.

© Des Iraniennes observent Téhéran depuis le mont Tochal. Crédits photo : AP / Vahid Salemi.

mercredi 16 février 2011

Danièle Huillet et Jean-Marie Straub: Sicilia! (1999)


Qui a lu Conversation en Sicile (1941) d'Elio Vittorini (1908-1966) sait qu'il a rencontré l'un des plus grands livres de la littérature italienne contemporaine. Emportée par la Sicile de légende, notre mémoire odysséenne retient surtout un homme en mouvement, en train revenu de loin, vaguant sans but avant d'aller retrouver sa mère, l'accompagnant bientôt dans sa tournée de piqûres vers de sombres et pauvres masures, avant d'errer dans le village au gré de quelques rencontres, pour s'abandonner enfin à des voix, des spectres et des fantômes. Le roman parut d'abord en feuilleton en 1938 dans la revue florentine Letteratura puis, rusant avec la législature fasciste, en livre chez deux éditeurs. La censure ne s'éveilla qu'en 1942, quand la vigilance du Saint-Siège dénonça le roman comme «immoral et antinational» dans L'Osservatore romano. Et ce sont justement ceux que des spectateurs mal habitués prennent pour les cinéastes les plus statiques de tout le cinéma, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, qui s'empareraient de tout cet espace et de tout ce mouvement?

Straub isole les dialogues existants ou les transforme à partir de leur style indirect, et six ans après, Huillet voudrait en faire un film, mais ils n'estiment l'entreprise possible que s'ils trouvent des gens disponibles deux ou trois heures par jour pendant plusieurs mois, ce qu'aucun acteur aujourd'hui ne peut, ne veut, ne sait faire. Ils reprennent alors une proposition ancienne d'un théâtre (à Buti en Toscane) sans troupe fixe. Avec dix travailleurs du voisinage, tous siciliens d'origine, les cinéastes partent dans l'aventure de quatre représentations, plus proches du théâtre que ne l'étaient alors la plupart des metteurs en scène de ce temps, terrorisés par l'esthétique cinématographique. Les éditions Montparnasse proposent, avec le film, une captation frontale de ce spectacle, qui permettra de mesurer le génie spécifique de la scène et de l'écran, avec le même texte, les mêmes acteurs, les mêmes metteurs en scène.

Même si Jean-Marie Straub fait souvent mine de négliger ce film, Sicilia! se hisse, avec Moïse et Aaron de Schoenberg (1974), Amerika / Rapports de Classe tiré de Franz Kafka (1983), et Antigone de Sophocle, Hölderlin et Brecht (1991), parmi les sommets de leur œuvre. Le découpage — disponible chez l'éditeur toulousain Ombres — retient cinq tête-à-tête de Silvestro: sur le port de Messine avec un vendeur d'oranges, payé en oranges qu'il ne parvient pas à vendre; dans un compartiment, avec le Grand Lombard rêvant d'un ordre nouveau ou d'un nouvel ordre et un sbire qui se fait passer pour un employé du cadastre; dans la cuisine avec sa mère, émouvante et drôle, qui tourne à l'affrontement perlé et cruel, où se mêlent pères et mari, maîtresses et amants, socialistes et saint Joseph; devant la Chiesa Madre de Grammichele enfin avec un aiguiseur qui voudrait bien revoir une vraie lame, de celle dont on fait les révolutions. Six acteurs immergés, habités, emportés dans un texte moderne et savant qui dit leur pays et leur mémoire, quand l'actrice, par exemple, sait à peine lire et s'approprie ainsi sans hiatus sa plus haute littérature, comme tous les autres dans une diction réglée comme un opéra. Ce n'est pas ici une façon de parler, les dactylographies des Straub sont d'authentiques partitions ponctuées de silences comparables aux pauses et aux demi-soupirs: Purcell ou Monteverdi sont dans nos oreilles. Le cinéaste de la Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) ne dit-il pas souvent que derrière Jean-Sébastien Bach il y a trois siècles de culture paysanne? Quant à cette fameuse et trompeuse immobilité, elle nous emmène à trembler et frémir avec eux, incessants regards vivants, mimiques et intonations: qu'une main bouge et le monde explose.

Nous avions ici rendu compte du coffret 5 publié par les éditions Montparnasse, où l'on peut trouver le documentaire Où gît votre sourire enfoui de Pedro Costa, consacré au tournage de Sicilia! et celui de leur assistant sur le film Jean-Charles Fitoussi: Sicilia! Si gira, dont on lira également le témoignage intelligent et analytique, pièce d'un dossier d'ensemble fourni sur le fim. Ces deux compléments et véritables œuvres cinématographiques montrent que, si le cinéma des Straub est en effet commandé par une très grande simplicité des moyens mis en œuvre, comme nous paraissent simples Matisse ou Picasso, leur unique folie vient de leur soin au-delà de toute mesure pour que donner la forme semble ainsi aller de soi.

© Photographie: Le texte d'Elio Vittorini découpé, tapé à la machine et mis en page par Danièle Huillet, surligné par Jean-Marie Straub. À chaque étape des répétitions, Straub utilise une autre couleur: «Les Straub font exister un texte comme un musicien fait exister une musique à partir d'une partition. Le musicien: de quelle musique cette partition est-elle le texte? Et les cinéastes: de quoi ce texte est il le texte, de quelle réalité?». Jean-Charles Fitoussi, La lettre du cinéma, n°8, hiver 1999.

dimanche 13 février 2011

Un livre sur Frederick Wiseman




Publié en janvier 2011 (MoMA / Gallimard), sous la direction de Marie-Christine de Navacelle et Joshua Siegel, le livre collectif Frederick Wiseman s'ouvre sur un texte d'ensemble où le cinéaste, bien connu de nos lecteurs réguliers, reprend ce qu'il a si souvent développé sur ses méthodes de travail dans ses différents entretiens et interviews. L'ouvrage réunit ensuite plusieurs contributions, pour la plupart anecdotiques et superficielles, dans une traduction d'une médiocrité parfois burlesque: on peut ainsi croiser (p. 52) un «Charlie Chapelain» ou le «sermon luisant» d'un bénédictin (p. 56), qui sentent leur traducteur automatique et l'absence de relecture. Sans parler de lassants contresens sur le travail du cinéaste: ainsi la page 67 le couronne «incontestablement le roi du cinéma misanthrope», alors que sa caractéristique principale est précisément la suspension du jugement et son fidèle entêtement à toujours mettre en évidence l'humanité commune au fond de tous comportements, pour sadiques, pervers, et condamnables qu'ils soient ou qu'ils nous paraissent; ou cette autre drôle de phrase (p. 76) qui fait de l'entreprise du créateur américain bien piètre injustice: «Le génie sans prétention de Wiseman montre bien que l'horreur elle-même peut se révéler à travers une sorte de beauté», quand Wiseman sait les crimes de bafouer l'éthique par l'esthétique et de spectaculariser l'horreur sous des formes séduisantes. Tout ce contre quoi s'insurge et se dresse l'œuvre concrète de Frederick Wiseman: son cinéma est au contraire un cinéma fraternel, ce que restituent plus finement les descriptions d'Andrew Delbanco, confrontant ses premières réceptions, qu'il identifie aujourd'hui comme idéologiques, à ce qu'il est en mesure de comprendre aujourd'hui, c'est-à-dire la tâche que, dès Titicut Follies (1967), Wiseman s'est sans cesse assignée: «Son but n'est pas d'être objectif, mais comme il le dit, de rendre justice aux participants» (p. 91).

Si l'intérêt principal de ce livre est de nous donner à retrouver dans d'excellentes conditions images et photogrammes significatifs de l'œuvre de Wiseman, deux autres contributions méritent notre pleine attention: Geoffrey O'Bryen offre des notes pénétrantes et suggestives sur Titicut Follies et secondairement sur Welfare (1975): «Nous avons ici dépassé toute question facile sur le sens moral (...) Nous avons franchi la frontière, et l'on pourrait considérer que toutes les œuvres de Wiseman sont une une incessante exploration des implications de ce franchissement» (p. 117). Et le texte de Pierre Legendre, dont les amateurs connaissaient déjà l'essentiel, publié dans les Cahiers du Cinéma de décembre 1996 et principalement augmenté ici d'une note sur La Danse (édité en DVD par les éditions Montparnasse avec un entretien entre le cinéaste et Pierre Legendre, 2009), qui a la belle perspicacité de distinguer «l'arête vive» que constitue l'extraordinaire Model (1980). Lignes dont nous retiendrons ici son art de résumer l'essentiel (p. 134): «Les films de Wiseman ne sont compréhensibles que par ceux qui ressentent la vérité des masques, l'intensité des morceaux de conversation entre interlocuteurs ordinaires, les bribes d'intrigues et de comédie qui sont le cœur des choses dans la traversée quotidienne des lieux, où que ce soit.»

Saisissons l'occasion de rappeler que l'ouvrage de Philippe Pilard Frederick Wiseman, chroniqueur du monde occidental (éditions du Cerf, 2006), par ses résumés précis, informations et indications d'analyses autour de chacun de ses films, demeure en revanche et pour l'instant le seul et précieux instrument de travail disponible en France sur le cinéaste. On lira ici son bel article Un cinéaste nommé Frederick Wiseman (2006).

Il est par ailleurs très simple de voir la plupart des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Pompidou possède une bonne collection, ainsi que la plupart des grandes médiathèques de France.


© Photogramme: Frederick Wiseman, Model, 1980.

lundi 7 février 2011

Lettre 16: hiver 2010-2011



Notre raison d'être:
Liber@ Te: 1. Un site intéressant: Regards et débats sur la biodiversité. — 2. L'obscure clarté de Wikileaks, ou préserver la dignité du visible. — 3. La chambre claire de Rospil, sur un site russe de vérité. — 4. Jafar Panahi aux juges iraniens. — 5. La proche présidence d'Anastasie, vers une drôle d'Europe?— 6. 2011: Demain les pigeons, un an pour retrouver la parole. — 7. Tunisie: journée des dupes? — 8. Notre Tunisie: les mots pour le dire. — 9. Boulevard de la calomnie: pourquoi la directrice de l'École Normale supérieure (rue d'Ulm) a annulé un meeting propalestinien. — 10. Des jours et des nuits dans les rues, ou quelques observations élémentaires sur les événements en cours.

Notre delta fertile:
Manhattania: 1. Novembre à New York: l'automne à Manhattan et l'état du chantier du World Trade Center.
Judaïca: 1. Gilles Bernheim: Israël et l'Europe. Les raisons d'un malentendu. —

Notre cinéma:
Pour Jean-Luc Godard: 1. Passions et patience pour Jean-Luc Godard, à propos d'une petite phrase prêtée à Godard, de gloses afférentes de différents journalistes, et d'un début d'éclaircissement apporté ensuite dans son livre par Jean-Luc Douin. — 2. Ceci n'est pas Godard, ou n'est pas biographe qui veut.

— NB. Les notes analytiques sur ses douze films rédigées ces trois dernières années sur John Cassavetes et l'étude sur Filmer après Auschwitz, élaborée dans Pour Jean-Luc Godard, ne sont plus accessibles en ligne. Les dossiers réunissent toujours tous les autres textes et informations utiles sur ces auteurs et différentes contributions d'invités, et continuent à être tenus à jour et à s'enrichir sur les autres sujets.

Nos images:
Penser par images et par sons: 1. Novembre à New York: l'automne à Manhattan et l'état du chantier du World Trade Center. — 2. Éveline Lavenu complète régulièrement ses albums de croquis, acryliques et gouaches.


Tous nos autres dossiers:
Notre delta fertile: ItalianaPour Maximilien VoxLes Goûts Réunis: recettes de cuisine.
Notre cinéma: Les Trains de Lumière, site général. Pour Bruno DumontPour Straub et Huillet (ouverture)Pour Frederick Wiseman — Un dossier complet: Pour Raphaël Nadjari — En constitution: Pour Paul Carpita.
Nos images: Table complète des diaporamas.
Nos fictions: Édits & Inédits: plusieurs textes souvent assez longs, publiés ou non, qu'il convient d'imprimer selon les envies, dont on retrouvera la liste en accueil.


En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
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© Photographie: Maurice Darmon: Fernand Léger, composition à la main et aux chapeaux, 1927, Beaubourg 2010. Tiré de Images de Paris et d'ailleurs.

mercredi 2 février 2011

Des jours et des nuits dans les rues




Voilà bientôt deux mois que des mouvements politiques et sociaux importants secouent un pays, puis deux, et rien n'indique qu'ils vont s'arrêter à ces frontières, ni même à celles du monde arabe. Il est frappant, jusqu'à présent au moins, que ces mobilisations physiques qui se donnent tout de même pour but non négociable le renversement des régimes en place, trouvent leur force et d'une certaine façon leur unité autour de deux revendications essentielles: survivre moins pauvrement, et exister plus librement.

Frappant aussi de constater l'absence totale de banderoles ou de mots d'ordre anti-occidentaux, de drapeaux américains brûlés, de slogans hostiles à Israël. Y compris de la part des porte-parole et dirigeants islamistes en Égypte et en Tunisie, qui demeurent discrètement en observation et, s'ils parlent, c'est pour en appeler au modèle turc, et à son islamisme autoproclamé «modéré»: une Turquie qui, si l'Europe n'a pas su lui proposer un cadre durablement attirant, n'a pour autant pas encore complètement révisé ses choix politiques internationaux, vis-à-vis des États-Unis et même d'Israël, malgré les changements que peu à peu elle y introduit.

Frappant de constater aussi que cette absence d'hostilité, pour extraordinaire qu'elle soit, soit si peu soulignée et analysée: pour l'essentiel, ces rues pleines de gens ont compris, au moins objectivement, à quel point instrumentaliser religion et nationalisme était aujourd'hui contre-révolutionnaire. Rues d'autant plus pleines d'ailleurs que les dictateurs affolés coupent les communications domestiques et offrent ainsi aux gens les rues et les places pour se parler et se rencontrer, autrement que dans la sotte haine de l'étranger. Les réseaux internet, occidentaux justement, palliant aux silences des leurs, parfois à leur façon.

Jusqu'ici, les seuls à tenter de dévoyer le sens de ces mouvements, profondément économiques, sociaux et politiques sont évidemment le dictateur iranien, acteur non arabe mais musulman, par la voie de son porte-parole officiel: «Avec la région qui prend une nouvelle forme et l'évolution en cours, nous espérons voir naître un Moyen-Orient qui soit islamique et puissant, et en mesure de résister aux occupants sionistes»: gageons que la réflexion sur les événements en cours et les projets doivent être assez différents dans l'opposition démocratique iranienne si durement frappée depuis maintenant dix-huit mois. Mais aussi la chaîne Al-Jazeera, dirigée à présent carrément par un membre du Hamas, qui trouve le moment venu de terminer de saper l'Autorité Palestinienne par la spectaculaire divulgation de documents soi-disant secrets bien qu'ils soient connus de tous depuis longtemps, en la désignant comme traître à la cause antisioniste, accusation relayée par les putschistes du Hezbollah libanais, et, chez nous, par l'étrange héraut de la liberté de la presse Mediapart qui offre son relais technique à la chaîne spécialisée dans la diffusion et la propagation des idées islamistes les moins «modérées», et titre ainsi les événements: «Al-Jazeera continue d'émettre en Égypte. Les Américains placent en Égypte leurs collabos pro-américano-israéliens». Qui titre, ou qui laisse titrer par ses mille virtuels pseudonymes: ce qu'on éructe avec violence sur l'internet tue moins que ce que, le plus clairement et paisiblement possible, ces hommes et ces femmes tentent de dire avec leurs corps et leurs voix.

Certes, les États-Unis, Israël, et l'Europe ne peuvent se dispenser de réfléchir sur leurs attitudes et responsabilités passées et présentes dans les évolutions en cours. Et les mouvements islamistes, y compris tunisiens et égyptiens, ne sont subitement pas devenus de débonnaires forces de progrès. Si divisés soient-ils, ils ont en commun cette certitude que leur temps viendra forcément et qu'il serait contre-productif de se confronter dès aujourd'hui aux femmes, aux jeunes gens, aux masses ouvrières et paysannes en mouvement, et se révéler ainsi comme de cyniques récupérateurs. D'expérience tacite ou de raison acquise, ces foules mobilisées savent ou pressentent qu'une hystérie guerrière et fanatique ne pourrait être invoquée que pour faire avorter ces puissantes et fragiles luttes en cours, et les livrer de nouveau pour longtemps à la violence d'État, physique et spirituelle.

© Photographie: Maurice Darmon, Union Square, juin 2009.