Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 12 décembre 2013

Lettre 27: automne 2013



    — Nous avons le plaisir d'ouvrir un nouveau dossier thématique: Le cinéma de Marguerite Duras. De nombreux documents et présentations sont déjà organisés. Et une première note sur ses deux entretiens, cf. ci-dessous dossier 13.    — Ensuite, nous continuons nos films, tous archivés sur Youtube dans Notre cinéma © 202 productions. Ici une sixième sélection pour Ralentir travaux visible en plein écran réunira les neuf films constituant le cycle de Venise.

• 25. Venise 1. Crystal Serenity (6'15)
• 26. Venise 2. Cendrillon (4'11)

• 27. 
Venise 3. Requiem pour les galériens (5'39) 
• 28. Venise 4. La nuit, de ton nom (7'32)
• 29. Venise 5. La grande odalisque (18'21, muet)
• 30. Venise 6. Noces marines (5'59)
• 31. Venise 7. L'étoffe du diable (20'12)
• 32. Venise 8. Souvent la foule (13'18)
• 33. Venise 9. La cité interdite (7'21)


Dossiers thématiques modifiés ce trimestre

Notre delta fertile:

Notre cinéma:

15. Penser par images et par sons:
• Table complète des diaporamas.
• Éveline Lavenu complète régulièrement ses albums d'acryliques et gouaches.

16. Les goûts réunis: Nos recettes de cuisine.

17. Édits et Inédits:

    • Plusieurs textes souvent assez longs, publiés ou non, qu'il convient d'imprimer selon les envies, dont on retrouvera la liste en accueil.
    • Une section de notre site est consacrée à notre revue Le cheval de Troie, comportant une présentation, les sommaires intégraux, quelques articles disponibles en lien avec nos actuels intérêts, et des notes de lectures sur quelques livres.

18. Le Théâtre et après. C'est-à-dire à quoi ça sert? Mais aussi après le théâtre, il y aura quoi?


    Dossiers complets: Pour Maximilien Vox — Pour Bruno Dumont — Pour Raphaël Nadjari — Pour une petite histoire de Ralentir travaux.

    Rappel: Parution aux Presses Universitaires de Rennes de notre dernier travail: Frederick Wiseman / Chroniques américaines, dans l'importante collection Le Spectaculaire / CinémaUne page Facebook qui suit l'actualité de cette parution donne tous compléments (filmographie, comment voir les films, essais d'autres auteurs, entretiens, etc.) Nous vous invitons à mentionner votre passage en aimant la page, comme dit Facebook.

    © Photographie: Maurice Darmon: Safari, 2005.

En librairie


      


Liens vers les éditeurs

La question juive de Jean-Luc Godard

jeudi 5 décembre 2013

Robert Bresson: Une femme douce, 1969




    Tourné à l'automne 1968, après le triomphe en juin de la droite parlementaire et au plein de la normalisation tchécoslovaque, Une femme douce est le neuvième film de Robert Bresson, sur les treize qu'il tourna durant quarante ans entre Les anges du péché (1943) et L'argent (1983). Il a soixante-sept ans et dans les dix années précédentes — Pickpocket, Le Procès de Jeanne d'Arc, Au hasard Balthazar, et Mouchette dont, pour la petite histoire, Jean-Luc Godard fit une bande-annonce — les moins cinéphiles se surent convoqués à des chefs-d'œuvre. L'opérateur Ghislain Cloquet — de Nuit et Brouillard (1955) d'Alain Resnais à Tess (1979) de Roman Polanski, en passant par Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras ou Guerre et amour (1975) de Woody Allen — avait assuré les splendides noir et blanc des deux derniers films. C'est à lui que Bresson confia son premier film en couleur.

    À partir du négatif original pour la nouvelle sortie de ce film invisible depuis plus de quarante ans, les laboratoires Éclair ont apporté tous leurs soins au filtrage et à la stabilisation de la palette réfléchie entre Bresson et Clocquet. Et, si importante dans le cinéma bressonnien, la bande son a été entourée des mêmes compétences techniques, historiques et artistiques pour que gronde cette circulation, vrillent ces klaxons, crissent ces pneus et ces freins, ceux de la fin des années Soixante.

     Éclats des néons rouges et jaunes, des éclairages publics et des phares des voitures, le film est documentaire des nuits de Paris. Et dans les extérieurs de rues et de parcs, l'automne impose ses délicates transparences et ses ocres soutenus. Plaisirs furtifs du Eastmancolor, puis le monde du magasin d'achats d'objets — prêteur sur gages dans Krotkaïa, la nouvelle de Dostoievski (1876) —, et l'appartement petit-bourgeois du couple sont gris ou beiges, étriqués comme leurs ternes vêtements de confection courante, ou le marron rayé d'une cravate de convention. Longtemps peintre, il fuit la peinture dans ses films: «J'ai horreur du cartepostalisme». De la couleur, Bresson attend qu'elle apporte «une plus grande puissance d'expression ou de conviction de l'image. On peut frapper fort avec la couleur. Mais si la couleur n'est pas juste, alors on tombe dans l'horrible réalité du faux». S'il voulait rejoindre la peinture, le cinéaste ou le photographe que Bresson fut aussi aurait davantage à attendre du noir et blanc: «le vert d'un arbre qu'il suggère est plus proche du vrai vert que le faux vert photographique dans un film en couleur (1)». Autant de garde-fous pour les étalonneurs numériques de la copie neuve.

    En 1986, Thérèse d'Alain Cavalier aura retenu la leçon. Déjà nécessaire pour les blancs des draps et des nappes, la couleur existe pour la terrible tache de sang sur le visage de Dominique Sanda, dix-sept ans et premier film: «Elle paraissait seize ans, Anna, tu te rappelles?». Bresson l'aurait choisie pour le bombé unique de son front, s'il n'avait été conquis par sa voix au téléphone, sans l'avoir jamais vue. Visage indemne et sang rouge sur le trottoir, ineffaçable malgré les serviettes rougies dans la cuvette par l'ultime toilette de la morte sur son lit pliant de quatre-vingt-dix, répudiée dans le salon devant le piano à queue, pour ses nuits de femme douce.

    En amont aussi, Bresson reçoit tout le cinéma. Plans sur les mains et les corps et, à l'opposé de toute idée de flashback, une «confrontation de la mort et de la vie (2)» dans les entremêlements de divers présents, comme déjà on les vit dans Hiroshima mon amour d'Alain Resnais (1959) et L'année dernière à Marienbad (1961), Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964), Shadows (1961 en France) ou Faces (1968) de John Cassavetes, en noir et blanc en effet. Couleur? voilà jumelle l'histoire tout entière de Marnie (1964), triomphe du rouge dans le mariage forcé, vu par Alfred Hitchcock. Et quant aux mots, à l'instant de l'irrémédiable, ils éclatent et se dérobent dans les escaliers et les portes: «En une seconde tout son visage a changé. La douceur a fait place au défi, à la révolte». Reviennent le regard de Camille livrée par son mari Paul à la décapotable rouge de Jeremy Prokosch, puis celui, charbonneux et silencieux, dans le parc de la villa romaine — même œil froid de la femme douce vers son mari dans sa décapotable, noire celle-là, avant de jeter la brassée de marguerites. Camille encore, descendant la cage de l'escalier de leur appartement: «Je te méprise».

    Sidérante rencontre du «Je t'aime je te désire», mot pour mot contemporain dans le livre et le film de Marguerite Duras, Détruire dit-elle (1969): qui rencontre l'autre?    

     Je pense que Bresson a introduit la plus grande nouveauté qu'on pouvait, à l'heure actuelle, introduire dans le cinéma, c'est celle de la pensée. Et cette pensée n'était pas immédiatement apparente. C'est-à-dire que j'étais débordée par le spectacle et, en même temps, je ne pouvais pas mettre le doigt exactement sur ce que je voyais (3).

     Détruire dit-elle où, par l'intercession d'Alissa, son mari Max Thor et un couple conformiste et petit-bourgeois font en quelques heures des pas de géant dans la perception du monde, de la vie, de leurs propres personnes. Ainsi, le promoteur immobilier Bernard Alione est le jumeau de Luc, le mari de la femme douce, tous deux en chemin douloureux vers les lointaines douceur et renoncement à la possession. Ainsi leur découplage entre l'amour et le désir que Dostoievski n'avait pas envisagé non plus: alors que s'aggrave la mésentente, «ce soir-là, comme chaque soir, nous avons tiré de grands plaisirs l'un de l'autre». Ainsi enfin sur l'écran de télévision allumé pour personne, ces images d'archives de l'Adlertag en vue de la «destruction totale» de la Royal Air Force en 1940.

     Après tout, ne suffisait-il pas de se souvenir de La Prisonnière de Marcel Proust, matrice de La captive de Chantal Akerman (2000)? Et pour son premier film, The Shade (1999), Raphaël Nadjari offre aux spectateurs de la fin du siècle une adaptation semblable de la même nouvelle, mais à Greenwich Village, en évident hommage à l'un de ses maîtres en cinéma.

    Ce que les hommes faisaient jusqu'ici de la poésie, de la littérature, Bresson l'a fait avec le cinéma. On peut penser que jusqu'à lui, le cinéma était parasitaire, il procédait d'autres arts. Et qu'on est entré, avec lui, dans le cinéma pur. Et d'un seul (3).

     Duras s'entretenait alors du film précédent, Au hasard Balthazar. Une femme douce est justement ce manifeste, politique, esthétique, c'est-à-dire moral, où Bresson situe le cinéma par rapport à tous les autres arts.

     «Nous irons au cinéma quand tu voudras. Presque pas au théâtre, c'est trop cher», ce sont les premiers mots de Luc au premier matin: «J'ai jeté de l'eau froide sur cet enivrement». Abandonnant pour un soir la télévision, au Paramount-Élysées ils regardent Benjamin ou les mémoires d'un puceau de Michel Deville (1967) que Bresson choisit tard et par commodité puisqu'il était aux catalogues des mêmes producteurs et distributeurs. Mais pas seulement: ce film est alors le dernier gros succès de Mag Bodard, sa productrice, un film séduisant, chatoyant et servi par des vedettes comme Michèle Morgan, Catherine Deneuve, Michel Piccoli et Pierre Clémenti, photographiés par Ghislain Cloquet en costumes du XVIIIe siècle dans un parc splendide, toutes reconstitutions spectaculaires que Bresson refuse pour adapter la «nouvelle bâclée» de Dostoievski: «Je ne me vois pas faisant un film de neige, de troïkas, de coupoles byzantines, de pelisses de fourrure et de barbes (2)».

    Mais on drague trop les femmes au cinéma. Alors Luc se met en chemin et s'affranchit de ses propres règles. Les voilà au théâtre, devant une représentation bruyante et ferraillante de Hamlet. Elle sait la trahison par omission et, au retour, furieuse et sûre de sa mémoire, elle lit le passage (III, 2) coupé par le vulgaire metteur en scène «pour pouvoir crier pendant toute la pièce», où — théâtre dans le théâtre — Hamlet dirige le premier comédien.

    HAMLET, au premier comédien: — Dites vos répliques du bout des lèvres, comme je les ai prononcées moi-même. Si vous les hurlez comme beaucoup de nos acteurs font, j'aimerais mieux donner mon texte au crieur public. Ne sciez pas l'air avec votre main. Car, dans le torrent, la tempête, l'ouragan de la passion il fait toujours user de mesure et acquérir même une certaine douceur.

    Exactement comme Bresson dirigera Dominique Sanda et Guy Frangin. L'une consentante, l'autre contre son gré, il les voulait ainsi.

    Le couple se rend aussi dans trois musées, histoire de dresser l'inventaire d'autres conduites culturelles. Une courte visite au Louvre: «Les Vénus, les Psyché nues qu'elle admirait au Louvre me faisaient plutôt voir la femme comme un instrument de plaisir», au regard de ces mots de Bresson: «Si le nu n'est pas beau, il est obscène (2)». Une galerie d'art moderne où sont exposées des œuvres cinétiques, qu'elle semble seule à apprécier. Le muséum d'histoire naturelle du Jardin des Plantes pour conserver l'animalité dans la grâce: «C'est la même matière première pour tous, mais arrangée différemment pour une souris, pour un éléphant, pour un homme», dit-elle sur une sonate de Mozart en feuilletant un livre d'art, arrêtée sur La blonde aux seins nus de Manet, quelque temps après cette première promenade dans la Ménagerie où il avait forcé sa mise en cage au milieu des rugissements des fauves et des chants d'oiseaux: 

LUI. — Et vous? Que désirez-vous? 
ELLE. — Je ne sais pas. Autre chose, de plus large. Le mariage légal m'assomme.
LUI. — Réfléchissez, des centaines de milliers, des millions de femmes le désirent.
ELLE.— Peut-être. Mais il y a aussi les singes.

    Il faudrait détailler davantage. D'autres séquences questionnent d'autres arts pour entrer «avec lui, dans le cinéma pur. Et d'un seul»: la musique et la littérature par exemple, dans leur fonction d'édification personnelle et d'urgence vitale en même temps que dans leur statut d'objets de consommation: «Elle voulait dire: "Je ne m'attendais pas à trouver en vous un homme instruit"». Lui le Grand prix de Monaco pour bande son tandis qu'elle se prépare à sa joyeuse nuit de noces, ou les courses hippiques à la télévision, elle l'électrophone à même le sol, ce sol où tombent, où sont jetées avec rage ou indifférence les livres et les fleurs. Car le ciel appartient au chant des oiseaux et à l'écharpe de la défenestrée lorsqu'à terre elle aussi, elle n'a plus cru à l'envol.

    Commentant son film (1), Bresson cite Paul Claudel: «Je suis ici, l'autre est ailleurs et le silence est terrible». Une note retrouve opportunément le reste de ce poème, Ténèbres, 1915:

Je souffre et l'autre souffre, et il n'y a point de chemin 
Entre elle et moi, de l'autre à moi point de paroles ni de main.

    Cérémonie secrète, cette scène muette où Luc ramasse la savonnette tombée à terre pour la tendre à sa femme dans la baignoire: pas un mot et les yeux dans les yeux les mains tendues s'évitent. Et secret de tout le cinéma de Robert Bresson: jeu de pistes qu'il faut suivre si nous voulons espérer ramasser une clé. Parmi d'autres car — magie de Bresson, magie de la pensée «non immédiatement apparente» — selon que, personne devant Une femme douce, vous serez seule, accompagnée d'ami de l'un ou l'autre sexe, une ou plusieurs ou à côté de votre conjoint, vous ne serez pas «débordée» par le même film, et votre doigt se posera alors en plus d'un endroit, dont vous finirez par savoir mieux quelque chose.

    Notes.
    1. «Je suis ici, l'autre est ailleurs et le silence est terrible», Bresson par Bresson, entretiens (1943-1983) rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013.
      2. «La confrontation de la mort et de la vie», op. cit.
    3. Marguerite Duras: entretien avec Roger Stéphane, Jean-Luc Godard, Louis Malle et Robert Bresson, Pour le plaisir, ORTF, 1966, «Trouver un truc pour arriver à la vie sans la copier», op. cit.

    © Olga Poláčková-Vyleťalová (1944-), peintre et graphiste alors tchécoslovaque, sur une photographie de Bert Stern: Une femme douce de Robert Bresson, 1969. 

dimanche 3 novembre 2013

Marguerite Duras / Benoît Jacquot: les deux derniers entretiens (1993)




    Dans son appartement de la rue Saint-Benoît pour La mort du Jeune aviateur anglais (36'), dans sa maison de Neauphle-le-Château pour Écrire (43'), Marguerite Duras a bientôt quatre-vingts ans. D'innombrables textes, dix-neuf films, elle ne publie plus depuis un an, écrit son journal intime, reçoit peu de monde. Autour d'elle, tous et toutes invisibles, la photographe Hélène Bamberger, Caroline Champetier à la caméra, son compagnon Yann Andrea et le cinéaste Benoît Jacquot réalisent ses deux derniers entretiens, trois ans avant sa disparition. Elle connaît Benoît Jacquot depuis qu'il l'assista pour Nathalie Granger (1972), La Femme du Gange (1973), et qu'il donna sa voix off dans India Song (1974) et dans Le Navire Night (1978).

    Après la trachéotomie subie en 1988, la canule qu'elle ne cache pas vraiment et qu'elle ajuste parfois transforme aujourd'hui modérément sa voix. Elle est accoudée dans un fauteuil le dos à la fenêtre, à Paris entre deux guéridons — parfois un verre trahit la chronologie des séquences —; à Neauphle-le-Château près du piano et là ce sont les bagues, le bracelet, le châle de cachemire pour indiquer l'ordre du temps. Elle se tient droite, le doux visage enfoncé dans les épaules projetées en avant, et quand elle s'adosse: «J'ai fini». Chandail rouge orange ou bleu, jupe beige ou à carreaux, toujours elle découvre son genou, caillou lisse où elle pose ses mains, au centre géométrique et visuel de l'image, ancrée au sol par les magnifiques fuseaux de ses mollets: elle aime ses jambes à l'évidence, j'en trouverai un jour la preuve. Ses cheveux sont retenus par un bandeau. À Paris, souvent la rumeur du proche boulevard Saint-Germain traverse la vitre de ses klaxons: «Il faut continuer, tant pis».

    Ses mains se caressent puis se croisent, flattent longuement son genou nu et quand elles se mettent en mouvement c'est pour signifier l'insistance, la précision du temps et du lieu, cet au-delà que ne peuvent dire les mots ni les silences: «Pourquoi un film de ça, qui est presque rien, presque rien, rien, à peine visible. C'est ça qu'il faut je crois. Je n'ai rien dans les mains, rien». Ses mots: dans son texte Écrire, rédigé après et d'après cet entretien, elle affirme vouloir aller «à l’os, au plus pauvre de la phrase (1)», ce que déplie admirablement cette autre orfèvre des mots et de la diction, Hélène Cixous:

    Ce que Duras invente, c’est ce que j’appellerai: l’art de la pauvreté. Petit à petit, il y a un tel travail d’abandon des richesses, des monuments, au fur et à mesure qu’on avance dans son œuvre, et je crois qu’elle en est consciente, c’est-à-dire qu’elle dépouille de plus en plus, elle met de moins en moins de décor, d’ameublement, d’objets, et alors c’est tellement pauvre qu’à la fin quelque chose s’inscrit, reste, et puis ramasse, rassemble tout ce qui ne veut pas mourir (2).

    Il n'est pas vrai qu'elle s'écoute parler, elle et ses mains écoutent en vérité le temps, les images et les sons qui à ses mots sont liés.

    Les yeux droits dans les yeux de ses deux interlocuteurs, Yann Andrea et Benoît Jacquot, parfois des deux femmes aussi. Si rarement ils les quittent c'est pour aller trouver images et souvenirs au plafond ou dans un coin de la pièce, au plancher, au fond de ce couloir où sont tapies ses peurs, ailleurs de toutes façons puisqu'ils se saisissent à leur tour d'autres douleurs — «Une banalité à son sommet, donc c'est une grandeur» —, d'autres étonnements — «Oui j'écris à cause de cette chance que j'ai de me mêler de tout» —, d'autres émotions jusqu'aux larmes, d'autres doux scandales — «Peut-être un amant. De lui. Un homme qui aimait cet enfant». Et parfois, quand tout se calme en éclats de courts silences, le menton se lève comme pour en prendre la mesure ou les dompter un instant.

    Voilà maintenant des gros plans qui oublient l'âge, la maladie longtemps mortelle dont elle a différé la fin, la vieillesse, la mort forcément imminente en ces deux derniers entretiens, pour ne plus voir que la ferme douceur, l'aimante volonté de partage de l'indicible, indicible de la mort partout, celle du jeune aviateur, de l'enfant, du petit frère, de la mouche, et de sa propre défaite par l'écriture, toujours provisoire et discrètement triomphante.

    Dans La mort du jeune aviateur anglais, la voilà filmant comme par procuration, guidant par la parole la caméra de Caroline Champetier:


    C'est beau la lumière derrière sur les planches des murs. Et toujours cette couleur de l'église, couleur cendre, bleue. Voilà, on va arriver sous l'arbre, maintenant. Tu vas le chercher en haut l'arbre, il est énorme (…). Tu peux repartir, très doucement derrière le mur peut-être. Là ici tu peux filmer un tout petit peu, tu peux revenir en arrière, sans bouger. Le mur est complètement cassé, et je crois que ce sont des balles. Tu pars sur la gauche, très doucement, voilà. Tu remontes un peu pour chercher d'autres balles, et tu redescends le long de la colonne, la brique la brique à gauche, et tu arrives à la terre. À la terre tu repars. Tu vas là, là, jusqu'à l'allée. Jusqu'au bruit, encore, encore encore. Jusqu'au bruit — Qu'est-ce qu'il dit? —, qu'elle le cherche ce bruit, qu'elle le regarde.

    D'ordinaire sûre de ses mouvements et de ses lumières, ici Caroline Champetier zoome nerveusement, marche, tremblante et indécise, ou hâtive. Pas question de réussir les images à la place de Marguerite Duras, préserver son royaume et sa maîtrise par ce qu'elles peinent à montrer, ouvrir tout le champ de notre imaginaire au rêve de film, quelque chose du cinéma selon Duras qui n'a plus tourné depuis huit ans:

    On pourrait le tourner ça, mais jamais refaire l'événement c'est impossible et photographier les faits, le fait de la tombe, le soleil crevé dans les arbres, oui, le ruisseau, les chats, y en a beaucoup (…) On devrait faire un film quand même là-dessus, d'insistances, d'insistances, de retours en arrière, de repars, de redéparts. Essayer d'ex… comment dirais-je? d'exprimer tout, la totalité de la chose, de l'émotion. Et puis casser, abandonner.

    Alors il lui vaudra mieux écrire finalement: son texte sera à «mener comme un cheval», il décrira par le dehors mieux que le cinéma, en viendra au fait, il lui faudra être plus forte que ce qu'elle écrit: «des émotions de cet ordre très subtiles, très profondes. Très charnelles, essentielles complètement, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C'est ça, l'écriture. C'est le train de l'écrit». À l'opposé du cinéma qui a beau filmer et ne voit rien. Ce cinéma tremble de ne rien avoir vu à Vauville, comme la dame de Nevers n'avait rien vu à Hiroshima, malgré les splendides photographies qu'en ramena Emmanuelle Riva (3).

    Dans le film Écrire au contraire, les choses et les gens reprennent leur place, Marguerite Duras dit le livre — «Je sais que je ne suis pas encore morte» —, et le pouvoir de filmer est rendu à Caroline Champetier (4) et à Benoît Jacquot. En de courtes séquences séparées au noir, une caméra paisible et stable enchaîne les plans fixes et les imperceptibles approches. Sur la table, le divan, le parc, les baies et les fenêtres, non plus vers les arbres morts mais sur le parc, elle sait alors dérouler d'amples, réguliers et empathiques panoramiques.

    Voilà ce que ces deux entretiens ont à voir avec les images et avec le cinéma. Ce qu'elle y dit à présent? On ne résume pas Marguerite Duras, qui, parlant de tout son long, le fait mieux que personne, c'est même là son art. Ce coffret (un DVD et deux CD) des éditions Montparnasse et des femmes / Antoinette Fouque nous offre Marguerite Duras par ses mots, avec sa voix, son visage, ses yeux, ses mains et ses genoux, puis par son écriture des textes conséquents et de Roma, dans la voix brûlante et ponctuelle de Fanny Ardant.

    Notes
    1. Écrire, Gallimard, 1993, p. 15.
    2. Hélène Cixous et Michel Foucault: entretien, À propos de Marguerite Duras, Cahiers Renaud-Barrault, n° 89, pp. 9-10. Repris dans Michel Fouchault: Dits et Écrits I, 1954-1975,  Gallimard, 1994.
    3. Dominique Noguez et Marie-Christine de Navacelle (dir.): Tu n'as rien vu à Hiroshima, photographies d'Emmanuelle Riva, Gallimard, 2009.
    4. Caroline Champetier réalisera ensuite en 1996 Marguerite Duras 1914-1996 (53'), dans la série Un siècle d'écrivains, dirigée par Bernard Rapp. Une brève description ici, en section Posthumes.


    © Texte: Maurice Darmon, 3 novembre 2013. © Photogramme: Benoît Jacquot: La mort de l'aviateur anglais, 1993. — © Photographie: Auteur inconnu, tous droits réservés.

dimanche 29 septembre 2013

Nadejda Tolokonnikova: lettre du camp 14 de Mordovie



    Chacun se souvient des Pussy Riot. On en a beaucoup parlé alors, comme d'une histoire somme toute légère, où ces excitées avaient au fond leur part de responsabilité dans ce qui leur arrivait. Des esprits particulièrement forts trouvaient même très élégant d'écrire dans leurs moyens habituels d'expression (ce qu'on appelle les "réseaux sociaux") qu'il y en avait marre des Pussy Riot,  qui avaient sans doute le tort de les éclipser un peu trop à leur goût. 

    Heureusement pour eux, tout ça n'a guère duré et, un clou chassant l'autre, ils sont revenus à de plus nobles causes. Deux des trois Pussy Riot sont pourtant aujourd'hui dans des camps en Mordovie, au pays de Gérard Depardieu. Nadejda Tolokonnikova — l'autre s'appelle Maria Alekhina —vient de faire parvenir cette lettre, publiée partiellement dans Le Monde et dans Libération. En voici ici la version intégrale, dans la traduction inédite de Marie N.  Pane, reprise du site Demandez le programme. Espérons simplement que certains ne trouveront pas à présent cette lettre un peu trop longue.

    Nadejda Tolokonnikova, Pussy Riot. Lettre du camp 14 de Mordovie. — Ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de la faim. C’est une méthode extrême, mais je suis absolument certaine que, dans la situation où je me trouve, c’est la seule solution.

    La direction de la colonie pénitentiaire refuse de m’entendre. Mais je ne renoncerai pas à mes revendications, je n’ai pas l’intention de rester sans rien dire et de regarder sans protester les gens tomber d’épuisement, réduits en esclavage par les conditions de vie qui règnent dans la colonie. J’exige le respect des droits de l’homme dans la colonie, j’exige le respect des lois dans ce camp de Mordovie. J’exige que nous soyons traitées comme des êtres humains et non comme des esclaves.

    Voici un an que je suis arrivée à la colonie pénitentiaire n° 14 du village de Parts. Les détenues le disent bien —  «Qui n’a pas connu les camps de Mordovie n’a pas connu les camps tout court». Les camps de Mordovie, j’en avais entendu parler alors que j’étais encore en préventive à la prison n° 6 de Moscou. C’est là que le règlement est le plus sévère, les journées de travail les plus longues, et l’arbitraire le plus criant. Quand vous partez pour la Mordovie, on vous fait des adieux comme si vous partiez au supplice. Jusqu’au dernier moment chacune espère — «Peut-être, quand même, ce ne sera pas la Mordovie? Peut-être que j’y échapperai?»  Je n’y ai pas échappé, et à l’automne 2012 je suis arrivée dans cette région de camps sur les bords du fleuve Parts.

    La Mordovie m’a accueillie par la voix du vice-directeur en chef du camp, le lieutenant-colonel Kouprianov, qui exerce de fait le commandement dans la colonie n° 14: «Et sachez que sur le plan politique, je suis un staliniste». L’autre chef (ils dirigent la colonie en tandem), le colonel Koulaguine, m’a convoquée le premier jour pour un entretien dont le but était de me contraindre à reconnaître ma faute. « Il vous est arrivé un malheur. C’est vrai, non? On vous a donné deux ans de camp. D’habitude, quand il leur arrive un malheur, les gens changent leur point de vue sur la vie. Vous devez vous reconnaître coupable pour avoir droit à une libération anticipée. Si vous ne le faites pas, il n’y aura pas de remise de peine.»

    J’ai tout de suite déclaré au directeur que je n’avais l’intention d’effectuer que les huit heures de travail quotidiennes prévues par le Code du Travail. «Le Code du Travail, c’est une chose, mais l’essentiel, c’est de remplir les quotas de production. Si vous ne les remplissez pas, vous faites des heures supplémentaires. Et puis, on en a maté des plus coriaces que vous, ici!», m’a répondu le colonel Koulaguine.

    Toute ma brigade à l’atelier de couture travaille entre seize et dix-sept heures par jour. De sept heures trente à minuit et demie. Dans le meilleur des cas, il reste quatre heures de sommeil. Nous avons un jour de congé toutes les six semaines. Presque tous les dimanches sont travaillés. Les détenues déposent des demandes de dérogation pour travailler les jours fériés, «de leur propre initiative», selon la formule employée. En réalité, bien entendu, c’est tout sauf leur initiative, ces demandes de dérogation sont écrites sur l’ordre de la direction du camp et sous la pression des détenues qui relaient la volonté de l’administration.

    Personne n’ose désobéir (refuser d’écrire une demande d’autorisation à travailler le dimanche, ne pas travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de cinquante ans avait demandé à rejoindre les bâtiments d’habitation à vingt heures au lieu de minuit, pour pouvoir se coucher à vingt-deux heures et dormir huit heures ne serait-ce qu’une fois par semaine. Elle se sentait mal, elle avait des problèmes de tension. En réponse, il y a eu une réunion de notre unité où on lui a fait la leçon, on l’a insultée et humiliée, on l’a traitée de parasite. «Tu crois que tu es la seule à avoir sommeil? Il faudrait t’atteler à une charrue, grosse jument!» Quand le médecin dispense de travail une des femmes de la brigade, là encore, les autres lui tombent dessus: «Moi je suis bien allée coudre avec quarante de fièvre! Tu y as pensé, à qui allait devoir faire le travail à ta place?»

    À mon arrivée, j’ai été accueillie dans ma brigade  par une détenue qui touchait à la fin de ses neuf ans de camp. Elle m’a dit: «Les matons ne vont pas oser te mettre la pression. C’est les taulardes qui le feront pour eux.» Et en effet, le règlement est pensé de telle façon que ce sont les détenues qui occupent les fonctions de chef d’équipe ou de responsable d’unité qui sont chargées de briser la volonté des filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes.

    Pour maintenir la discipline et l’obéissance dans le camp, il existe tout un système de punitions informelles. «Rester dans la cour jusqu’à l’extinction des feux»: interdiction d’entrer dans les baraquements, que ce soit l’automne ou même l’hiver — dans l’unité n° 2, celle des handicapées et des retraitées, il y a une femme à qui on a amputé un pied et tous les doigts des mains: on l’avait forcée à passer une journée entière dans la cour — ses pieds et ses mains avaient gelé; «Barrer l’accès à l’hygiène»: interdiction de se laver et d’aller aux toilettes; «Barrer l’accès au cellier et à la cafétéria»: interdiction de manger sa propre nourriture, de boire des boissons chaudes. C’est à rire et à pleurer quand une femme de quarante ans déclare: «Allons bon, on est punies aujourd’hui! Est-ce qu’ils vont nous punir demain aussi, je me demande?» Elle ne peut pas sortir de l’atelier pour faire pipi, elle ne peut pas prendre un bonbon dans son sac. Interdit.

    À plusieurs reprises, le camp a touché des subsides pour changer complètement les équipements. Mais la direction s’est contentée de faire repeindre les machines à coudre par les détenues elles-mêmes. Nous devons coudre sur des machines obsolètes et délabrées. D’après le Code du Travail, si l’état des équipements ne correspond pas aux normes industrielles contemporaines, les quotas de production doivent être revus à la baisse par rapport aux quotas-type du secteur. Mais les quotas de production ne font qu’augmenter. Par à-coup et sans prévenir.

«Si on leur montre qu’on peut faire cent uniformes, ils vont placer la barre à cent vingt!», disent les ouvrières expérimentées. Or, on ne peut pas ne pas les faire — sinon toute l’équipe sera punie, toute la brigade. Elle sera obligée, par exemple, de rester plusieurs heures debout sur la place d’armes. Avec interdiction d’aller aux toilettes. Avec interdiction de boire une gorgée d’eau.

    Voici deux semaines, le quota de production pour toutes les brigades de la colonie pénitentiaire a été arbitrairement augmenté de cinquante unités. Si avant la norme était de cent uniformes par jour, maintenant elle est de cent cinquante. D’après le Code du Travail, les travailleurs doivent être prévenus des changements de quotas de production au moins deux mois à l’avance. Dans la colonie n° 14, nous nous réveillons un beau jour avec un nouveau quota, parce que c’est venu à l’idée de nos «marchands de sueur», c’est comme ça que les détenues ont surnommé la colonie. L’effectif de la brigade baisse (certaines sont libérées ou changent de camp), mais les quotas de production augmentent, et celles qui restent travaillent de plus en plus dur.

     Les mécaniciens nous disent qu’ils n’ont pas les pièces détachées nécessaires aux réparations, et qu’il ne faut pas compter dessus : «Quand est-ce qu’on va les recevoir? Non mais tu te crois où pour poser des questions pareilles? C’est la Russie, ici, non?!»

En quelques mois à la fabrique de la colonie, j’ai pratiquement appris le métier de mécanicien. Par force et sur le tas. Je me jetais sur les machines le tournevis à la main, dans une tentative désespérée de les réparer. Tes mains ont beau être couvertes de piqûres d’aiguilles, d’égratignures, il y a du sang partout sur la table, mais tu essaies quand même de coudre. Parce que tu es un rouage de cette chaîne de production, et, ta part de travail, il est indispensable que tu la fasses aussi vite que les couturières expérimentées. Et cette fichue machine qui tombe tout le temps en panne!

    Comme tu es la nouvelle, et vu le manque d’équipements de qualité au camp, c’est toi, bien sûr, qui te retrouves avec le pire moteur de la chaîne. Et voilà que le moteur tombe de nouveau en panne, tu te précipites à la recherche du mécanicien (qui est introuvable), les autres te crient dessus, t’accusent de faire capoter le plan, etc. Aucun apprentissage du métier de couturière n’est prévu dans la colonie. On installe la nouvelle à son poste de travail et on lui donne une tâche.

    «Tu ne serais pas Tolokonnikova, ça fait longtemps qu’on t’aurait réglé ton compte» — disent les détenues qui sont en bons termes avec l’administration. Et en effet, les autres prennent des coups. Quand elles sont en retard dans leur travail. Les reins, le visage. Ce sont les détenues elles-mêmes qui frappent, mais pas de passage à tabac dans la colonie qui ne se produise sans l’aval de l’administration. Il y a un an, avant mon arrivée, on a battu à mort une tsigane dans l’unité n° 3 (l’unité n° 3 est l’unité punitive, c’est là que l’administration envoie celles qui doivent subir des passages à tabac quotidiens). Elle est morte à l’infirmerie de la colonie n° 14. Qu’elle soit morte sous les coups, l’administration a réussi à le cacher: ils ont inscrit comme cause du décès une attaque cérébrale.

    Dans une autre unité, les nouvelles couturières, qui n’arrivaient pas à remplir la norme, ont été forcées de se déshabiller et de travailler nues. Personne n’ose porter plainte auprès de l’administration, parce que l’administration te répondra par un sourire et te renverra dans ton unité, où, pour avoir «mouchardé», tu seras rouée de coups sur ordre de cette même administration. Ce bizutage contrôlé est un moyen pratique pour la direction de la colonie de soumettre complètement les détenues à un régime de non-droit.

Il règne dans l’atelier une atmosphère de nervosité toujours lourde de menaces. Les filles, en manque constant de sommeil et perpétuellement stressées par cette course inhumaine à la production, sont prêtes à exploser, à hurler, à se battre sous le moindre prétexte. Il n’y a pas longtemps, une jeune fille a reçu un coup de ciseaux à la tempe parce qu’elle n’avait pas fait passer un pantalon assez vite. Une autre fois, une détenue a tenté de s’ouvrir le ventre avec une scie. On a réussi à l’en empêcher.

    Celles qui étaient à la colonie n° 14 en 2010, l’année des incendies (de forêt) et de la fumée, racontent qu’alors que l’incendie se rapprochait des murs d’enceinte les détenues continuaient de se rendre au travail et de remplir leur norme. On ne voyait pas à deux mètres à cause de la fumée, mais les filles avaient attaché des foulards humides autour de leur visage et continuaient de coudre. L’état d’urgence faisait qu’on ne les conduisait plus au réfectoire. Certaines femmes m’ont raconté qu’elles avaient atrocement faim, et qu’elles tenaient un journal pour noter toute l’horreur de ces journées. Une fois les incendies éteints, les services de sécurité ont fouillé les baraquements de fond en comble et confisqué tous ces journaux, afin que rien ne transparaisse à l’extérieur.

    Les conditions sanitaires à la colonie sont pensées pour que le détenu se sente comme un animal sale et impuissant. Et bien qu’il y ait des sanitaires dans chaque unité, l’administration a imaginé, dans un but punitif et pédagogique, un «local sanitaire commun»: c’est à dire une pièce prévue pour cinq personnes, où toute la colonie (huit cents personnes) doit venir se laver. Nous n’avons pas le droit de nous laver dans les sanitaires de nos baraquements, ce serait trop pratique!

    Dans le «local sanitaire commun», c’est la bousculade permanente, et les filles, armées de bassines, essaient de laver au plus vite «leur nounou» (c’est comme ça qu’on dit en Mordovie), quitte à se grimper les unes sur les autres. Nous avons le droit de nous laver les cheveux une fois par semaine. Mais même cette «journée de bain» est parfois annulée. La raison — une pompe qui a lâché, une canalisation qui est bouchée. Il est arrivé qu’une unité ne puisse pas se laver pendant deux ou trois semaines.

Quand un tuyau est bouché, l’urine reflue depuis les sanitaires vers les dortoirs et les excréments remontent par grappes. Nous avons appris à déboucher nous-mêmes les canalisations, mais la réparation ne tient pas longtemps, elles se bouchent encore et encore. Il n’y a pas de furet pour déboucher les tuyaux dans la colonie. La lessive a lieu une fois par semaine. La buanderie, c’est une petite pièce avec trois robinets d’où coule un mince filet d’eau froide.

    Toujours dans un but éducatif, il faut croire, on ne donne aux détenues que du pain dur, du lait généreusement coupé d’eau, des céréales toujours rances et des pommes de terres pourries. Cet été la colonie a reçu une grosse livraison de tubercules noirâtres et gluants. Qu’on nous a fait manger.

    On parlerait sans fin des conditions de vie et de travail dans la colonie n° 14. Mais le reproche principal que je fais à cette colonie est d’un autre ordre. C’est que l’administration emploie tout son possible pour empêcher que la moindre plainte, la moindre déclaration concernant la colonie n° 14 ne sorte de ses murs. Le plus grave, c’est que la direction nous contraint au silence. Sans reculer devant les moyens les plus bas et les plus vicieux. De ce problème découlent tous les autres — les quotas de travail excessifs, la journée de travail de seize heures etc.

    La direction se sent invulnérable et n’hésite pas à opprimer toujours plus les détenues. Je n’arrivais pas à comprendre les raisons pour lesquelles tout le monde se taisait avant d’avoir à affronter moi-même la montagne d’obstacles qui se dresse en face du détenu qui a décidé d’agir. Les plaintes ne peuvent pas sortir du territoire de la colonie. La seule chance, c’est de faire passer sa plainte par son avocat ou sa famille. L’administration, mesquine et rancunière, emploie tous les moyens de pression pour que le détenu comprenne que sa plainte n’arrangera rien pour personne. Elle ne fera que rendre les choses pires. La direction a recours aux punitions collectives: tu te plains qu’il n’y ait pas d’eau chaude? On coupe l’eau complètement.

    En mai 2013, mon avocat Dmitri Dinze a déposé devant le Parquet Général une plainte visant les conditions de vie dans la colonie n° 14. Le lieutenant-colonel Kouprianov, directeur-adjoint du camp, a aussitôt instauré des conditions intenables dans le camp: fouilles et perquisitions à répétition, rapports sur toutes les personnes en relation avec moi, confiscation des vêtements chauds et menace de confisquer aussi les chaussures chaudes. Au travail, ils se sont vengés en donnant des tâches de couture particulièrement complexes, en augmentant les quotas de production et en créant artificiellement des défauts. La chef de la brigade voisine de la mienne, qui est le bras droit du lieutenant-colonel Kouprianov, incitait ouvertement les détenues à lacérer la production dont je suis responsable à l’atelier, afin qu’on m’envoie au cachot pour «dégradation de biens publics». La même femme a ordonné à des détenues de son unité de me provoquer à une rixe.

    On peut tout supporter. Tout ce qui ne concerne que soi-même. Mais la méthode de responsabilité collective en vigueur dans la colonie a des conséquences plus graves. Ce que tu fais, c’est toute ton unité, tout le camp qui en souffre. Et le plus pervers —  souffrent toutes celles qui te sont devenues chères. Une de mes amies a été privée de sa libération anticipée, libération qu’elle essayait depuis sept ans de mériter par son travail, remplissant et dépassant même son quota de production: elle a reçu un blâme parce que, elle et moi, nous avons pris ensemble un verre de thé. Le jour même, le lieutenant-colonel Kouprianov l’a transférée dans une autre unité.

    Une autre de mes connaissances, une femme très cultivée, a été envoyée dans l’unité punitive, où elle est battue tous les jours, parce qu’elle a lu et commenté avec moi le document intitulé «Règlement intérieur des centres pénitentiaires». Des rapports ont été constitués sur toutes les personnes qui sont en contact avec moi. Ce qui me faisait mal, c’était de voir persécuter des femmes qui me sont proches. Le lieutenant-colonel Kouprianov m’a dit alors en ricanant — «Il ne doit plus te rester beaucoup d’amies!». Et il a expliqué que, tout cela, c’était à cause de la plainte de mon avocat.

    À présent je comprends que j’aurais déjà dû déclarer ma grève de la faim dès le mois de mai, dans la situation d’alors. Mais devant la pression terrible que l’administration mettait sur les autres détenues, j’avais suspendu mes plaintes contre la colonie.

    Il y a trois semaines, le 30 août, j’ai adressé au lieutenant-colonel Kouprianov une requête pour qu’il accorde à toutes les détenues de ma brigade huit heures de sommeil. Il s’agissait de réduire la journée de travail de seize à douze heures. «Très bien, à partir de lundi la brigade ne va travailler que huit heures», a-t-il répondu. Je sais que c’est un piège parce qu’en huit heures, il est physiquement impossible de remplir notre quota de couture. Et du coup la brigade n’y arrivera pas et sera punie.

    «Et si elles apprennent que tout ça, c’est de ta faute, — a continué le lieutenant-colonel — plus jamais tu ne te sentiras mal, parce que, dans l’autre monde, on se sent toujours bien.» Le lieutenant-colonel a fait une pause et a ajouté: «Dernière chose: ne demande jamais pour les autres. Demande seulement pour toi. Ca fait des années que je travaille dans les camps, et tous ceux qui viennent me demander quelque chose pour quelqu’un d’autre — ils vont directement au cachot en sortant de mon bureau. Toi, tu seras la première à qui ça n’arrivera pas.»

    Les semaines qui ont suivi, dans l’unité et à l’atelier, les conditions ont été insupportables pour moi. Les détenues proches de l’administration ont commencé à inciter les autres à la vengeance: «Voilà, vous êtes punies pour une semaine: interdiction de prendre le thé et de manger en dehors du réfectoire, suppression des pauses toilettes et cigarettes. À partir de maintenant, vous serez punies tout le temps si vous ne changez pas de comportement envers les nouvelles et Tolokonnikova en particulier — faites leur ce qu’on vous a fait, à vous. On vous a bien cognées, non? On vous a bien cassé la gueule? Eh bien, défoncez-les, elles aussi. Pour ça, personne ne vous dira rien.»

    Plus d’une fois on a essayé de provoquer des conflits et des rixes avec moi, mais quel sens ça aurait d’entrer en conflit avec des femmes qui ne sont pas libres de leurs actes et agissent sur ordre de l’administration?

    Les détenues de Mordovie ont peur de leur ombre. Elles sont terrorisées. Et si hier encore elles étaient bien disposées à mon égard et imploraient «Fais quelque chose pour les seize heures de travail!», après la pression que la direction a fait peser sur moi, elles ont peur même de m’adresser la parole.

    J’ai proposé à l’administration d’apaiser ce conflit, de mettre fin à la tension artificiellement entretenue contre moi par les détenues soumises à l’administration, ainsi qu’à l’esclavage de la colonie toute entière en réduisant la journée de travail, et en ramenant le quota de production à la norme prévue par la loi. Mais en réponse la pression est encore montée d’un cran. C’est pourquoi, à partir de ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de la faim et je refuse de participer au travail d’esclave dans le camp, tant que la direction ne respectera pas les lois et ne traitera pas les détenues non plus comme du bétail offert à tous les arbitraires pour les besoins de la production textile, mais comme des personnes humaines. — Nadejda Tolokonnikova, Pussy Riot. Traduction du russe inédite, par Marie N. Pane.

    Photographie: Nadedja Tolokonnikova dans le camp de Mordovie, il y a quelques mois.