Chacun se souvient des Pussy Riot. On en a beaucoup parlé alors, comme d'une histoire somme toute légère, où ces excitées avaient au fond leur part de responsabilité dans ce qui leur arrivait. Des esprits particulièrement forts trouvaient même très élégant d'écrire dans leurs moyens habituels d'expression (ce qu'on appelle les "réseaux sociaux") qu'il y en avait marre des Pussy Riot, qui avaient sans doute le tort de les éclipser un peu trop à leur goût.
Heureusement pour eux, tout ça n'a guère duré et, un clou chassant l'autre, ils sont revenus à de plus nobles causes. Deux des trois Pussy Riot sont pourtant aujourd'hui dans des camps en Mordovie, au pays de Gérard Depardieu. Nadejda Tolokonnikova — l'autre s'appelle Maria Alekhina —vient de faire parvenir cette lettre, publiée partiellement dans Le Monde et dans Libération. En voici ici la version intégrale, dans la traduction inédite de Marie N. Pane, reprise du site Demandez le programme. Espérons simplement que certains ne trouveront pas à présent cette lettre un peu trop longue.
Nadejda Tolokonnikova, Pussy Riot. Lettre du camp 14 de Mordovie. — Ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de la faim. C’est une méthode extrême, mais je suis absolument certaine que, dans la situation où je me trouve, c’est la seule solution.
La direction de la colonie pénitentiaire refuse de m’entendre. Mais je ne renoncerai pas à mes revendications, je n’ai pas l’intention de rester sans rien dire et de regarder sans protester les gens tomber d’épuisement, réduits en esclavage par les conditions de vie qui règnent dans la colonie. J’exige le respect des droits de l’homme dans la colonie, j’exige le respect des lois dans ce camp de Mordovie. J’exige que nous soyons traitées comme des êtres humains et non comme des esclaves.
Voici un an que je suis arrivée à la colonie pénitentiaire n° 14 du village de Parts. Les détenues le disent bien — «Qui n’a pas connu les camps de Mordovie n’a pas connu les camps tout court». Les camps de Mordovie, j’en avais entendu parler alors que j’étais encore en préventive à la prison n° 6 de Moscou. C’est là que le règlement est le plus sévère, les journées de travail les plus longues, et l’arbitraire le plus criant. Quand vous partez pour la Mordovie, on vous fait des adieux comme si vous partiez au supplice. Jusqu’au dernier moment chacune espère — «Peut-être, quand même, ce ne sera pas la Mordovie? Peut-être que j’y échapperai?» Je n’y ai pas échappé, et à l’automne 2012 je suis arrivée dans cette région de camps sur les bords du fleuve Parts.
La Mordovie m’a accueillie par la voix du vice-directeur en chef du camp, le lieutenant-colonel Kouprianov, qui exerce de fait le commandement dans la colonie n° 14: «Et sachez que sur le plan politique, je suis un staliniste». L’autre chef (ils dirigent la colonie en tandem), le colonel Koulaguine, m’a convoquée le premier jour pour un entretien dont le but était de me contraindre à reconnaître ma faute. « Il vous est arrivé un malheur. C’est vrai, non? On vous a donné deux ans de camp. D’habitude, quand il leur arrive un malheur, les gens changent leur point de vue sur la vie. Vous devez vous reconnaître coupable pour avoir droit à une libération anticipée. Si vous ne le faites pas, il n’y aura pas de remise de peine.»
J’ai tout de suite déclaré au directeur que je n’avais l’intention d’effectuer que les huit heures de travail quotidiennes prévues par le Code du Travail. «Le Code du Travail, c’est une chose, mais l’essentiel, c’est de remplir les quotas de production. Si vous ne les remplissez pas, vous faites des heures supplémentaires. Et puis, on en a maté des plus coriaces que vous, ici!», m’a répondu le colonel Koulaguine.
Toute ma brigade à l’atelier de couture travaille entre seize et dix-sept heures par jour. De sept heures trente à minuit et demie. Dans le meilleur des cas, il reste quatre heures de sommeil. Nous avons un jour de congé toutes les six semaines. Presque tous les dimanches sont travaillés. Les détenues déposent des demandes de dérogation pour travailler les jours fériés, «de leur propre initiative», selon la formule employée. En réalité, bien entendu, c’est tout sauf leur initiative, ces demandes de dérogation sont écrites sur l’ordre de la direction du camp et sous la pression des détenues qui relaient la volonté de l’administration.
Personne n’ose désobéir (refuser d’écrire une demande d’autorisation à travailler le dimanche, ne pas travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de cinquante ans avait demandé à rejoindre les bâtiments d’habitation à vingt heures au lieu de minuit, pour pouvoir se coucher à vingt-deux heures et dormir huit heures ne serait-ce qu’une fois par semaine. Elle se sentait mal, elle avait des problèmes de tension. En réponse, il y a eu une réunion de notre unité où on lui a fait la leçon, on l’a insultée et humiliée, on l’a traitée de parasite. «Tu crois que tu es la seule à avoir sommeil? Il faudrait t’atteler à une charrue, grosse jument!» Quand le médecin dispense de travail une des femmes de la brigade, là encore, les autres lui tombent dessus: «Moi je suis bien allée coudre avec quarante de fièvre! Tu y as pensé, à qui allait devoir faire le travail à ta place?»
À mon arrivée, j’ai été accueillie dans ma brigade par une détenue qui touchait à la fin de ses neuf ans de camp. Elle m’a dit: «Les matons ne vont pas oser te mettre la pression. C’est les taulardes qui le feront pour eux.» Et en effet, le règlement est pensé de telle façon que ce sont les détenues qui occupent les fonctions de chef d’équipe ou de responsable d’unité qui sont chargées de briser la volonté des filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes.
Pour maintenir la discipline et l’obéissance dans le camp, il existe tout un système de punitions informelles. «Rester dans la cour jusqu’à l’extinction des feux»: interdiction d’entrer dans les baraquements, que ce soit l’automne ou même l’hiver — dans l’unité n° 2, celle des handicapées et des retraitées, il y a une femme à qui on a amputé un pied et tous les doigts des mains: on l’avait forcée à passer une journée entière dans la cour — ses pieds et ses mains avaient gelé; «Barrer l’accès à l’hygiène»: interdiction de se laver et d’aller aux toilettes; «Barrer l’accès au cellier et à la cafétéria»: interdiction de manger sa propre nourriture, de boire des boissons chaudes. C’est à rire et à pleurer quand une femme de quarante ans déclare: «Allons bon, on est punies aujourd’hui! Est-ce qu’ils vont nous punir demain aussi, je me demande?» Elle ne peut pas sortir de l’atelier pour faire pipi, elle ne peut pas prendre un bonbon dans son sac. Interdit.
À plusieurs reprises, le camp a touché des subsides pour changer complètement les équipements. Mais la direction s’est contentée de faire repeindre les machines à coudre par les détenues elles-mêmes. Nous devons coudre sur des machines obsolètes et délabrées. D’après le Code du Travail, si l’état des équipements ne correspond pas aux normes industrielles contemporaines, les quotas de production doivent être revus à la baisse par rapport aux quotas-type du secteur. Mais les quotas de production ne font qu’augmenter. Par à-coup et sans prévenir.
«Si on leur montre qu’on peut faire cent uniformes, ils vont placer la barre à cent vingt!», disent les ouvrières expérimentées. Or, on ne peut pas ne pas les faire — sinon toute l’équipe sera punie, toute la brigade. Elle sera obligée, par exemple, de rester plusieurs heures debout sur la place d’armes. Avec interdiction d’aller aux toilettes. Avec interdiction de boire une gorgée d’eau.
Voici deux semaines, le quota de production pour toutes les brigades de la colonie pénitentiaire a été arbitrairement augmenté de cinquante unités. Si avant la norme était de cent uniformes par jour, maintenant elle est de cent cinquante. D’après le Code du Travail, les travailleurs doivent être prévenus des changements de quotas de production au moins deux mois à l’avance. Dans la colonie n° 14, nous nous réveillons un beau jour avec un nouveau quota, parce que c’est venu à l’idée de nos «marchands de sueur», c’est comme ça que les détenues ont surnommé la colonie. L’effectif de la brigade baisse (certaines sont libérées ou changent de camp), mais les quotas de production augmentent, et celles qui restent travaillent de plus en plus dur.
Les mécaniciens nous disent qu’ils n’ont pas les pièces détachées nécessaires aux réparations, et qu’il ne faut pas compter dessus : «Quand est-ce qu’on va les recevoir? Non mais tu te crois où pour poser des questions pareilles? C’est la Russie, ici, non?!»
En quelques mois à la fabrique de la colonie, j’ai pratiquement appris le métier de mécanicien. Par force et sur le tas. Je me jetais sur les machines le tournevis à la main, dans une tentative désespérée de les réparer. Tes mains ont beau être couvertes de piqûres d’aiguilles, d’égratignures, il y a du sang partout sur la table, mais tu essaies quand même de coudre. Parce que tu es un rouage de cette chaîne de production, et, ta part de travail, il est indispensable que tu la fasses aussi vite que les couturières expérimentées. Et cette fichue machine qui tombe tout le temps en panne!
Comme tu es la nouvelle, et vu le manque d’équipements de qualité au camp, c’est toi, bien sûr, qui te retrouves avec le pire moteur de la chaîne. Et voilà que le moteur tombe de nouveau en panne, tu te précipites à la recherche du mécanicien (qui est introuvable), les autres te crient dessus, t’accusent de faire capoter le plan, etc. Aucun apprentissage du métier de couturière n’est prévu dans la colonie. On installe la nouvelle à son poste de travail et on lui donne une tâche.
«Tu ne serais pas Tolokonnikova, ça fait longtemps qu’on t’aurait réglé ton compte» — disent les détenues qui sont en bons termes avec l’administration. Et en effet, les autres prennent des coups. Quand elles sont en retard dans leur travail. Les reins, le visage. Ce sont les détenues elles-mêmes qui frappent, mais pas de passage à tabac dans la colonie qui ne se produise sans l’aval de l’administration. Il y a un an, avant mon arrivée, on a battu à mort une tsigane dans l’unité n° 3 (l’unité n° 3 est l’unité punitive, c’est là que l’administration envoie celles qui doivent subir des passages à tabac quotidiens). Elle est morte à l’infirmerie de la colonie n° 14. Qu’elle soit morte sous les coups, l’administration a réussi à le cacher: ils ont inscrit comme cause du décès une attaque cérébrale.
Dans une autre unité, les nouvelles couturières, qui n’arrivaient pas à remplir la norme, ont été forcées de se déshabiller et de travailler nues. Personne n’ose porter plainte auprès de l’administration, parce que l’administration te répondra par un sourire et te renverra dans ton unité, où, pour avoir «mouchardé», tu seras rouée de coups sur ordre de cette même administration. Ce bizutage contrôlé est un moyen pratique pour la direction de la colonie de soumettre complètement les détenues à un régime de non-droit.
Il règne dans l’atelier une atmosphère de nervosité toujours lourde de menaces. Les filles, en manque constant de sommeil et perpétuellement stressées par cette course inhumaine à la production, sont prêtes à exploser, à hurler, à se battre sous le moindre prétexte. Il n’y a pas longtemps, une jeune fille a reçu un coup de ciseaux à la tempe parce qu’elle n’avait pas fait passer un pantalon assez vite. Une autre fois, une détenue a tenté de s’ouvrir le ventre avec une scie. On a réussi à l’en empêcher.
Celles qui étaient à la colonie n° 14 en 2010, l’année des incendies (de forêt) et de la fumée, racontent qu’alors que l’incendie se rapprochait des murs d’enceinte les détenues continuaient de se rendre au travail et de remplir leur norme. On ne voyait pas à deux mètres à cause de la fumée, mais les filles avaient attaché des foulards humides autour de leur visage et continuaient de coudre. L’état d’urgence faisait qu’on ne les conduisait plus au réfectoire. Certaines femmes m’ont raconté qu’elles avaient atrocement faim, et qu’elles tenaient un journal pour noter toute l’horreur de ces journées. Une fois les incendies éteints, les services de sécurité ont fouillé les baraquements de fond en comble et confisqué tous ces journaux, afin que rien ne transparaisse à l’extérieur.
Les conditions sanitaires à la colonie sont pensées pour que le détenu se sente comme un animal sale et impuissant. Et bien qu’il y ait des sanitaires dans chaque unité, l’administration a imaginé, dans un but punitif et pédagogique, un «local sanitaire commun»: c’est à dire une pièce prévue pour cinq personnes, où toute la colonie (huit cents personnes) doit venir se laver. Nous n’avons pas le droit de nous laver dans les sanitaires de nos baraquements, ce serait trop pratique!
Dans le «local sanitaire commun», c’est la bousculade permanente, et les filles, armées de bassines, essaient de laver au plus vite «leur nounou» (c’est comme ça qu’on dit en Mordovie), quitte à se grimper les unes sur les autres. Nous avons le droit de nous laver les cheveux une fois par semaine. Mais même cette «journée de bain» est parfois annulée. La raison — une pompe qui a lâché, une canalisation qui est bouchée. Il est arrivé qu’une unité ne puisse pas se laver pendant deux ou trois semaines.
Quand un tuyau est bouché, l’urine reflue depuis les sanitaires vers les dortoirs et les excréments remontent par grappes. Nous avons appris à déboucher nous-mêmes les canalisations, mais la réparation ne tient pas longtemps, elles se bouchent encore et encore. Il n’y a pas de furet pour déboucher les tuyaux dans la colonie. La lessive a lieu une fois par semaine. La buanderie, c’est une petite pièce avec trois robinets d’où coule un mince filet d’eau froide.
Toujours dans un but éducatif, il faut croire, on ne donne aux détenues que du pain dur, du lait généreusement coupé d’eau, des céréales toujours rances et des pommes de terres pourries. Cet été la colonie a reçu une grosse livraison de tubercules noirâtres et gluants. Qu’on nous a fait manger.
On parlerait sans fin des conditions de vie et de travail dans la colonie n° 14. Mais le reproche principal que je fais à cette colonie est d’un autre ordre. C’est que l’administration emploie tout son possible pour empêcher que la moindre plainte, la moindre déclaration concernant la colonie n° 14 ne sorte de ses murs. Le plus grave, c’est que la direction nous contraint au silence. Sans reculer devant les moyens les plus bas et les plus vicieux. De ce problème découlent tous les autres — les quotas de travail excessifs, la journée de travail de seize heures etc.
La direction se sent invulnérable et n’hésite pas à opprimer toujours plus les détenues. Je n’arrivais pas à comprendre les raisons pour lesquelles tout le monde se taisait avant d’avoir à affronter moi-même la montagne d’obstacles qui se dresse en face du détenu qui a décidé d’agir. Les plaintes ne peuvent pas sortir du territoire de la colonie. La seule chance, c’est de faire passer sa plainte par son avocat ou sa famille. L’administration, mesquine et rancunière, emploie tous les moyens de pression pour que le détenu comprenne que sa plainte n’arrangera rien pour personne. Elle ne fera que rendre les choses pires. La direction a recours aux punitions collectives: tu te plains qu’il n’y ait pas d’eau chaude? On coupe l’eau complètement.
En mai 2013, mon avocat Dmitri Dinze a déposé devant le Parquet Général une plainte visant les conditions de vie dans la colonie n° 14. Le lieutenant-colonel Kouprianov, directeur-adjoint du camp, a aussitôt instauré des conditions intenables dans le camp: fouilles et perquisitions à répétition, rapports sur toutes les personnes en relation avec moi, confiscation des vêtements chauds et menace de confisquer aussi les chaussures chaudes. Au travail, ils se sont vengés en donnant des tâches de couture particulièrement complexes, en augmentant les quotas de production et en créant artificiellement des défauts. La chef de la brigade voisine de la mienne, qui est le bras droit du lieutenant-colonel Kouprianov, incitait ouvertement les détenues à lacérer la production dont je suis responsable à l’atelier, afin qu’on m’envoie au cachot pour «dégradation de biens publics». La même femme a ordonné à des détenues de son unité de me provoquer à une rixe.
On peut tout supporter. Tout ce qui ne concerne que soi-même. Mais la méthode de responsabilité collective en vigueur dans la colonie a des conséquences plus graves. Ce que tu fais, c’est toute ton unité, tout le camp qui en souffre. Et le plus pervers — souffrent toutes celles qui te sont devenues chères. Une de mes amies a été privée de sa libération anticipée, libération qu’elle essayait depuis sept ans de mériter par son travail, remplissant et dépassant même son quota de production: elle a reçu un blâme parce que, elle et moi, nous avons pris ensemble un verre de thé. Le jour même, le lieutenant-colonel Kouprianov l’a transférée dans une autre unité.
Une autre de mes connaissances, une femme très cultivée, a été envoyée dans l’unité punitive, où elle est battue tous les jours, parce qu’elle a lu et commenté avec moi le document intitulé «Règlement intérieur des centres pénitentiaires». Des rapports ont été constitués sur toutes les personnes qui sont en contact avec moi. Ce qui me faisait mal, c’était de voir persécuter des femmes qui me sont proches. Le lieutenant-colonel Kouprianov m’a dit alors en ricanant — «Il ne doit plus te rester beaucoup d’amies!». Et il a expliqué que, tout cela, c’était à cause de la plainte de mon avocat.
À présent je comprends que j’aurais déjà dû déclarer ma grève de la faim dès le mois de mai, dans la situation d’alors. Mais devant la pression terrible que l’administration mettait sur les autres détenues, j’avais suspendu mes plaintes contre la colonie.
Il y a trois semaines, le 30 août, j’ai adressé au lieutenant-colonel Kouprianov une requête pour qu’il accorde à toutes les détenues de ma brigade huit heures de sommeil. Il s’agissait de réduire la journée de travail de seize à douze heures. «Très bien, à partir de lundi la brigade ne va travailler que huit heures», a-t-il répondu. Je sais que c’est un piège parce qu’en huit heures, il est physiquement impossible de remplir notre quota de couture. Et du coup la brigade n’y arrivera pas et sera punie.
«Et si elles apprennent que tout ça, c’est de ta faute, — a continué le lieutenant-colonel — plus jamais tu ne te sentiras mal, parce que, dans l’autre monde, on se sent toujours bien.» Le lieutenant-colonel a fait une pause et a ajouté: «Dernière chose: ne demande jamais pour les autres. Demande seulement pour toi. Ca fait des années que je travaille dans les camps, et tous ceux qui viennent me demander quelque chose pour quelqu’un d’autre — ils vont directement au cachot en sortant de mon bureau. Toi, tu seras la première à qui ça n’arrivera pas.»
Les semaines qui ont suivi, dans l’unité et à l’atelier, les conditions ont été insupportables pour moi. Les détenues proches de l’administration ont commencé à inciter les autres à la vengeance: «Voilà, vous êtes punies pour une semaine: interdiction de prendre le thé et de manger en dehors du réfectoire, suppression des pauses toilettes et cigarettes. À partir de maintenant, vous serez punies tout le temps si vous ne changez pas de comportement envers les nouvelles et Tolokonnikova en particulier — faites leur ce qu’on vous a fait, à vous. On vous a bien cognées, non? On vous a bien cassé la gueule? Eh bien, défoncez-les, elles aussi. Pour ça, personne ne vous dira rien.»
Plus d’une fois on a essayé de provoquer des conflits et des rixes avec moi, mais quel sens ça aurait d’entrer en conflit avec des femmes qui ne sont pas libres de leurs actes et agissent sur ordre de l’administration?
Les détenues de Mordovie ont peur de leur ombre. Elles sont terrorisées. Et si hier encore elles étaient bien disposées à mon égard et imploraient «Fais quelque chose pour les seize heures de travail!», après la pression que la direction a fait peser sur moi, elles ont peur même de m’adresser la parole.
J’ai proposé à l’administration d’apaiser ce conflit, de mettre fin à la tension artificiellement entretenue contre moi par les détenues soumises à l’administration, ainsi qu’à l’esclavage de la colonie toute entière en réduisant la journée de travail, et en ramenant le quota de production à la norme prévue par la loi. Mais en réponse la pression est encore montée d’un cran. C’est pourquoi, à partir de ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de la faim et je refuse de participer au travail d’esclave dans le camp, tant que la direction ne respectera pas les lois et ne traitera pas les détenues non plus comme du bétail offert à tous les arbitraires pour les besoins de la production textile, mais comme des personnes humaines. — Nadejda Tolokonnikova, Pussy Riot. Traduction du russe inédite, par Marie N. Pane.
Photographie: Nadedja Tolokonnikova dans le camp de Mordovie, il y a quelques mois.