Après sa rupture avec Rodin, Camille Claudel s'enferme
dix ans dans son atelier du quai Bourbon avec ses chats. Quand disparait
son père en juin 1913 et avec lui sa protection, sa famille la fait
interner d'abord à Ville-Évrard près de Paris puis avec la guerre, dès
le 9 septembre 1914 à Montdevergues dans le Vaucluse, dans un asile
encore cossu au moment où se situe le film, trois journées en 1915. Mais
durant les trente années qu'elle y passera jusqu'à sa mort, la vie à
l'hôpital psychiatrique de Montfavet va devenir très difficile: en 1937,
il comptera deux mille patients et la politique de Vichy entraînera de
graves carences et de nombreux décès dont celui de la sculptrice en
octobre 1943.
Figurer la vérité de l'enfermement asilaire de ce temps
est le premier souci du film de
Bruno Dumont. Aujourd'hui, les malades
mentaux sont pour l'essentiel suivis en hôpital de jour et les
traitements modernes permettent une socialisation minimale. Sauf pour
ceux dont la vie quotidienne dépend d'une assistance qu'ils trouvent
dans des structures comme les Maisons d'Accueil Spécialisées. Par
exemple celle près des bâtiments religieux de Saint-Paul-de-Mausole
(Vaucluse), eux-mêmes centre psychiatrique jusqu'en 1962, et où fut
interné Vincent Van Gogh. Et où, en homme du Nord, Bruno Dumont préfère
la palette chromatique flamande: vastes robes noires, tombantes et
lourdes, intérieurs rouges, meubles sombres et encaustiqués, rideaux,
carrelages et tapis. Avec la vigilante coopération des accompagnants
médico-sociaux et des familles, le cinéaste et son équipe intègrent là
Juliette Binoche et Jean-Luc Vincent à une dizaine de patients démunis,
leurs vraies infirmières et de vraies religieuses rompues aux soins,
sévères silhouettes de bures noires aux gestes irremplaçables, qui se
chargent au long du tournage et du film de guider et protéger les
résidants autant que nécessaire. Toutes ces femmes portent leurs vrais
prénoms et les résidantes ne connaissent que mademoiselle Camille
Claudel, sans autre écho ni mémoire autour de ce nom.
Mademoiselle, n'ayez pas peur.
Personne ne veut vous empoisonner ici.
Mademoiselle Blanc (Marion Keller), dans le film.
Aux États-Unis et en 2003, Bruno Dumont avait déjà confié son film,
Twentynine Palms,
à des acteurs professionnels pour interpréter un couple à la dérive. À
la conquête des horizons américains, il tentait alors surtout de régler
des dettes cinématographiques complexes: hasardons ici Martin Scorsese,
Brian de Palma, Stanley Kubrick ou David Cronenberg. Ceux qui
l'appréciaient jusqu'ici pour ses vraies racines straubiennes et
bressoniennes et ses fermes directions passionnées et extrêmes —
La Vie de Jésus (1996),
L'humanité (1999) — allaient être à nouveau comblés de les retrouver avec
Flandres (2006)
Hadewijch (2009) et
Hors Satan
(2011) en de magnifiques incarnations par les gens de Bailleul et du
Mont des Cats. Ce chapelet presque ininterrompu de chefs-d’œuvre aura
nommé tous ses films à ce jour.
Juliette Binoche. Souvent laissée la bride sur le cou, y
compris avec de grands réalisateurs, quelle étrange témérité l'a saisie
d'aller se livrer ainsi en connaissance de cause à un directeur connu
pour ne rien livrer à l'avance de ses scénarios, pour — comme les Straub — ses refus du
maquillage et ses patientes intransigeances de plateau? Ne l'avait-elle
pas entendu dire: «
Je n'ai jamais pu me faire aux acteurs
professionnels. Je vois tout de suite leur jeu, leurs tics, leur
fausseté. J'ai besoin d'une matière brute pour sculpter mes personnages»?
Qu'engendrerait ce face à face? D'autant qu'au fil des
promotions, les entretiens divers auxquels tous deux participent
volontiers gardent la trace de divers affrontements, lui parlant d'un
«combat», elle d'au moins une «humiliation» d'actrice, dont elle
reconnaît par ailleurs le bien-fondé. Tous les films sont un rapport de
forces entre directeurs et acteurs qui trop souvent se résout dans le
cabotinage d'une star ou les caprices frustrants d'un démiurge. Un jour
pourtant se sont rencontrés Brigitte Bardot et Jean-Luc Godard, Alain
Delon et Joseph Losey, Gérard Depardieu — Bernanos — et Maurice Pialat. Aujourd'hui
Juliette Binoche et Bruno Dumont, confrontés de semblable manière.
Rendre ainsi grâces et intelligence au cinéma suffirait à prouver la
nécessité d'un tel film.
Pas avant le mariage. Après, je vous baiserai
autant de fois que vous le voudrez.
Molière, Don Juan.
Raconter un film quand sa raison d'être est donner à
voir l'inaction, l'ennui, l'oisiveté, le silence? Quand il faut laisser
au spectateur la surprise des solutions?
Dire que le ton de la comédie affleure quand deux
résidants s'emparent de deux scènes de
Don Juan de Molière avant de
provoquer chez Camille une terrible catharsis de sa propre vie amoureuse
et une préfiguration de son pauvre destin? Catharsis pour Juliette
aussi devant la poignante mise en abîme de son propre travail, quand
elle passera de deux pauvres répliques à peine articulées à quatre pages
à respecter à la lettre d'un seul souffle dans d'impitoyables plans
séquences, violentée par les interruptions de Dumont qui cherche la
vérité de Camille dans sa propre défaillance? Oui, dire au moins que
cette séquence peut bien s'ouvrir sur un cheval de trait robuste et
placide attelé à sa charrette devant le portail de l'institution.
Dire l'ascension de la montagne du Luberon par un cortège droit sortie de la
Parabole des aveugles
de Pieter Brueghel l'Ancien, autre flamand? Noires bottines, noirs
ourlets des robes sur la blancheur calcaire des pierres du chemin, et
tout à coup là-haut des yeux qui vont du ciel lumineux à la terre, signe
dumontien par excellence, et l'obsédant mistral dans les cheveux
négligés de Camille?
Dire encore que le voyage du film est cette autre
ascension: des cris, des rires grimaçants ou des pleurs, vers la parole
qui brusquement déferle par Camille sur son docteur (Robert Leroy,
dans la vie un ancien proviseur de lycée) puis face ou plutôt dans le
dos de son frère Petit Paul, de quatre ans son cadet?
Dire comment, par sa rhétorique, cadencée et châtiée c'est le cas de le dire, Paul Claudel dénie sa sensualité: «
Je ne me suis pas fait chrétien pour jouir plus ou moins du sentiment religieux ou d'une espèce de volupté mystique», alors que de tout son corps nu et tourmenté il veut atteindre la sainteté? Comment un très court extrait d'une correspondance à une
inconnue prouve avec évidence sa conception de la maison de santé comme
lieu d'expiation féminine, pour un avortement en l'occurrence? Comment, écoutant ses propres vers blancs: «
Je ne cesserai d'être injuste qu'en cessant d'être sincère»
plutôt que les douleurs de sa sœur, sauf lorsqu'elle lui paraît
blasphémer, il s'emporte alors pour lui imposer la dictature du sens: «
Tout est parabole, Camille, tout signifie l'infinie complexité des rapports des créatures avec leur Créateur», avant de prendre congé et retrouver les tourments de ses propres silences, quand le docteur lui suggère
in fine d'accéder au désir de mademoiselle Claudel d'échapper à son enfer. Le diable probablement?
Rien à dire de cette montée impérieuse, souveraine et catastrophique de la parole. La voir et l'entendre.
Alors que dans
Il Disprezzo d'Alberto Moravia,
les protagonistes s'appelaient Riccardo et Emilia Molteni, Jean-Luc
Godard choisit de les nommer Paul et Camille, non Claudel mais Javal.
Lui qui trouvait dès lors le cinéma plus près de la sculpture et de la
musique que de la peinture, ponctue
Le Mépris
de pauvres répliques en plâtre de Neptunes antiques et pose une statue
métallique de femme dans l'appartement où se querelle mortellement le
couple. Enfin, de même que le cloître splendide de Saint-Paul-de-Mausole
enchâssé dans le grandiose Luberon est la prison à vie de Camille
Claudel, Camille Javal ne quittera l'inaccessible
villa Malaparte,
île dans l'île prise dans la sublimité du promontoire de Capri, que
pour en mourir. Dans un entretien avec Jean Collet de 1963, Godard dit
lui-même l'essentiel: «
Le Mépris
est l'histoire des hommes qui se sont coupés d'eux-mêmes, du monde, de
la réalité. Ils essayent maladroitement de retrouver la lumière, alors
qu'ils sont enfermés dans une pièce noire.»
© Bruno Dumont: Camille Claudel 1915, Juliette Binoche, Alexandra Lucas, 2013.