Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 20 juillet 2013

Exception culturelle: les mots et les actes



    «Des décisions que n'aurait jamais osé prendre un gouvernement de droite. Et c'est bien là que le bât blesse: la gauche doit-elle, éternellement, faire pire que la droite?» Beaucoup s'indigneront et crieront à l'alliance objective. Et pourtant, on a beau se frotter les yeux, ce n'est pas sous la présidence précédente mais bien sous celle-ci que cinquante ans d'élaboration d'une politique du cinéma exemplaire sont réduits à néant. Le pire du pire étant que ces soi-disant hommes de progrès dont il était pourtant évident qu'ils n'étaient que des outres pleines de vent clament leurs grands principes. Qu'ils finissent d'assassiner, par la même occasion. En 2017, n'aurons-nous encore le choix qu'entre sauver des redoublants au nom de l'éternel "tout sauf" ou des populistes de tous bords? Nous avons élu Hollande uniquement pour chasser Sarkozy, nous avons dès aujourd'hui Hollande et Sarkozy. Nous devrions en venir à accepter cette évidence: l'élection présidentielle n'est pas l'alpha et l'oméga de la vie politique française.

    La convention collective qui va tuer les films d'auteur. — Comment peut-on avoir réussi à imposer aux Allemands et aux Américains une idée à laquelle ils ne croyaient pas le moins du monde, "l'exception culturelle", et ruiner dans un même mouvement ce qui la constitue, à savoir la diversité du cinéma français? C'est pourtant ce qu'est en train de faire le gouvernement français, ministre de la culture et ministre du travail en tête, en avalisant depuis le 1er juillet la convention collective du cinéma, véritable torpille lancée pour couler la majeure partie du cinéma d'auteur français.


    Quelle est en effet la logique qu'il y a à affirmer que «le cinéma n'est pas une marchandise comme les autres», et, en même temps, lui faire supporter le même code du travail, la même règle, que les entreprises qui fabriquent des boîtes de petits pois ou qui font de la plomberie?

    C'est toute l'absurdité des décisions prises récemment, malgré un tollé quasi général dans la profession, malgré le refus de l'essentiel de ceux qui, réalisateurs, acteurs, producteurs et même techniciens, représentent le cinéma français aux yeux du monde.

    Des décisions que n'aurait jamais osé prendre un gouvernement de droite. Et c'est bien là que le bât blesse: la gauche doit-elle, éternellement, faire pire que la droite? La gauche doit-elle défendre les "gros", les UGC, Gaumont, Pathé, MK2, — signataires, du côté patronal, de cette convention inique — contre les "petits"? Bien sûr que non!

    En le faisant, elle ruine cinquante ans de relations et de soutien à des auteurs dont elle est censée partager les combats et le désir de «changer la vie», comme l'on disait aux débuts des années Mitterrand, à l'époque où Jack Lang était ministre de la culture.

    Tout cela, pour faire plaisir à des syndicats de techniciens qui, encore plus que dans d'autres professions, ne représentent qu'un minuscule pourcentage de ceux qui travaillent réellement. Tout cela pour préparer, en sous-main, et selon toute vraisemblance, la suppression du statut des intermittents du spectacle, un statut, lui, tout à fait exceptionnel — «une exception sociale», comme dirait Aurélie Filippetti – dans le contexte actuel de crise où la France est plongée.

    Cette convention collective, signée en catimini par les grands groupes du cinéma – qui sont plutôt des financiers que de réels producteurs – avec la CGT et trois autres syndicats, suscite un concert de protestations depuis six mois. À tel point que le gouvernement avait fini par nommer un médiateur, Raphaël Hadas-Lebel, pour en étudier les répercussions concrètes et tenter de calmer le jeu.

    Il rédige un rapport, publié mi-juin, dans lequel il annonce, chiffres à l'appui, la disparition de près de 80 films par an: les plus petits et les plus fragiles. Le dernier film de Raoul Ruiz, Donoma, prix Louis-Delluc 2012, qui récompense le meilleur film français de l'année, ou le récent La Fille du 14 juillet.

La raison: l'augmentation de la masse salariale des films à moins de 1 million d'euros de près de 80% et de 25% à 40% pour ceux d'un budget inférieur à 4 millions.

    La cause: la prise en charge des heures supplémentaires, des heures de nuit, forfaitisées jusque-là. Pour des "techniciens" dont les salaires sont déjà, pour certains, de près de 11 000 euros par mois, c'est beaucoup! D'autant qu'un système dérogatoire, un numerus clausus, disqualifiera, à cause de conditions d'accès absurdes, la majorité des films qui pourrait le solliciter.

    Le rapport dénonce aussi le risque évident de délocalisation des tournages — surtout vers la Belgique et le Luxembourg —, qui causera un grand nombre de pertes d'emploi chez ceux-là mêmes, les syndicats, qui défendent cette convention. Ce rapport est aussitôt rejeté par lesdits syndicats. Puis, après quelques jours d'hésitation, le gouvernement enterre ce rapport, ni vu ni connu. Un rapport qu'il avait pourtant commandité, mais dont les conclusions lui déplaisaient, puisqu'il le fâchait avec la CGT. Une chose qu'il ne peut se permettre dans un contexte où il n'a qu'une seule peur: des grèves à répétition à l'automne.

    Exit donc, d'un coup de plume, tout ce qui fait la richesse du cinéma français, et ce qui permet à de nouveaux (et jeunes) cinéastes et techniciens de renouveler le milieu. Exit la majorité des films français sélectionnés chaque année au Festival de Cannes. Exit l'attrait de la France — et de ses techniciens réputés — pour les productions étrangères qui y regarderont à deux fois, vu les tarifs pratiqués désormais.

    «Observez bien le comportement de ces gens: trouvez-le surprenant, même s'il n'est pas singulier. Inexplicable, même s'il est ordinaire. Incompréhensible, même s'il est la règle», Bertolt Brecht (L'Exception et la Règle).

    En oubliant l'exception et en imposant la règle, et même des règles, le gouvernement oublie que travailler dans le cinéma n'est pas un travail comme les autres. Que le talent — et la réussite — n'est pas la conséquence du temps passé sur un plateau de tournage ou dans une salle de montage. Il ne s'agit pas de dire, bien sûr, que le cinéma n'est pas un travail d'équipe: il l'est, évidemment, ni que ce n'est pas un travail qui mérite rémunération. Mais le transformer en ce qui a sclérosé les studios américains, ces "unions" surpuissantes qui décident de tout et qui font fuir les esprits indépendants, dans les États "non syndiqués", au Canada ou même en France (!), est une erreur majeure. C'est une erreur qu'a déjà connue le cinéma français d'avant la Nouvelle Vague et contre laquelle celle-ci s'est construite.

    Le cinéma français était, dans les années 1950, un cinéma convenu, bien-pensant, dominé par des réalisateurs dont on a oublié les noms. Un cinéma qui se tournait dans des studios où les syndicats régnaient en maître. Le syndicat CGT des techniciens de l'époque s'était alors insurgé contre ces cinéastes de la Nouvelle Vague qui quittaient les studios et «faisaient perdre des emplois». Et il avait qualifié les Truffaut, Godard, Chabrol ou Rohmer de cinéastes «de droite». Une étiquette qui leur a collé à la peau bien longtemps.

    Il serait malheureux qu'un président qui nous promettait: «Le changement, c'est maintenant» nous fasse revenir soixante ans en arrière, à l'époque la plus réactionnaire du cinéma français. À l'époque où celui-ci était le moins brillant sur le plan artistique. Les cinéastes et producteurs indépendants français ont, aujourd'hui, l'impression d'être le pauvre coolie de la pièce de Brecht, L'Exception et la Règle: pas écouté et écrasé par le marchand qu'il sert et qui finira par l'assassiner, avant d'être acquitté par une justice d'État complice. À l'époque, en 1930, Bertolt Brecht dénonçait le capitalisme. — François Margolin (réalisateur et producteur de Raoul Ruiz, Hou Hsiao Hsien, Olivier Assayas, Catherine Breillat, Raymond Depardon, etc). Le Monde, mercredi 17 juillet 2013.

    © Jean-Luc Godard: Week-end, 1967.