Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 19 octobre 2008

Milan Kundera: des historiens dans le miroir



Milan Kundera a-t-il dénoncé un homme à la police en 1950, dans un pays soumis à si terrible dictature que, au motif de la désertion, elle condamna l'homme, pour s'être rendu illégalement en Allemagne fédérale, à la peine de mort, commuée en vingt-deux puis quatorze années de travaux forcés dans des mines d'uranium? L'auteur le plus silencieux de France nous dit:
«Je suis totalement pris au dépourvu par cette chose à laquelle je ne m'attendais pas du tout, de laquelle je ne savais rien hier encore, et qui n'a pas eu lieu.» Dont acte, l'avenir éclairera sans doute la «chose». En tout état de cause, qui osera nommément s'ériger en juge aujourd'hui des convictions et des peurs d'un communiste de vingt-et-un ans dans la Tchécoslovaquie de 1950, capable et coupable de semblables sentences, alors que s'il parle et pense et juge aujourd'hui librement dans une Europe libre, il le doit aussi en partie à ce que Milan Kundera fut et écrivit ensuite?
Sur la seule base du communiqué d'un jeune chercheur, la nouvelle fait en un instant le tour du monde. Ainsi, tous nos veilleurs, anciens et modernes, ont donné immédiatement foi, sans l'ombre d'un état d'âme, à un document trouvé dans les archives de la sinistre police politique de la sinistre Tchécoslovaquie des années Cinquante. Deux points au moins auraient pourtant mérité d'être soulevés avant d'embraser ainsi les opinions:
— Dès la normalisation qui a succédé au printemps de Prague de 1968, les services secrets tchèques ont fabriqué à tour de bras des faux contre les dissidents, qui n'attendaient que leurs
«inventeurs» ultérieurs, selon le mot consacré. Or l'écrivain, en effet autrefois jeune communiste convaincu, était devenu dès 1967 une figure importante de la dissidence, avant de devoir émigrer définitivement à Paris en 1975. Pourquoi donner ainsi crédit à la seule lecture d'un feuillet dactylographié, dont la simple analyse du papier, de l'encre, ou de la machine, devrait par exemple permettre de déterminer s'ils datent de 1950 ou de 1969? Oui, par exemple. Une première raison en tous cas de prendre le temps d'établir, avant cette spectaculaire mise au pilori.
— Le renseignement émane donc d'un jeune chercheur de l'
Institut d'étude des régimes totalitaires.
«Jeune» n'est pas là pour insinuer un quelconque implicite, mais parce que la présidente de cet Institut a salué le recrutement de jeunes historiens et chercheurs, diplômés après 1990 et n'ayant pas de liens avec le passé. Cet organisme a pour but de collecter, analyser et ouvrir à la consultation les archives et documents concernant l'ère-occupation communiste (1948-1989) et l'occupation-ère nazie (1938-1945). Il a été créé en mars 2008. Inconnus hier encore, les voilà tout à coup, l'Institut et son chercheur, hissés à l'éphémère renommée internationale, plus éphémère en tous cas que les conséquences de leurs révélations. Enfin, de fait, les seuls travaux de l'Institut sont jusqu'ici consacrés, sur la base des dossiers de l'ex-police secrète StB (Statni Bezpecnost), au régime communiste, malgré sa vocation annoncée. Qui en effet pourrait s'intéresser aujourd'hui, ne serait-ce qu'en actuelle Tchéquie, au passé des acteurs de la période nazie?
Le métier d'historien commence par un questionnement scrupuleux et patient des sources et de l'authenticité des documents. Chacun appréciera la méthodologie de cette déclaration de l'historien du Bureau de documentation et d'enquête sur les crimes du communisme, Prokop Tomek: «
Ce document a l’air d’un document standard comme on peut en trouver de nombreux dans les archives de la police. Je ne vois pas pourquoi on l’aurait falsifié ou fabriqué. Ce qui est important est qu’il était enfoui dans les documents d’un dossier sur lequel ne figurait pas le nom de Kundera. Personne n’aurait pu imaginer qu’un tel document puisse se trouver dans ce dossier
[souligné par nous, MD]». C'est éprouvé par Prokop Tomek donc prouvé pour tous, et les preuves les plus décisives de l'authenticité du document: il ressemble aux vrais et, surtout, il n'est pas à sa place! Au secours, jardinier Dubcek, ils sont revenus parmi nous.
Toujours selon cet historien, si ce document est vrai, il devrait exister un autre document concernant cette dénonciation, dans le registre du commissariat de police. Qui a attendu qu'on le trouve? Qui l'a seulement cherché? Les méthodes communistes et anticommunistes frappent par leurs supputations, leurs preuves par défaut et toujours auto-suffisantes, tout et son contraire finissant toujours par prouver la même chose, leur symétrie en un mot.
Last but not least: le jour même, des esprits cultivés, fins lecteurs et chroniqueurs sur nos radios mondaines ont aussitôt décelé le point nodal, la tache aveugle de toute l'œuvre de Milan Kundera, et en particulier de La plaisanterie, dont le sujet s'inscrit aussi dans la tradition prago-kafkaïenne: dans les années Cinquante, Ludvík, fait une plaisanterie mal comprise par son amie qui le dénonce; exclu de l'université, il est envoyé dans un bataillon disciplinaire. Quoi qu'il en soit de ses intimes mystères, Milan Kundera a donc bien des raisons de qualifier cette affaire d'un «attentat contre l'auteur».

Image: ©
Gendarme, tiré de Safari, dans Images, Maurice Darmon.

mercredi 15 octobre 2008

After hours: le coup d'après



Que certains dirigeants politiques aient apparemment pris de bonnes décisions au bon moment, que l'Europe — où en serions-nous aujourd'hui avec nos anciennes monnaies nationales? — se soit présentée comme une entité vivante depuis presque une semaine déjà! ne doit pas nous rendre crédules devant des mensonges éhontés. Non, les pouvoirs politiques ne viennent pas, dans leur haute sagesse, au secours d'une machine financière devenue folle, mais ils sont responsables tout autant.
Les marchés financiers et leurs acteurs sont dans le culte du court terme? Certes, mais les sondages quotidiens de popularité qui gouvernent nos gouvernants les installent-ils depuis ces deux décennies de guerre civile mondiale latente ou ouverte dans une autre dimension? La cupidité et l'égoïsme individualiste seraient-ils le privilège des affairistes quand, au cours de ces mêmes années, la conquête et le maintien au pouvoir de nos responsables, au pouvoir comme dans l'opposition, sont seulement, ou en tout cas d'abord, des batailles d'egos et d'affrontements personnels, travestis d'alibis moralisateurs dont nous dispensent au moins les spéculateurs, à ce point qu'ils n'intéressent à peu près plus personne? Pour un épisode de lucidité, imposé par l'urgence spectaculaire de la déflagration, et dont rien ne dit qu'il sera suivi d'une véritable volonté de reconstruction rationnelle du politique et de l'économique (tout reste à dire et à faire là-dessus), oubliera-t-on de si tôt les appels évangélistes issus de socialistes empêtrés dans leurs querelles; le vide sidéral des discours et des "petites phrases" de perrons, de congrès, de séminaires et universités d'été, des candidats et des vainqueurs aux élections les plus hautes
(1); et là, sous nos yeux, l'ahurissante déroute intellectuelle du Président sortant des États-Unis durant tout ce blitz planétaire? Tout ce qui est aujourd'hui reproché aux
traders responsables de tous les maux est exactement ce dont souffre notre vie politique.
Au même moment, notre partie du monde se retrouve par chance à l'aube propice d'une élection américaine qui, sans doute au corps défendant
(2) de son vainqueur (mais on reconnaît les grands hommes à leur capacité d'aimer et d'épouser l'Histoire, au point de la servir), bouleversera forcément l'échiquier mondial.
Le coup d'après: reconstruction politique, économique, idéologique, intellectuelle et morale, dans le respect scrupuleux du droit et des valeurs démocratiques, car la peur et le désarroi pourraient bien nous laisser admettre des régimes d'exception présentés comme un mal nécessaire, alors que le droit et la démocratie ont été jusqu'ici des facteurs de régulation du capitalisme et que leur défaut a enterré et le communisme et les soviets.
Si nous ne savons pas aujourd'hui saisir ce moment pour méditer le coup d'après, alors nous ne serions vraiment pas loin de l'échec et mat.

— 1. Nous écrivions par exemple à la veille de notre dernière élection présidentielle,
en mars 2008: ... l'absence de tout débat sérieux et prioritaire de ces questions dans la campagne présidentielle (même vide dans celle des législatives d'ailleurs), préoccupée seulement de style et d'affirmations individuelles — du "Tout sauf" au "Si c'est une femme", mais pourquoi nous mépriser ainsi? —, ou d'irréelles propositions reconnues aussitôt après, explicitement ou au moins à demi-mot, comme démagogiques par les deux ex-candidats, nous ont interdit l'expression du moindre vote intelligent, pour nous contraindre à assister à des calculs à courte vue: "Entre les deux tours", voilà toute la portée permise ou concédée à notre regard? Alors qu'il s'agit de cinq années cruciales pour nous et pour le reste du monde...

— 2. Voir à ce propos:
Monsieur Obama encore un effort, du 27 juillet 2008, qui introduit à quelques extraits du discours que le candidat prononça alors à Berlin.

Image: ©
Times square
, tiré de Manhattania 2007, Maurice Darmon, 2007. Et autres Images.

samedi 11 octobre 2008

The mess stops here: le bordel s'arrête ici




Crises géopolitiques au Moyen-Orient, en Europe orientale, en Asie et sans doute bientôt au Groenland; crise économique désormais ouverte et évidente et comme enjeu le
leadership pour l'économie dominante mondiale entre pays démocratiques et dictatures dont le mélange inédit avec le capitalisme sera terrible; crises idéologiques et politiques donc présentes et imminentes; crise morale et intellectuelle enfin, engagée depuis 1968, dont l'événement majeur est sans doute l'invasion de la Tchécoslovaquie, coup d'envoi de la grande redistribution qui s'affirme avec la chute du Mur, se radicalise avec le 11 septembre et ses infinies conséquences, se prolonge et s'amplifie aujourd'hui dans la difficile construction d'un Occident européen face à la reconstitution d'un Empire en Europe de l'Est, bientôt prêt à traiter un partage avec les nouveaux maîtres de l'Orient, Asie et terres d'islam conjointes.
C'est la superposition, la simultanéité, l'enchevêtrement, — qu'on choisisse le terme qu'on voudra, ils se valent tous ici — de ces crises qui constitue donc notre crise globale. De plus (si j'ose dire, car c'est sans doute le fond de la scène), cette crise globale éclate de façon enfin indéniable sur un horizon délimité par l'urgence de la mutation galopante de l'écosystème planétaire: modifications climatiques, raréfaction des énergies vitales (nourriture, air et eau) et des matières premières et énergétiques, pollutions exponentielles diverses, bouleversements des cartes de la biodiversité, de la santé, l'inventaire ne peut en la matière prétendre à l'exhaustivité.
Nous l'écrivions naguère
(22 novembre 2006) et nous y sommes souvent revenu depuis: nos responsables et mandatés politiques, nos candidats aux diverses élections majeures nationales ou d'ailleurs, nos comportements individuels et sociaux, voire simplement électoraux, n'intégraient guère jusqu'ici ces urgences. Nous aurions grand tort de penser encore une fois que, sous le prétexte que les Bourses les reflètent, les déflagrations en cours sont l'affaire (!) des acteurs cupides qui les animent ou a contrario des populistes révolutionnaristes qui tonnent contre, et qui, ceux-ci comme ceux-là, une fois le symptôme masqué, retourneront comme un seul homme à leurs fonds de commerce. La grande chance que le présent nous offre est de nous contraindre — nous et nos représentants, nos élus et gouvernants et nos moyens d'information et de réflexion, bref nous et nos maîtres à penser économiques, politiques, idéologiques, moraux et intellectuels — à nous projeter, nous impliquer concrètement dans ce qui va être le monde de tout à l'heure. Ils sont déjà nés, ils sont déjà à l'école, peut-être même déjà dans les Universités et les lieux de travail et de production, ceux qui, c'est le mieux que nous puissions espérer pour eux, se confronteront à la nécessaire reconstruction qui succèdera bientôt à l'actuelle Première Guerre Civile Mondiale.

Image:
© Dessin d'enfant, sur le site idiomkids, tous droits réservés.

vendredi 10 octobre 2008

Andalousies imaginaires




Nous y veillons et y reviendrons sans trêve: nous voulons, sans encourir ipso facto divers soupçons, pouvoir lire par exemple Robert Redeker et dialoguer avec lui si ça nous stimule et nous éveille; nous voulons nous instruire et nous interroger avec Sylvain Gouguenheim, ou avec Olivier Pétré-Grenouilleau, et confronter nous-mêmes nos hiatus éventuels entre nos sensibilités politiques et leurs recherches; nous voulons pouvoir apprécier le niveau du Discours de Ratisbonne de Benoît XVI — niveau qui aurait pourtant mérité ici bien plus qu'une note, qui n'aura même pas été rédigée — en espérant alors qu'il aurait pu être l'occasion d'une disputatio digne des Andalousies les mieux rêvées, comme l'esquissent par exemple Jean Bollack, Christian Jambet et Abdelwahab Meddeb, dans leur ouvrage, La conférence de Ratisbonne, enjeux et controverses (Bayard, 2007). Bref, nous voulons une liberté pour la pensée et pour l'histoire, activités intellectuelles indissociables, libertés indissociables. Nous ne pouvons donc qu'être comblés par la parution dans Le Monde du 10 octobre 2008 de l'Appel de Blois, rédigé par l'association Liberté pour l'Histoire:

Dans le cadre des Rendez-Vous de l'Histoire de Blois consacrés en 2008 aux Européens, Liberté pour l'Histoire invite à approuver l'appel suivant:
"Inquiets des risques d'une moralisation rétrospective de l'histoire et d'une censure intellectuelle, nous en appelons à la mobilisation des historiens européens et à la sagesse des politiques. L'Histoire ne doit pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l'historien sous la menace de sanctions pénales. Aux historiens, nous demandons de rassembler leurs forces à l'intérieur de leur propre pays en y créant des structures similaires à la nôtre et, dans l'immédiat, de signer individuellement cet appel pour mettre un coup d'arrêt à la dérive des lois mémorielles. Aux responsables politiques, nous demandons de prendre conscience que, s'il leur appartient d'entretenir la mémoire collective, ils ne doivent pas instituer, par la loi et pour le passé, des vérités d'État dont l'application judiciaire peut entraîner des conséquences graves pour le métier d'historien et la liberté intellectuelle en général. En démocratie, la liberté pour l'Histoire est la liberté de tous."

Signataires: Aleida et Jan Assmann (Constance et Heidelberg), Elie Barnavi (Tel-Aviv), Luigi Cajani (Rome), Hélène Carrère d'Encausse (Paris), Étienne François (Berlin), Timothy Garton Ash (Oxford), Carlo Ginzburg (Bologne), José Gotovitch (Bruxelles), Eric Hobsbawm (Londres), Jacques Le Goff (Paris), Karol Modzelewski (Varsovie), Jean Puissant (Bruxelles), Sergio Romano (Milan), Rafael Valls Montes (Valence), Henri Wesseling (La Haye), Heinrich August Winkler (Berlin), Guy Zelis (Louvain).

Notons encore qu'il n'appartient pas aux seuls historiens et responsables politiques de veiller à ce bien commun. Il faut aussi que, citoyens et lecteurs, nous refusions de nous laisser intimider par les
oukazes politiciens et corporatistes des chiens de garde et des gardiens du temple.
Pour mieux mesurer l'importance et le contexte de cet appel, il faudra le compléter par la lecture de l'article de Pierre Nora: Liberté pour l'Histoire, paru le même jour dans le même journal, et qui suit cette note en page interne, dans Repères.

Enfin, puisqu'il serait angélique d'imaginer toute étude et recherche de la vérité à l'abri de nos passions, nous ne l'écririons pas aujourd'hui mieux que naguère nous le fîmes, à propos du texte d'Akram Belkaïd:
La Shoah et les faux amis des Palestiniens: "Malgré les désaccords, les fossés, les guerres, la force et l'intelligence de nos causes se mesurent d'abord à l'attention ouverte que nous portons à celles de nos adversaires".

Image: Disputatio au sablier à l'Université de Fribourg, circa 1500.

lundi 6 octobre 2008

Shangols, cinéphiles pointus et nécessaires





En dix-huit mois d'existence et en matière de cinéma, nous avions découvert le secret
Ubuweb, qui s'est donné la tâche de recenser la modernité mondiale, le très pédagogique site du Ciné-Club de Caen, donnant toutes documentations sur tous les films et tous les auteurs, et les intéressants dossiers universitaires de la revue Cadrage, tous hauts-liens offerts dans nos sites invités.
Aujourd'hui, nous débusquons Shangols, site franco-chinois de cinéma pointu et nécessaire, nourri par deux cinéphiles Shang et Gols. Ces deux garçons ont apparemment tout vu: une magnifique table alphabétique des films donne une première mesure de l'ampleur de leur expérience. À leur plume, alerte et subjective, on imagine des enfants du Net, allons, disons des trentenaires, je ne crois pas me tromper beaucoup ou alors, ils sont malins les bougres! Et pourtant, leur goût est de ceux qui connaissent et aiment profondément le vrai cinéma, sans s'en laisser conter, sans plier sous les consignes des prescripteurs de programmes télé: allez donc, au fil des notices, toujours joliment ilustrées, reconnaître leurs amours et leurs défiances, les unes et les autres à nos yeux tout aussi légitimes. De la classe au quotidien.

dimanche 5 octobre 2008

Sophie Calle/G. Shephard: No sex last night


Cliquer sur l'affiche du film pour l'agrandir.
Lecture dans dossier, cliquer ici.

Sophie Calle raconte: «J'ai rencontré Greg dans un bar à New-York en décembre 1989. Il a proposé de me loger. Il m'a donné son adresse, tendu ses clés, puis il a disparu. J'ai passé la nuit seule dans son lit. Plus tard, je l'ai appelé de Paris pour le remercier, il a proposé de me rejoindre et m'a donné rendez-vous le 20 janvier 1990, aéroport d'Orly, neuf heures. Il n'est pas venu. Le 10 janvier 1991, à dix heures, le téléphone a sonné: "C'est Greg Shephard, je suis à Orly, j'ai un an de retard. Voulez-vous me voir?" Cet homme savait comment me parler. Il rêvait de faire du cinéma. Je rêvais de traverser l'Amérique avec lui. Pour l'inciter à me suivre, j'avais proposé que nous réalisions durant le voyage un film sur notre vie de couple. Il avait accepté et, le 3 janvier 1992, nous quittions New-York dans sa Cadillac en direction de la Californie.»

Une fois de plus, mais pour la première fois en vidéo, Sophie Calle met en scène sa propre vie. Chacun sa caméra filme son regard sur l'autre et enregistre leurs dialogues. Mais chacun murmure aussi pour soi ses pensées, ses commentaires. Nous voilà dans un road movie qui va traverser l'Amérique jusqu'à Las Vegas où Greg et Sophie se marieront réellement quinze jours plus tard, dans un drive-in. Et, pendant cette quinzaine, devant un lit de motel défait, chaque matin le même constat de Sophie: No sex last night.

L'admirable site américain
Ubuweb, dont nous ne cesserons de souligner les services qu'il rend aux arts contemporains, nous offre la version intégrale de ce film unique
(76', essayer mais — 9 novembre 2011: Error 404 not found — la diffusion paraît suspendue). Bien entendu, dans la version américaine, les sous-titres français ont disparu. Mais ne renonçons pas pour autant à nous laisser emporter par ces vagabonds et leur magie: Sophie parle un anglais scolaire tout à fait compréhensible. De temps en temps, lui échappent des phrases en français, et son monologue intérieur est retranscrit en anglais écrit, en sous-titres. Seul Greg Shephard reste désespérément américain. L'essentiel est pourtant dans les images et les sons: fulgurances visuelles prises par une caméra vidéo de pacotille, décompositions bouleversantes de mouvements, chocs entre bruits et silences, humour et énergie de vivre lacèrent ce drame du couple, enfermé quinze jours dans une Cadillac filmée comme une idole, à laquelle Greg réserve ses soins et ses mots les plus doux. En route donc pour le plus beau des mariages d'amour.

Image: © auteur non identifié. Tous droits réservés.

jeudi 2 octobre 2008

11 septembre: l'interdit de la représentation




J'aurai mis plus de sept ans, et déjà deux longues rondes autour de
Ground Zero, pour commencer seulement à prendre conscience de ce qui doit paraître à tout esprit normalement constitué une évidence.
Un des fondements de la religion islamique est l'interdit de la représentation, hérité des commandements mosaïques. Quand, à mieux y réfléchir, tout est représentation. C'est ce qui a donné dans les deux cultures cette calligraphie comme art sacré, qui, contournant l'interdit par son redoublement — signe sur le signe — ne supporte ni la bévue, ni l'erreur
a fortiori répétée, cet art du mouvement pensé, fruit du long recueillement et de la tension intérieure. Aux marges, les musulmans, plus libres en cela que leurs ancêtres, ont tracé des calligraphies zoomorphiques, et nombre d'enluminures de textes sacrés et profanes donnent à voir des représentations humaines, et de femmes dévoilées, et du Prophète. Mais au plein cœur de cet interdit, ils ont d'abord développé un art géométrique, savoir né des arpenteurs du Nil d'ailleurs, épure de la représentation où la civilisation arabe inscrivit certaines de ses lettres de noblesse, et les fameuses arabesques, censées compliquer la lecture jusqu'à créer dans l'après-coup de véritables palimpsestes, concrétisant cette idée, déjà hébraïque — Moïse l'Égyptien ne cassa-t-il pas les premières Tables de la Loi, anéantissant à jamais l'acte de naissance de l'écriture? — cette idée hébraïque puis talmudique, puis musulmane donc, que, pour ces civilisations de l'Écriture justement, ces peuples du Livre, le sens véritable demeure à jamais caché, et par les images et par les signes, et par les lettres, les accents, les mots et les phrases.
Or, force est de constater que le 11 septembre 2001 est le triomple absolu du bredouillage, du bégaiement, deux attentats, pénétrant intrusivement la matière, la dirigeant explosive sur son extérieur, l'ouvrant hystérique béante sur elle-même, en un quart d'heure à peine, histoire de donner le temps aux médias d'organiser un enregistrement correct du bruit et de la fureur, cohérent avec l'univers du dégainage du portable filmeur; avec, tambourinant en un instant autour du monde, l'empire Internet des vidéos et des agitations lumineuses qualifiées d'images, directes ou
live ce qu'elles étaient en effet; avec la certitude de provoquer pour toute une décennie au moins, la stupeur des rétines: il faut enfin en croire ses yeux, là où la foi et la croyance supposent le cryptage pour laisser sa place et notre chance au mystère. Ici, il faut désormais se repaître du symbole immédiatement visible et transparent d'un capitalisme abattu en ses plus hautes tours, et supporter les agenouillés d'une telle religion de la clarté démonstrative répétant en chœur: "C'est peut-être terrible, mais quel sens de la mise en scène, quel coup de génie!" ah, nous l'aurons tous entendue, cette adulation, chez les mieux intentionnés (enrichie, pas de petits profits, d'une posture de moralisme histoire de se croire debout: "Après tout, Ils l'ont bien cherché!"). "Génie"? "Mise en scène?" "images" seulement? lorsque, sous ce nom d'art islamique, toute notre mémoire, ou au moins tout notre tourisme, pourraient désigner les magnifiques ornementations dans la pierre, dans le bois, dans les faïences, sur les parchemins que nous donnent encore aujourd'hui à admirer les artistes musulmans?
Le génie Aladin, qui s'extirpait de sa petite lampe au prix de nos frottements pour le moins, émane aujourd'hui sans effort de notre part, ne s'épanouirait même plus hors de sa fiole à la rencontre de nos questionnements et espérances avec sa révélation dilatée, tant nous préférons nous y serrer avec lui, dans cette bulle appauvrie où ces bruits:
"image", "représentation", "croyance", "signe", "génie", tiennent lieu et apparence des mots et des idées.

Image: Tania Mouraud, I have a dream, 2005 et coupe à l'échassier, Iran Xe/XIe siècle, Musée du Louvre © photo François Fernandez. Cliquer sur l'image pour l'agrandir.