Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 27 juin 2013

Sébastien Lifshitz: Bambi (2013)



    Claire Denis la vagabonde, le premier documentaire de Sébastien Lifshitz date de 1996. Les Corps ouverts (1997), Les Terres froides (1999),  Presque rien (2000), son œuvre réfléchit sur les homosexualités, quasiment sans discontinuer. Et c'est avec Les Invisibles, toujours sur ce sujet, et le César 2013 du meilleur film documentaire que le public le connaît plus largement. Il pourrait bien accroître encore son audience avec son dernier film d'une heure, Bambi, et ce ne serait que justice. Ceux qui se souviennent de Capucine ou de Coccinelle auront aussi son nom de scène en mémoire, alors travesti au Carrousel de Paris.

    Jean-Pierre est né à Ysser, banlieue d'Alger, en 1935. Né obèse et aussi loin que Bambi se souvienne, dans la haine de son prénom et de son genre et dans l'attente d'un miracle divin. Au sortir de l'adolescence, il part pour Paris vers le seul métier possible en dehors de «vivre de ses charmes», danseur travesti au Carrousel de Paris. Opérée et identifiée enfin en femme — car à la différence de l'homosexualité, la transsexualité est affaire d'identité et on ne comprendrait rien à les confondre ou à les apparenter —, Marie-Pierre Pruvot passe une licence de lettres classiques entre 1972 et 1974 et enseigne une trentaine d'années dans l'Éducation Nationale, dans l'anonymat le mieux protégé. Décorée des Palmes académiques, elle est aujourd'hui à la retraite et vit en compagnie d'Ute Wahl. Une garçonne, comme elle dit.

    Presque octogénaire, Marie-Pierre raconte son itinéraire avec une grâce, une intelligence et une force peu communes. Et surtout avec la simple sérénité de celle qui sait exactement le prix de ses choix et de ses libertés. Et qui a depuis longtemps trouvé les mots pour les dire, ne serait-ce que par les livres qu'elle a écrits aussi sur sa vie, bien avant que Sébastien Lifshitz ne la filme et dont les éditions Ex Aequo ont entrepris la publication raisonnée. Le cinéaste a beau prétendre le contraire dans ses entretiens promotionnels:


    Avant de faire le film, elle a écrit un livre sur sa vie, elle avait donc déjà formulé les choses dans sa tête. Mon rôle a été de la faire sortir de ce discours réglé. Il fallait qu'elle perde un peu le contrôle. Ce qu'elle déteste. J'ai donc créé des situations pour provoquer des émotions, à l'image de ce moment où elle retourne à l'endroit même où était le garage de son père à Alger.

jamais il ne désarçonne la vieille dame qui mène au contraire à sa guise les réponses et les questions, d'autant plus que, dans la suite de l'entretien, il dit n'avoir pas utilisé la séquence forte ou Marie-Pierre va au cimetière sur les tombes de son père et de sa sœur. En réalité, il lui obéit et là-dessus on lui donnera cent fois raison. L'assemblage des séquences est aussi simple que possible: deux grands entretiens alternent avec des vues d'Alger où Marie-Pierre Pruvot retourne en manière de pèlerinage sur les lieux de son enfance. Sébastien Lifshitz témoigne d'ailleurs des complications rencontrées dans les rues d'Alger aujourd'hui ou dans ce café:

    Un cauchemar! Même avec des autorisations, nous étions arrêtés tous les deux mètres! Alors imaginez avec une femme de soixante-dix sept ans, blonde platine, non voilée, en train de marcher dans les rues d'Alger où il n'y a pratiquement que des hommes et pas de blancs! Tout le monde nous regardait […]. Elle flottait! Elle était sidérée de redécouvrir son pays et n'a pas senti les regard des autres. Elle était ailleurs, dans son monde. Un plan du film le raconte très bien. Elle marche, tous les hommes se retournent sur son passage. Elle ne les voit pas. 

    Qui n'a pas connu l'Afrique du Nord de ces années-là ne pourra imaginer ce qu'auront été les regards de ces communautés fermées, cloisonnées, et ici d'un milieu relativement populaire: son père était garagiste. Heureusement cette société coloniale prise par ses propres folies produisait aussi des femmes seules ou devenues seules que les conformismes ambiants jugeaient profondément excentriques. Comme la tante Rosette qui accepta de l'appeler Jean-Pi, et l'emmena pour la première fois au Carrousel, où Bambi trouva son avenir.

     Sébastien Lifshitz alterne aussi par de précieuses et introuvables archives en super-8 tournées souvent par Bambi elle-même au temps du Carrousel, et par quelques extraits de films où elle a joué de petits rôles. 

    Il faut courir voir ce film, on l'aura compris. Cinquante-deux minutes, c'est bien court pour une telle aventure. On rêve à ce qu'aurait pu devenir le film si, au lieu de faire mine de fuir son long travail de verbalisation,  y compris sur d'autres sujets que sa biographie (France, ce serait aussi un beau nom, sur la défense de la langue française par exemple), Sébastien Lifshitz avait su donner toutes ses chances à cette profonde notation de Marie-Pierre Pruvot sur sa vie, qui rappelle furieusement l'inoubliable adresse de Pier Paolo Pasolini à Andy Warhol: «Tu es un homme libre, tu es magnifique, mais ton drame, c'est que ta liberté te suffit»:

    
J'avoue, en faisant le bilan, avoir l'impression de ne pas avoir accompli tout ce que je pouvais faire dans ma vie: je me suis tenue à l'écart de la grande querelle de la guerre d'Algérie. C'est que la complexité de mes difficultés m'accaparait entièrement. 

    Centré sur l'enfance et la carrière de chanteuse, danseuse et meneuse de revue, avec autant de discrétion que de retenue, le film escamote pratiquement les trente années de son enseignement. Reste que madame Pruvot, professeur de français, aura par exemple filmé aussi cette élève qui portait comme elle un bandeau indien dans les cheveux. Et cette image mimétique qui pense fortement convoque loin notre imaginaire. Il paraît que l'édition DVD dont la sortie est imminente à Épicentre films contient de nombreuses scènes inédites en particulier sur cette dernière période, des images de l'avant-première au Festival de Berlin où le film a remporté le Teddy Award, et deux courts métrages: Vingt-quatre heures dans la vie de Coccinelle et La chambre d'amour, dont nous ne savons rien. Une chance peut-être pour ceux et celles qui sauront continuer pour leur propre compte le bout à bout?

jeudi 20 juin 2013

Abdelwahab Meddeb: Solidarité avec Amina


    Solidarité avec Amina. — Extraordinaire Amina, dont l'acte pose avec éloquence les questions qui comptent. D'avoir diffusé son image aux seins nus où rôde le spectre islamiste nous met face aux enjeux qui orientent le destin d'une société. Amina a explicité sa mise en scène en inscrivant sur son corps les mots qui justifient son geste. Elle a écrit en arabe sur sa poitrine et ses seins: «Ce corps m'appartient, il n'est l'honneur de personne». Son acte se réclame de l'habeas corpus / "Sois maître de ton corps". Amina propose une énonciation qui avalise l'énoncé du droit fondamental à disposer de son corps. L'opération engage le sujet et fait émerger l'individu par l'usage du pronom de la première personne. L'individu souverain n'est plus assujetti à la servitude de la communauté.

    Amina se sépare du groupe en niant l'implication de l'honneur de qui que ce soit lorsqu'elle décide de faire de ses seins une arme de combat. Ainsi abolit-elle le crime d'honneur dont se croient investis les mâles qui ont un lien de sang avec le sujet féminin.

    L'acte d'Amina est politique. Il réclame une avancée juridique, celle qui invoque l'habeas corpus, auquel résistent bien des autorités, quand bien même il serait actif depuis 1679.

    À cette revendication s'ajoute celle de la liberté de conscience, que les islamistes refusent d'inscrire dans la Constitution qu'ils sont en train de finaliser. Le geste d'Amina est au cœur du moment historique que vit le pays. Il a pour ambition de s'attaquer à la norme islamique de la 'awra, celle qui gouverne le voilement du corps féminin au prétexte qu'il suscite la fitna, cette séduction qui, par la sédition qu'elle provoque, instaure le désordre dans la cité. Telle position implique soit la sortie de l'islam, soit le recours à une interprétation qui l'adapte à l'évolution des mœurs.

    Une telle interprétation (dont se réclame Amina) arrache l'islam du sol patriarcal où les femmes sont opprimées et qu'Amina dénonce à travers son refus de céder son corps à l'honneur dont sont gardiens les mâles liés au nom par le sang.

    L'audace et le courage d'Amina se sont de nouveau manifestés lorsqu'elle est allée à Kairouan, le 19 mai, jour où les salafistes ont décidé de tenir congrès (interdit). Elle voulait se confronter à ceux qui sont contre l'habeas corpus, contre la liberté de conscience, pour le patriarcat, pour le crime d'honneur. Elle a été arrêtée après avoir tagué sur le muret du cimetière face à la Grande Mosquée le mot "Femen", le groupe de protestation féminine par seins nus auquel elle est affiliée. Elle est déjà passée devant le juge qui l'a condamnée à une amende de 300 dinars (150 euros) parce qu'elle était en possession d'un aérosol lacrymogène. Ce n'est qu'une arme d'autodéfense dérisoire au vu du risque qu'elle encourait face à des ennemis prompts à lyncher tout contradicteur. D'autant plus qu'un prédicateur salafiste a réclamé qu'Amina soit lapidée à mort. Pire encore: tel juge a refusé de libérer Amina, contrevenant aux dispositions élémentaires de l'habeas corpus selon lesquelles il doit libérer le corps qui s'est présenté à lui en cas d'absence de délit ou de charges insuffisantes. Au lieu de son élargissement, le juge l'a accablée d'accusations graves, celle d'atteinte à la pudeur, de trouble de l'ordre public, d'association de malfaiteurs. Ainsi se prépare un procès inique. Comme au temps de la dictature, le juge assimile à un acte délictueux une action politique, pacifique, en conformité avec la règle démocratique. De surcroît, le juge détourne des dispositions du droit positif, du qanûn, pour conforter la norme héritée de la charia et du fiqh, la casuistique qui en ordonnançait le corpus.

    Nous dénonçons cette double manipulation. Et réclamons la libération immédiate d'Amina — qui suscite notre admiration. Non seulement son action fait avancer la cause des femmes dans un milieu où elles sont considérées comme le symptôme du mal, mais encore elle participe au combat pour la liberté et le droit dans une Tunisie laboratoire pour toute la territorialité islamique.

    Si nous gagnons un tel combat, le monde gagnera; si nous perdons, avec nous le monde perdra.

    De l'image d'Amina aux seins nus se dégage une étrange proximité avec le portrait de Gabrielle d'Estrées et d'une de ses sœurs, le fameux tableau de l'école de Fontainebleau, «blonde, dorée, d'une taille admirable, d'un teint d'une blancheur éclatante»: autant de traits qu'Amina a en partage avec l'amante d'Henri IV. Le poète baroque Agrippa d'Aubigné (1552-1630) lui attribue un grand rôle politique, c'est elle qui aurait poussé le roi à signer l'Édit de Nantes, destiné à apaiser la guerre des religions et à instaurer la coexistence des croyances; il dit aussi de son image aux seins nus: «C'est une merveille comment cette femme de laquelle l'extrême beauté ne sentait rien de lascif». On peut porter le même jugement sur Amina en réponse à ceux qui assimilent sans discernement la mise à nu au sexe.

    Et pour ceux, nombreux en Tunisie, qui estiment que la mise en scène du nu (politique ou artistique) est une intrusion de la société occidentale, je vais leur ouvrir les yeux en les conviant à jouir d'une peinture provenant du même XVIe siècle, Shirîn au bain, composée par Soltân Mohammed, à Tabriz, vers 1540, pour illustrer un épisode de la Khamseh du poète Nizami: torse nu, les seins en partie à découvert sur le trajet des tresses, cette œuvre issue du monde islamique croise celle de Fontainebleau et participe à l'esthétique du nu pour en enrichir la longue histoire.

    Gloire à Amina, qui, par les moyens d'aujourd'hui, a inscrit son nom et son corps dans cette séculaire tradition iconique. — Abdelwahab Meddeb, écrivain et universitaire. Article paru dans Le Monde du 11 juin 2013.

    © Photographie: Amina Tyler, Agence AFP, 2013.