Tourné à l'automne 1968, après le triomphe en juin de la droite parlementaire et au plein de la normalisation tchécoslovaque, Une femme douce est le neuvième film de Robert Bresson, sur les treize qu'il tourna durant quarante ans entre Les anges du péché (1943) et L'argent (1983). Il a soixante-sept ans et dans les dix années précédentes — Pickpocket, Le Procès de Jeanne d'Arc, Au hasard Balthazar, et Mouchette dont, pour la petite histoire, Jean-Luc Godard fit une bande-annonce — les moins cinéphiles se surent convoqués à des chefs-d'œuvre. L'opérateur Ghislain Cloquet — de Nuit et Brouillard (1955) d'Alain Resnais à Tess (1979) de Roman Polanski, en passant par Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras ou Guerre et amour (1975) de Woody Allen — avait assuré les splendides noir et blanc des deux derniers films. C'est à lui que Bresson confia son premier film en couleur.
À partir du négatif original pour la nouvelle sortie de ce film invisible depuis plus de quarante ans, les laboratoires Éclair ont apporté tous leurs soins au filtrage et à la stabilisation de la palette réfléchie entre Bresson et Clocquet. Et, si importante dans le cinéma bressonnien, la bande son a été entourée des mêmes compétences techniques, historiques et artistiques pour que gronde cette circulation, vrillent ces klaxons, crissent ces pneus et ces freins, ceux de la fin des années Soixante.
Éclats des néons rouges et jaunes, des éclairages publics et des phares des voitures, le film est documentaire des nuits de Paris. Et dans les extérieurs de rues et de parcs, l'automne impose ses délicates transparences et ses ocres soutenus. Plaisirs furtifs du Eastmancolor, puis le monde du magasin d'achats d'objets — prêteur sur gages dans Krotkaïa, la nouvelle de Dostoievski (1876) —, et l'appartement petit-bourgeois du couple sont gris ou beiges, étriqués comme leurs ternes vêtements de confection courante, ou le marron rayé d'une cravate de convention. Longtemps peintre, il fuit la peinture dans ses films: «J'ai horreur du cartepostalisme». De la couleur, Bresson attend qu'elle apporte «une plus grande puissance d'expression ou de conviction de l'image. On peut frapper fort avec la couleur. Mais si la couleur n'est pas juste, alors on tombe dans l'horrible réalité du faux». S'il voulait rejoindre la peinture, le cinéaste ou le photographe que Bresson fut aussi aurait davantage à attendre du noir et blanc: «le vert d'un arbre qu'il suggère est plus proche du vrai vert que le faux vert photographique dans un film en couleur (1)». Autant de garde-fous pour les étalonneurs numériques de la copie neuve.
En 1986, Thérèse d'Alain Cavalier aura retenu la leçon. Déjà nécessaire pour les blancs des draps et des nappes, la couleur existe pour la terrible tache de sang sur le visage de Dominique Sanda, dix-sept ans et premier film: «Elle paraissait seize ans, Anna, tu te rappelles?». Bresson l'aurait choisie pour le bombé unique de son front, s'il n'avait été conquis par sa voix au téléphone, sans l'avoir jamais vue. Visage indemne et sang rouge sur le trottoir, ineffaçable malgré les serviettes rougies dans la cuvette par l'ultime toilette de la morte sur son lit pliant de quatre-vingt-dix, répudiée dans le salon devant le piano à queue, pour ses nuits de femme douce.
En amont aussi, Bresson reçoit tout le cinéma. Plans sur les mains et les corps et, à l'opposé de toute idée de flashback, une «confrontation de la mort et de la vie (2)» dans les entremêlements de divers présents, comme déjà on les vit dans Hiroshima mon amour d'Alain Resnais (1959) et L'année dernière à Marienbad (1961), Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964), Shadows (1961 en France) ou Faces (1968) de John Cassavetes, en noir et blanc en effet. Couleur? voilà jumelle l'histoire tout entière de Marnie (1964), triomphe du rouge dans le mariage forcé, vu par Alfred Hitchcock. Et quant aux mots, à l'instant de l'irrémédiable, ils éclatent et se dérobent dans les escaliers et les portes: «En une seconde tout son visage a changé. La douceur a fait place au défi, à la révolte». Reviennent le regard de Camille livrée par son mari Paul à la décapotable rouge de Jeremy Prokosch, puis celui, charbonneux et silencieux, dans le parc de la villa romaine — même œil froid de la femme douce vers son mari dans sa décapotable, noire celle-là, avant de jeter la brassée de marguerites. Camille encore, descendant la cage de l'escalier de leur appartement: «Je te méprise».
Sidérante rencontre du «Je t'aime je te désire», mot pour mot contemporain dans le livre et le film de Marguerite Duras, Détruire dit-elle (1969): qui rencontre l'autre?
Je pense que Bresson a introduit la plus grande nouveauté qu'on pouvait, à l'heure actuelle, introduire dans le cinéma, c'est celle de la pensée. Et cette pensée n'était pas immédiatement apparente. C'est-à-dire que j'étais débordée par le spectacle et, en même temps, je ne pouvais pas mettre le doigt exactement sur ce que je voyais (3).
Détruire dit-elle où, par l'intercession d'Alissa, son mari Max Thor et un couple conformiste et petit-bourgeois font en quelques heures des pas de géant dans la perception du monde, de la vie, de leurs propres personnes. Ainsi, le promoteur immobilier Bernard Alione est le jumeau de Luc, le mari de la femme douce, tous deux en chemin douloureux vers les lointaines douceur et renoncement à la possession. Ainsi leur découplage entre l'amour et le désir que Dostoievski n'avait pas envisagé non plus: alors que s'aggrave la mésentente, «ce soir-là, comme chaque soir, nous avons tiré de grands plaisirs l'un de l'autre». Ainsi enfin sur l'écran de télévision allumé pour personne, ces images d'archives de l'Adlertag en vue de la «destruction totale» de la Royal Air Force en 1940.
Après tout, ne suffisait-il pas de se souvenir de La Prisonnière de Marcel Proust, matrice de La captive de Chantal Akerman (2000)? Et pour son premier film, The Shade (1999), Raphaël Nadjari offre aux spectateurs de la fin du siècle une adaptation semblable de la même nouvelle, mais à Greenwich Village, en évident hommage à l'un de ses maîtres en cinéma.
Après tout, ne suffisait-il pas de se souvenir de La Prisonnière de Marcel Proust, matrice de La captive de Chantal Akerman (2000)? Et pour son premier film, The Shade (1999), Raphaël Nadjari offre aux spectateurs de la fin du siècle une adaptation semblable de la même nouvelle, mais à Greenwich Village, en évident hommage à l'un de ses maîtres en cinéma.
Ce que les hommes faisaient jusqu'ici de la poésie, de la littérature, Bresson l'a fait avec le cinéma. On peut penser que jusqu'à lui, le cinéma était parasitaire, il procédait d'autres arts. Et qu'on est entré, avec lui, dans le cinéma pur. Et d'un seul (3).
Duras s'entretenait alors du film précédent, Au hasard Balthazar. Une femme douce est justement ce manifeste, politique, esthétique, c'est-à-dire moral, où Bresson situe le cinéma par rapport à tous les autres arts.
«Nous irons au cinéma quand tu voudras. Presque pas au théâtre, c'est trop cher», ce sont les premiers mots de Luc au premier matin: «J'ai jeté de l'eau froide sur cet enivrement». Abandonnant pour un soir la télévision, au Paramount-Élysées ils regardent Benjamin ou les mémoires d'un puceau de Michel Deville (1967) que Bresson choisit tard et par commodité puisqu'il était aux catalogues des mêmes producteurs et distributeurs. Mais pas seulement: ce film est alors le dernier gros succès de Mag Bodard, sa productrice, un film séduisant, chatoyant et servi par des vedettes comme Michèle Morgan, Catherine Deneuve, Michel Piccoli et Pierre Clémenti, photographiés par Ghislain Cloquet en costumes du XVIIIe siècle dans un parc splendide, toutes reconstitutions spectaculaires que Bresson refuse pour adapter la «nouvelle bâclée» de Dostoievski: «Je ne me vois pas faisant un film de neige, de troïkas, de coupoles byzantines, de pelisses de fourrure et de barbes (2)».
Mais on drague trop les femmes au cinéma. Alors Luc se met en chemin et s'affranchit de ses propres règles. Les voilà au théâtre, devant une représentation bruyante et ferraillante de Hamlet. Elle sait la trahison par omission et, au retour, furieuse et sûre de sa mémoire, elle lit le passage (III, 2) coupé par le vulgaire metteur en scène «pour pouvoir crier pendant toute la pièce», où — théâtre dans le théâtre — Hamlet dirige le premier comédien.
HAMLET, au premier comédien: — Dites vos répliques du bout des lèvres, comme je les ai prononcées moi-même. Si vous les hurlez comme beaucoup de nos acteurs font, j'aimerais mieux donner mon texte au crieur public. Ne sciez pas l'air avec votre main. Car, dans le torrent, la tempête, l'ouragan de la passion il fait toujours user de mesure et acquérir même une certaine douceur.
Exactement comme Bresson dirigera Dominique Sanda et Guy Frangin. L'une consentante, l'autre contre son gré, il les voulait ainsi.
Le couple se rend aussi dans trois musées, histoire de dresser l'inventaire d'autres conduites culturelles. Une courte visite au Louvre: «Les Vénus, les Psyché nues qu'elle admirait au Louvre me faisaient plutôt voir la femme comme un instrument de plaisir», au regard de ces mots de Bresson: «Si le nu n'est pas beau, il est obscène (2)». Une galerie d'art moderne où sont exposées des œuvres cinétiques, qu'elle semble seule à apprécier. Le muséum d'histoire naturelle du Jardin des Plantes pour conserver l'animalité dans la grâce: «C'est la même matière première pour tous, mais arrangée différemment pour une souris, pour un éléphant, pour un homme», dit-elle sur une sonate de Mozart en feuilletant un livre d'art, arrêtée sur La blonde aux seins nus de Manet, quelque temps après cette première promenade dans la Ménagerie où il avait forcé sa mise en cage au milieu des rugissements des fauves et des chants d'oiseaux:
LUI. — Et vous? Que désirez-vous?
ELLE. — Je ne sais pas. Autre chose, de plus large. Le mariage légal m'assomme.
LUI. — Réfléchissez, des centaines de milliers, des millions de femmes le désirent.
ELLE.— Peut-être. Mais il y a aussi les singes.
Il faudrait détailler davantage. D'autres séquences questionnent d'autres arts pour entrer «avec lui, dans le cinéma pur. Et d'un seul»: la musique et la littérature par exemple, dans leur fonction d'édification personnelle et d'urgence vitale en même temps que dans leur statut d'objets de consommation: «Elle voulait dire: "Je ne m'attendais pas à trouver en vous un homme instruit"». Lui le Grand prix de Monaco pour bande son tandis qu'elle se prépare à sa joyeuse nuit de noces, ou les courses hippiques à la télévision, elle l'électrophone à même le sol, ce sol où tombent, où sont jetées avec rage ou indifférence les livres et les fleurs. Car le ciel appartient au chant des oiseaux et à l'écharpe de la défenestrée lorsqu'à terre elle aussi, elle n'a plus cru à l'envol.
Commentant son film (1), Bresson cite Paul Claudel: «Je suis ici, l'autre est ailleurs et le silence est terrible». Une note retrouve opportunément le reste de ce poème, Ténèbres, 1915:
Je souffre et l'autre souffre, et il n'y a point de chemin
Entre elle et moi, de l'autre à moi point de paroles ni de main.
Cérémonie secrète, cette scène muette où Luc ramasse la savonnette tombée à terre pour la tendre à sa femme dans la baignoire: pas un mot et les yeux dans les yeux les mains tendues s'évitent. Et secret de tout le cinéma de Robert Bresson: jeu de pistes qu'il faut suivre si nous voulons espérer ramasser une clé. Parmi d'autres car — magie de Bresson, magie de la pensée «non immédiatement apparente» — selon que, personne devant Une femme douce, vous serez seule, accompagnée d'ami de l'un ou l'autre sexe, une ou plusieurs ou à côté de votre conjoint, vous ne serez pas «débordée» par le même film, et votre doigt se posera alors en plus d'un endroit, dont vous finirez par savoir mieux quelque chose.
Notes.
1. «Je suis ici, l'autre est ailleurs et le silence est terrible», Bresson par Bresson, entretiens (1943-1983) rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013.
2. «La confrontation de la mort et de la vie», op. cit.
3. Marguerite Duras: entretien avec Roger Stéphane, Jean-Luc Godard, Louis Malle et Robert Bresson, Pour le plaisir, ORTF, 1966, «Trouver un truc pour arriver à la vie sans la copier», op. cit.
© Olga Poláčková-Vyleťalová (1944-), peintre et graphiste alors tchécoslovaque, sur une photographie de Bert Stern: Une femme douce de Robert Bresson, 1969.