Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 5 avril 2012

Découvrir ou retrouver Jonas Mekas




À l'occasion de la naissance récente du site de Jonas Mekas, Diary, il nous semble nécessaire de présenter ici cet artiste essentiel, nous aidant de l'article américain de Wikipedia, de la notice de Dominique Noguez dans le Dictionnaire du Cinéma (Larousse) et du texte de Claude Rambaut pour le site Côté court, Jonas Mekas.

Cinéaste expérimental américain, Jonas Mekas est né à Noël 1922 dans une famille de fermiers à Semeniskiai (Lituanie), un village de vingt maisons. Son oncle pasteur le pousse à suivre des études secondaires au cours desquelles il s'adonne à la poésie. Lors de l'invasion soviétique en 1944, son frère Adolfas (cinéaste lui-même et fidèle compagnon de route, 1925-2011) et lui quittent leur pays qu'ils ne reverront qu'en 1971. Leur train est détourné sur le camp de Dantzig et ils sont emprisonnés huit mois dans un camp de travail à Elmshorn, un faubourg de Hambourg. Ils s'en évadent et passent les deux derniers mois de la guerre dans une ferme près de la frontière danoise. Jonas consigne par écrit le récit de cette période dans un journal intitulé I had Nowhere To Go: Diaries, 1944-1954 (Black Thistle Press, New York, 1991).

Après la guerre, Mekas est interné dans des camps de personnes déplacées à Wiesbaden puis à Kassel. De 1946 à 1948, il étudie la philosophie à l'Université de Mayence. Le 20 octobre 1949, à 10 heures du soir, les deux frères débarquent à New York, en vue de travailler comme boulangers à Chicago. Mais — «Restons ici, tout est ici. Voici New York. Voici le centre du monde. Ce serait idiot d'aller à Chicago alors que nous sommes à New York» —, ils s'installent à Williamsburg, un quartier de Brooklyn, où ils vivent de travaux de confection, de plomberie, de nettoyage. Jonas finit par entrer aux Graphic Studios où il exercera comme opérateur jusqu'en 1958, tout en continuant à écrire poèmes et journaux intimes. Mais surtout, deux semaines après son arrivée, il emprunte de l'argent pour acheter sa première caméra Bolex 16 mm et filmer la dure condition de la communauté lituanienne de son quartier, selon les principes de l'école alors importante du cinéma direct. Ainsi sont montées les premières séquences de son journal filmé: News of The Day, qui seront ensuite intégrées à Lost Lost Lost (1976).

En 1953, il s'installe à Manhattan où il suit les cours de Hans Richter (1888-1976) et fréquente des artistes, écrivains et, en particulier, les cinéastes d'avant-garde au Cinema 16 du pionnier Amos Vogel (né en 1921). Il peut projeter ses propres films à la Galerie Est sur A Avenue et Houston Street, et des programmes d'art et d'essai au Carl Fisher Auditorium sur 57th street. En 1954, il fonde alors avec Adolfas la revue Film Culture, centrée sur le cinéma d'auteur et en 1958 commence à écrire sa chronique, Movie Journal, pour The Village Voice qu'il tiendra jusqu'en 1976. Il fait partie du New American Cinema Group (1960), avec, en particulier, son ami Lionel Rogosin. Il fréquente de près Andy Warhol, Nico, Allen Ginsberg, Yoko Ono, John Lennon, Salvador Dalí, ou son compatriote lituanien George Maciunas. C'est l'époque où il produit ses propres films: Guns of the Trees (1961) dans le genre narratif, ou The Brig (1963) captation plus documentaire d'un spectacle du Living Theatre, tout en poursuivant son journal filmé, qui nourrira toute sa production ultérieure.

En 1962, sur la lancée du travail de Maya Deren (1917-1961), il co-fonde la Film-Maker's Cooperative afin d'assurer une distribution indépendante des films, devenant ainsi la matrice du mouvement underground américain. Il prolonge avec la Filmmaker's Cinematheque en 1964, plus tard Anthology Film Archives, l'une des références les plus riches et les plus importantes du monde en matière de cinéma d'avant-garde, en particulier pour la période 1950-1980. Selon les aléas financiers, elle déménagera souvent, s'ouvrant ou se fermant au public selon les subventions et les périodes de misère. Dans la revue Trafic (n° 35, automne 2000), Jonas raconte que la cinéaste Naomi Levine lui révéla qu'Andy Warhol habitait pratiquement dans le loft de la coopérative sans qu'il s'en fût aperçu. Jonas lui-même dormait parfois sous la table de montage.

En 1964, Mekas est arrêté pour obscénité, suite à la projection de Flaming Creatures (1963) et de Jean Genet's Chant d'Amour (1950). Il entre alors en guerre contre la commission de censure, et montre ses films un peu partout dans Manhattan à la Filmmaker's Cinematheque, mais aussi au Jewish Museum ou à la Gallery of Modern Art. De 1964 à 1967, il organise les tournées des New American Cinema Expositions en Europe et en Amérique du Sud. En 1966, il rejoint la 80 Wooster Fluxhouse Coop. En 1970, sous sa direction, Anthology Film Archives ouvre au 425 Lafayette Street un musée du cinéma à fins d'archivage et de conservation des films, avec espace de projection, et une bibliothèque. Avec Jerome Hill, Stan Brakhage, Ken Kelman, Peter Kubelka, James Broughton, et P. Adams Sitney, ils y entreprennent la constitution d'un important corpus de films: Essential Cinema Project.

Le premier grand aboutissement de son incessant journal filmé est constitué par la sortie de Walden en 1969 (180 minutes):

Depuis 1950, je n'ai cessé de tenir mon journal filmé. Je me promenais avec ma Bolex en réagissant à la réalité immédiate: situations, amis, New York, saisons. Certains jours, je tournais dix plans, d'autres jours dix secondes, d'autres dix minutes, ou bien je ne tournais rien... Walden contient le matériel tourné de 1964 à 1968 monté dans l'ordre chronologique. La bande-son utilise les sons enregistrés à la même époque: voix, métro, bruits de rues, un peu de Chopin (je suis un romantique) et d'autres sons, significatifs ou non. Ce film étant ce qu'il est, c'est-à-dire une série de notes personnelles concernant des événements, des gens (des amis) et la Nature (les saisons) — l'Auteur n'en voudra pas au spectateur (il l'encourage presque) si celui-ci choisit de ne regarder que certaines parties du travail (film), selon le temps dont il dispose, selon ses préférences ou selon toutes autres bonnes raisons.

En 1972, il ramène de son retour en Lituanie Reminiscence of a journey to Lithuania, un film sur sa mère. Puis c'est Lost Lost Lost (1976); Paradise not yet lost (1980); He stands in a desert Counting the Seconds of His Life (1969-1985), et Zefiro torna or Scenes from the life of George Maciunas (1992), projetés partout dans le monde dans des festivals et de nombreux musées. En 1995, Birth of a Nation réunit en un film de quatre-vingt cinq minutes des clips de cent soixante amis cinéastes. Dans le même temps, il commence à enseigner le cinéma à la New School for Social Research, puis au MIT, à la Cooper Union, et à New York University. En 2001, il livre un film-journal de cinq heures intitulé As I Was Moving Ahead, Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, réunissant cinquante ans d'archives personnelles.

Le numérique a complètement changé la donne. Il s'agit à présent d'épuiser les batteries de caméras vidéo:

Vidéos et films sont à traiter de façon différente, presque contraire. J'utilise la bande vidéo dans sa continuité, pour étirer la durée, je mets en marche et j'attends. Tout le contraire de la Bolex. On appuyait et elle arrivait à saisir l'instant voulu, elle était la compagne de mes désirs. Avec elle je ne faisais que des brefs plans muets de quelques secondes, des crottes de lapin métaphoriquement. Pour retenir l'instant, comprimer le temps.

Utilisant les installations multi-moniteurs dans ses dernières œuvres, il immerge complètement aujourd'hui les spectateurs dans ses films classiques, comme par exemple à la 51e Biennale de Venise, au PS1 Contemporary Art Center, et au Jonas Mekas Visual Arts Center qu'il a ouvert à Vilnius le 10 novembre 2007. Parmi ses performances récentes, on retiendra ici:

Terminal 5, une exposition sur le thème du voyage organisée par Rachel K. Ward qui devait à l'aéroport JFK investir l'architecture d'Eero Saarinen alors vacante du TWA Flight Center, actuel Terminal 5. L'exposition devait se dérouler du 1er Octobre 2004 au 31 Janvier 2005, mais le bâtiment fut vandalisé au cours de la soirée d'ouverture.

• À l'automne 2006, Mekas entreprend pour le compte d'Apple Computer, Short Films Coming Soon to an iPod Near You, un cycle de 365 courtes vidéos pour iPod, avec diffusion quotidienne sur son site web.

Beaucoup de ses œuvres sont en effet visibles en ligne. Récemment créé, Diary regroupe les archives vidéo, photographies et documents, depuis mars 2010. Le site RE:VOIR, The film Gallery propose plusieurs téléchargements libres: A Visit to Stan Brakhage — Imperfect film — Monks of Cinema — Song to Avila. La colonne latérale droite de ce même site aligne une liste impressionnante de livres, CD, VHS et DVD qui loin de s'en tenir aux frères Mekas et aux cinéastes américains, défie à ce point l'énumération que nous ne pouvons ici qu'y renvoyer.

© Photographie: Boris Lehmann: Jonas Mekas.