Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 2 septembre 2008

Pour un dossier Frederick Wiseman




Dans le monde du cinéma documenteur, il y a les histrions escrocs qui croient qu'il suffit de mettre une casquette sur leur vidéo pour bidonner des pièges à leurs victimes, fussent-elles puissantes; les investigateurs qui ont trouvé leurs vérités et leurs certitudes avant de les avoir cherchées; les militants dont les tournages et les montages plient au gré de leurs causes; les nostalgiques qui voudraient retenir les derniers lambeaux de mondes tendres mais écrasés, incarnés dans de pittoresques survivants; les voyeurs d'images fortes, le poids des mots le choc des photos, qui, le voulant ou non, tambourinent la raison. On mettra aisément des noms sur chacun de ces masques.
Et puis il y a Frederick Wiseman. Construisons ensemble un vrai dossier autour de ce cinéaste à la formation de juriste, né en 1930 à Boston (Massachusetts), qui a consacré jusqu'ici trente-cinq films de quatre-vingt dix minutes à six heures ("un seul et très long film qui durerait quatre-vingts heures" dit Wiseman de cet ensemble) aux États-Unis, c'est-à-dire à l'un des sujets d'études les plus impossibles et les plus urgents? Deux axes, accentués selon le temps, semblent structurer son œuvre en évolution: un premier où il investit les principales institutions américaines et lieux de pouvoir (hôpital pénitentiaire, lycées, prétoires, bureaux d'aide sociale, usines par exemple); un autre, autour des endroits de loisir et de consommation (magasins, zoo, jardins publics, théâtres, etc). Le plus simple est de lire notre filmographie, rapidement analytique, avec ses liens (en développement) pour chaque film.
Assez semblables à ceux qui animent les chercheurs de l'École de Chicago, ou ceux d'un sociologue comme Erving Goffman (auteur de La mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1973) les principes et les méthodes restent en gros les mêmes depuis ses débuts en 1967, avec Titicut follies: pas d'interviews, pas de commentaires, pas de musiques additionnelles, persuadé qu'il est qu'une caméra se laisse oublier; des centaines d'heures de tournage en quatre à six semaines pour monter son film avec le dixième de sa moisson, un montage qu'il qualifie de mosaïque, qui dure plusieurs mois et dont les sens, longtemps cachés, se révèlent à lui au fil des confrontations. Vérité enregistrée et fiction construite en conséquence se fondent en un cinéma exigeant, opaque, contradictoire, respectant les intérêts, les ambiguïtés et oppositions de chacun des acteurs, qui convoque la réflexion du spectateur, le met devant son civisme, ses valeurs et ses choix. Frederick Wiseman s'instruit ainsi de ceux qu'ils filment, et n'est jamais autant lui-même que lorsqu'il se sait dépassé par ce qui advient devant sa caméra et devant sa perche (il s'occupe lui-même de la prise de son et communique par gestes codés avec son preneur d'images pour lui indiquer la largeur du plan, le nombre de personnes à englober, etc.), laissant vivre au fil du temps les moments faibles, les corps, les gestes et les silences.

Dans ce dossier Frederick Wiseman, vous trouverez, entre autres, sa filmographie analytique; trois entretiens avec le cinéaste (avec Charlotte Garson, Michael Mélinard, Laetitia Mikles); des articles: de Philippe Pilard, Un cinéaste nommé Frederick Wiseman; de Cho Myoung-jin, Distance et observation; et une bibliographie succincte en langue française.

Il est par ailleurs très simple de voir la plupart des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Pompidou possède une bonne collection, ainsi que la plupart des grandes médiathèques de France.


© Frederick Wiseman, Public Housing, 1987.