Il fallait beaucoup de myopie politique ou d'angélisme durant les premières journées des insurrections arabes pour croire que l'esprit démocratique supposé les animer reconsidérerait durablement et profondément les rapports entre ces pays et de ces peuples — Égypte et Tunisie, nuances non décisives sur le sujet — et l'État et le peuple israéliens. Nous écrivions ici le 6 mars dernier dans Instants furtifs de lumière:
Sans [une] révolution politique et économique, reviendront très vite les anciens stratagèmes un temps éventés: détourner les colères d'un peuple pauvre et à nouveau soumis sur les traditionnels boucs émissaires, grands démons sionistes, impérialistes, occidentaux, néo-colonialistes. En un mot, le négatif hors de soi aura tôt fait de recreuser son trou dans les harangues des guides et les savantes indignations des lointains politologues."
Et le 26 mars, dans Un printemps pour tous, nous faisions déjà la liste de tous les indices manifestant clairement ce retour aux démons anciens en Égypte même:
[...] la fin de tout contrôle sur les régions du Sinaï, aux mains plus que jamais de bandes bédouines (et soudanaises) esclavagistes et trafiquantes d'armes de provenance iranienne dont chacun connaît les destinataires; le chantage à l'alimentation en gaz d'Israël; la provocation de deux navires de guerre iraniens passant le Canal de Suez pour mouiller en Syrie; et l'arraisonnement d'un cargo par les Israéliens bourré d'armes de guerre, y compris des missiles sol-air.
Aussi est-ce sans étonnement que nous assistons en Égypte à l'attaque de l'ambassade israélienne, provoquant au moins trois morts, des centaines de blessés et le départ précipité de l'ambassadeur à bord d'un avion militaire israélien, sans réponse gouvernementale autre qu'éventuellement répressive, là où la situation exigerait l'expression d'une ferme confirmation politique des engagements et traités dûment signés et reconnus.
Les Frères musulmans et les salafistes qui n'étaient pas, loin s'en faut, des premiers trains de l'insurrection contre la dictature retrouvent ici facilement le lien passionnel avec l'opinion publique profondément divisée sur le plan de la nécessaire révolution politique et économique, sans quoi le mot «révolution» n'est qu'une incantation lyrique et contre-productive qui fera les affaires des plus réactionnaires. Et qui n'est guère susceptible aujourd'hui de se réunir que sur ces points: expulsion du personnel diplomatique israélien, arrêt des livraisons de gaz et révision du traité historique de paix entre l'Égypte et Israël qui a pourtant montré trente ans durant son bien-fondé et son efficacité politique. En attisant avec une très grande facilité ces gigantesques gisements de haine, ces mouvements combattent à leur façon et avec une efficacité grandissante les possibilités de changement que pourrait offrir la difficile jonction entre les mouvements «historiques» comme celui du 6-avril et les mouvements syndicaux, universitaires et paysans.
Disqualifier ces mouvements progressistes, empêcher tout développement de la luttes de classes par la démagogie nationaliste et revancharde, s'opposer à tout règlement du conflit israélo-palestinien sur la base de la reconnaissance mutuelle et des frontières sûres et reconnues selon les formules consacrées (sans préjuger ici du long chemin à parcourir pour l'État israélien), sera toujours le but recherché par les militaires et les islamistes qui, directement ou indirectement, détenaient de fait les uns le pouvoir politique, les autres celui de l'action sociale correspondante, et entendent les conserver. Et œuvrer autant qu'il est possible à la poursuite et au renforcement de ces clichés selon lesquels les masses arabes ne seraient bonnes qu'à obéir aux dictateurs, alors que ces journées et ces semaines auraient pu constituer la démonstration que des universaux comme démocratie, libertés politiques, sociales, et individuelles, égalité des hommes et des femmes, pouvaient féconder à nouveau la pensée philosophique et politique en terres d'islam.