En même temps qu'une nouvelle sortie en salle, les éditions Montparnasse publient ces jours-ci la Trilogie d'Alex Corti, Welcome in Vienna. Saluons la renaissance de cette œuvre superbe et profonde par quelques mots d'introduction à une indispensable vision en salle et l'acquisition tout aussi nécessaire du coffret avant sa disparition des bacs dans quelques mois, destin de tous les grandes réalisations en DVD, on ne sait pourquoi.
2011. Welcome in Vienna d'Axel Corti. — Il ne faut surtout pas raconter ici cette trilogie au-delà de ce qu'en annonce son titre réel: Wohin und Zuruck / Là-bas et de retour, mais il est utile d'en préciser son thème général et son contexte. Son intérêt narratif est justement de donner à découvrir avec une stupéfaction croissante ce que tout le monde croit connaître, ou plutôt ce que tout le monde pourrait croire que tout le monde connaît: un sondage effectué en juillet dernier révèle que 67 % des jeunes de quinze à dix-sept ans, 60 % des dix-huit à vingt-quatre ans, 57 % des adultes de vingt-cinq à trente-quatre ans et, stupeur, 25 % des plus de soixante-cinq ans n'ont jamais entendu parler de la rafle du Vélodrome d'Hiver des 16 et 17 juillet 1942, quand furent arrêtées par la police française treize mille cent cinquante-deux personnes, et dont moins de cent revinrent, mais pas un enfant sur les quatre mille cent quinze qui avaient été emmenés.
Sauf une image fugitive de rescapés du camp d'extermination du Struthof, la trilogie ne montre rien de ces catastrophes, pratiquement rien de l'entreprise d'élimination des juifs d'Europe, mais elle ressuscite l'impensable errance d'innombrables gens, juifs et opposants autrichiens au nazisme à travers l'Europe puis vers les États-Unis, avant, pour quelques-uns, leur retour à Vienne. De la nuit de Cristal en 1938 jusqu'à la victoire des Alliés sur les nazis en 1945.
Wohin und Zuruck n'a pas toujours été une trilogie. Depuis 1986, on ne connaissait que sa dernière partie: Welcome in Vienna et ce titre a naturellement désigné l'ensemble ensuite lorsque Jean Labadie retrouva les deux premiers volets Dieu ne croit plus en nous et Santa Fe, tournés en 1982 et 1986 pour la télévision autrichienne. Mal conservés, la société de distribution Le Pacte les restaura magnifiquement et donna à voir l'ensemble en 2011. Jean Labadie rapporte la relative mauvaise volonté de la télévision autrichienne à vendre les droits d'une œuvre dont les auteurs Axel Corti et Georg Stefan Stroller espéraient qu'elle aidât leur pays, l'Autriche, à un travail de mémoire comparable à l'immense réflexion historique, politique et culturelle des Allemands, et les Autrichiens à se confronter à leur toujours vivant antisémitisme. Sauf ceux qui eurent la chance de voir quelques projections exceptionnelles au Théâtre des Amandiers présentées par Patrice Chéreau en 1987, personne n'avait pu voir la totalité de l'œuvre depuis vingt-cinq ans.
Auteur par la suite de La Putain du Roi (1990) et de la série télévisée La Marche de Radetzky (1994), Axel Corti (1933-1993) réalisa une vingtaine de films pour l’ORF (Österreichischen Rundfunks, télévision publique autrichienne), des mises en scènes pour le Burgtheater de Vienne et anima une émission de radio écoutée et controversée. Bien qu'il ne fût pas juif, il entama dès 1970 une enquête sur les racines de l'antisémitisme autrichien avec son scénariste Georg Stefan Troller, qui aboutirent entre autres à deux documentaires, Un jeune homme de l'Innviertel — Adolf Hitler (1973) et Le jeune Freud (1976). Puis Corti demandera à Troller de lui écrire un scénario largement autobiographique sur sa propre vie: fuite à seize ans vers la Tchécoslovaquie et la France pour un exil de sept ans en Amérique; retour en Europe, mais à Munich sous l’uniforme de l'armée américaine; tentative ratée de retour à Vienne et retour rapide aux États-Unis. Aujourd'hui nonagénaire, Troller vit à Paris, ce qui facilita sans doute la renaissance en France de leur œuvre. Dans le troisième épisode, Welcome in Vienna, c'est sous l'uniforme américain que le protagoniste effectue son nécessaire retour à Vienne, la ville se prêtant alors certainement mieux que Munich à une vertigineuse et inoubliable réflexion métaphorique sur le théâtre.
Pressés par l'avance soviétique en Europe, les Américains entreprirent dans l'urgence en Autriche un travail de dénazification largement incomplet. D'influents et prestigieux suppôts de l'hitlérisme restèrent en place, dans les personnels politiques, administratifs ou économiques, dans l'information, les théâtres et le monde de la culture. Qui par exemple ne connaît et n'admire — à juste titre parfois mais c'est une autre histoire — les dénazifiés Herbert von Karajan, Karl Böhm, ou même Kurt Waldheim, président de la république autrichienne de 1986 à 1992, après la réalisation de cette trilogie et son abandon, justement? La liste pourrait facilement être plus longue. En revanche, les juifs qui entreprirent le retour dans leur pays y furent plutôt mal accueillis, surtout s'il leur venait en tête de retrouver leurs biens, leurs magasins, leurs appartements. La tempête nazie avait pulvérisé en quelques années l'une des capitales de l'intelligence européenne, celle, juifs ou pas, de Rainer Maria Rilke à Robert Musil, en passant par Sigmund Freud, Karl Kraus, Gustave Malher Egon Schiele, Gustav Klimt, Arnold Schoenberg, Alban Berg ou Ludwig Wittgenstein, là encore la liste s'allongerait sans peine. On comprend pourquoi Axel Corti a littéralement hanté son film de quelques lancinantes mesures de l'adagio du quintette à cordes D 956 dit «à deux violoncelles», composé par Franz Schubert mourant, deux mois avant sa mort à la fin de 1828 (Sony Classical, Pablo Casals édition, 1952).
La trilogie filme des hommes et des femmes d'une bouleversante beauté dans leurs rencontres, leurs rendez-vous perdus, leurs amours brisées, leurs résolutions au jour le jour de l'immense problème qu'est devenue leur simple survie, en noir et blanc et en format carré, dans une pellicule légèrement granuleuse, ce qui permet l'intégration presque invisible d'images d'archives dans la continuité du récit, pour engendrer un effet de réalité proche de Allemagne année zéro de Roberto Rossellini (1948), tourné directement dans les ruines de Berlin. De même, en évidente référence à Elia Kazan, à Ernst Lubitsch et sans doute à Charlie Chaplin et aux Marx Brothers, dans l'épisode situé à New York où l'humour juif au quotidien ne perd jamais ses droits malgré le désespoir, nul ne songerait à contester ni les échappées sur des immeubles incontestablement plus modernes, ni l'impossible présence d'une cafetière aujourd'hui connue sous le nom de Mélior ou Bodum, puisque son premier brevet fut déposé en août 1959 par l'italien Faliero Bondanini, et qu'elle fut seulement alors fabriquée dans une usine française de clarinettes, Martin SA — d'où le couvercle argenté et la poignée en ébène — sous le nom de «cafetière Chambord».
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© Photogramme. Axel Corti, Santa Fe, deuxième épisode de la trilogie Welcome in Vienna (1982-2011).