Cette carte (cliquer sur elle pour l'agrandir) met en évidence l'écrasante domination de la droite en Europe. À l'heure de ces lignes, seules la péninsule ibérique, la Grèce et Chypre ont encore un gouvernement de gauche. Sans nous avancer beaucoup, l'Espagne n'est pas assurée de le conserver longtemps, les socialistes chancellent au Portugal; avec ses comptes truqués et ses gabegies publiques, le gouvernement Geórgios Papandréou ne peut vraiment constituer un idéal de progrès et de justice sociale; quant à Chypre, présidée par le communiste Dimitris Christofias, outre sa situation tout à fait particulière, elle ne peut porter à elle seule tous les espoirs de la gauche européenne.
Cette droite est souvent libérale? Arrivé au pouvoir en 1994 dans l'aveuglement de la gauche italienne — qui se croyait à l'abri derrière des unités de façade et préférait orchestrer la seconde mort de Leonardo Sciascia (relire là-dessus notre texte L'hiver est pareil à l'absence, paru dans Esprit n° 200, mars-avril 1994) — le berlusconisme règne sur l'Italie, sur ses médias et sur la majorité des électeurs, et ceux qui vingt ans après continuent à ne voir en lui qu'un pitre ou un histrion passent à côté de l'essentiel: il s'agit d'une invention politique majeure, historiquement aussi importante que celle du fascisme par exemple, que ses opposants extérieurs, qui n'avaient à en souffrir que de loin, réduisaient souvent à l'époque aux fanfaronnades d'un gros plein de macaronis. L'esprit berlusconien a gagné de nombreux pans de la droite européenne: ce n'est pas l'évolution actuelle de la France qui le contredira, ni la précédente d'ailleurs: chacun se souvient qu'en 1985, l'un des calculs politiques du pouvoir mitterrandien en difficulté fut la création de La Cinq, chaîne commerciale privée qu'il confia à Silvio Berlusconi puisque, en matière de médias, le Condottiere ne cachait ni son jeu ni son savoir-faire. Loin d'être une pantalonnade, avec sa pacotille jouisseuse et consumériste, son culte emblématique du maquillage, son ici et maintenant, son fétichisme de l'argent, mais aussi ses plus sombres alliances, le berlusconisme est au contraire une savante expérimentation politique assurée d'un vivace aujourd'hui et promise à vierge et bel avenir.
Sauf cas isolés, cette domination européenne ne s'explique pas par des élections truquées, des urnes bourrées, une corruption de masse. Elle est le fait d'électeurs qui peuvent lire, débattre, dont les droits fondamentaux, politiques, syndicaux et civils sont respectés, et souvent au fait — autant que vous autant que moi au moins — des périls que le monopole de la finance sur la politique (qualifié de libéralisme, allez savoir pourquoi) promet au monde, en matière de désordres économiques, politiques, écologiques, et militaires. Si les électeurs votent à droite aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'ils sont des imbéciles manipulés par les médias — qui manipulent en effet mais tout le monde le sait: «Ne lisez pas les journaux et épousez des riches» recommandait récemment Berlusconi à son mouvement de jeunesse —, ou des naïfs qui croiraient aux promesses de gens dont ils ont l'expérience au point de les rejeter massivement entre les élections et pourtant le jour venu préféreraient les reconduire —, c'est tout simplement parce que, si paradoxalement raisonnable que cela paraisse, en matière de construction européenne, de direction économique des affaires, de la clé cruciale de l'emploi, d'intégration, de délinquance, d'éducation, de santé, de services publics, de sécurité du territoire et de nos ressortissants que l'islamisme menace à l'évidence et que la gauche sous-estime quand elle ne se trompe pas de coupable, de laïcité, de principes républicains, et même de redistribution et de justice sociale, l'électorat, souvent après avoir fait durablement l'expérience de la gauche au pouvoir, ne trouve pas de convictions suffisamment mobilisatrices ailleurs.
Un ailleurs qui devrait logiquement être à gauche en l'occurrence si, depuis trop longtemps, elle n'était aphasique sur tous ces sujets et ne préférait se fédérer pour ainsi dire spontanément — démagogiquement pour parler vrai — autour de rejets globaux (l'antisarkozisme pour doctrine), de réactions victimaires (l'exaspération des défavorisés) et d'amalgames (convoquant jusqu'au nazisme pour railler le pouvoir). Dire non ne dispense pas de construire, et notre malheur serait grand si, hasard des circonstances, la gauche au lieu de prendre le pouvoir, le ramassait.
Aussi grand serait notre malheur si, en l'absence persistante d'un horizon politique concret et urgent dégagé par la gauche, la droite classique en faillite ou du moins en grande difficulté, y compris électorale, était amenée — comme Berlusconi a été contraint de le faire récemment — à se rallier à une extrême-droite dont les succès, que nous soulignions au printemps dernier dans Gauche gauche, nous sommes les carabiniers et que prolongent sa forte percée en Suède ce 19 septembre 2010, ne doivent pas grand-chose non plus à la sottise et à la naïveté des citoyens, mais à leur désespoir de n'être nulle part traités en adultes, ce qui est différent.
© Source: Toute l'Europe et Le Monde-Magazine du 11 septembre 2010.