Jafar Panahi et Mohamad Rassoulof ont été condamnés le 20 décembre 2010, pour «participation à des rassemblements et propagande contre le régime», à six ans de prison et à vingt ans d'interdiction de filmer, d’écrire des scénarios, de quitter le territoire et de donner des interviews à des médias locaux ou étrangers.
Cette affaire ne doit pas nous faire perdre de vue que, dans le même temps, la dictature iranienne pend et exécute en masse et que l'Iran détient désormais, devant la Chine, le triste record d'exécutions capitales. S'il est impossible de ne pas s'indigner des quelques cas que nous parvenons à connaître, et s'il faut faire tout notre possible pour exercer toutes pressions contribuant à les sauver de l'horreur, nous devons malheureusement être aussi certains que l'avenir immédiat de ces gens, de tous ceux et celles dont personne ne parle et qui sont dans les mêmes situations, de l'Iran tout entier passe par la disparition de ses bourreaux, qui sont les premiers conscients de l'avenir qui les attend. Et passe donc aussi aujourd'hui par des persécutions plus violentes encore de ceux qui mettent leur vie en balance dans leur pays et pour lui, et qui, comme ce cinéaste dont nous avons tant aimé les films: le Ballon blanc (1995), Le Miroir (1997), Le Cercle (2000), Sang et or (2003), Hors-Jeu (2006) sont réduits au mortel silence. Voici le plaidoyer que Jafar Panahi tint, le 7 novembre dernier, devant le tribunal de Téhéran.
Votre honneur, Monsieur le juge, permettez-moi de présenter mon plaidoyer en deux parties distinctes.
Première partie : Ce qu'on dit. — Ces derniers jours, j'ai revu plusieurs de mes films favoris de l'histoire du cinéma, malgré le fait qu'une grande partie de ma collection avait été confisquée durant le raid qui a été mené chez moi la nuit du 19 février 2009. En fait, Monsieur Rassoulof et moi-même étions en train de tourner un film du genre social et artistique quand les forces qui prétendaient faire partie du ministère de la sécurité, sans présenter aucun mandat officiel, nous ont arrêtés, ainsi que tous nos collaborateurs et, du même coup, confisqué tous mes films, qu'ils ne m'ont jamais restitués par la suite. La seule allusion jamais faite à ces films était celle du juge d'instruction du dossier: «Pourquoi cette collection de films obscènes?»
J'aimerais préciser que j'ai appris mon métier du cinéaste en m'inspirant de ces mêmes films que le juge appelait «obscènes». Et, croyez-moi je n'arrive pas à comprendre comment un tel adjectif peut être attribué à des films pareils, comme je n'arrive pas à comprendre comment on peut appeler «délit criminel» l'activité pour laquelle on veut me juger aujourd'hui. On me juge, en fait, pour un film dont moins d'un tiers était tourné au moment de mon arrestation. Vous connaissez certainement l'expression qui dit que ne dire que la moitié de la phrase «il n'y a point de Dieu que Dieu le grand» est synonyme de blasphème. Alors, comment peut-on juger d'un film avant qu'il ne soit même fini?
Je n'arrive pas à comprendre ni l'obscénité des films de l'Histoire du cinéma ni mon chef d'accusation. Nous juger serait juger l'ensemble du cinéma engagé, social et humanitaire iranien; le cinéma qui à la prétention de se placer au-delà du Bien et du Mal, le cinéma qui ne juge pas et qui ne se met pas au service du pouvoir et de l'argent mais qui fait de son mieux afin de rendre une image réaliste de la société.
On m'accuse d'avoir voulu promouvoir l'esprit d'émeute et de révolte. Cependant, tout au long de ma carrière de cinéaste, j'ai toujours réclamé être un cinéaste social et non politique, porteur de préoccupations sociales et non politiques. Je n'ai jamais voulu me placer en position de juge et de procureur; je ne suis pas cinéaste pour juger mais pour faire voir; je ne tiens pas à décider pour les autres ou leur prescrire quoi que ce soit. Permettez-moi de répéter ma prétention de placer mon cinéma au-delà du Bien et du Mal. Ce genre d'engagement nous a souvent coûté à mes collaborateurs et à moi-même. Nous avons été frappés par la censure mais c'est une première que de condamner et d'emprisonner un cinéaste pour l'empêcher de faire son film. Il s'agit d'une première aussi que de perquisitionner dans la maison dudit cinéaste et de menacer sa famille pendant son «séjour» en prison.
On m'accuse d'avoir participé à des manifestations. La présence des caméras était interdite durant ces rassemblements mais on ne peut pas interdire aux cinéastes d'y participer. Ma responsabilité en tant que cinéaste est d'observer afin de pouvoir un jour en rendre compte.
On nous accuse d'avoir commencé le tournage sans avoir demandé l'autorisation du gouvernement. Dois-je vraiment préciser qu'il n'existe aucune loi promulguée par le Parlement concernant ces autorisations? En fait, il n'existe que des circulaires interministérielles, qui changent au fur et a mesure que les vice-ministres changent. On nous accuse d'avoir commencé le tournage sans avoir donné le scénario aux acteurs du film. Dans notre façon de faire du cinéma, où l'on travaille plutôt avec des acteurs non professionnels c'est une pratique très courante. Un chef d'accusation pareil me semble relever plutôt du domaine de l'humour déplacé que du domaine juridique.
On m'accuse d'avoir signé de pétitions. J'ai, en fait, signé une pétition dans laquelle trente-sept de nos plus importants cinéastes déclaraient leur inquiétude quant à la situation du pays. Malheureusement, au lieu d'écouter ces artistes, on les accuse de traîtrise; et pourtant les signataires de cette pétition sont justement ceux qui ont toujours réagi en premier aux injustices dans le monde entier. Comment voulez vous qu'ils restent indifférents à ce qui se passe dans leur propre pays?
On m'accuse d'avoir fomenté des manifestations au festival de Montréal; cette accusation n'est basée sur aucune logique puisque, en tant que directeur du jury je n'étais à Montréal que depuis deux heures quand des manifestations ont commencé. Ne connaissant personne dans cette ville comment aurais-je pu organiser de telles choses? On ne tient pas à s'en souvenir peut-être, mais, durant cette période, nos compatriotes se rassemblaient afin d'exprimer leurs demandes.
On m'accuse d'avoir participé aux interviews avec les médias de langue persane basés a l'étranger. Mais il n'existe aucune loi interdisant un tel acte.
Deuxième partie : Ce que je dis. — L'artiste représente l'esprit observateur et analyste de la société a laquelle il appartient. Il observe, analyse et essaie de présenter le résultat en forme d'œuvre d'art. Comment peut-on accuser et incriminer qui que se soit en raison de son esprit et de sa façon de voir les choses? Rendre les artistes improductifs et stériles est synonyme de détruire toutes formes de pensées et de créativités. Le raid effectué chez moi et l'emprisonnement de mes collaborateurs et de moi-même représente le raid du pouvoir effectué contre tous les artistes du pays.
Le message transmis par cette série d'action me parait bien clair et bien triste: qui ne pense pas comme nous s'en repentira…
En fin de compte, j'aimerais aussi rappeler à la Cour une autre ironie du sort me concernant: l'espace consacrée à mes prix internationaux au musée du cinéma de Téhéran est plus grand que celui de ma cellule pénitentiaire.
Quoi qu'il en soit, moi Jafar Panahi déclare solennellement que malgré les mauvais traitements que j'ai dernièrement reçus dans mon propre pays, je suis iranien et que je veux vivre et travailler en Iran. J'aime mon pays et j'ai déjà payé le prix de cet amour.
Toutefois, j'ai une autre déclaration a ajouter à la première: mes films étant mes preuves irréfutables, je déclare croire profondément au respect des droits d'«autrui» à la différence, au respect mutuel et à la tolérance. La tolérance qui m'empêche de juger et de haïr. Je n'éprouve pas de haine, même pour mes interrogateurs puisque je reconnais ma responsabilité envers les générations à venir.
L'Histoire avec un grand H est bien patiente; les petites histoires passent devant elle sans se rendre compte de leur insignifiance. Pour ma part, je m'inquiète pour ces générations à venir. Notre pays est bien vulnérable et c'est seulement l'instauration de l'État de droit pour tous sans aucune considération ethnique, religieuse ou politique qui peut nous préserver du danger bien réel d'un futur proche chaotique et fatal. À mon avis, la tolérance est la seule solution réaliste et honorable à ce danger imminent. Mes respects, Monsieur le Juge. — Ce texte a été publié dans Le Monde, en date du 22 décembre 2010.
© Photogramme: Jafar Panahi, Hors-Jeu (2006).