Après avoir usé et abusé du pouvoir durant vingt-trois ans, le président de la République tunisienne espère étouffer l'insurrection en cours dans le pays qu'il ne dirige plus en promettant de ne pas se représenter en 2014, ce qui signifie implicitement qu'il supplie lamentablement son peuple de le supporter encore deux ans. Au moins car, comme tout citoyen le sait, les promesses n'engagent que ceux qui y apportent foi. Après tout, lui et son clan se retireront fortune faite et, en réalité, il ne se représentera pas, seulement s'il est assuré de perdre. Il promet ensuite de ne plus faire tirer à balles réelles sur ses compatriotes, ce qui montre que, jusqu'ici, cette activité lui paraissait dans la nature des choses. Ou encore, il promet en sanglotant trois cent mille emplois dans les plus brefs délais et montre sa bonne volonté vis-à-vis de la liberté d'expression en débloquant l'accès à Youtube et à Dailymotion, ce qui ne sont pas les uniques sites où se forment les opinions et les consciences politiques. Et d'organiser cyniquement le soir même des manifestations de soutien et de réjouissances parcourant la capitale.
Devant cette évidente volonté de fabriquer une journée des dupes, les représentants de l'opposition ne sont pas loin de se féliciter de ces résultats. Ainsi Ahmed ben Brahim, chef du parti Ettajdid (ex-communiste, un député au Parlement): «C'est positif, le discours répond à des questions qui ont été soulevées par notre parti»; ainsi Mustapha Ben Jaafar, chef du Forum démocratique pour le travail et les libertés, membre de l'Internationale socialiste: «Ce discours ouvre des perspectives»; ainsi Bouchra Bel Haji, militante des droits de l'homme, s'estime devant «un discours historique [où Ben Ali] nous a libérés et s'est libéré lui même». L'un d'eux ou un autre dont j'ai oublié le nom et la fonction, ne faisant plus confiance à Ben Ali, réclame un gouvernement d'union nationale pour appliquer CE programme.
Un peuple adossé à une civilisation si ancienne, si diversifiée et une histoire si riche et si complexe, y compris durant son moment colonial et son temps de construction d'une société démocratique ne peut pas avoir consenti tant de sang en ce terrible mois tunisien, pour simplement retrouver Youtube. Ni même Facebook ou Wikileaks. Ni pour croire à présent en des opportunistes fascinés par l'occasion d'élections générales, a priori lointaine mais qu'ils voudraient rapprocher à peu de frais, en faisant en prime l'économie de réfléchir à tout programme, puisque celui de Ben Ali leur suffit.
Aujourd'hui, c'est la Tunisie qui nous l'enseigne et sans doute bientôt l'Italie en situation fort semblable: un jour après l'autre, rien n'est beaucoup plus grave que la veille, et pourtant les citoyens se retrouvent devant l'insupportable et préfèrent le saut dans le lendemain. Même si, devant l'imminent avenir, ils se savent en grand danger et sont assez grands pour constater que, parmi les composantes et héritages de la dictature moribonde dont ils veulent s'évader, ils sont pour le moins démunis de propositions et de perspectives.
PS. Dans la seconde qui a suivi la mise en ligne de ce billet (14h 39), nous avons été visités par l'Agence Tunisienne Internet. À mettre en liaison avec cette mise en garde sur le Site Geek Passion?
Depuis quelques jours, des rumeurs annoncent que le gouvernement tunisien de Ben Ali espionneraient les utilisateurs de Yahoo, Gmail et Facebook afin de remonter les éventuels meneurs des attaques des sites gouvernementaux ou autres sur internet. En plus de la rumeur qui enfle sur le web, The Tech Herald annonce que le gouvernement tunisien profiterait du Fournisseur d’accès internet ATI ( Agence tunisienne d’Internet) pour tenter de récupérer login et mot de passe des utilisateurs tunisiens de Facebook, Gmail et Yahoo par divers procédés dont l’injection de code javascript. Le gouvernement tunisien de Ben Ali semble en effet prêt à tout pour retrouver la trace des Anonymous qui sévissent sur le web et qui diffusent des vidéos sur Facebook, YouTube pour dénoncer la réalité de terrain en Tunisie et dénoncer les atrocités commises par le gouvernement en place.
Et à se demander aussi si redonner l'accès à Youtube et à Dailymotion aux Tunisiens est bien destiné à servir la liberté d'opinion.
PS 2. 15 janvier 2011. — Ainsi, moins de quatre heures après ce message, le roi nu a donné à nouveau l'ordre à sa police de tirer à nouveau sur les gens, à dix-sept heures trente. Ainsi, sa fille et sa femme sont parties avant lui et s'est-il sauvé vers l'Arabie Saoudite, en catimini, laissant «de façon temporaire» les choses en l'état à son ministre. Ainsi, ses milices et ses gangs ont-ils pillé et mis à sac Tunis durant la nuit, non pas seulement pour le plaisir inassouvi de continuer à se servir, mais surtout pour entretenir une tension qui leur permettra de jouer sur tous les tableaux, y compris celui de forces qui ont été absolument absentes dans cette insurrection, mais qui pourraient bien être tentées d'y nicher leur révolution. Et qui auraient donc besoin du désordre dans les rues, dans les esprits, dans les cœurs, dans les partis et factions dont nous avions noté hier à quel point leurs donneurs d'ordre étaient pris de court, depuis à peine vingt-trois ans.
© Photogramme: Ingmar Bergman, La prison, 1949.