Nous écrivions ici, le 6 mars dernier, dans notre note Instants furtifs de lumière:
«Aurais-je été le chef de l'État israélien, que j'aurais profité de ce moment si fragile, si particulier et surtout si éphémère, pour défier mon adversaire en lui proposant la signature immédiate d'un traité de paix sur ces bases connues de tous depuis au moins dix ans. Dans les circonstances qui sont déjà en train de s'enfoncer dans le passé, j'aurais eu la quasi-certitude d'obtenir pour mon pays et pour le leur, bien au-delà de tout ce que j'aurais pu espérer. Une conjoncture pareille ne se représentera pas de sitôt, cela seul eût dû inspirer l'audace de la décision capitale. Ah, quelle fétichiste bêtise vaguement théorisée nous porte à croire que le développement historique fait mécaniquement émerger les grands hommes dont il a besoin! Seul le rendez-vous de l'initiative avec l'événement est susceptible de saisir le temps au bond.»
Cet article de Corinne Mellul, paru aujourd'hui dans Le Monde, développe mieux que je ne saurais le faire ce qu'alors je tentais d'articuler. Instants furtifs de lumière hier, inconcevable aveuglement aujourd'hui.
L'inconcevable aveuglement des Israéliens. — Comment accepter que, dans le bouillonnement de la révolte au Moyen-Orient, le mortifère statu quo israélo-palestinien reste en place? Le scénario, que personne ne pouvait imaginer, d'une rue arabe exigeant la fin des dictatures, est devenu réalité en seulement quelques semaines dans plus de la moitié des pays de la région. Et il faudrait se résigner à ce que demeure impossible la signature d'un accord de paix dont les paramètres sont connus du monde entier et approuvés par la communauté internationale depuis presque vingt ans?
Les juifs de France, dont je fais partie, aiment dans leur majorité à affirmer et réaffirmer leur attachement viscéral à Israël, que ce soit à titre individuel ou par le biais d'organisations prétendant parler au nom d'eux tous, comme le Conseil représentatif des institutions juives de France. Nombre d'entre eux pensent faire la preuve d'un tel attachement en condamnant comme manifestation d'antisémitisme toute critique non juive, et de haine de soi toute critique juive, des politiques d'Israël envers les Palestiniens. Mais les événements actuels ne prescrivent-ils pas à tous ceux qui refusent ce débat de se demander s'ils ont vraiment à cœur de défendre l'intérêt d'Israël?
Nul ne sait encore ce que sera le Moyen-Orient de demain, mais les équilibres régionaux qui mettaient jusqu'à présent dans le même camp objectif Israël et les autocraties arabes face à la menace islamiste sont indéniablement en voie de dissolution. Et pour Israël, il y a pire: si aucun accord de paix avec l’État juif n'est conclu dans les mois qui viennent, l'Autorité palestinienne demandera en septembre à l'Assemblée générale des Nations unies de reconnaître un État palestinien dans les frontières de 1967. Il est pressenti qu'une majorité d’États membres lui accordera cette reconnaissance, comme elle l'accorda à Israël en 1948.
Or Benyamin Nétanyahou et son gouvernement paraissent incapables, soit de saisir l'importance pour Israël de cet enjeu, soit d'y répondre. Cette impuissance pourrait condamner l’État juif à voir se sceller le sort de la Palestine sans participer en quoi que ce soit à la résolution de cette question, qui figure depuis toujours au sommet de ses préoccupations nationales. Un État palestinien dont Israël ne serait pas co-acteur de la naissance reléguerait l’État juif, déjà paria des nations, sur le bas-côté de la marche de l'Histoire. Pourtant, c'est sans doute ce qui se produira si l'initiative annoncée du premier ministre israélien de formuler des propositions lors d'un discours, en mai, devant le Congrès américain, s'avère être, comme chacune des actions passées de Nétanyahou dans ce sens, une manœuvre de diversion — en l'occurrence une offre soigneusement calibrée pour être refusée par Mahmoud Abbas.
Si de surcroît Barack Obama continue à s'abstenir de faire pression sur lui, Nétanyahou estimera peut-être alors être triplement gagnant: en ayant neutralisé toute possibilité de reprise des négociations, en s'étant offert la possibilité de rejeter la responsabilité de ce énième échec sur les Palestiniens, et en ayant ainsi préservé une coalition qui lui permettra de se maintenir au pouvoir quelques mois de plus. Noble victoire face à un tel enjeu.
Mais Nétanyahou n'est que le symptôme du mal et non la cause. La société israélienne, longtemps guidée par une pensée progressiste, ouverte sur le monde, se crispe depuis quelques années dans un mouvement de repli qui l'isole de façon grandissante sur l'échiquier international. Les groupes désormais dominants et qui sont l'électorat naturel de Nétanyahou — ultraorthodoxes, colons, Israéliens d'origine russe — tendent à cultiver une vision du monde axée sur la peur, la démonisation et le rejet, parfois raciste, de l'autre. Cette évolution, impensable il y a dix ans, démontre peut-être qu'Israël n'est pas encore parvenu à s'arracher du cœur les terreurs ancestrales de l'exil et de la tête les schémas de pensée du ghetto.
Or il faut du courage pour faire la paix, plus encore peut-être que pour faire la guerre. Un courage que n'ont pas les dirigeants actuels de l’État juif. Des peuples arabes, paralysés depuis des décennies dans la soumission à l'égard de régimes répressifs maintenus en vie par l'omniprésence de la police secrète, parviennent à vaincre la peur et à chasser ou à tenter de chasser leurs tyrans. Et il faudrait laisser se figer dans le temps un Israël trop craintif pour signer un accord de paix qui aurait dû être conclu depuis des années? Il faudrait accepter l'ironie du sort qui en fait aujourd'hui un pays retranché du monde, à un moment où il aurait pu apparaître comme précurseur régional de la démocratie, et en tant que tel tendre la main à des voisins arabes qui n'aspirent qu'à rejoindre le monde?
L'attachement viscéral à Israël, s'il est bien vrai qu'il recouvre le désir de voir advenir ce qui est bon pour Israël, peut-il en conséquence enjoindre aux juifs de France et d'ailleurs de rester muets face à l'entreprise d'autosabordage dans laquelle s'est lancé l’État hébreu? Peut-il exiger d'eux autre chose qu'une mobilisation urgente et massive pour tenter de convaincre Israël de reprendre les négociations, et de consentir aux difficiles concessions qui mèneront enfin à la solution de deux États pour deux peuples?
Il se peut que l'argument du bien-fondé de la revendication des Palestiniens à l'indépendance, de la légitimité de leur droit à l'autodétermination — ce même droit qui permit la création de l’État juif - n'ait pas emporté l'adhésion de la majorité des supporteurs viscéraux d'Israël. Mais ce dont il s'agit aujourd'hui, c'est bien de préserver Israël comme membre plein de la communauté des nations. Tout attachement qui ne porterait pas à déployer les plus grands efforts dans ce but ne serait-il pas à ranger dans la catégorie des pulsions de mort? — Corinne Mellul est chargée d'enseignement à la faculté des sciences sociales de l'Institut catholique de Paris. Le Monde 22 avril 2011.
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Que Corinne Mellul m'autorise ici quelques nuances dans l'approbation totale qui me pousse à donner ici à lire ce texte, sans doute pour dire au fond les mêmes choses autrement. D'abord, évidemment, dénier avec force au CRIF tout monopole sur l'opinion des juifs de France, et même toute labellisation du juif par son intermédiaire. Pour de nombreux français, juifs ou non juifs, la politique du CRIF est proprement suicidaire. De même, je crois important de résister à l'instrumentalisation de l'extermination convoquée trop souvent pour d'indignes fins.
Mais, en manière de notes marginales à ce texte indispensable:
• La reconnaissance internationale d'un État palestinien ne me semble pas «pire», surtout pour le peuple d'Israël, si elle déconsidère une bonne fois l'extrême-droite qui le gouverne, comme beaucoup d'autres pays d'ailleurs: en la matière, l'Europe ne semble malheureusement pas mieux lotie, avec les élections finlandaises par exemple: qu'on se reporte à notre note du 24 septembre 2010: La droite en Europe.
• Ensuite, n'espérons pas de sitôt meilleur président américain sur ces questions que Barack Obama, et je nous souhaite même un second mandat avec lui, en l'état actuel du monde. Il est moins sot de finir par se convaincre que ce problème dépend tout de même aussi un peu des Israéliens et des Palestiniens et que, d'abord président d'un pays en proie à d'assez graves événements, Barack Obama n'est pas en mesure d'imposer sa solution, si même comme nous avons pu avec Élie Barnavi tous le souhaiter il y a deux ans encore, tout en voyant clairement déjà que cette reconnaissance unilatérale de l'État palestinien était un souhaitable pas en avant: I have a dream, le geste et la parole, notre note du 3 octobre 2009, un mois avant notre propre voyage en Palestine et notre difficile retour: Israël / Palestine, l'entrée de l'hiver, note du 13 novembre 2009.
• Enfin, on ne peut parler ainsi de «la société israélienne» se «crispant» ainsi sur elle-même. C'est faire trop bon marché de ses forces vives — fanatiquement boycottées ici par certaines universités et instances culturelles victime d'un jumeau simplisme. Ces forces, de tous milieux, de tous âges et de toutes origines, continuent à exiger le dialogue et la paix et se convainquent assez aisément que des voisins palestiniens seront moins dangereux que celui qui, le 4 novembre 1995, assassina Yitzhak Rabin, ou du kahaniste qui, le 25 septembre 2008, voulut attenter à la vie du lauréat du Prix Israël Ze'ev Sternhell. Car c'est uniquement de cela qu'il s'agit — admettre l'idée du voisinage — puisque comme le rappelle Corinne Mellul: «les paramètres sont connus du monde entier et approuvés par la communauté internationale depuis presque vingt ans». Ces forces vives sont partout présentes en Israël — nous en avons rencontré à Sderot sous les roquettes du Hamas — et ailleurs, attachés, non point «viscéralement» mais intelligemment, à l'existence nécessaire d'un État démocratique israélien. De nouveau en effet, ou enfin.
© Photographie: Solange Nuizière-Abramowicz: Devantures de magasins dans le glacis de la rue principale d'Hébron (Cisjordanie, 180 000 habitants) et marquées de l'Étoile de David par les colons orthodoxes (800), novembre 2009, tirée de notre album collectif Gens de là-bas.