Je veux seulement que vous m'aimiez (Ich will doch nur, daß ihr mich liebt, 1976) est l'adaptation par Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) d'un des cinq portraits brossés par Klaus Antes et Christiane Erhardt dans leur livre Lebenslänglich, Protokolle aus der Haft, (Perpétuité, les protocoles de la détention). La construction circulaire et complexe du film manipule cyniquement le spectateur: nous saurons à la fin qui a vraiment été tué, alors que tout le film part cette évidence que Peter a tué son père — magnifique composition éclatée de Vitus Zeplichal, qui ne se ressemble jamais tout à fait d'une séquence à l'autre; à la fin aussi nous saurons qui est cette patiente et souriante femme donnée implicitement pour une visiteuse de prison ou une psychologue, armée de son Uher 4200, ce qui se fait alors de mieux et de plus solide en matière de magnétophone de reportage — et sur quoi Peter peut bien cogner —, symbole du miracle allemand: ici Munich, la ville la plus chère d'Allemagne, tandis que l'ouvrier habite un logement d'entreprise avec des voisins turcs, rue de Dachau. Après tout, on peut le révéler, la douce dame est là pour faire un livre, pour de l'argent elle comme les autres, puisque c'est le moteur de toute l'histoire. Ça additionne, ça pose deux et ça retient un, Peter s'endette pour acheter des fleurs à sa violente et migraineuse mère, des robes, des bracelets, des meubles, une machine à tricoter pour donner corps à son amour pour Erika, son épouse pour le meilleur et pour le pire, toujours vaincue par les cadeaux somptueux qui les ruinent et menacent leur toit, leur confort, et pour finir leur enfant, Ernst. Ernst, le nom aussi de son père, riche pourtant, à qui il a construit une magnifique maison mais, même au fond du désastre, il est incapable de lui demander le moindre secours, qui lui aurait pourtant été jeté sans marchander.
Le maçon Peter est exemplaire, son contremaître le défend sans cesse et, autant que le permettent les limites de la petite exploitation paternaliste, son patron, certain de posséder un ouvrier hors du commun, le rassure sans cesse et va même jusqu'à lui conseiller de prendre quelques vacances. Le chantier, les heures supplémentaires, les longs transports en train de Munich vers Dachau, les grands magasins, le crédit, les traites, les banques, l'huissier, l'humiliation quotidienne des faibles. Certes, son père est indifférent mais ne manifeste aucune animosité particulière, accède à ses requêtes, y va même de son obole, Erika est aimante, fidèle, douce, toujours consentante et sa grand-mère est directement issue des contes de fées. Ni le système, ni l'appât du gain, ni la passion destructrice, ni la méchanceté humaine n'expliquent vraiment la trajectoire singulière de Peter, son obsession de prouver sans cesse son amour, sa honte au point de renoncer d'avance à toute parole, sa douceur offerte à sa douleur. Tout à coup un pistolet inutile, le chantier buissonnier et les mensonges sans avenir à sa femme, en finir, mal tuer pas le bon. Reflets, demi-visages dans les encoignures. Dans les intérieurs ouvriers ou petits-bourgeois, dans les trains, dans les rues, les magasins, les chantiers, comme dans cette rue de nuit sous la pluie évidemment reconstituée, on n'est pas au cinéma. Peter peut bien vouloir être aimé, il est même ici le bien-aimé de Fassbinder et de son empathie constante pour les faibles, si spécifique de son mélodrame et du théâtre dont il sait l'invincible cruauté. La fleurs de la vie de Peter sont «seulement» dans les vases, sur les murs, sur les tabliers de ménagères, sur les humbles corsages, mais le vert est celui des billets.
Après quatre coffrets, les deux feuilletons télévisés, l'immense Berlin Alexanderplatz (1980) et, l'an dernier, Le Monde sur le fil (1973), Carlotta nous offre ce film en salles, en attendant sa version DVD. La même équipe nous promet pour cette année un chef-d’œuvre de plus: Despair (1978) avec Dirk Bogarde et Andréa Ferréol. Parmi les grands absents, restent La femme du Chef de gare (1976) et Femmes à New York (1977). Demeurent enfin invisibles au moins sept autres productions pour la télévision dont l'admirable Gibier de Passage (1972). Et un documentaire de 1981 Théâtre en transe, seul témoignage vivant de Rainer Werner Fassbinder dramaturge.
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