Reconstituer la vie intérieure du tueur de Toulouse est certainement une nécessité pour parvenir à le mettre hors d'état de nuire. Il a forcément quelques déséquilibres psychiques graves pour passer ainsi à l'acte et se sentir seul investi d'une mission vitale pour l'humanité. Reste que sa mission a sa singularité et si la psychiatrie peut rendre compte du passage à l'acte, elle ne dit rien sur ce dont il est le symptôme. Et l'on n'a même pas tout dit en identifiant le racisme et l'antisémitisme à l'œuvre.
Question racisme, nous devons rappeler l'article premier de notre constitution: «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion.» Malgré ses imperfections conceptuelles, il me paraît opportun que ces interdits cardinaux y demeurent inscrits, et pour l'instant en ces termes, à la lumière aussi de cet événement.
Plus avant: si les nécessités policières obligent profileurs et psychiatres à se glisser comme dans la peau du tueur pour mieux le prévenir, il demeure nécessaire de comprendre l'acte à la lumière de nos propres références. L'homme a pénétré dans la cour d'une école pour y tuer des enfants de façon tout à fait calme et déterminée, sur la foi des témoignages et des enregistrements vidéo.
Puisque nous en sommes tous à écouter les enquêteurs policiers et médicaux supputer sur ce qui agit l'homme de Toulouse, j'ajouterai ceci: les gens qu'il a tués étaient des juifs, fréquentant une école confessionnelle. Pour ces familles et leurs enfants, cette période de l'année est particulièrement chargée de sens et d'affects. En effet, les juifs sortent de la fête de Pourim (8 mars cette année), dont il ne suffit pas de dire qu'elle est la fête d'Esther ou l'équivalent du Carnaval. Il faut surtout rappeler que, fête des enfants par excellence, elle revêt les fonctions et l'importance de Noël pour les laïques d'aujourd'hui et la société civile: c'est-à-dire ce moment où, autorisé à venir déguisé à l'école dans les jours précédant Pourim, l'enfant est fêté par une instance qui dépasse l'autorité familiale et scolaire, honoré pour sa simple existence, indépendamment de sa bonne ou mauvaise conduite. Un carnaval donc, dont le prince est un enfant. Demain seulement reviendront les temps des bons points, des punitions et de l'obéissance.
Dans quelques jours, les juifs entreront dans les temps de Pessah (7 avril cette année) précédé ce 6 avril du Jeûne des Premiers-nés, en souvenir de la dixième plaie d'Égypte. De Pessah, il ne suffit pas non plus de dire que c'est l'antécédent ou l'équivalent de Pâques, sans rappeler la place centrale qu'occupe l'enfant dans les rites, et en particulier dans la lecture de la Haggada:
«On écarte le plateau avec les Matsot [galettes azymes] et on remplit la deuxième coupe. À présent, l'enfant demande: "Mah Nichtana [les Quatre Questions]?": Pourquoi cette nuit se différencie-t-elle de toutes les autres nuits?».
Tuer des enfants juifs religieux à ce moment exact de l'année, en cette veille de printemps, est lourd donc d'un autre savoir, d'un autre inconscient, chargé des références de ceux qu'on abat.
Que l'événement se soit déroulé au début du jour, devant puis à l'intérieur d'une école et non dans une rue, un supermarché, un cinéma, un bus, une fête foraine mérite aussi quelque attention spécifique. Certes, l'école est privée et confessionnelle. Si elle n'est pas précisément laïque, elle fait néanmoins partie du grand dispositif républicain d'apprentissage et de transmission des savoirs profanes. Et quelles que soient là encore les missions dont se pense investi le tueur, quels que soient ses désordres intimes, c'est l'un des visages de l'école républicaine qui est gravement atteint.
Le tueur est donc l'expression d'une haine de l'enfance et de sa simple joie d'être, et d'une haine de l'école, c'est-à-dire du savoir et de sa transmission. D'une haine du printemps, d'une haine de l'aurore.
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• Mercredi 21 mars: À l'heure où j'écrivais ce texte, il n'était pas avéré, même si cela se devinait aisément, que l'auteur des tueries de Montauban et de Toulouse fût le même homme. Aujourd'hui, on peut ajouter que, non seulement quelque chose en l'homme de Toulouse «savait», mais qu'il «connaissait» aussi certains détails qui font sens. Les vérités complexes et profondément politiques auxquelles il va falloir se confronter risquent de mal s'accommoder des schémas simples en appelant au racisme ordinaire, à la folie inconsciente et à l'exploitation unanimiste des bons sentiments. Et du coup, ajouter au pied de cet article le tag Islamisme une fois de plus, une fois de trop: ce fascisme ordinaire qui, comme tous les fascismes, persécute les femmes, les homosexuels, endoctrine et torture, hait toute idée même de démocratie, se voue au culte aveugle de la mort et du chef, et une fois de plus aura montré que ses premières cibles sont tous les musulmans du monde, qu'il enfonce dans le malheur nos concitoyens musulmans et qu'il déshonore la cause palestinienne, dans l'indulgence coutumière et finalement complice de nombre de ceux qui prétendent épouser ces causes.
NB. L'occasion aussi de lire ou relire le dernier livre de Thierry Jonquet publié avant sa mort: Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte (Seuil, 2006). Ici, la meilleure note de lecture que j'aie pu retrouver sur ce roman noir qui dérangea et continue forcément de troubler le sommeil fanatique des Diplodoctus est due à Michel Baglin. Elle ne doit dispenser personne de la lecture de ce livre.
Enluminure: Juifs célébrant Pessah, Lubok, XIXe siècle.