Dans le prolongement de notre dossier Godard et la question juive ouvert ici en 2007 avec notre essai Filmer après Auschwitz et son ensemble de documents émanant de Jean-Luc Godard lui-même depuis 1977, d'essais de divers auteurs ou de brèves de journalistes, sur la question de son supposé antisémitisme qu'ici nous contestons globalement, voici un utile témoignage de première main.
Sur son site La règle du Jeu le 6 avril 2010 et dans Le point du 8 avril 2010, Bernard-Henry Lévy revient sur ses différents projets avec le cinéaste, sur des mots de lui qu'auraient repris à l'envi biographes et médias en les sortant de leur contexte. Ces précisions, dont certaines sont tout à fait inédites, serviront à approfondir le sujet avec plus de lucidité. Même si la circonstance est ici moins évidente qu'en d'autres occasions, elle nous rappelle la récurrence de telles accusations à l'emporte-pièce par des gens qui ont pourtant toute leur raison, d'autant que le profit qu'ils en tireront à la longue sera forcément tout à fait mince. Mais tous vivent-ils et se projettent-ils dans le même temps?
Pour être juste, Antoine de Baecque mentionne Bernard-Henri Lévy à cinq reprises dans son ouvrage de mille pages (1): p. 625, pour la proposition autour de Je vous salue Marie; p. 644 sans rapport avec Godard autre que celui d'avoir été entarté sept fois par Noël Godin, comme tant d'autres; p. 745 où, avec Godard, de Baecque souligne — à notre sens avec pertinence — la différence de nature esthétique et de fondement politique entre son For Ever Mozart (1996) et Bosna! de Bernard-Henri Lévy (1993), deux films sur la guerre en Yougoslavie; pp. 765/6 et 789 enfin, particulièrement concernées par le texte ci-dessous, où est raconté en détail le projet de 1999.
Dans toutes ces mentions, jamais Antoine de Baecque «n'instrumentalise» directement Bernard-Henri Lévy dans la question du supposé antisémitisme de Jean-Luc Godard. Nous avons longuement interrogé dans notre essai Filmer après Auschwitz" le débat entre Godard et Claude Lanzmann sur la question de la représentation de l'extermination. Les enjeux soulevés par Shoah qui, en raison de son sujet mais aussi de ses options cinématographiques, est probablement l'un des films les plus importants de toute l'histoire du cinéma, ont manifestement continué de questionner Godard en son tréfond. Sans épuiser, loin de là, ces interrogations essentielles, prolongées depuis par Godard dans tous ses films, nous montrons que l'hypothèse de l'antisémitisme y est si loin d'être éclairante qu'en dépit de son apparente petitesse, il faudrait cerner plutôt les raisons politiques et médiatiques de son existence et identifier précisément les rôles, les statuts, voire malheureusement les intérêts personnels de chacun de ses acteurs.
Comme nous le précisons en notes, tous les propos prêtés par Antoine de Baecque à Bernard-Henri Lévy sont des citations tirées du seul ouvrage de Richard Brody (2), références précises à l'appui. C'est donc à lui d'abord que ces objections, nuances et précisions devraient s'adresser.
Godard et l’antisémitisme : pièces additionnelles et inédites. — Il y a un épisode qui revient dans toutes les biographies de Jean-Luc Godard et dans celle, en particulier, d’Antoine de Baecque (Grasset) celui du projet de film sur la Shoah que nous avons nourri, entre mars et octobre 1999, Godard, Lanzmann et moi. Et, quand cet épisode est évoqué, c’est à l’appui d’une question, pour ne pas dire d’une thèse, qui est celle de l’«antisémitisme» de l’auteur de Pierrot le fou: ne suis-je pas censé avoir moi-même, pour expliquer la naissance puis l’avortement de ce projet, déclaré que Jean-Luc Godard était «un antisémite qui essaie de se soigner» ?
Alors, comme je n’aime pas l’approximation, comme j’aime encore moins voir l’accusation d’antisémitisme invoquée à la légère et comme je déteste, de surcroît, me sentir instrumentalisé dans des débats grossiers et dont les instigateurs ne connaissent visiblement ni les aboutissants ni les tenants, je veux donner ici, et pour la première fois, ma version de cette affaire.
La vérité oblige à dire, d’abord, que nous n’en étions pas, lorsque Godard conçut ce projet de film-débat, à notre première idée de collaboration cinématographique : il m’avait déjà proposé, quinze ans plus tôt, le rôle de Joseph dans Je vous salue Marie; et s’il est exact que j’avais décliné l’offre, c’était pour une série de raisons d’ordre plutôt privé et que l’on simplifie outrageusement en les réduisant, comme le fait Antoine de Baecque, aux scrupules d’un «jeune» penseur «effrayé» par la «perversité» du personnage.
La vérité oblige également à préciser que nous avions eu, Godard et moi, un autre projet de film avant ce projet avorté avec Lanzmann: c’était un projet, cette fois, de moi; c’était une fiction qui devait se tourner en Inde et où il aurait joué le rôle d’une sorte de Kurtz-architecte (3), aux prises avec les ténèbres d’une ville en ruine et qu’il était supposé reconstruire; et, si le film ne s’est finalement pas fait, c’est pour des raisons, pour le coup, économiques – mais il est évident que je n’aurais pas songé un seul instant à en confier le rôle principal à un homme que j’eusse tenu, par ailleurs, pour cet antisémite que l’on nous décrit désormais, partout ou presque, aux États-Unis comme en Europe (2), sur un ton de quasi-évidence.
La vérité, toute la vérité, oblige à rappeler enfin qu’il y a eu un autre projet encore, un troisième projet, que ne connaissent apparemment pas non plus les biographes de Jean-Luc Godard : c’est un projet de 2006, celui-là; c’est un projet postérieur, donc, au projet Godard-Lanzmann-Lévy ; et c’est un projet qui consistait en un voyage en Israël qui devait s’intituler — proposition de Godard — Terre promise. Pourquoi ce troisième projet n’a-t-il, lui non plus, et malgré les efforts d’Alain Sarde, pas vu le jour? Parce que Godard, au fil des échanges, a fini par sortir de son chapeau l’idée — je le cite — «dumézilienne» d’adjoindre à son «affiche» un troisième nom qui était, dans son esprit, celui de Tariq Ramadan et qui n’était, dans le mien, pas acceptable. Mais ce serait mentir, là aussi, que de ne pas l’admettre : jusqu’à l’irruption de ce «tiers» incongru, j’envisageais sans états d’âme d’aller confronter in situ, et fût-ce très contradictoirement, mon entendement de l’être juif avec le sien.
Alors, quant au «projet Shoah» enfin, quant à ce fameux Pas un dîner de gala (4) que nous aurions dû cosigner, Godard, Lanzmann et moi, et qui fait visiblement fantasmer tout le petit monde des amateurs de l’œuvre godardienne, peut-être faudrait-il se décider, pour de bon, à interroger les protagonistes; peut-être faudrait-il demander leur témoignage à Pierre Chevalier, d’Arte (qui, contrairement à ce qu’écrit de Baecque, n’a jamais ni «pris peur» ni «décliné l’offre») ainsi qu’à Gilles Sandoz (qui était le maître d’œuvre de l’entreprise) ; peut-être la solution serait-elle de publier les pièces du dossier, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les lettres de Godard décrivant par le menu, depuis le générique de début jusqu’aux dispositifs de tournage, la façon dont il voyait le film. Mais j’affirme, d’ores et déjà, qu’il y eut, de nouveau, maintes raisons à l’échec de l’aventure; qu’il y en eut de contingentes et de nécessaires ; que certaines furent liées au souci que chacun avait de soi et d’autres à un malentendu plus profond entre nos visions du monde; que la conception que nous avions de l’image, des images, ainsi que de leur régime de propriété, ne compta pas pour rien, non plus, dans la rupture finale — mais que, à mes yeux en tout cas, l’antisémitisme ne fut pas une de ces raisons.
Que le rapport de Godard au fait juif soit complexe, contradictoire, ambigu, que son soutien du début des années 70, dans Ici et ailleurs par exemple, aux points de vue palestiniens les plus extrémistes fasse problème, qu’il y ait dans les Morceaux de conversations d’Alain Fleischer (2009) des séquences que je ne connaissais par définition pas lorsque furent lancés chacun de ces projets et qui, aujourd’hui, m’ébranlent, cela est incontestable. Mais déduire de tout cela un péremptoire « Godard antisémite !» et s’appuyer sur cet antisémitisme supposé pour, en une démarche de plus en plus courante en cette basse époque de police de l’art et de la pensée (5), tenter de disqualifier l’œuvre entière, c’est faire injure à un artiste considérable en même temps que jouer avec un mot — l’antisémitisme — à manier, je le répète, avec la plus extrême prudence.
J’ai hésité avant d’écrire ces lignes. J’ai lu et relu, pour cela, le paquet de notes et de documents que j’ai conservés au fil de ces années. Mais c’était affaire de clarté et, je crois, de probité. — Bernard-Henri Lévy.
Notes.
1. Antoine de Baecque: Godard, biographie, Grasset (2010). Voir sur cet ouvrage important et très informatif nos deux notes: Les printemps de Jean-Luc Godard et Godard le neveu.
2. Pour les USA, il il s'agit du livre de Richard Brody, non traduit en France: Everything Is Cinema: The Working Life of Jean-Luc Godard, Faber and Faber, 2008. C'est lui qui rapporte le mot que Bernard-Henri Lévy cite en début de son article, et non Antoine de Baecque qui, p. 766, rapporte d'ailleurs un tout autre propos que l'écrivain, toujours selon Brody, aurait tenu pour la même circonstance. Devant l'échec, du projet Bernard-Henri Lévy aurait «simplement» dit: «Chacun d'entre nous avait peur de jouer l'idiot».
3. Kurtz, le héros de la nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, correspond ici assez bien au contexte. De plus, comme le personnage a inspiré de nombreux cinéastes (Orson Welles, Francis F. Coppola, Werner Herzog), nous faisons l'hypothèse que c'est à ce personnage que Bernard-Henri Lévy fait ici allusion.
4. C'était le titre prévu par Godard à ce projet de 1999: Le Fameux Débat ou Pas un dîner de gala, allusion à la fameuse phrase de Mao-Tsé-Toung: «La révolution n'est pas un dîner de gala». L'épisode est raconté de façon relativement détaillée par Antoine de Baecque dans son ouvrage cité, pp. 765-766. Pour l'anecdote sur Je vous salue Marie, Antoine de Baecque cite en effet Bernard-Henri Lévy, toujours selon Richard Brody: «J'ai eu peur pour mon image publique. J'étais vraiment effrayé par lui, pas seulement par son extraordinaire intelligence, mais aussi par sa perversité.»
5. On lira un exemple parmi tant d'autres de ces manipulations. Pris la main dans le sac: Alain Fleischer — à qui Jean-Luc Godard a ouvert toutes ses portes et consacré manifestement beaucoup de temps et ne dit pas un mot devant les rancœurs que répand partout son reporter —, Jean-Luc Douin, journaliste au Monde et son directeur de rédaction Alain Frachon.
En librairie
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© Photogramme: Jean-Luc Godard, Allemagne 90 neuf zéro (1991).